"C'est avec les exclus Morhange et Guterman qu'il lance en 1933, en marge des organes officiels du PCF, la petite revue Avant-Poste [...] Depuis septembre 1933, [Guterman] s'est exilé aux Etats-Unis où il poursuivra une carrière de traducteur et contribuera à plusieurs revues de gauche, notamment New Republic et Partisan Review. La correspondance conservée s'ouvre d'ailleurs, en octobre 1935, sur le retour de Lefebvre, parti à New York travailler tout l'été avec lui ; ils ne se reverront plus avant les années 1950.
Lefebvre, quant à lui, partage son temps entre Montargis, où il enseigne depuis 1932 ("l'abjecte boîte de Montargis") et où il sera même élu conseiller municipal communiste en mai 1935, et Paris, où il vit avec Henriette Valet, employée des téléphones devenue romancière populiste." (p.72)
"L'approche de la guerre rendra cette amitié plus poignante encore. Hanté depuis le printemps 1936 par l'envie de quitter la France, Lefebvre envisage à plusieurs reprises de partir aux Etats-Unis et, dès Munich, il fait de Guterman en quelque sorte son légataire." (p.72)
"Quatre livres qu'ils ont publié en commun, tous à la NRF: les Morceaux choisis de Marx en 1934, La Conscience mystifiée en 1936, les Morceaux choisis de Hegel et les Cahiers sur la dialectique de Hegel de Lénine en 1938." (p.72)
"La Conscience mystifiée [...] ne rencontrera qu'un faible écho, notamment auprès du Parti communiste. Ironie du sort, le jour même de la victoire du Front populaire, Lefebvre écrit à Guterman (5 mai 1936) que le livre a été retourné d'URSS avec la mention: "Interdit à l'entrée par la commission de presse"..." (p.73)
" "Le moment de la catastrophe approche", répète-il à partir de janvier 1936, persuadé très tôt que la guerre est inévitable." (p.74)
"Les lettres de Lefebvre fourmillent d'attaques contre ceux qu'il appelle les "marxistes officiels", non seulement les apparatchiks comme jean Fréville mais aussi René Maublanc, responsable des questions de philosophie, Vladimir Pozner, Aragon ou Friedmann [...] Les collaborations, assez rares, existent pourtant [...] grâce à Friedmann, il fait en 1936 une conférence au Cercle de la Russie neuve et publie son Nietzsche dans la collection "socialisme et culture" des Editions sociales internationales. Mais, de fait, en dehors de ce livre et d'une brochure sur l'hitlérisme, aucun de ses ouvrages ne paraît aux éditions du parti." (p.77)
"Lefebvre et Guterman, lui-même alors lié aux "New York intellectuals" marxisants de la Partisan Review et aux émigrés de l'école de Francfort, ne se retrouvent-ils en relation confiantes qu'avec des marxistes eux-mêmes assez marginaux comme l'exilé allemand Max Raphaël, l'érudit socialisant Auguste Cornu, spécialiste du jeune Marx, et surtout Charles Hainchelin." (p.78)
"Lefebvre imagine bien un temps de déposer un sujet de thèse (sur la philosophie américaine !), rêve de postes à l'étranger et s'apprête à renouer contact avec le vieux Léon Brunschvicg, son professeur à la Sorbonne qu'il vilipendait dans les années 1920. Il évoque le monde universitaire avec un certain mépris, au détour d'une allusion à Alexandre Koyré "le sorbonnard" ou à Lucien Febvre. Dans ses lettres de 1939, il craint beaucoup que son livre Le Matérialisme dialectique commandé par Alcan ne soit en définitive refusé par le directeur de collection Henri Delacroix parce qu'il n'est pas agrégé. En vérité, du moins jusqu'à la thèse d'Auguste Cornu sur le jeune Marx, le marxisme n'a guère droit de cité à l'Université et Hegel lui-même, on le sait, commence à peine à y retrouver un statut. Quant aux réseaux éditoriaux, si Lefebvre et Guterman ont leurs entrées à la NRF, où seront publiés leurs quatres livres, ils le doivent à l'appui fidèle et constant d'André Malraux, ce qui n'est pas sans éclairer l'attitude même de Malraux envers les communistes dans cette période d'unité antifasciste." (p.78)
" [La défense littéraire de Louis Guilloux] n'est pas sans signification politique: il fait pendant à ses attaques contre le sectarisme des romans de Nizan et indique un refus assez caractérisé des positions du réalisme socialiste, que confirment ses deux autres articles sur la théorie du roman parus dans Communes. [...] Jean Wahl ("J'ai fait la paix avec lui", 1er novembre 1935) [...] assure le contact, et en fait le débat, avec les milieux personnalistes [...] les seuls, dans les années 1930, à prendre au sérieux l'idée d'une philosophie marxiste." (p.79)
"Fragilité de sa situation professionnelle (non agrégé, [Lefebvre] est enseignant non titulaire dans un collège privé]." (p.79)
"Non mobilisable, à cause de ses nombreux enfants, il enseigne à Montargis jusqu'à sa révocation le 11 mars 1941 [...] travaille un peu dans la région lyonnaise, avant de descendre dans le Midi pù, vivant dans une grande "solitude spirituelle", dans la misère et la maladie [...] il se retrouve le 30 septembre 1944 capitaine à l'état-major FFI de Tarbes." (p.80)
"Souvent malade, sans argent dans un pays au bord de la disette, éloigné de sa famille, il est engagé grâce à Tzara à Radio-Toulouse, mais, écarté en 1947 pour cause de guerre froide, il devra se résoudre à demander sa réintégration dans l'enseignement et sera nommé à Toulouse, avant d'entrer au CNRS, grâce à Gurvitch, en 1949. [...] [Ses nombreux ouvrages de la période] ne le [font] pas sortir de sa marginalité." (p.80)
"Il explique: "Sais-tu pourquoi Sartre m'empêche de dormir ? parce que toute sa philosophie représente le développement de mon "manifeste" paru il y a 20 ans dans Philosophies. Et j'ai parfaitement vu, à cette époque, tout ce que ça pouvait rendre. J'en ai pondu des centaines de pages. Et j'ai abandonné ça, avec le succès et la gloire, et l'argent et les femmes, pour la vie dure et médiocre, pour la pensée militante travaillant sur les problèmes réels. Alors, ce type, je le hais mortellement." (p.81)
-Michel Trebitsch, "Correspondances d'intellectuels. Le cas des lettres d'Henri Lefebvre à Norbert Guterman (1935-1947)", Bulletins de l'Institut d'Histoire du Temps Présent, Année 1992, 20, pp. 70-84.