"Inspecteur général de philosophie, président du jury d'agrégation, successeur de Gaston Bachelard à la Sorbonne et à l'Institut d'histoire des sciences, [la vie de Canguilhem], après 1945, s'est confondue avec l'institution philosophique [...]
A suivre Foucault, l'influence de sa pensée conduit à une relecture totale du paysage philosophique français, à une inversion terme à terme de l'histoire des rapports entre la philosophie et la politique, en déterminant une ligne de partage entre une philosophie de l'expérience, du sens, du sujet, donc de l'engagement (Sartre, Merleau-Ponty), et une philosophie du savoir, de la rationalité et du concept (Cavaillès, Koyré, Bachelard, Canguilhem). [...]
Né le 4 juin 1904 à Castelnaudary (Aude), dans un milieu très modeste (son père était tailleur), Canguilhem incarne le brillant boursier de la République gravissant par ses seuls mérites les degrés de la réussite jusqu'à la khâgne prestigieuse du lycée Henri IV où règne Alain et à l'école normale supérieure, où il entre du premier coup en 1924, dans la même promotion que le trio Sartre, Nizan, Aron." (p.111)
"Incorporé à Nîmes en novembre, il sabote volontairement sa préparation militaire supérieure, ce qui lui vaudra de rester, jusqu'en 1929, 18 mois entiers sous les drapeaux.
[...] Romancier NRF, dramaturge, essayiste, Jean-Richard Bloch est alors au faîte de sa notoriété littéraire et, proche de Romain Rolland, pilier de la revue Europe, il est un des montors de la gauche intellectuelle. Détaché de son socialisme d'avant 1914, éloigné du communisme après avoir prôné l'adhésion à la IIIe Internationale, c'est vers le sionisme, le pacifisme, les marges du radicalisme et du socialisme qu'il porte ses regards jusqu'en 1934 avant que le combat antifasciste ne le jette à nouveau dans les bras du PCF. C'est en 1925 qu'il rencontre Canguilhem quand, cherchant un répétiteur pour ses deux filles cadettes, Alain et ses fidèles Michel et Jeanne Alexandre lui recommande le normalien surdoué qui doit boucler ses fins de mois. De ces leçons, dont la dernière lettre de 1946 garde le souvenir ému, naît une amitié, une affection, qui va de pair avec une vraie proximité intellectuelle entre le jeune philosophe et l'écrivain quadragénaire. Un portrait s'en dégage de Georges Canguilhem: celui du "philosophe laboureur", rustique et mauvaise tête [...] attaché ses origines rurales [...] celui aussi de la cohérence et du courage dans les choix philosophiques et civiques, ce qui frappe d'emblée Jean-Richard Bloch qui écrit en 1927 à Elie Faure: "Georges Canguilhem. Retenez ce nom. Il marquera. Il a déjà marqué. Ame brûlante, esprit singulier, nature haute, conscience exigeante et non conformiste, intelligence narquoise, à qui on ne la fait pas, mais à qui on ne la fait pas non plus dans le sens du refus d'enthousiasme"." (p.112)
"Nommé en mai 1929 à Charleville, il ne tient qu'un an dans ce "lycée létargique" [...] un an à Albi, si pénible qu'il prend un congé en 1931-1932, avant de se retrouver à Douai, marié à une jeune enseignante de lettres, "universitaire dans mon genre, c'est-à-dire le moins" [...] Il obtiendra Béziers en 1934 et octobre 1936, enfin, une khâgne au lycée de Toulouse où il enseignera jusqu'à la guerre, tout en entamant sa thèse de médecine sur le normal et le pathologique qu'il soutiendra en 1943."
(pp.112-113)
"Pour Canguilhem, c'est le 6 février 1934, qui l'éloigne définitivement du pacifisme extrême, malgré son scepticisme devant la réaction unitaire de la gauche [...] Il entre au Comité de vigilance des intellectuels antifascistes, dont Bloch est un des fondateurs avant de le quitter avec les communistes en 1936, et il y restera jusqu'en 1939." (pp.113-114)
"Refusant de servir Vichy, il démissionne de l'enseignement en octobre 1940, mais reprend ses fonctions en avril 1941 sur le conseil de Jean Cavaillès, auquel il succède à la Faculté des Lettres de Strasbourg repliée à Clermond-Ferrand. Animateur du réseau Cahors-Asturies sous le nom de "Lafont", il lui succède aussi dans le mouvement Libération-Sud et finira la guerre dans les maquis d'Auvergne." (p.114)
-Michel Trebitsch, "L'intellectuel dans l'action. Lettres de Georges Canguilhem à Jean-Richard Bloch (1927-1946)", Vingtième Siècle. Revue d'histoire, Année 1996, 50, pp. 111-121.