https://www.babelio.com/auteur/Jacques-Pous/390387
"Devant l’histoire et devant les six millions de victimes juives, chaque peuple s’est senti coupable, non seulement des persécutions et des souffrances infligées aux Juifs durant les vingt siècles de christianisme, mais plus encore des crimes contre l’humanité commis durant les vingt années du nazisme. Quasiment chaque pays avait conscience qu’il avait quelque chose plus ou moins grave, plus ou moins criminel à se reprocher. Tous avaient déjà lourdement failli lors de la Conférence d’Evian (6-15 juillet 1938), initiée par le Président américain Franklin D. Roosevelt pour faciliter l’émigration des juifs allemands et autrichiens et des opposants au nazisme. Alors que les 32 gouvernements participants devaient s’engager à accueillir des réfugiés au prorata de leur importance et de leur taille, la conférence, malgré les trois rencontres successives de l’Intergovernmental Committee on Political Refugees qui avait été créé pour suivre la question, ne déboucha sur aucun résultat concret et certains pays durcirent même leur politique migratoire. Alors qu’une politique plus généreuse aurait permis de sauver des milliers de vies, les requérants d’asile, comme ceux d’aujourd’hui qu’on laisse se noyer dans la Méditerranée ou mourir dans les déserts du Mexique, furent abandonnés à leur sort."
"Avec un premier ouvrage – L’invention chrétienne du sionisme. De Calvin à Balfour, nous avons tenté de montrer que le projet de restaurer le peuple juif en Palestine avait d’abord été un projet religieux porté par une fraction du monde chrétien réformé. Plus tard, les grandes puissances coloniales – Angleterre et France – instrumentaliseront les réformés évangéliques d’abord et les sionistes politiques ensuite dans le but de réaliser leurs visées impériales. Il est d’ailleurs impossible, même pour celui qui ne prendrait en compte que les déclarations de Theodor Herzl et les nombreuses démarches qu’il a entreprises auprès des dirigeants ottomans ou européens, de nier que, pour un « peuple sans terre », l’État-nation à édifier ne pouvait être que colonial, tant sont nombreuses les déclarations des leaders sionistes qui, de Herzl à Weizmann et à Ben Gourion, ont exposé sans aucun embarras, puisque rares étaient alors ceux qui condamnaient le colonialisme, leurs projets coloniaux et leurs démarches pour les faire aboutir. Theodor Herzl, Max Nordau, Chaïm Weizmann, Ben Gourion et beaucoup d’autres savaient très bien ce qu’était le colonialisme lorsqu’ils s’y référaient, même si quelques rares sionistes ont essayé de prendre leur distance avec un mouvement qui ne pouvait être, comme ils l’auraient souhaité, que national et spirituel.
Le temps est donc venu de briser les tabous et de reconnaître l’illégitimité d’un colonialisme assumé, celui du passé et celui du présent, dont l’objectif, dit ou non-dit, unique dans l’histoire des colonialismes, est de vider un pays de presque tous ses habitants pour les remplacer par des immigrés juifs venus du monde entier. L’État d’Israël, tel qu’il existe aujourd’hui, est en effet le produit d’une politique assumée de dépossession et d’expulsion d’un peuple pour atteindre, ce qui, très tôt, a été l’objectif final, son remplacement par un autre peuple. Il ne s’agira pas ici de réécrire l’histoire événementielle de la période du Mandat britannique dont il existe d’excellents aperçus, qu’ils soient favorables ou non au sionisme, mais de renouveler une approche thématique du sujet en nous limitant au rôle joué par le processus colonial dans l’élaboration de l’idéologie sioniste et dans l’édification de l’État.4 D’ailleurs, alors que les pionniers du sionisme devaient élaborer une politique nationale dans un contexte colonial, ils ne pouvaient que se référer aux idéologies et aux débats de leur temps auxquels, du reste, certains d’entre eux avaient pu participer.
Après le « printemps des peuples », il fallait avec le temps des nations et du nationalisme échafauder de nouveaux chapitres de la philosophie politique. De nombreux penseurs qu’ils soient d’extrême-droite, libéraux, socialistes ou même membres d’une des Églises chrétiennes, souvent engagés dans les luttes politiques ou sociales de leur époque, s’en chargèrent. Quant aux sionistes qui voulaient apporter une réponse nationale à la Question juive, non seulement ils s’en inspirèrent mais ils les transformèrent pour les adapter à la réalité coloniale à laquelle ils étaient confrontés. En effet, même si le paradigme religieux qu’une partie des colons venus des ghettos de la Zone de résidence5, de Lituanie ou de Roumanie, importèrent avec leur Torah, est resté toujours présent au cœur des projets sionistes, nous avons jugé que le paradigme völkish avec son projet de nationalisme intégral et de socialisme national préfigurait mieux l’évolution que connaîtra l’idéologie sioniste durant la période du Mandat britannique et après. Plus que le paradigme des Lumières dont de nombreux sionistes retiendront le projet de Régénération du peuple juif et le libéralisme économique et politique, le paradigme völkish suscitera un intérêt qui, avec la montée des fascismes en Europe et le rejet palestinien de la colonisation, permettra avec Ze’ev Jabotinsky un renouvellement de l’idéologie sioniste et avec le révisionnisme la naissance d’un nouveau mouvement politique."
-Jacques Pous, Palestine (1917-1949). Figures d'un Colonialisme de Remplacement, L'Harmattan, 2023,
"Devant l’histoire et devant les six millions de victimes juives, chaque peuple s’est senti coupable, non seulement des persécutions et des souffrances infligées aux Juifs durant les vingt siècles de christianisme, mais plus encore des crimes contre l’humanité commis durant les vingt années du nazisme. Quasiment chaque pays avait conscience qu’il avait quelque chose plus ou moins grave, plus ou moins criminel à se reprocher. Tous avaient déjà lourdement failli lors de la Conférence d’Evian (6-15 juillet 1938), initiée par le Président américain Franklin D. Roosevelt pour faciliter l’émigration des juifs allemands et autrichiens et des opposants au nazisme. Alors que les 32 gouvernements participants devaient s’engager à accueillir des réfugiés au prorata de leur importance et de leur taille, la conférence, malgré les trois rencontres successives de l’Intergovernmental Committee on Political Refugees qui avait été créé pour suivre la question, ne déboucha sur aucun résultat concret et certains pays durcirent même leur politique migratoire. Alors qu’une politique plus généreuse aurait permis de sauver des milliers de vies, les requérants d’asile, comme ceux d’aujourd’hui qu’on laisse se noyer dans la Méditerranée ou mourir dans les déserts du Mexique, furent abandonnés à leur sort."
"Avec un premier ouvrage – L’invention chrétienne du sionisme. De Calvin à Balfour, nous avons tenté de montrer que le projet de restaurer le peuple juif en Palestine avait d’abord été un projet religieux porté par une fraction du monde chrétien réformé. Plus tard, les grandes puissances coloniales – Angleterre et France – instrumentaliseront les réformés évangéliques d’abord et les sionistes politiques ensuite dans le but de réaliser leurs visées impériales. Il est d’ailleurs impossible, même pour celui qui ne prendrait en compte que les déclarations de Theodor Herzl et les nombreuses démarches qu’il a entreprises auprès des dirigeants ottomans ou européens, de nier que, pour un « peuple sans terre », l’État-nation à édifier ne pouvait être que colonial, tant sont nombreuses les déclarations des leaders sionistes qui, de Herzl à Weizmann et à Ben Gourion, ont exposé sans aucun embarras, puisque rares étaient alors ceux qui condamnaient le colonialisme, leurs projets coloniaux et leurs démarches pour les faire aboutir. Theodor Herzl, Max Nordau, Chaïm Weizmann, Ben Gourion et beaucoup d’autres savaient très bien ce qu’était le colonialisme lorsqu’ils s’y référaient, même si quelques rares sionistes ont essayé de prendre leur distance avec un mouvement qui ne pouvait être, comme ils l’auraient souhaité, que national et spirituel.
Le temps est donc venu de briser les tabous et de reconnaître l’illégitimité d’un colonialisme assumé, celui du passé et celui du présent, dont l’objectif, dit ou non-dit, unique dans l’histoire des colonialismes, est de vider un pays de presque tous ses habitants pour les remplacer par des immigrés juifs venus du monde entier. L’État d’Israël, tel qu’il existe aujourd’hui, est en effet le produit d’une politique assumée de dépossession et d’expulsion d’un peuple pour atteindre, ce qui, très tôt, a été l’objectif final, son remplacement par un autre peuple. Il ne s’agira pas ici de réécrire l’histoire événementielle de la période du Mandat britannique dont il existe d’excellents aperçus, qu’ils soient favorables ou non au sionisme, mais de renouveler une approche thématique du sujet en nous limitant au rôle joué par le processus colonial dans l’élaboration de l’idéologie sioniste et dans l’édification de l’État.4 D’ailleurs, alors que les pionniers du sionisme devaient élaborer une politique nationale dans un contexte colonial, ils ne pouvaient que se référer aux idéologies et aux débats de leur temps auxquels, du reste, certains d’entre eux avaient pu participer.
Après le « printemps des peuples », il fallait avec le temps des nations et du nationalisme échafauder de nouveaux chapitres de la philosophie politique. De nombreux penseurs qu’ils soient d’extrême-droite, libéraux, socialistes ou même membres d’une des Églises chrétiennes, souvent engagés dans les luttes politiques ou sociales de leur époque, s’en chargèrent. Quant aux sionistes qui voulaient apporter une réponse nationale à la Question juive, non seulement ils s’en inspirèrent mais ils les transformèrent pour les adapter à la réalité coloniale à laquelle ils étaient confrontés. En effet, même si le paradigme religieux qu’une partie des colons venus des ghettos de la Zone de résidence5, de Lituanie ou de Roumanie, importèrent avec leur Torah, est resté toujours présent au cœur des projets sionistes, nous avons jugé que le paradigme völkish avec son projet de nationalisme intégral et de socialisme national préfigurait mieux l’évolution que connaîtra l’idéologie sioniste durant la période du Mandat britannique et après. Plus que le paradigme des Lumières dont de nombreux sionistes retiendront le projet de Régénération du peuple juif et le libéralisme économique et politique, le paradigme völkish suscitera un intérêt qui, avec la montée des fascismes en Europe et le rejet palestinien de la colonisation, permettra avec Ze’ev Jabotinsky un renouvellement de l’idéologie sioniste et avec le révisionnisme la naissance d’un nouveau mouvement politique."
-Jacques Pous, Palestine (1917-1949). Figures d'un Colonialisme de Remplacement, L'Harmattan, 2023,