http://institut-est-ouest.ens-lyon.fr/spip.php?article276
"Le sujet de mon exposé a pour origine ma collaboration dans les années 1960 et 1970 au Centre de recherches sur l’URSS et les pays de l’Est de la faculté de Droit et de Sciences politiques et économiques de Strasbourg, sous la direction de Michel Mouskhély (mort tragiquement en 1964). Le Centre publiait une revue des revues, L’URSS et les pays de l’Est, cinq fascicules par an, et un ouvrage annuel, l’Annuaire de l’URSS (Éditions du CNRS). Dans le comité scientifique figuraient les noms de Pierre et Marie Lavigne, Henri Chambre, Michel Lesage, Pierre Naville, Robert Triomphe, Georges Haupt et Hélène Carrère d’Encausse.
Michel Mouskhély m’avait proposé de rédiger, pour la revue des revues, des aperçus sur les articles de Voprosy filosofii (VF), la publication mensuelle de l’Institut de philosophie de l’Académie des sciences de l’URSS, et de préparer chaque année un article de fond pour l’Annuaire sur le sujet qui me paraissait avoir été le sujet dominant. J’exploiterai dans mon exposé essentiellement deux de mes articles parus dans l’Annuaire de l’URSS, l’un en 1966, « Matérialisme dialectique et logique de la recherche scientifique », l’autre en 1967, « Logique dialectique et formalisation des connaissances ». Pour clarifier le débat, je lui donnerai le caractère d’un dialogue, d’une confrontation directe entre thèses opposées, alors qu’en réalité VF n’ouvrait pas ses pages à ce genre de controverse et laissait au lecteur le soin de la suivre à travers les arguments adverses exposés par les protagonistes dans leurs articles.
Le débat s’ouvrait à l’ère de Khrouchtchev, une période semée de contradictions."
"Il est désormais permis et encouragé de critiquer Staline. On assiste à une réaction quasi générale des collaborateurs de VF contre un dogmatisme dont on le rend responsable : la réduction du matérialisme dialectique (MD) à une interprétation dialectique de la réalité par des exemples puisés dans les sciences et l’histoire, à une collection de faits illustrant ses lois et ses concepts (l’eau qui bout, le tas de pierres). On raille sa formule primaire : le MD est ainsi nommé parce que sa façon de considérer les phénomènes de la nature est dialectique et son interprétation, sa théorie, est matérialiste. Staline appliquait à la société des exemples puisés dans la nature, ce que Sartre interprétait comme « historiciser la nature pour naturaliser l’histoire humaine »."
"Nos philosophes sont d’accord avec Lénine : la logique dialectique est révolutionnaire, elle détruit l’unité apparente de l’objet par l’analyse (1re négation) puis elle rétablit une unité plus profonde par le dépassement de la division (2e négation) ; mais le MD est un système inachevé, il reste encore à élaborer, selon le vœu de Lénine, cette dialectique de l’histoire de la pensée, de la science, ce pendant matérialiste de la Science de la logique de Hegel."
"Dans ce « noyau de vérité », il paraît opportun de distinguer une dialectique de la nature (problèmes des sciences), un MH (problèmes de la société) et une LD (problèmes de la pensée). Malheureusement, depuis la fin du XIXe siècle, l’heuristique est dominée par les néo-kantiens, le néo-positivisme. Faut-il dénoncer les nouveaux concepts de la logique mathématique et l’étape moderne de la logique formelle (LF), la cybernétique ? Partisan de l’ouverture, Pavel Vassiliévitch Kopnine évoque un conflit entre la logique et les besoins de la pratique scientifique, un conflit comparable à celui du XVIIe siècle, engagé par Bacon et Descartes. Les catégories philosophiques sont formulées à partir des données de la science qui leur est contemporaine : Aristote et l’Antiquité, Hegel et le XVIIIe siècle. La philosophie soviétique continue, elle, à puiser ses données à partir de la logique hégélienne. Circonstance aggravante (c’est l’avis de Ivan Serguéïevitch Narsky), Hegel dédaignait les mathématiques et la logique formelle. À ce propos, V. M. Glouskov cite Marx : une science n’atteint sa perfection que lorsqu’elle parvient à utiliser les mathématiques. Ivan Timoféïevitch Frolov précise : la connaissance approchée des organisations biologiques par analyse structurelle et fonctionnelle remplace de plus en plus l’examen direct, grâce à des procédés de formalisation. Et Gustav Iodannovitch Naan : le concept hégélien d’infini négatif (le mauvais infini mathématique) est dépassé par les géométries non euclidiennes : nombre transfini, propriétés topologiques de l’espace, théorie des ensembles, théorie des quanta. Le problème n’est pas de concilier ces données nouvelles avec les « impératifs » du MD, mais d’adapter ses catégories logiques (lutte et unité des contraires, changement du quantitatif en qualitatif, négation de la négation) à la réalité des découvertes récentes.
En revanche, Guéorgui Vassilievitch Platonov et Mikhaïl Nikolaïevitch Routkévitch remettent à l’ordre du jour la Dialectique de la nature de Engels. Ils veulent lutter contre le néo-positivisme en révélant le caractère dialectique des processus naturels et de leurs lois : attraction, répulsion, conservation et transformation de l’énergie, passage du possible au réel."
"L’orthodoxe. – Seul un savoir qui se développe peut refléter une réalité en développement. La chose en soi est l’objet d’une connaissance relative, mais illimitée, elle est le produit d’une activité historico-sociale humaine qui va du simple au complexe, autrement dit elle relève du MH.
Le contestataire. – La relation gnoséologique entre matière (sphère de l’infini) et conscience (sphère du fini, historiquement limité) ne peut se réduire à la théorie du reflet, sans dériver vers l’intuition (mystique), la philosophie de l’identité, la Naturphilosophie.
Rozental. – La connaissance de l’essence ne peut se faire que dans le mouvement, historique ou naturel. Le savoir immédiat est accessible à l’intuition d’un esprit dialectique, quand il est passé à un stade supérieur, enrichi par le développement du savoir médiat. Voir Hegel à ce propos. Du mysticisme ? Seulement pour les esprits non dialectiques fermés aux catégories fluides de la dialectique. Il faut chercher l’antinomie du mouvement en lui-même : l’objet « est » et « n’est pas » en un lieu donné.
Narski. – L’antinomie est dans l’opposition entre mouvement et immobilisation de l’objet pour la connaissance. L’exploration par la LF est possible quand l’unité négative d’un contraire contenant l’autre constitue un « arrêt ». Faut-il braver des interdits ? Toute tentative de découvrir les mécanismes internes d’un développement relèverait-elle de l’hérésie ? Comme la dissection au Moyen Âge ?
Rozental. – Vous donnez la primauté à la LF ! Le mouvement devient « chose en soi », vous rendez le changement qualitatif inaccessible !
Narski. – On a assez ressassé « être et ne pas être ». Marx ne s’est pas contenté d’affirmer que le capital apparaît et n’apparaît pas dans la circulation. Il a écrit Le Capital. Les fusées volent à cause de contradictions dynamiques et non pas épistémologiques. Relisez Marx, les thèses sur Feuerbach : l’homme connaît l’objet pour autant qu’il agit sur lui.
Rozental. – Lénine a reconnu qu’on ne peut mesurer le mouvement qu’en l’interrompant par une analyse formelle (incomplète), puis la pensée dialectique réalise l’unité des contraires et appréhende la vérité de l’objet dans son développement.
Narski. – Quelle unité ? L’unité est réalisée par la pratique : est-ce la maîtrise de la nature ? La conscience de l’unité entre homme et nature ? Ou la fin de l’opposition entre esprit et matière ? Affirmer vaguement l’unité et la lutte des contraires relève d’une vision mystique Quel rapport y a-t-il entre les concepts nouveaux d’entropie et de néguentropie de la cybernétique et ceux du possible et du réel du MD ? Le concret est ce qui est directement accessible aux sens et conforme au bon sens. Dans la mécanique classique de Newton, l’objet et le modèle sont concrets. La physique nucléaire utilise un modèle mathématique abstrait. Est-il le reflet médiatisé de la réalité objective ou une structure logico-mathématique, une forme supérieure d’organisation ?
Rozental. – Identifier le processus de connaissance historique avec l’examen d’une structure revient à privilégier le sujet. L’objet serait alors le reflet du savoir, alors que le savoir devrait être le reflet de l’objet ! C’est de l’idéalisme, du néo-positivisme ! Si médiation il y a, elle doit être conforme à la théorie du reflet de Lénine.
Aktchourine. – Le langage formel (mathématique) n’est pas une simple transcription, mais un matériel opérationnel. Einstein révise les concepts fondamentaux de la physique classique, grâce aux mathématiques, c’est une « expérience pensée » et non une étude expérimentale concrète. Les géométries non euclidiennes découvrent de nouvelles modalités de l’espace utilisées ensuite par les physiciens.
Reflet ou information, image ou signe, changement qualitatif ou structure ? Finalement, deux camps, deux thèses s’affrontent dans le débat :
Les hégéliens : un système logique dialectique achevé est possible, ou, au moins, une hiérarchie génétique de concepts au contenu fluide reflétant le mouvement de la réalité objective.
Les formalistes : un système logique sans application heuristique est sans intérêt. Il ne faut pas de hiérarchie dans l’emploi des concepts, pas de fluidité dans leur contenu, mais de la clarté et de la précision.
Les hégéliens ne sont pas hostiles aux mathématiques, pour autant qu’elles expriment l’organisation interne (l’essence) des processus naturels, qu’elles reflètent la réalité, qu’elles permettent de découvrir un code génétique commun à toutes les espèces vivantes et de fournir une structure logique à la biologie. Ils ont des visions mobilisatrices : « La topologie algébrique prépare la description des configurations de molécules de protéines dans les cellules vivantes. » Ils prônent « la nécessité de développer de nouveaux chapitres biologiques de la mathématique à partir des problèmes posés par l’activité vivante elle-même ».
Les formalistes répliquent : la cybernétique ne résout pas les problèmes de la biologie, elle élabore des catégories comme l’information, l’algorithme, la structure, mieux adaptées que la fonction, la grandeur, l’espace, propres à la mécanique, à l’astronomie.
Pour les hégéliens, la catégorie de contradiction (la loi de lutte et d’unité des contraires) est le noyau de la dialectique et en même temps, au niveau de la société, elle est ressentie comme une imperfection. Routkévitch distingue contradictions non progressives et antagonistes (esclavage, servage), contradictions progressives et antagonistes (capitalisme), contradictions progressives et non antagonistes (socialisme). La société communiste harmonieuse verra disparaître la loi de la négation de la négation ; faute d’accès à une société supérieure, la courbe se rectifiera [...] Serait-ce la fin de l’Histoire ?
Les formalistes n’éprouvent pas les mêmes « malaises » envers l’imperfection de la dialectique et réfutent les objections des hégéliens concernant l’indéterminisme de principe des sciences nouvelles : il ne faut pas craindre de dissocier matérialisme et déterminisme (classique)."
" [Resté inachevé à la mort d'Engels] est publié en URSS en 1925 et réédité par l’Institut MEL en 1935."
"Les formalistes portent des coups décisifs. Kopnine conteste l’assurance des hégéliens selon laquelle toutes les découvertes scientifiques auraient été prévues dans les catégories du MD. Ce serait de la magie ! En affirmant le caractère inépuisable de l’électron, Lénine aurait prévu les nouveautés physiques du XXe siècle ? L’ancien détermine le nouveau, pour le comprendre il faut décrire sa genèse, mais on ne peut déduire, découvrir le nouveau à partir de l’ancien : le nouveau jouit d’une indépendance radicale. En revanche, on comprend le passé à partir du nouveau : l’anatomie de l’homme, selon Marx, est la clé pour l’anatomie du singe. La démarche philosophique ne formulant que des considérations a posteriori, la LD se réduit au rôle du « démon de Socrate » : nier, mettre en garde, sans offrir de directive positive. Finie l’hégémonie de la philosophie, science des sciences, en quête d’une essence, d’une cause première, l’idéal de la philosophie antique."
"Angle mort que constituait pour eux une philosophie analytique dont l’objet n’était plus l’homme, le monde, mais le langage qui permet de parler de l’homme, du monde."
-Alexandre Bourmeyster, « Matérialisme dialectique et acquis scientifiques du XXe siècle », journée d'étude Marxisme-léninisme et modèles culturels en Union soviétique - Journée 1, ENS de Lyon, le 6 décembre 2008.
"Le sujet de mon exposé a pour origine ma collaboration dans les années 1960 et 1970 au Centre de recherches sur l’URSS et les pays de l’Est de la faculté de Droit et de Sciences politiques et économiques de Strasbourg, sous la direction de Michel Mouskhély (mort tragiquement en 1964). Le Centre publiait une revue des revues, L’URSS et les pays de l’Est, cinq fascicules par an, et un ouvrage annuel, l’Annuaire de l’URSS (Éditions du CNRS). Dans le comité scientifique figuraient les noms de Pierre et Marie Lavigne, Henri Chambre, Michel Lesage, Pierre Naville, Robert Triomphe, Georges Haupt et Hélène Carrère d’Encausse.
Michel Mouskhély m’avait proposé de rédiger, pour la revue des revues, des aperçus sur les articles de Voprosy filosofii (VF), la publication mensuelle de l’Institut de philosophie de l’Académie des sciences de l’URSS, et de préparer chaque année un article de fond pour l’Annuaire sur le sujet qui me paraissait avoir été le sujet dominant. J’exploiterai dans mon exposé essentiellement deux de mes articles parus dans l’Annuaire de l’URSS, l’un en 1966, « Matérialisme dialectique et logique de la recherche scientifique », l’autre en 1967, « Logique dialectique et formalisation des connaissances ». Pour clarifier le débat, je lui donnerai le caractère d’un dialogue, d’une confrontation directe entre thèses opposées, alors qu’en réalité VF n’ouvrait pas ses pages à ce genre de controverse et laissait au lecteur le soin de la suivre à travers les arguments adverses exposés par les protagonistes dans leurs articles.
Le débat s’ouvrait à l’ère de Khrouchtchev, une période semée de contradictions."
"Il est désormais permis et encouragé de critiquer Staline. On assiste à une réaction quasi générale des collaborateurs de VF contre un dogmatisme dont on le rend responsable : la réduction du matérialisme dialectique (MD) à une interprétation dialectique de la réalité par des exemples puisés dans les sciences et l’histoire, à une collection de faits illustrant ses lois et ses concepts (l’eau qui bout, le tas de pierres). On raille sa formule primaire : le MD est ainsi nommé parce que sa façon de considérer les phénomènes de la nature est dialectique et son interprétation, sa théorie, est matérialiste. Staline appliquait à la société des exemples puisés dans la nature, ce que Sartre interprétait comme « historiciser la nature pour naturaliser l’histoire humaine »."
"Nos philosophes sont d’accord avec Lénine : la logique dialectique est révolutionnaire, elle détruit l’unité apparente de l’objet par l’analyse (1re négation) puis elle rétablit une unité plus profonde par le dépassement de la division (2e négation) ; mais le MD est un système inachevé, il reste encore à élaborer, selon le vœu de Lénine, cette dialectique de l’histoire de la pensée, de la science, ce pendant matérialiste de la Science de la logique de Hegel."
"Dans ce « noyau de vérité », il paraît opportun de distinguer une dialectique de la nature (problèmes des sciences), un MH (problèmes de la société) et une LD (problèmes de la pensée). Malheureusement, depuis la fin du XIXe siècle, l’heuristique est dominée par les néo-kantiens, le néo-positivisme. Faut-il dénoncer les nouveaux concepts de la logique mathématique et l’étape moderne de la logique formelle (LF), la cybernétique ? Partisan de l’ouverture, Pavel Vassiliévitch Kopnine évoque un conflit entre la logique et les besoins de la pratique scientifique, un conflit comparable à celui du XVIIe siècle, engagé par Bacon et Descartes. Les catégories philosophiques sont formulées à partir des données de la science qui leur est contemporaine : Aristote et l’Antiquité, Hegel et le XVIIIe siècle. La philosophie soviétique continue, elle, à puiser ses données à partir de la logique hégélienne. Circonstance aggravante (c’est l’avis de Ivan Serguéïevitch Narsky), Hegel dédaignait les mathématiques et la logique formelle. À ce propos, V. M. Glouskov cite Marx : une science n’atteint sa perfection que lorsqu’elle parvient à utiliser les mathématiques. Ivan Timoféïevitch Frolov précise : la connaissance approchée des organisations biologiques par analyse structurelle et fonctionnelle remplace de plus en plus l’examen direct, grâce à des procédés de formalisation. Et Gustav Iodannovitch Naan : le concept hégélien d’infini négatif (le mauvais infini mathématique) est dépassé par les géométries non euclidiennes : nombre transfini, propriétés topologiques de l’espace, théorie des ensembles, théorie des quanta. Le problème n’est pas de concilier ces données nouvelles avec les « impératifs » du MD, mais d’adapter ses catégories logiques (lutte et unité des contraires, changement du quantitatif en qualitatif, négation de la négation) à la réalité des découvertes récentes.
En revanche, Guéorgui Vassilievitch Platonov et Mikhaïl Nikolaïevitch Routkévitch remettent à l’ordre du jour la Dialectique de la nature de Engels. Ils veulent lutter contre le néo-positivisme en révélant le caractère dialectique des processus naturels et de leurs lois : attraction, répulsion, conservation et transformation de l’énergie, passage du possible au réel."
"L’orthodoxe. – Seul un savoir qui se développe peut refléter une réalité en développement. La chose en soi est l’objet d’une connaissance relative, mais illimitée, elle est le produit d’une activité historico-sociale humaine qui va du simple au complexe, autrement dit elle relève du MH.
Le contestataire. – La relation gnoséologique entre matière (sphère de l’infini) et conscience (sphère du fini, historiquement limité) ne peut se réduire à la théorie du reflet, sans dériver vers l’intuition (mystique), la philosophie de l’identité, la Naturphilosophie.
Rozental. – La connaissance de l’essence ne peut se faire que dans le mouvement, historique ou naturel. Le savoir immédiat est accessible à l’intuition d’un esprit dialectique, quand il est passé à un stade supérieur, enrichi par le développement du savoir médiat. Voir Hegel à ce propos. Du mysticisme ? Seulement pour les esprits non dialectiques fermés aux catégories fluides de la dialectique. Il faut chercher l’antinomie du mouvement en lui-même : l’objet « est » et « n’est pas » en un lieu donné.
Narski. – L’antinomie est dans l’opposition entre mouvement et immobilisation de l’objet pour la connaissance. L’exploration par la LF est possible quand l’unité négative d’un contraire contenant l’autre constitue un « arrêt ». Faut-il braver des interdits ? Toute tentative de découvrir les mécanismes internes d’un développement relèverait-elle de l’hérésie ? Comme la dissection au Moyen Âge ?
Rozental. – Vous donnez la primauté à la LF ! Le mouvement devient « chose en soi », vous rendez le changement qualitatif inaccessible !
Narski. – On a assez ressassé « être et ne pas être ». Marx ne s’est pas contenté d’affirmer que le capital apparaît et n’apparaît pas dans la circulation. Il a écrit Le Capital. Les fusées volent à cause de contradictions dynamiques et non pas épistémologiques. Relisez Marx, les thèses sur Feuerbach : l’homme connaît l’objet pour autant qu’il agit sur lui.
Rozental. – Lénine a reconnu qu’on ne peut mesurer le mouvement qu’en l’interrompant par une analyse formelle (incomplète), puis la pensée dialectique réalise l’unité des contraires et appréhende la vérité de l’objet dans son développement.
Narski. – Quelle unité ? L’unité est réalisée par la pratique : est-ce la maîtrise de la nature ? La conscience de l’unité entre homme et nature ? Ou la fin de l’opposition entre esprit et matière ? Affirmer vaguement l’unité et la lutte des contraires relève d’une vision mystique Quel rapport y a-t-il entre les concepts nouveaux d’entropie et de néguentropie de la cybernétique et ceux du possible et du réel du MD ? Le concret est ce qui est directement accessible aux sens et conforme au bon sens. Dans la mécanique classique de Newton, l’objet et le modèle sont concrets. La physique nucléaire utilise un modèle mathématique abstrait. Est-il le reflet médiatisé de la réalité objective ou une structure logico-mathématique, une forme supérieure d’organisation ?
Rozental. – Identifier le processus de connaissance historique avec l’examen d’une structure revient à privilégier le sujet. L’objet serait alors le reflet du savoir, alors que le savoir devrait être le reflet de l’objet ! C’est de l’idéalisme, du néo-positivisme ! Si médiation il y a, elle doit être conforme à la théorie du reflet de Lénine.
Aktchourine. – Le langage formel (mathématique) n’est pas une simple transcription, mais un matériel opérationnel. Einstein révise les concepts fondamentaux de la physique classique, grâce aux mathématiques, c’est une « expérience pensée » et non une étude expérimentale concrète. Les géométries non euclidiennes découvrent de nouvelles modalités de l’espace utilisées ensuite par les physiciens.
Reflet ou information, image ou signe, changement qualitatif ou structure ? Finalement, deux camps, deux thèses s’affrontent dans le débat :
Les hégéliens : un système logique dialectique achevé est possible, ou, au moins, une hiérarchie génétique de concepts au contenu fluide reflétant le mouvement de la réalité objective.
Les formalistes : un système logique sans application heuristique est sans intérêt. Il ne faut pas de hiérarchie dans l’emploi des concepts, pas de fluidité dans leur contenu, mais de la clarté et de la précision.
Les hégéliens ne sont pas hostiles aux mathématiques, pour autant qu’elles expriment l’organisation interne (l’essence) des processus naturels, qu’elles reflètent la réalité, qu’elles permettent de découvrir un code génétique commun à toutes les espèces vivantes et de fournir une structure logique à la biologie. Ils ont des visions mobilisatrices : « La topologie algébrique prépare la description des configurations de molécules de protéines dans les cellules vivantes. » Ils prônent « la nécessité de développer de nouveaux chapitres biologiques de la mathématique à partir des problèmes posés par l’activité vivante elle-même ».
Les formalistes répliquent : la cybernétique ne résout pas les problèmes de la biologie, elle élabore des catégories comme l’information, l’algorithme, la structure, mieux adaptées que la fonction, la grandeur, l’espace, propres à la mécanique, à l’astronomie.
Pour les hégéliens, la catégorie de contradiction (la loi de lutte et d’unité des contraires) est le noyau de la dialectique et en même temps, au niveau de la société, elle est ressentie comme une imperfection. Routkévitch distingue contradictions non progressives et antagonistes (esclavage, servage), contradictions progressives et antagonistes (capitalisme), contradictions progressives et non antagonistes (socialisme). La société communiste harmonieuse verra disparaître la loi de la négation de la négation ; faute d’accès à une société supérieure, la courbe se rectifiera [...] Serait-ce la fin de l’Histoire ?
Les formalistes n’éprouvent pas les mêmes « malaises » envers l’imperfection de la dialectique et réfutent les objections des hégéliens concernant l’indéterminisme de principe des sciences nouvelles : il ne faut pas craindre de dissocier matérialisme et déterminisme (classique)."
" [Resté inachevé à la mort d'Engels] est publié en URSS en 1925 et réédité par l’Institut MEL en 1935."
"Les formalistes portent des coups décisifs. Kopnine conteste l’assurance des hégéliens selon laquelle toutes les découvertes scientifiques auraient été prévues dans les catégories du MD. Ce serait de la magie ! En affirmant le caractère inépuisable de l’électron, Lénine aurait prévu les nouveautés physiques du XXe siècle ? L’ancien détermine le nouveau, pour le comprendre il faut décrire sa genèse, mais on ne peut déduire, découvrir le nouveau à partir de l’ancien : le nouveau jouit d’une indépendance radicale. En revanche, on comprend le passé à partir du nouveau : l’anatomie de l’homme, selon Marx, est la clé pour l’anatomie du singe. La démarche philosophique ne formulant que des considérations a posteriori, la LD se réduit au rôle du « démon de Socrate » : nier, mettre en garde, sans offrir de directive positive. Finie l’hégémonie de la philosophie, science des sciences, en quête d’une essence, d’une cause première, l’idéal de la philosophie antique."
"Angle mort que constituait pour eux une philosophie analytique dont l’objet n’était plus l’homme, le monde, mais le langage qui permet de parler de l’homme, du monde."
-Alexandre Bourmeyster, « Matérialisme dialectique et acquis scientifiques du XXe siècle », journée d'étude Marxisme-léninisme et modèles culturels en Union soviétique - Journée 1, ENS de Lyon, le 6 décembre 2008.