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    Benoît Malon, Dom Deschamps

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    Benoît Malon, Dom Deschamps Empty Benoît Malon, Dom Deschamps

    Message par Johnathan R. Razorback Lun 22 Juil - 19:58

    https://www.libertarian-labyrinth.org/french-texts/benoit-malon-dom-deschamps-1888/

    Benoît Malon, « Dom Deschamps », La revue socialiste 8 no. (Septembre 1888) : 256-266.
    DOM DESCHAMPS
    UN BENEDICTIN DU DIX-HUITIEME SIECLE, PRECURSEUR DE L’HEGELIANISME, DU TRANSFORMISME ET DU COMMUNISME ANARCHISTE.
    Autant que le Jean Meslier communiste et révolutionnaire, que nous avons présenté ici même à nos lecteurs (1), le bénédictin philosophe et communiste dont il va être question mérite d’être connu du public socialiste. Meslier était méconnu, Dom Deschamps est inconnu ; leur destinée a d’ailleurs quelques concordances. L’année même où Ch. Rudolf révélait à l’histoire le véritable Jean Meslier, un philosophe éclectique, M. Beaussire découvrait Dom Deschamps dans la poussière d’un vieux manuscrit de la bibliothèque de Poitiers et apportait à l’histoire philosophique du dix-huitième siècle un de ses chapitres les plus curieux et les plus intéressants. De sa découverte M. Beaussire a tiré une étude (2) d’une valeur documentaire considérable, comme on le verra par les lignes qui vont suivre, si nous ne sommes pas trop au-dessous de notre tâche.

    Dans la préface de son livre, M. Beaussire raconte que lorsque le spirituel hégélien socialiste allemand, Charles Grün, vint en France, en 141, et donna à Proudhon les quelques formules de dialectique hégélienne, dont celui-ci devait faire un si brillant et si stérile usage, il trouva que le socialisme théorique français, alors dans tout son éclat littéraire, manquait absolument de principes philosophiques (3).

    Si Charles Grün, ajoute M. Beaussire, n’avait pas borné ses recherches à Paris, un manuscrit du XVIIIe siècle enfoui dans une de nos bibliothèques de province lui aurait montré ce qui selon lui manquait aux réformateurs français du XIXe siècle : le socialisme le plus hardi fondé sur une métaphysique profonde ; bien plus sur les principes mêmes dont se recommandait l’extrême-gauche hégélienne (4). Mais je cite le texte de M. Beaussire, de M. Beaussire anti-socialiste et philosophe assez timoré; la constatation n’en aura que plus de force :

    Il n’y a pas à s’y tromper, en effet, dit-il, l’abolition radicale de la propriété et de la famille, voilà pour la pratique ; la suppression d’un dieu personnel, intelligent et moral, et, à la place, les deux pôles de l’existence, l’être pur, ident que au néant et l’être développé, l’être parfait, l’esprit universel, voilà pour la théorie. Du reste, l’âme personnelle disparait avec le dieu personnel. Il n’y a partout, dans l’humanité comme dans la nature, que l’évolution progressive de l’idée, qui est la même chose que l’être, et qui, dans sa marche à travers ses divers moments, pose et supprime tour à tour toutes les contradictions. Ces belles inventions et bien d’autres qui portent le même caractère, n’ont pas attendu les leçons de Hégel et de M. Charles Grün. Elles appartiennent au XVIII° siècle et elles n’y ont pas même été un accident obscur et isolé. Elles ont été connues de Voltaire, de Rousseau, de d’Alembert et de Diderot. Elles avaient rallié autour de leur auteur une véritable école, pour laquelle il était le maitre, dans le sens antique et presque pythagoricien du mot. Enfin elles avaient trouvé le patron le plus zélé en même temps que le sectateur le plus dévoué dans un des grands seigneurs de ce temps : le marquis de Voyer d’Argenson.

    L’auteur des Antécédents de l’hégélianisme dans la philosophie française insiste fortement sur la priorité hégélienne de Dom Deschamps, et il a raison ; le fait est aussi curieux qu’inattendu. Non pas que le système de Hégel soit sorti de toute pièce du puissant esprit qui nous a donné, de 1820 à 1830, la Phénoménologie de l’esprit, l’Encyclopédie des sciences philosophiques, la Logique et la Philosophie du Droit. D’aucuns ont dit qu’en cherchant bien on trouverait que le grand philosophe allemand n’a guère fait que développer, combiner et systématiser, avec une profondeur de pensée, une richesse d’érudition et un éclat de style incomparables, les antiques données d’Héraclite, de Zénon d’Elée et de leurs disciples.

    D’autres ont fait remarquer que l’idéalisme de Hégel se trouve en germe chez Fichte et chez Schelling, et que son évolutionnisme n’est pas sans analogie avec celui (antérieur ou contemporain) de Lessing, de Herder et de Krause.

    Mais au moins était-il entendu que, exception faite des ancêtres grecs, la conception hégélienne était exclusivement allemande. Or, voilà ce que M. Beaussire vient contester et conteste, armé de textes formidables et irrécusables.

    L’écrivain français prouve irréfutablement que, soixante ans avant Hégel, un obscur bénédictin du Poitou professa, dans ses lignes générales, le système métaphysique appelé depuis hégélien. Cela paraît paradoxal et n’en est pas moins vrai. Nulle négation n’est possible, il faut se rendre et reconnaître l’antériorité de Dom Deschamps : l’écrit est là, comme disent les Normands.

    M. Beaussire ajoute que les disciples de Dom Deschamps, dispersés en Allemagne par l’ouragan révolutionnaire, n’ont pas été étrangers à l’éclosion du système métaphysique et de la philosophie de l’histoire dont Hégel reste, en tout état de cause, le titanique annonciateur et le souverain démonstrateur. Sur ce second point, nous n’avons garde de nous prononcer ; nous nous bornons à retenir le premier, dont nous n’imposerons pas d’ailleurs la démonstration à nos lecteurs.

    La logique idéale, les classements trinaires de la religion, de la philosophie et du développement humain; les antinomies, la thèse, l’antithèse et la synthèse, sont choses intéressantes, mais abstruses et d’exposition difficile. Il en est de même pour les idées ayant trait à l’être en soi, aux divers moments de l’histoire, à l’identité de l’être et de ses facultés, au devenir, au subjectivisme et à l’objectivisme, à l’abstrait et au concret. Laissons donc cette philosophie profonde aux recueils spéciaux pour nous borner à dire, après étude des textes produits par M. Beaussire que presque toute la métaphysique idéaliste, panthéistique, évolutionniste, tous les procédés de l’esprit, toute la sériation de la pensée et de l’histoire, dont on fait exclusivement honneur à Hégel, se trouvent chez Dom Deschamps, quelquefois dans les termes dont devait, plus d’un demi siècle après, se servir l’illustre professeur de Berlin.

    Nous nous bornerons à un seul et bref extrait, mais il est topique :

    « La vérité, dit Dom Deschamps, ne peut avoir de réalité hors de « nos idées ou, pour parler plus exactement, il ne peut y avoir dans « les choses que ce que nous y mettons. Ce n’est pas la pensée qui « est un reflet de la réalité, soit physique soit métaphysique, c’est la « réalité qui est un reflet de la pensée. »

    N’est-ce pas la pensée-mère de l’hégélianisme exprimée dans la forme que devait soixante ans plus tard employer Hégel ?

    L’étonnante et puissante originalité de Dom Deschamps étant ainsi reconnue, hâtons-nous d’ajouter que, si le bénédictin philosophe s’était borné à être le précurseur de l’auteur de la Philosophie du Droit nous n’aurions pas eu à le présenter au public socialiste.

    L’hégélianisme orthodoxe, nous l’avons déjà indiqué, n’est rien moins que socialiste : ce n’est qu’en le bouleversant de fond en combie, en mettant dessus ce qui était dessous, et vice versâ que les jeunes ardents de l’extrême gauche dont il a été parlé plus haut purent trouver dans la philosophie nouvelle les éléments d’une reconstruction sociale. Karl Marx est catégorique là-dessus :

    Ma méthode dialectique non seulement diffère par la base de la méthode hégélienne ; elle en est l’extrême, l’exact opposé. Pour Hégel, le mouvement de la pensée qu’il personnifie sous le nom de l’Idée est le démiurge de la Réalité, laquelle n’est que la forme phénoménale de l’Idée. Pour moi au contraire le mouvement de la pensée n’est que la réflexion du mouvement réel transporté et transposé dans le cerveau de l’homme. Chez lui (Hégel) elle (la dialectique) marche sur la tète ; il suffit de la remettre sur les pieds pour lui trouver une physionomie raisonnable.

    Karl Marx ajoute :

    Sous son aspect mystique, la dialectique devint une mode en Allemagne parce qu’elle semblait glorifier les choses existantes. Sous son aspect rationnel elle est un scandale et une abomination pour les classes dirigeantes et leurs idéologues doctrinaires, parce que, dans la conception positive des choses existantes, elle exclut du même coup l’intelligence de leur négation fatale et de leur destruction nécessaire ; parce que, saisissant le mouvement même dont toute forme faite n’est qu’une configuration transitoire, rien ne saurait lui imposer et qu’elle est essentiellement critique et révolutionnaire (5).

    Ce passage de l’auteur du Capital nous indique suffisamment pourquoi la pensée politique de Hégel se résume en une sorte de panthéisme politique où s’engloutissent tous les droits et toutes les libertés et conduisant logiquement à l’acception du fait comme droit, à la glorification de tous les succès, même de ceux qui sont conquis par la seule force brutale et au mépris de toute justice.

    Dans l’âpre et obscure voie rétrograde restèrent ceux qu’on a appelés les hégéliens de la droite et parmi lesquels nous avons à noter Rosenkranz, Gans, Erdman, Michelet (de Berlin), Vera de Naples (le plus brillant des vulgarisateurs de la doctrine) Stirling, Zeller, Kuno, Fischer, Feuerlin, Müller, etc.

    Lorsque Victor Cousin s’en fût bruyamment en Allemagne chercher la révélation, il ne manqua pas de prêter exclusivement l’oreille aux échos de droite. On sait ce qu’il en résulta pour la philosophie française encore rayonnante de sa gloire du XVIIIe siècle. Pétrifiée dans un éclectisme sans profondeur et sans générosité, elle renia son passé, cessa pour longtemps de progresser et se précipita même dans les voies rétrogrades où l’avait déjà mise Royer-Collard. Elle a depuis stérilisé deux générations intellectuelles, en les jetant dans les bas-fonds du réactionnarisme spiritualiste et du doctrinarisme bourgeois, et ne paraît pas devoir se relever de sitôt, car elle devra passer auparavant par le matérialisme simpliste et dur qui est un autre excès, un autre déprimant moral et marque une autre étroitesse d’esprit.

    Mais revenons à notre bénédictin philosophe qui, à l’encontre des hégéliens du XIXe siècle, fut à la fois idéaliste et révolutionnaire. Nous avons à le présenter aux socialistes parce que ce penseur si pénétrant et si profond fut, en même temps qu’inventeur d’une dialectique nouvelle, l’un des esprits les plus hardis de son temps; il devina le transformisme qui allait naître et poussa son panthéisme idéaliste et évolutionnaire universel à leurs conséquences extrêmes : le communisme libertaire.

    C’est surtout ce tranformiste avant la lettre, cet aîné du communisme libertaire que nous avions à cœur de faire connaître.

    Léger-Marie Deschamps naquit à Rennes, vers 1717. Voué de bonne heure à l’état ecclésiastique, il s’y résigna pour avoir, disait-il, le loisir de penser et d’étudier, bien que dès son adolescence il eût été « dégoûté de la religion chrétienne par une lecture du Vieux « Testament, le livre le plus propre — devait-il écrire plus tard — « à révolter tout juif ou chrétien sensé et à le jeter dans l’athéisme « et la dérision. »

    Bientôt prieur des bénédictins de Montreuil-Bellay, en Poitou, il ne tarda pas à devenir un des esprits les plus distingués de son temps et à faire école. Ses premiers disciples furent le marquis de Voyer, de la sympathique et illustre famille des Voyer-d’Argenson, deux officiers, MM. de Colmont et de Longecourt; trois moines de son couvent, dom Mazet, dom Brunet et dom Patert. L’évêque de Poitiers connaissait ses opinions et les tolérait (6). Parmi les personnes qui honoraient le mérite de ce grand maitre d’une métaphysique inconnue, et ne rebutait pas son athéisme transcendental, on citait la duchesse de Choiseul, dont l’athéisme et les hardiesses philosophiques n’étaient un mystère pour personne au XVIIIe siècle.

    Dom Deschamps avait la passion du prosélytisme ; il essaya de polémiquer avec Voltaire, Rousseau, Diderot, d’Alembert, l’abbé Barthélemy, l’abbé Yvon, Robinet; presque tous se dérobèrent, sauf Rousseau qui s’avouant troublé, se réfugia dans la foi du charbonnier, et Diderot que le bénédictin enthousiasma (7).

    Dom Deschamps ne s’en était pas tenu à cette propagande personnelle. Avant 1760, il avait publié entre autres ouvrages :

    Lettres sur l’esprit du siècle, vigoureuse brochure contre le philosophisme simpliste et purement négateur du temps.

    La voix dans la raison contre l’esprit du temps. Dans ce livre, Dom Deschamps accordait une place aux religions dans la philosophie de l’histoire et démontrait que vouloir détruire les institutions religieuses, sans toucher aux anciennes institutions humaines (Propriété, Famille, État monarchique), c’était préparer les plus effroyables cataclysmes et travailler au déchaînement d’une terrible révolution prochaine, avant d’être prêt à la recevoir.

    Réfutation courte et simple de Spinoza. Il s’agissait dans ces quelques pages de la substitution du panthéisme idéaliste au panthéisme naturiste du grand Barruch.

    Réflexions politiques tirées d’un ouvrage moral. Dans cette étude, Dom Deschamps démontre que le régime monarchique est épuisé, et que l’organisation qui s’impose sera forcément républicaine et égalitaire.

    La chaîne des vérités démontrées ébauche de sa doctrine, qu’il appelle le Vrai Système et encore l’Athéisme éclairé.

    Son livre capital, le Vrai Système, ne fut pas édité, mais fut heureusement conservé dans la bibliothèque de Poitiers, où M. Beaussire le trouva plus de quatre-vingts ans après la mort de l’auteur et le mit en lumière.

    Nous en avons signalé l’originalité philosophique, il nous reste à en examiner les parties, où la théorie transformiste est affirmée avec précision quarante ans avant Lamark, cinquante avant Geoffroy Saint-Hilaire et Gœthe ; près d’un siècle avant Darwin. Ensuite nous aurons à étudier un Dom Deschamps exposant, préconisant le communisme libertaire avec une audace de pensée, une logique historique et une précision qui n’ont pas été dépassées depuis.

    Cette seconde partie de notre tâche est relativement facile, nous n’avons plus guère à procéder que par citations des textes (Cool.

    Voici d’abord du Dom Deschamps transformiste :

    Essentiellement mobile, la nature se transforme sans cesse, et ses métamorphoses se présentent à nos sens sous la forme de nouvelles existences, de nouvelles espèces, toujours de plus en plus parfaites. Aucune ligne de démarcation ne sépare les espèces ni les règnes eux-mêmes, puisque tout est vivant, et qu’il n’y a partout que la vie d’un être unique. Les espèces sortent les unes des autres et s’élèvent progressivement du minéral au végétal, du végétal à l’animal, et de l’animal à l’homme lui-même. L’homme civilisé sort de l’homme sauvage « et si l’on demande où remonte l’état sauvage, il remonte d’espèces en espèces productrices de l’homme, jusqu’au tout universel, qui est le germe de toutes les espèces. »

    Ces lignes sont de 1760 et elles pourraient être signées par un évolutionniste du XIXe siècle.

    Dom Deschamps ne s’en tint pas à ce transformisme naturiste. Suivant le même ordre d’idée, il expliqua la formation des sociétés humaines, dans le sens du darwinisme le plus orthodoxe :

    Grâce à sa constitution avantageuse, à ses dix doigts et à l’emploi du bâton, les hommes les mieux doués ont pu former peu à peu des sociétés sous la loi du plus fort.

    Tout conviait en effet les faibles à se courber sous le joug des forts. La crainte et l’espoir d’une protection assurée. Le langage s’est formé naturellement, comme dans la société elle-même (9)

    Le bénédictin philosophe indique sommairement ensuite pourquoi la prédominance de l’espèce humaine a empêché le développement social des animaux supérieurs :

    Il ne peut y avoir deux grandes espèces animales qui fassent société à la fois sur le même continent. S’il pouvait en être ainsi, une guerre sans merci éclaterait et il arriverait infailliblement que l’une exterminerait l’autre.

    Une telle conception était absolument nouvelle. Que si l’on objecte que du temps de Dom Deschamps le transformisme était à son aurore, qu’on en trouvait quelques rudiments dans le Telliamed de Benoît de Maillet, dans le Traité de la nature, de Robinet, peut-être dans quelques phrases de Diderot; nous répondrons que dans aucun de ces textes on ne trouve la clarté, la précision et la sûre doctrine du bénédictin de Montreuil-Bellay.

    Dom Deschamps est donc bien le précurseur moderne du transformisme, avec cette particularité toutefois qu’en sa qualité de dialecticien idéaliste, il conçut la théorie transformiste, non pas comme une donnée scientifique susceptible d’être vérifiée par l’expérience, mais comme une loi métaphysique fondée sur la seule raison, il ne la découvrit pas, il la devina, montrant ainsi un génie intuitif de premier ordre.

    Le communiste, chez Dom Deschamps, n’est pas moins évolutionniste que le philosophe.

    La sériation historique qu’il propose est remarquable à plus d’un titre, quoique par trop sommaire.

    D’après le Vrai Système, l’évolution progressive de l’humanité est marquée par trois moments capitaux : l’état sauvage, ou état de nature : l’état de loi, ou état actuel ; l’état de mœurs, ou état communiste libertaire.

    Nous sommes à la fin de l’état de loi, si plein de souffrances, de ténèbres et d’iniquités ; nous devons par la science et la justice franchir les limites qui nous séparent de l’état des mœurs, état idéal ou sans lois d’aucune sorte les hommes éclairés, conscients, justes et bons, vivront heureux dans l’égalité, la liberté, la fraternité, la solidarité.

    Voici d’ailleurs la filiation indiquée par Dom Deschamps :

    L’homme n’a pu passer à l’état social où le besoin de se réunir, où sa forme avantageuse, et surtout ses dix doigts l’ont amené, que par l’état sauvage ou de nature, qui a été pour lui, avant d’avoir un langage, un état d’attroupement ou de société commencée. L’état social a été nécessairement, dans son principe particulier quelconque, un état de lois, ou ce qui est égal, de bien et mal, de juste et d’injuste, et il ne l’est aujourd’hui que parce qu’il l’a été dans le principe : d’où les fables d’Eve et de l’andore. Il a fallu, en effet, appuyer sur des fables religieuses et par suite sur des lois divines, un état successivement injuste, qui n’a pu se fonder que par la force et que la force seule serait impuissante à maintenir. Les premiers attroupements lui seraient préférables à tous égards, si les hommes n’avait pas par lui, j’entends par le besoin qu’il leur donne d’en méditer un meilleur, l’espoir moins chimérique qu’ils ne pensent, d’en sortir pour passer à l’état social raisonnable, que j’appelle l’état de mœurs ou d’égalité, ou de vraie loi naturelle morale, et qui est, sans contredit, préférable à l’état sauvage.

    On sent ici l’influence de Rousseau. Mais Dom Deschamps, qui n’était ni un malade ni un sophiste, ne s’arrêta pas à la menteuse et ridicule glorification de l’état de nature, il comprit, comme devaient faire peu après Condorcet, le Dr Burdin et Saint-Simon, que c’est en avant et non en arrière que l’humanité doit chercher son âge d’or. Ce n’est pas tout; il trouva la grande loi sociale qui est l’alpha et l’oméga du socialisme : La Solidarité.

    C’est par le bonheur des autres, dit-il, que nous devons tendre au notre, si nous voulons que les autres tendent au leur par le nôtre. Cette solidarité naturelle est contrariée par l’esprit d’indépendance, si maladroitement préconisée par la philosophie. Elle a fourni ainsi des armes au despotisme, tandis qu’elle s’imaginait grandir la liberté. Faute d’union, les hommes chercheront toujours à l’emporter les uns sur les autres ; mais à bien voir le fond des choses, c’est l’amour de l’égalité, bien plus que de l’inégalité, qui est le premier mobile de l’ambition. On ne veut commander que pour être assuré de n’avoir pas à obéir. Une fois toute domination anéantie et l’égalité établie, il n’y aura plus de place pour l’ambition. Or, si nous voulons extirper toutes les racines de l’inégalité, il faut que nous retranchions d’un côté de l’idée, du tout, notre véritable archétype, toutes les idées sensibles et morales qui l’ont faussée, et de l’autre, de nos institutions, les deux propriétés, qui ont mis le mal moral dans notre état d’union, je veux dire les biens de la terre et les femmes. C’est ainsi que nous réaliserons l’état de mœurs sur les ruines de l’état de loi.

    Pourquoi faut-il que nous ayons à relever ici cette monstruosité : la communauté des femmes ? Les moines réformateurs n’en font jamais d’autres. Dans sa cité du Soleil, d’ailleurs si remarquable, le grand moine calabrais Campanella met également la femme au rang des biens qui sont la récompense de l’homme. C’est là sans doute une des déformations cérébrales produites par le célibat ecclésiastique (10) et les règles conventuelles ; nous avons ici à la déplorer, non à la discuter; procéder autrement serait blesser, dans sa dignité de personne humaine, la femme moderne, la chair de notre chair, notre équivalente en mérite et bientôt (telle est du moins notre espérance) notre égale en droits.

    Dom Deschamps ne l’entend pas ainsi, lui; il revient à plusieurs reprises sur cette communauté des biens et des femmes qui lui tient à cœur et l’obsède même. Écoutons-le, nous décrivant les Thélêmes sociales de l’avenir :

    Si l’on veut se peindre d’avance l’état des mœurs, il n’y a qu’à se figurer les hommes hors des villes, jouissant sans inconvénient, sans lois et sans rivalité quelconque de toute l’abondance, de toute la santé, de toute la force contre tout ce qui pourrait leur nuire, de toute la tranquillité d’âme et de tout le bonheur que la vie champêtre, l’égalité morale et la communauté des biens, y compris celle des femmes, peuvent leur procurer et leur procureraient nécessairement tout cela.

    Il sent pourtant que la communauté des femmes ne peut pas être acceptée au même titre que la communauté des biens, et il tente une justification qui n’en est pas une :

    La communauté des femmes, dont je viens de parler, dit-il, et qui révolte au premier coup d’œil, est de l’essence de l’état des mœurs, comme leur nom communauté est de l’essence de l’état de lois. Si le préjugé est terrible contre elle, c’est qu’il ne la voit que dans l’état de lois, que dans l’état de propriété, au lieu de la voir dans l’état de mœurs où elle existerait sans inconvénients quelconques, tandis que leur nom, communauté, existe dans l’état des lois avec un effet contraire. L’exemple des animaux qui ensanglantaient les forêts pour jouir exclusivement des femelles ne prouvent point que la propriété à l’égard des femmes soit rigoureusement dans la nature : il prouve seulement qu’elle est dans la nature des animaux, qui, ne faisant point société entre eux, sont dépourvus de tout moyen de jouir conventionnellement en commun, et par conséquent, chacun ne prétend avoir pour objet que lui-même. La propriété des biens de la terre et des femmes, partie elles-mêmes de ces biens, entraîne sans contredit plus d’inconvénients et de maux après elle, dans l’état de lois où elle est fondée sur la loi, qu’elle n’en entraînait dans l’état sauvage, où elle était fondée sur la force. Cette propriété a occasionné le mal moral en devenant légale, et quel mal cruel ! quel surcroit au mal physique !

    Le sophisme est évident (la femme étant une personne, non pas une chose, non pas « une partie des biens de la terre, ») et ne mérite pas, encore une fois, les honneurs d’une réfutation.

    Les communistes libertaires qui tiennent la femme pour une égale, comme d’ailleurs tous les socialistes de ce temps, ne reconnaîtraient guère un précurseur en Dom Deschamps, si le moine n’avait à son actif que ce communisme simpliste.

    Mais, comme les plus réfléchis d’entre eux, il déclare que les lois ne sont que la marque d’un état social transitoire et inférieur et il demande que l’Humanité ouvre enfin les portes d’or de l’état de mœurs, de l’état sans lois et de la liberté complète, dans le devoir social librement consenti. Comme eux, il croit à l’excellence de l’homme actuel, déformé et opprimé, dit-il et disent-ils, par les anciennes institutions et les anciennes lois; comme les anarchistes, il fait une panacée de la liberté absolue et du déchaînement des convoitises s’équilibrant par leurs conflits.

    Dans cette conviction il nous dit :

    Qu’un homme pénétré des vrais principes enrôle dix mille garnements en hommes et en femmes pour passer les mers et venir avec lui fonder une nouvelle colonie dans une terre inhabitée et qui n’aurait point de maitre; qu’aussitôt débarqué, il établisse l’égalité morale et la communauté des biens quelconques et qu’il commence lui-même par donner l’exemple aux autres en se réservant le seul droit d’aider, dans les commencements, la colonie de ses avis et de l’éclairer de ses lumières, je réponds que dans peu ces dix mille transplantés vivront au gré de leurs désirs, sans qu’il soit dans lui, dans eux, ni dans leur postérité de dégénérer.

    On a maintenant une idée du communisme simpliste, et libertaire du prieur de Montreuil Bellay.

    Nous voudrions citer quelques-unes de ses meilleures pages de critique sociale; mais nous devons nous limiter, et nous nous bornerons à donner son jugement sur les armées permanentes; on verra que ce moine étonnant avait prédit l’emploi que devaient faire les armées — en obéissance à la classe dirigeante bourgeoise — les gouvernants quelconques du XIXe siècle, pour libéraux ou conservateurs qu’ils soient, l’antagonisme économique dominant les antagonismes politiques.

    On parle depuis longtemps d’une paix universelle entre les princes, et c’est ce qui serait inévitablement, s’il était possible que chaque prince n’eût à craindre que ses voisins. Mais il a à craindre ses propres sujets, qui, par nature, se refusent toujours plus ou moins à la domination, selon qu’elle leur est plus ou moins à charge.

    Or, cela étant, il lui faut des troupes qui contiennent ses sujets dans l’obéissance, mais sans qu’elles paraissent entretenues pour cet objet-là. Il faut, de plus, que ces troupes soient guerrières, ce qui ne peut pas être si elles n’apprennent le métier de la guerre dans le dehors, pour être employées, dans le besoin, dans le dedans. Ainsi, il faut nécessairement que le prince ait des guerres avec ses voisins et, conséquemment, que l’état de guerre soit toujours en honneur dans l’état de loi.

    N’est-ce pas là un des meilleurs arguments révolutionnaires employés autrefois par Blanqui et maintenant encore par le parti blanquiste, pour justifier l’abolition des armées permanentes et l’armement général du peuple ?

    Il y avait quelque mérite à donner de tels motifs en 1760. C’était voir de haut, et loin en avant. Une telle perspicacité est bien digne, d’ailleurs, du bénédictin philosophe, qui découvrit dans une métaphysique profonde une dialectique nouvelle, devina le transformisme, entrevit prophétiquement et salua l’avenir communiste de l’humanité libre, éclairée et solidaire.

    En justification de ces deux premières études, nous conclurons en disant que si Molière prenait son bien où il le trouvait, le socialisme a le devoir de rechercher et de revendiquer comme sien les hommes qui lui appartiennent. C’est à ce principe que nous avons obéi, pour notre part, en esquissant, pour la montrer au public socialiste, la physionomie réformatrice et révolutionnaire de deux grands novateurs, l’un méconnu, l’autre inconnu : le curé Jean Meslier et le bénédictin Dom Deschamps, tous deux éminents pionniers du progrès et tous deux dignes de notre sympathie rétrospective et de notre admiration.

    B. MALON.

    (1) Voir la Revue socialiste du 15 août 1888.

    (2) Antécédents de l’hégélianisme dans la philosophie française. Dom Deschamps, son système, son école, d’après un manuscrit et des correspondances inédites du xvIIio siècle, par Émile Beaussire, professeur à la Faculté des lettres de Poitiers.- Paris, Germer-Baullère, libraire éditeur, 1865.

    (3) Cette critique, fondée en général, cesserait d’être vraie, si elle était prise dans un sens trop absolu. Saint-Simon et Auguste Comte, à quelque point de vue qu’on les envisage, étaient et sont restés parmi les plus grands philosophes du XIXe siècle, Pierre Leroux et Pecqueur se débattaient dans un panthéisme trop imprégné, il est vrai, du spiritualisme régnant ; mais on ne pourrait pas dire qu’ils aient manqué tout à fait de philosophie. Enfin, tout n’était pas à dédaigner, pour M. Grun surtout, dans le matérialisme moniste du franc communiste Dezamy.

    (4) L’extréme-gauche hégélienne, qui passa presque tout entière au socialisme, brillera d’un éclat immortel dans l’histoire de la pensée humaine et des revendications sociales. Elle compta parmi ses membres: Strauss, Feuerbach,Ch.Grün, Karl Marx, Ferdinand Lassalle, Bruno Rauer, Arnold Ruge, Maurice Hess, Bakounine, Alexandre Herzen, Ogareff, Bilinsky etc. Plus tard ces hommes éminents se divisèrent et suivirent des voies diverses ; mais tous marchèrent à la découverte d’une Humanité plus éclairée et plus heureuse, en quoi ils s’élevèrent bien au-dessus du littéralisme rétrograde d’Hégel que nous apprécierons en temps et lieux.

    (5) Karl Marx, le Capital, page 350, de la traduction française.

    (6) Ceci peut sembler étrange mais peut être expliqué autrement que par la tolérance si fréquente au XVIIIe siècle chez quelques sceptiques éclairés du haut clergé. Les plus hais et les plus persécutés des catholiques étaient toujours les protestants. On a souvent cité un fait caractéristique. Le duc d’Orléans emmenait avec lui en Espagne M. de Fontpertuis. — Comment mon neveu dit Louis XIV, un janséniste ? Je ne veux pas de cela. – Lui Janséniste, il ne croit même pas en Dieu. – Vraiment, dit le roi en se radoucissant, puisqu’il en est ainsi, il n’y a pas de mal vous pouvez l’emmener. (P. Albert : La Littérature française au XVIIe siècle.)

    Ce n’est pas d’aujourd’hui, on le voit, que les sectaires religieux et les partisans politiques ne haissent rien tant que leurs plus proches voisins.

    (7) « Je fis hier un dîner fort singulier, écrivait le grand encyclopédiste à Mlle Voland, le 11 septembre 1769. Je passai presque toute la journée chez un ami commun avec deux moines qui n’étaient rien moins que bigots. L’un deux (Dom Deschamps) nous lut le premier cahier d’un traité d’athéisme très frais, très vigoureux, plein d’idées neuves et hardies. J’appris avec édification que cette doctrine était la doctrine courante de leurs corridors.» — (Mémoires, correspondances et ouvrages inédits de Diderot. Paris, Garnier frères. t. II. p. 166)

    (Cool La plupart de ces textes ont déjà été publiés par nous. Voir notre Histoire du socialisme (1881), tome Ier, pages 244-253.

    (9) Rappelons ici que le Vrai Système de Dom Deschamps n’ayant pas encore été publié intégralement — lacune qu’il appartiendrait à M. Félix Alcan de combler — nous devons nous en tenir aux extraits trop souvent résumés et certainement incomplets que nous fournit les Antécédents de l’hégélianisme de M Beaussire.

    (10) Rappelons à cette occasion qu’au fameux concile de Macon (482) les représentants légaux et les chefs hiérarchiques de catholicité avaient mis à l’ordre du jour cette question: La femme a-t-elle une dime? Longs et vifs furent les débats. A trois voix de majorité la femme eut une âme et ne fut pas reléguée dans la basse animalité et dans la catégorie des choses que l’on possède.


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    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

    « Rien de grand ne s’est jamais accompli dans le monde sans passion. » -Hegel, La Raison dans l'Histoire.

    « Mais parfois le plus clair regard aime aussi l’ombre. » -Friedrich Hölderlin, "Pain et Vin".


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