"L' « être » est, au premier chef, un logos. Entendons par là que l'« être » est, a priori, accordé à la pensée, qu'il est Raison. Certes, on rencontre aussi, chez les philosophes grecs, l'idée qu'au-dessus de l'« être » resplendit une réalité qui échappe à la dialectique rationnelle et que Platon nomme le Bien, tandis que les Modernes, de leur côté, admettent que la forme suprême de l'« être » est l'Infini, qui demeure inaccessible à l'intelligence finie de l'homme. Dans les deux cas, néanmoins, il s'agit d'une Perfection nécessairement bienveillante pour l'homme, d'une Perfection qui, loin de menacer l'accord de la pensée et de l'« être », le confirme sur le monde « mystique ».
Dès le début, Nietzsche ne cache pas les doutes que lui inspire la fameuse thèse de Parménide :
« Parménide a dit : « On ne pense pas ce qui n'est pas. » Nous sommes aux antipodes et nous disons : « Ce qui peut être pensé doit certainement être une fiction ». Notons que la thèse parménidienne est ici retranscrite par Nietzsche telle qu'elle est transmise par l'idéalisme allemand, et spécialement hégélien, avec l'accent de la subjectivité absolue : « Ce qui est rationnel est réel, et ce qui est réel est rationnel. » On a glissé de la pensée à la raison, en conférant à l'identité parménidienne une valeur exclusivement logique, parce que le logos a déjà perdu son sens grec originaire et se trouve réduit au système des catégories pures, ou Essences.
Cette interprétation domine et détermine l'objection de Nietzsche : "Il n'arrive rien dans la réalité qui corresponde rigoureusement à la logique". En cela, Nietzsche a pleinement conscience de lancer un défi à Hegel : « L'impétuosité gothique de Hegel à escalader le ciel (c'est un retardataire). Tentative pour introduire une sorte de raison dans l'évolution: moi, à l'opposé, je vois dans la logique elle-même encore une espèce de déraison et de hasard ».
Ce rationalisme est bien la plus extravagante des illusion." (p.409-410)
"En second lieu, l'« être » est caractérisé par la transparence. « Simple, transparent [...] non contradictoire, stable, restant égal à soi-même, sans replis [...] ni volte-face, ni voile [...] ni forme : un homme de cette espèce conçoit un monde de l'être dont il fait un Dieu à son image » [...]
Mais comme l'expérience sensible inflige un démenti humiliant à cette conviction, le métaphysicien recourt à un stratagème pour sauver sa thèse ontologique. Il choisit de séparer brutalement l'« être » en soi, dont l'apparaître sera une présence évidente, et la mauvaise apparence, qui drainera vers elle les éléments les plus fâcheux de la réalité. L'apparence se voit ainsi déposséder de l'être, elle est un mirage produit par le non-être, une illusion misérable dont la critique philosophique affranchira l'esprit humain." (p.411)
"Le dualisme provoqué par la dissociation de l'apparence et de la réalité véritable reçoit une signification proprement topique dès l'instant où les attributs de cette réalité sont projetés par-delà l'expérience sensible et façonnent l'image d'un « être » métaphysique caché « derrière les choses », d'un « monde intelligible » de type platonicien. Le mécanisme de la projection (dont l'analyse, chez Nietzsche, appelle une comparaison serrée avec Hegel, Marx et Freud) fait de l'ontologie une métaphysique." (p.412)
"Le concept de la substance est ainsi le concept cardinal de l'ontologie métaphysique. En l'exposant Nietzsche récapitule, par une inspection décisive de son essence, toute l'histoire de la philosophie. Comme on l'a reconnu au passage, l'« être » englobe l'Etre de Parménide, le cosmos platonicien des Idées, l'ousia d'Aristote, l'atome de Démocrite et d'Epicure, la res cartésienne, la Subslantia spinoziste, la « chose en soi » kantienne, l'Absolu-identité de Schelling. Ce que la métaphysique, depuis Parménide, ne se lasse pas de penser, c'est uniquement la Chose." (p.413)
"Un tel « être » substantiel n'est pas entaché de négativité, on ne saurait déceler en lui des oppositions ou des contradictions ; il n'est déchiré par aucune lutte, ne suscite aucun conflit :« L'apparence, le changement, la contradiction, le combat sont taxés d'immoralité ; aspiration à un monde où tout cela manque ». Il est étranger à la mort et à la douleur. Bref, il est un défi lancé à la réalité authentique, à la réalité « dionysiaque », dont Nietzsche, lui, fait la pierre angulaire de sa méditation tragique, inspirée d'Héraclite." (p.414)
"ll ne reste plus à l'« être » qu'à s'approprier les déterminations de l'unité et de la totalité pour se promouvoir à la dignité de l'Absolu, qui représente le dernier et le plus prestigieux des prédicats transcendantaux. Comme l'application à l'« être » du concept de l'unité oblige à reléguer la pluralité, avec le devenir, dans le monde des apparences, le métaphysicien construit tout exprès une théorie de l'idéalité transcendantale de l'espace et du temps, afin d'assurer, par la disqualification ontologique de ces deux principes du multiple, la perfection morale qui doit être l'apanage de l'Absolu. [...] Les diverses perspectives finies ne sont plus que des aspects ou des moments d'un savoir absolu déjà élaboré de toute éternité. La vérité n'est pas une vérité d'interprétation, irrémédiablement située, exigeant la connivence du vrai et du faux, la vérité est un logos en soi, qui impose à l'homme l'impératif de « la vérité à tout prix », du savoir inconditionné." (p.414-415)
"La chute de l'Absolu laisse alors entrevoir le sol de la nature, où le regard ne discerne plus nulle trace de chose, de fin, d'unité, d'ordre, de vérité substantielle, mais découvre le chaos de la volonté de puissance." (p.415)
"Si, en effet, l'origine est bien toujours la volonté de puissance, puisque celle-ci marque « le dernier fait auquel nous descendons », cette origine, enseigne Nietzsche, est scindée en deux pôles : vie ascendante et volonté du néant [...]
Le désir exprime exactement cette faiblesse de la volonté de puissance qui, au lieu de s'accomplir par la maîtrise du réel, s'abandonne aux fantasmes et aux rêves. Il est donc bien encore une impulsion effective, procédant de l'être en tant que volonté de puissance, mais pour n'en manifester que la décrépitude, et s'offrir ainsi au diagnostic d'une Symptomatologie de la décadence vitale.
Le désir est la grande lassitude qui submerge l'homme lorsqu'il cesse de créer des valeurs à la pointe du combat pour la puissance -la nostalgie d'un absolu imaginaire-, la maladie de la volonté de puissance, comme le prouve la corrélation essentielle, dégagée par la méthode généalogique, entre la volonté décadente, le désir et la production de l'Idéal : « On ne saurait avoir assez de respect pour l'homme, quand on observe comment il sait se tirer d'affaire, tenir bon, tirer parti des circonstances, abattre ses adversaires ; si, au contraire, on envisage l'homme dans ce qu'il désire [...] c'est la plus absurde des brutes... Il semble qu'il ait besoin d'une région où laisser s'ébattre sa lâcheté, sa paresse, sa faiblesse, sa mièvrerie, sa servilité, où puissent se détendre ses vertus fortes et mâles. Voyez quels sont les vœux des humains, leurs « idéals » ! Dans ce qu'imagine son rêve [...] l'homme cherche à se délasser de ce qu'il porte de plus précieux en lui, de son activité ; il s'abandonne à des songes vains, absurdes, frivoles, puérils. Cet animal si inventif et si ingénieux déploie alors une pauvreté intellectuelle et une absence d'inventivité qui ont quelque chose de terrifiant. « L'idéal » est une sorte d'impôt que l'homme est tenu d'acquitter sur l'énorme dépense qu'exigent ses tâches réelles et pressantes. Dès que la réalité cesse, surviennent le rêve, la lassitude, la faiblesse ; « l'Idéal » est justement une forme du rêve, de la lassitude, de la faiblesse... Les plus vigoureux et les plus débiles se ressemblent tous quand cet état les envahit." (pp.420-421)
"Cette révélation bouleversante place la philosophie devant une exigence abyssale. Pour surmonter la métaphysique et triompher du nihilisme, il lui est imposé de renoncer au désir." (p.422)
-Jean Granier, "Nietzsche et la question de l'être", Revue Philosophique de la France et de l'Étranger, T. 160 (1970), pp. 407-422.
Dès le début, Nietzsche ne cache pas les doutes que lui inspire la fameuse thèse de Parménide :
« Parménide a dit : « On ne pense pas ce qui n'est pas. » Nous sommes aux antipodes et nous disons : « Ce qui peut être pensé doit certainement être une fiction ». Notons que la thèse parménidienne est ici retranscrite par Nietzsche telle qu'elle est transmise par l'idéalisme allemand, et spécialement hégélien, avec l'accent de la subjectivité absolue : « Ce qui est rationnel est réel, et ce qui est réel est rationnel. » On a glissé de la pensée à la raison, en conférant à l'identité parménidienne une valeur exclusivement logique, parce que le logos a déjà perdu son sens grec originaire et se trouve réduit au système des catégories pures, ou Essences.
Cette interprétation domine et détermine l'objection de Nietzsche : "Il n'arrive rien dans la réalité qui corresponde rigoureusement à la logique". En cela, Nietzsche a pleinement conscience de lancer un défi à Hegel : « L'impétuosité gothique de Hegel à escalader le ciel (c'est un retardataire). Tentative pour introduire une sorte de raison dans l'évolution: moi, à l'opposé, je vois dans la logique elle-même encore une espèce de déraison et de hasard ».
Ce rationalisme est bien la plus extravagante des illusion." (p.409-410)
"En second lieu, l'« être » est caractérisé par la transparence. « Simple, transparent [...] non contradictoire, stable, restant égal à soi-même, sans replis [...] ni volte-face, ni voile [...] ni forme : un homme de cette espèce conçoit un monde de l'être dont il fait un Dieu à son image » [...]
Mais comme l'expérience sensible inflige un démenti humiliant à cette conviction, le métaphysicien recourt à un stratagème pour sauver sa thèse ontologique. Il choisit de séparer brutalement l'« être » en soi, dont l'apparaître sera une présence évidente, et la mauvaise apparence, qui drainera vers elle les éléments les plus fâcheux de la réalité. L'apparence se voit ainsi déposséder de l'être, elle est un mirage produit par le non-être, une illusion misérable dont la critique philosophique affranchira l'esprit humain." (p.411)
"Le dualisme provoqué par la dissociation de l'apparence et de la réalité véritable reçoit une signification proprement topique dès l'instant où les attributs de cette réalité sont projetés par-delà l'expérience sensible et façonnent l'image d'un « être » métaphysique caché « derrière les choses », d'un « monde intelligible » de type platonicien. Le mécanisme de la projection (dont l'analyse, chez Nietzsche, appelle une comparaison serrée avec Hegel, Marx et Freud) fait de l'ontologie une métaphysique." (p.412)
"Le concept de la substance est ainsi le concept cardinal de l'ontologie métaphysique. En l'exposant Nietzsche récapitule, par une inspection décisive de son essence, toute l'histoire de la philosophie. Comme on l'a reconnu au passage, l'« être » englobe l'Etre de Parménide, le cosmos platonicien des Idées, l'ousia d'Aristote, l'atome de Démocrite et d'Epicure, la res cartésienne, la Subslantia spinoziste, la « chose en soi » kantienne, l'Absolu-identité de Schelling. Ce que la métaphysique, depuis Parménide, ne se lasse pas de penser, c'est uniquement la Chose." (p.413)
"Un tel « être » substantiel n'est pas entaché de négativité, on ne saurait déceler en lui des oppositions ou des contradictions ; il n'est déchiré par aucune lutte, ne suscite aucun conflit :« L'apparence, le changement, la contradiction, le combat sont taxés d'immoralité ; aspiration à un monde où tout cela manque ». Il est étranger à la mort et à la douleur. Bref, il est un défi lancé à la réalité authentique, à la réalité « dionysiaque », dont Nietzsche, lui, fait la pierre angulaire de sa méditation tragique, inspirée d'Héraclite." (p.414)
"ll ne reste plus à l'« être » qu'à s'approprier les déterminations de l'unité et de la totalité pour se promouvoir à la dignité de l'Absolu, qui représente le dernier et le plus prestigieux des prédicats transcendantaux. Comme l'application à l'« être » du concept de l'unité oblige à reléguer la pluralité, avec le devenir, dans le monde des apparences, le métaphysicien construit tout exprès une théorie de l'idéalité transcendantale de l'espace et du temps, afin d'assurer, par la disqualification ontologique de ces deux principes du multiple, la perfection morale qui doit être l'apanage de l'Absolu. [...] Les diverses perspectives finies ne sont plus que des aspects ou des moments d'un savoir absolu déjà élaboré de toute éternité. La vérité n'est pas une vérité d'interprétation, irrémédiablement située, exigeant la connivence du vrai et du faux, la vérité est un logos en soi, qui impose à l'homme l'impératif de « la vérité à tout prix », du savoir inconditionné." (p.414-415)
"La chute de l'Absolu laisse alors entrevoir le sol de la nature, où le regard ne discerne plus nulle trace de chose, de fin, d'unité, d'ordre, de vérité substantielle, mais découvre le chaos de la volonté de puissance." (p.415)
"Si, en effet, l'origine est bien toujours la volonté de puissance, puisque celle-ci marque « le dernier fait auquel nous descendons », cette origine, enseigne Nietzsche, est scindée en deux pôles : vie ascendante et volonté du néant [...]
Le désir exprime exactement cette faiblesse de la volonté de puissance qui, au lieu de s'accomplir par la maîtrise du réel, s'abandonne aux fantasmes et aux rêves. Il est donc bien encore une impulsion effective, procédant de l'être en tant que volonté de puissance, mais pour n'en manifester que la décrépitude, et s'offrir ainsi au diagnostic d'une Symptomatologie de la décadence vitale.
Le désir est la grande lassitude qui submerge l'homme lorsqu'il cesse de créer des valeurs à la pointe du combat pour la puissance -la nostalgie d'un absolu imaginaire-, la maladie de la volonté de puissance, comme le prouve la corrélation essentielle, dégagée par la méthode généalogique, entre la volonté décadente, le désir et la production de l'Idéal : « On ne saurait avoir assez de respect pour l'homme, quand on observe comment il sait se tirer d'affaire, tenir bon, tirer parti des circonstances, abattre ses adversaires ; si, au contraire, on envisage l'homme dans ce qu'il désire [...] c'est la plus absurde des brutes... Il semble qu'il ait besoin d'une région où laisser s'ébattre sa lâcheté, sa paresse, sa faiblesse, sa mièvrerie, sa servilité, où puissent se détendre ses vertus fortes et mâles. Voyez quels sont les vœux des humains, leurs « idéals » ! Dans ce qu'imagine son rêve [...] l'homme cherche à se délasser de ce qu'il porte de plus précieux en lui, de son activité ; il s'abandonne à des songes vains, absurdes, frivoles, puérils. Cet animal si inventif et si ingénieux déploie alors une pauvreté intellectuelle et une absence d'inventivité qui ont quelque chose de terrifiant. « L'idéal » est une sorte d'impôt que l'homme est tenu d'acquitter sur l'énorme dépense qu'exigent ses tâches réelles et pressantes. Dès que la réalité cesse, surviennent le rêve, la lassitude, la faiblesse ; « l'Idéal » est justement une forme du rêve, de la lassitude, de la faiblesse... Les plus vigoureux et les plus débiles se ressemblent tous quand cet état les envahit." (pp.420-421)
"Cette révélation bouleversante place la philosophie devant une exigence abyssale. Pour surmonter la métaphysique et triompher du nihilisme, il lui est imposé de renoncer au désir." (p.422)
-Jean Granier, "Nietzsche et la question de l'être", Revue Philosophique de la France et de l'Étranger, T. 160 (1970), pp. 407-422.