"Waldenfels emploie le neutre en allemand –das Fremde– pour différencier l’homme ou la femme étranger ou étrangère de l’expérience de l’étranger ou de « l’étrangeté », pourrait-on dire en français. L’étranger est donc pour lui une requête indéfinie qui permet d’expérimenter le monde en nous forçant à répondre, plus que quelque chose de déjà catégorisé. Néanmoins, ces requêtes viennent tantôt d’autrui, des choses, de sons, de perceptions, … : même si au moment où nous sommes atteints par elles nous ne savons pas très bien ce qu’elles sont et comment réagir, ces requêtes restent mondaines. On ne trouve pas trace chez Waldenfels d’un étranger transcendantal ou absolu. C’est là une différence majeure entre les pensées de Waldenfels et de Levinas, auquel le lecteur francophone pense spontanément quand il est question de l’autre ou de l’étranger. Chez Levinas en effet, c’est par l’élection d’un Autre absolu, par l’« exposition à autrui », que le sujet se fait jour : Autrui venant « d’une dimension de l’idéal » et étant « plus près de Dieu que moi ». Chez le philosophe français, l’appel d’Autrui est donc condition transcendantale de l’ipséité – sans Autrui qui « m’exalte et m’élève » par ses requêtes répétées, pas d’« unicité du moi ». Pour Waldenfels, au contraire, l’étranger n’est pas condition du propre (Eigen) ; ils se co-constituent réciproquement dans l’expérience. Le propre « surgit de la séparation avec l’étranger », écrit-il. L’identité propre est responsive, c’est-à-dire qu’elle s’affirme à travers la réponse, elle ne préexiste pas à l’événement de la réponse du soi à la requête de l’étranger. Le monde se donne ainsi à voir à travers des réponses qui sans cesse viennent s’entremêler, instituant du sens, des ordres, des identités par les mouvements de différenciation qu’elles occasionnent. Pour Waldenfels, on ne part ni d’un bastion de raison, d’un soi qui serait une unité pure, ni d’un étranger absolu, qui serait condition a priori de l’émergence d’un propre : « bien plutôt, au début, il y a la différence ». Ces mouvements de différenciation permanents induisent que rien n’est jamais totalement propre ni totalement étranger puisqu’il y a continuellement interpénétration du propre et de l’étranger, lesquels gardent toujours « un caractère relationnel » : l’un n’est pas pensable sans l’autre.
D’un côté, même le soi n’est jamais totalement lui-même, puisqu’à « l’étrangeté hors de nous correspond de façon co-originaire une étrangeté en nous, qui exclut toute présence complète à soi et toute mise à disposition ». Même mon nom propre, « je l’ai reçu par d’autres comme un stigmate ». Sans parler de la langue propre, qui selon Bakhtine – souvent cité par Waldenfels – est héritée d’autrui et n’est donc, elle non plus, jamais totalement propre. De l’autre côté, l’étranger n’est jamais absolu puisqu’il se situe au cœur d’une expérience à la première personne. Dans ce cadre, tout ne peut pas être étranger puisque la réponse se constitue en propre et institue de nouvelles normes, de nouvelles identités. Une pensée de l’étrangeté universelle et absolue oublierait que l’expérience de l’étranger part d’un lieu initial et que c’est justement à travers cette expérience de l’étranger qu’émerge le nouveau."
"Le nationalisme prend pour point de départ une base figée, comprise comme unité fixe dans laquelle se réfugier."
"Cette conception de l’étranger comme ennemi domine les formes défensives de nationalisme, où prédominent des « gestes de protection, de refus ou d’élimination ». Cette vision, à comprendre d’après Waldenfels comme moyen de lutter contre un sentiment de « dépropriation », s’affiche assez librement depuis quelques années. Pour l’auteur, il s’agirait d’un ersatz, d’une forme de remplacement « qui offre un moyen artificiel et anachronique pour nous consoler de pertes à la fois évidentes et inéluctables »."
"Loch propose de mettre en parallèle le succès des partis de droite radicale, qui vient de la montée d’un sentiment nationaliste, avec un processus de dénationalisation des pays d’Europe de l’ouest, aux niveaux économique, culturel et politique (selon des séquences d’une temporalité différentes). Cette dénationalisation est perçue par les partisans de ces partis comme une perte d’identité de la nation propre. L’ersatz que décrit Waldenfels se construit alors comme reconquête du propre par l’éloignement de l’étranger.
Au niveau économique, « les ‘‘perdants de la modernisation’’ », quand ils pensent « à l’étranger, pense[nt] d’abord à des places de travail dérobées ». En France, par exemple, les électeurs du Rassemblement National, pour une large part, « se sentent socialement exclus, menacés de perdre leur statut et recherchent la protection sociale et la sécurité ». Dès lors, un programme qui fait la part belle à « des dispositions de protection sociale ethnicisées et un protectionnisme économique » fournit un produit de substitution à cette population, lui donnant l’impression d’être au centre du jeu, quand bien même « ‘‘la galère’’ est […] ce qui l[a] rapproche de l’immense majorité des ‘‘immigrés’’ ». Le protectionnisme économique devient alors un moyen artificiel de faire de ces régions délaissées par la mondialisation des centres.
Ces centres se construisent aussi via un protectionnisme culturel, qui veut se dresser face « à la libération des liens moraux, l’affaiblissement de la mémoire collective », et plus généralement face à une identité « menacée ». Cette sensation de menace peut venir notamment des flux de migrations, avec la peur d’une « compétition ethnique »."
"Waldenfels estime que les partisans de l’universalisme [comme Habermas] vont jusqu’à se sentir « chez [eux] dans le monde » et finalement ne rencontrent plus jamais l’étranger puisqu’il n’y a pas de destinataire du discours qui ne fasse partie du « nous » de la raison."
"Le cosmopolitisme oblige à penser un « nous » commun, une morale commune. Et ce postulat présuppose un monde politique commun. Dans un monde cosmopolitique, donc, ceux qui ne font pas partie de ce « nous » performatif, qui ne font pas partie de ce « ciment aux propriétés déterminables permettant de rassembler les hommes et les peuples », sont exclus. On réduit les autres (« sans-papiers », « clandestins », « demandeurs d’asile », …) à sa voix propre. Le seul moyen pour l’étranger d’exister est paradoxalement de n’être plus étranger. Ceux qui restent étrangers, en dehors du mouvement d’appropriation et d’entrée dans la sphère cosmopolitique – les rejetés, les exclus, les hors-communauté – sont des indésirables qui peuvent se transformer en ennemis. Il faut ajouter qu’une sphère qui s’étend reste une sphère : que le nouveau soit lissé par des mécanismes d’absorption plutôt que rejeté ne change pas grand-chose et le propre finit aussi par tourner à vide puisque l’expérience de l’étranger, qui crée du nouveau, finit par disparaître dans le tourbillon d’une uniformisation croissante. Le résultat obtenu est proche de l’unidimensionnalité marcusienne, « qui procède en rabotant, en aplatissant, en lissant, en banalisant » les surplus de l’expérience, « ce qui rend récupérables les manifestations d’exception auxquelles elle fait occasionnellement place » sans qu’il n’y ait véritable changement de situation, véritables échanges avec l’étranger."
"Sans place pour l’inattendu, pour l’accidentel, pour le déconcertant, c’est l’attention portée à l’étranger radical qui est purement et simplement déniée dans son principe même. Ce qui prévaut alors, c’est une fonctionnalisation qui analyse le présent avec des grilles toujours déjà obsolètes car présupposant un commun qui n’existe pas. Le cosmopolitisme mène sans s’en rendre compte vers une inhospitalité à l’égard de l’étranger, puisqu’il est toujours amené à être au plus vite transformé en propre. Toute visite de l’étranger n’est dans ce cadre plus qu’un événement qui change pour un instant à peine le cadre du quotidien. Dans ce cadre, les rapports entre le propre et l’étranger semblent déterminés par avance depuis une position surplombante. Faisant partie d’un tout, la radicalité de l’étranger est niée et la prévisibilité de sa toujours possible survenue redonne en fin de compte le pouvoir à l’État, lequel institue à l’avance un ostracisme fondé sur l’égalité entre êtres raisonnables, dont on trouvait déjà trace dans la cité grecque."
"Plutôt que de vouloir se protéger de l’étranger ou de vouloir se l’approprier, un Grenzverkehr –un trafic transfrontalier entre le propre et l’étranger– est à favoriser. Celui-ci nous rappelle que l’espace de la relation avec l’étranger ne s’ouvre et devient commun que lorsque je lui prête attention. Une Europe anonyme signifie qu’elle n’est rien a priori, ni bastion ni raison ; elle existe par les imbrications continues du propre et de l’étranger. L’accent est ainsi mis sur la contingence de la forme Europe, comme de toutes les identités. Faire vivre la forme Europe, c’est la voir comme une réponse, ou plutôt comme des réponses possibles à tout ce qui vient la heurter, c’est « multiplier les croisements » sans pour autant faire disparaître les frontières, favorisant ainsi les relations entre les régions et entre les cultures sans passer par les mégapoles, « centres bureaucratiques et technocratiques » favorisant la reproduction atone du même. Ces croisements ouvrent des possibles qui mènent à une « universalisation au pluriel » grâce à l’ouverture d’un monde commun, que permet l’attention que nous donnons à l’étranger. « Le phénomène de l’attention, explique Alloa, engage un être-ensemble qui ne produit que du commun, mais rien de propre. » Nous ne choisissons jamais complètement de donner notre attention, puisqu’elle est d’abord suscitée par ce qui vient nous heurter. Nous choisissons en revanche vers où et comment la diriger, pour créer, dans les interstices, un universel commun qui n’est « à proprement parler rien […]. Mais ce vide ne sépare pas, il rassemble en empêchant toute cristallisation identitaire définitive des différents ordres et en les amenant sans cesse à se redéfinir ». Ce concept d’attention – auquel, par ailleurs, Waldenfels a consacré un très beau livre – a une portée socio-politique immédiate. Comme l’explique Alloa, le phénomène de l’attention produit du commun sans créer de propre ; ce commun qui se crée au pluriel, dans de multiples lieux, augmente le nombre de seuils, de moments de bascule entre le propre et l’étranger. Cela crée de nouveaux ordres, de nouvelles identités, sans « cristallisation identitaire »."
"Pour le dire autrement, il n’y a rien de commun avant l’agir ensemble. Dans un article récent, Waldenfels précise sa pensée en évoquant la possibilité du voisinage comme lieu d’émergence privilégié de cet universel au pluriel. Insister sur l’importance du voisinage, c’est donner de l’importance non à une forme propre, mais à une multiplicité de lieux de croisements, de lieux de rencontres, rendus possibles à la fois par la proximité physique et par des figures tierces indispensables pour ouvrir ce commun."
"C’est le rôle, au-delà des travailleurs sociaux, des activités de rencontre, des activités sportives ou des sorties organisées par des associations de soutien, ou d’habitants qui se contentent d’offrir de l’attention, du temps. Donner l’attention, cela veut dire n’avoir pas peur de la « maladresse inhérente aux réponses pratiques » qui « est le moteur du changement », la voie entre nationalisme et cosmopolitisme."
-Audran Aulanier, "Nationalisme et cosmopolitisme. La phénoménologie de l’étranger de Bernhard Waldenfels", Implications philosophiques, 2 février 2021 : https://www.implications-philosophiques.org/nationalisme-et-cosmopolitisme-la-phenomenologie-de-letranger-de-bernhard-waldenfels/#_ftnref3