"Par initiative, on entendra l’acte de commencer (initiare), d’initier une action nouvelle et novatrice, capable de rompre avec un passé et d’inaugurer un avenir, pour introduire dans l’être une certaine nouveauté. Par poétique, l’étude des modalités et des conditions selon lesquelles l’imagination, et plus précisément la rêverie, peut contribuer à libérer et à nourrir les capacités d’initiative du sujet, pour lui ouvrir de nouvelles possibilités d’action. À rebours d’une croyance dominante, qui réduit la rêverie à une attitude passive de déni du réel et de fuite dans l’imaginaire, stérile sur le plan de l’action individuelle et collective, l’auteur du Droit de rêver en fait une activité psychique décisive, autrement en prise avec le réel, et dotée d’une singulière portée poético-pratique : ressaisie comme rapport actif, incarné et engagé, à des images de prédilection recrutées pour leur aptitude à dynamiser, à étayer et à éclairer l’agir, la rêverie nous reconduit à l’imaginaire comme à l’arrière-plan onirique dont émergent nos initiatives les plus personnelles et les plus novatrices." (p.95)
"Bachelard revendique dès L’intuition de l’instant une « philosophie de l’acte » orientée contre la « philosophie de l’action » de Bergson, et transpose au passage sur le terrain pratique l’opposition métaphysique entre « philosophie de l’instant » et « philosophie de la durée ». La notion d’acte désigne avant tout, dans le cadre de sa métaphysique dynamiste, l’actualisation d’une « énergie d’existence » se phénoménalisant de façon instantanée et discontinue, au gré d’émergences successives, sur les plans superposés de la matière, de la vie et de l’esprit. [...] L’action, loin de trouver son origine dans la poussée d’une durée continue, procède d’un acte de décision instantanée, en rupture avec toute paresseuse continuité." (p.96)
"Toute action est dialectique, dans la mesure où l’acte qui l’initie se trouve précédé d’une hésitation qui se trouvera précisément surmontée à l’instant de la décision. Ce dépassement procède, non pas d’une dialectique logiciste, mais d’une dialectique dynamiste d’inspiration énergétiste, impliquant l’opposition entre des forces antagonistes. De façon générale, « l’action a lieu à travers une contradiction », au sens où elle implique un conflit entre une « bonne volonté » (active) et une « mauvaise volonté » (passive). Chaque action particulière implique à son tour la recherche d’un « équilibre entre des impulsions inverses », qui se cherche à travers l’hésitation, comme l’illustre l’exemple du joueur de billard : « les oscillations plus ou moins amples du bras qui rapprochent ou éloignent de la bille la pointe de la queue avant de porter le coup » expriment la crainte alternée de donner tantôt « un coup trop fort » tantôt « une poussée trop faible », en même temps que la nécessité, pour effectuer un geste efficace, d’administrer des énergies affectivo-motrices en ne les laissant « ni couler » (dans la continuité d’un geste passif et timoré) ni « exploser » (dans la discontinuité d’un geste actif et orgueilleux). Or, cette hésitation cesse à l’instant précis où s’établit cet équilibre dynamique, et où le coup peut être porté et/ou lâché avec succès. L’alternance plus ou moins rythmée entre des « impulsions inverses » (donner-retenir le coup) impliquant des « affectivités opposées » (orgueil-crainte), expression d’une hésitation créatrice, laisse alors place à une union vibratoire des contraires affectifs, correspondant à un tiers-état proprement ambivalent, dans lequel ces contraires conjuguent leurs vertus, pour soutenir un geste énergique, adroit et précis. La décision contracte ainsi dans l’instant l’alternance rythmique des impulsions opposées en ambivalence active : « Le resserrement d’une action sur l’instant décisif constitue à la fois l’unité et l’absolu de cette action ». Toutefois, c’est bien le joueur qui –par un acte conscient– décide d’initier véritablement son geste, autrement dit de libérer le coup, à l’instant où il sent que cet équilibre dynamique est atteint. La dynamique de l’acte, tout en engageant l’affectivo-motricité, ne suspend donc nullement le privilège de la conscience." (p.97)
"Il peut alors, pour reprendre une expression récurrente de Bachelard, « devenir le sujet du verbe» commencer, sans se trouver dessaisi de sa capacité d’initiative propre, que ce soit par la pression intérieure de quelque « irrésistible poussée » affective qui le déterminerait à commencer, ou par la pression extérieure d’un réel auquel il s’agirait seulement de s’adapter. [...]
Toute action complexe intègre, dans un tissu temporel discontinu, une pluralité plus ou moins cohérente d’actes instantanés reprenant et renouvelant l’acte initial. L’acte qui l’initie doit, pour s’inscrire dans la durée ou se déployer en action, être réinitié au gré de reprises instantanées et discontinues. Ces reprises constituent autant d’« actes intercallaires » qui s’insèrent entre le commencement et la fin de l’action, et la constituent graduellement par un processus d’intercallation et truffage. Elles introduisent discrètement dans son développement effectif –par micro-émergences– un différentiel de nouveauté, produisant ainsi ce que l’on pourrait appeler, dans un style non-bergsonien, une création discontinue d’imprévisible nouveauté. Le développement de l’acte initial laisse en effet toujours ouverte des « possibilités d’arrêt et de déviation », permettant d’y introduire « une juste mesure de nouveauté », autrement dit des variations maîtrisées." (p.98)
"Dans ce cadre métaphysique, le problème de la liberté n’a plus à être posé, comme chez Kant, en termes d’infraction à la légalité naturelle. Bergson avait déjà cherché à dépasser la position kantienne du problème de la liberté, en redéfinissant cette dernière comme actualisation de notre moi profond ou de notre durée substantielle. Il demeure toutefois tributaire du déterminisme classique, pourtant dépassé par la physique moderne. La dialectique de la durée appelle en effet à reconnaître, comme corrélat de la discontinuité du temps, « le caractère nécessairement lacuneux » de la causalité et « l’intervention de la probabilité dans les lacunes de l’enchaînement causal. »" (p.101)
"Ces possibilités concernent jusqu’aux mobiles affectifs de l’acte, en vertu de ce que Bachelard nommera plus tard un «principe d’indétermination de l’affectivité.» En suspendant l’agir, l’esprit peut s’immerger dans ces pré-conditions et renouer avec «la liberté ou à la chance initiale du devenir», opérer « un retour à la liberté du possible », pour mieux prendre acte –à l’instant de la décision– des possibilités entrevues ou pressenties dans les lacunes de la causalité ou les interstices du déterminisme. Il peut exercer pleinement sa puissance de décision, lorsqu’il sait et sent, à l’issue de cette phase de préparation dynamique à travers laquelle pensée (« évidence des motifs ») et affectivité («joie de l’acte») cherchent leur point de convergence, que l’instant est venu d’agir. C’est alors bel et bien « l’instant qui décide et qui ébranle »." (p.102)
"L’imagination est elle-même même acte, d’abord au sens (métaphysique) où elle actualise ici et maintenant, à travers ses images, le dynamisme vertical de « l’énergie d’existence », et au sens (psychologique) où elle est rapport actif entre un sujet et des images." (p.103)
"Les images poétiques les plus mobilisatrices à cet égard accumulent de façon inédite une pluralité cohérente de fines ambivalences, de telle sorte qu’elles individualisent l’ambivalence massive et indifférenciée propre aux archétypes tout en captant l’énergie affectivo-motrice dont ils sont chargés. L’image devient alors, pour celui qui l’a activement méditée, une ressource psychique mobilisable à tout instant de façon consciente et contrôlée, une « image initiale » dont il peut librement disposer au seuil de l’agir effectif comme d’une « réserve d’énergie » capable de nourrir ses initiatives, comme une « réserve de liberté » capable de leur redonner de la marge ou du jeu." (p.103)
"Vertus du travail des matières qui, par leur « coefficient d’adversité» différenciés, enseignent différentes manières d’entrer en matière, de mettre le corps et l’esprit à l’ouvrage, voire « des types individualisés de souplesse et de décision. »." (p.109)
"Approche dynamiste de l’imaginaire faisant de ce dernier –par analogie avec un champ électromagnétique– un univers mental polarisé et tendu, structuré selon la dualité polaire du Jour et de la Nuit, autour d’un axe vertical couplant dynamiquement –dans un temps synchronique– les pôles imaginaires de la « hauteur » diurne et de la « profondeur » nocturne. Les images sont elles-mêmes, en tant qu’éléments de ce champ, des réalités dynamiques polarisée et orientées, caractérisées par une certaine intensité et par une certaine tonalité affective, qui les investissent d’une valeur existentielle. Chaque image subit l’influence des autres images du champ et ne prend sens, c’est-à-dire force et consistance, qu’en fonction de sa relation aux autres images, avec lesquelles elle peut former, à l’instar des grains de limaille dans un champ électromagnétique, des « lignes d’images » polarisées et orientées." (p.110)
"L’image poétique induit alors chez le lecteur une véritable verticalisation affective." (p.111)
"Risque de dépolarisation de l’imagination poético-pratique, par excès ou défaut d’altitude imaginaire, ces deux risques se trouvant respectivement illustrés par l’intuitionnisme immersif de Bergson et par le rationalisme surplombant de Sartre. Ces derniers représentent pour Bachelard les deux faces, nocturne et diurne, d’un certain intellectualisme français, à la fois oniriquement surdéterminé et aveugle aux pré-conditions oniriques qui précèdent et sous-tendent l’exercice effectif de la liberté. Le défaut d’altitude imaginaire caractérise l’intuitionnisme immersif d’un Bergson qui, privilégiant une vision en profondeur, s’avère originairement prédéterminé par un imaginaire hydrique polarisé dans le sens de la Nuit, ou de l’intimité profonde. Ce défaut d’altitude imaginaire a pour corrélat une hypertonie affective et une incapacité à résister à la dynamique affective de l’image, qui compromet toute véritable possibilité d’initiative par un effet d’entraînement non maîtrisé, court-circuitant le contrôle de la conscience. Il contribue en outre à éclairer, sur un plan théorique, la détermination de la conscience comme durée intime ou vécue, ainsi que son corrélat, celle de l’acte libre comme expression immédiate et totale du passé que nous sommes, ou d’un élan continu engageant « notre passé tout entier. » À l’autre pôle, l’excès d’altitude imaginaire est caractéristique du rationalisme surplombant de Sartre qui, privilégiant une vision panoramique et monarchique, s’avère pour partie déterminé par un imaginaire aérien polarisé dans le sens du Jour, ou des « rêves dans la hauteur claire ». Cet excès d’altitude imaginaire a pour corrélat une hypotonie affective, autrement dit une incapacité à participer à la dynamique affective de l’image, qui compromet toute initiative véritablement incarnée et engagée. Un tel imaginaire sous-tend en outre, d’un point de vue théorique, la détermination explicitement anti-bergsonienne de la conscience –désormais claire comme un grand vent– comme néantisation active, ainsi que son corrélat, celle de la liberté comme pure projection vers l’avenir d’un pour soi évidé, par rupture radicale avec un passé versé au registre de l’en soi et de la passivité. Aussi Sartre reste-t-il, selon Bachelard, du fait même de son opposition massive et radicale à Bergson, « bergsonien malgré lui ». Qu’elle soit placée sous le signe d’un élan continu récapitulant tout un passé ou sous celui du projet irruptif faisant rupture avec tout passé, l’imagination poético-pratique apparaît dans les deux cas mono-orientée et demi-verticalisée. [...] Elles participent en somme d’un même idéalisme de la liberté." (pp.114-115)
"Il s’agit de se tenir au centre d’un spectre de variations poético-pratiques délimité par les pôles du Jour et de la Nuit." (p.116)
"L’acte prométhéen est, pour une imagination poético-pratique bien réglée, un acte de « désobéissance adroite », qui implique un élan maîtrisé par une conscience lucide et active." (p.120)
"Ces « images-acte » s’avèrent autrement mobilisatrices que toute leçon de morale générale faites de maximes formelles ou d’exemples empiriques." (p.121)
"Nos initiatives les plus libres ne se soutiennent ni d’un sujet transcendantal qui leur servirait de fondement (Kant), ni d’une durée substantielle dont elles seraient l’expression immédiate (Bergson), ni du pur projet d’une conscience néantisante (Sartre). Elles impliquent une participation lucide et active, méthodiquement réglée, à un imaginaire ressaisi comme le milieu dynamique dont elles émergent, à travers lequel elles se préméditent et se préfigurent." (p.122)
-Gilles Hieronimus, « Gaston Bachelard, une poétique de l’initiative », Éthique, politique, religions, n° 13, 2018 – 2, Imaginaire et praxis. Autour de Gaston Bachelard, p. 95-122.