http://www.persee.fr/doc/reg_0035-2039_1963_num_76_361_3746
"Cette vision du monde lucide et désespérée, ce pessimisme héroïque qu'on trouve dans l'Iliade, et qui constitue proprement la conscience tragique." (p.327)
"Un être exemplaire acculé par le destin à un comble de malheur auquel il ne peut échapper qu'en cessant d'être lui-même, voilà la situation-type du tragique." (p.330)
"Telle est la grandeur du héros tragique: lucide et fort, il s'identifie à quelque grande Idée qui justifie à ses yeux sa présence au monde (sans elle il ne serait plus, selon le mot d'Achille, qu' "inutile fardeau de la terre"). Son malheur, c'est de se trouver placé dans une situation telle qu'il ne peut survivre qu'en trahissant l'Idée qu'il incarne: forcé de choisir (et les chaînes qui lient Prométhée à son rocher sont bien le symbole de cette nécessité), mais libre de son choix, maître en ce sens de sa destinée, mais en fait acculée à une alternative de mort, il est voué par sa grandeur même au sort le plus cruel. Aveugle ou lâche, il échapperait à la souffrance. Ce que découvre la conscience tragique, c'est l'impossibilité de vivre sans sacrifier les exigences les plus nobles de la pensée et du cœur, c'est le divorce entre la Valeur et l'Existence. Victime de sa noblesse, le héros s'abîme dans la mort ou le désespoir, inspirant au spectateur une pitié qui n'est pas, comme l'a bien vu Hegel, simple attendrissement devant le malheur, mais qui est faite autant de respect que de compassion. Corneille sentait parfaitement l'esprit du tragique quand, aux passions désignées par Aristote, il proposait de joindre l'admiration." (p.332)
"Montrer l'homme juste accablé, peindre le triomphe de l'Injustice, n'est-ce-pas, aux yeux du philosophe, souiller la Réalité qui est Raison et Justice ? Ainsi Aristote rejoint Platon dans la condamnation non de la tragédie, mais du tragique: ce que Platon reproche à Homère, au plus grand et au plus tragique des poètes, c'est de nous faire compatir aux larmes des héros, donc de nous les faire croire justifiées, alors que la Sagesse interdit de pleurer parce qu'elle voit le Bien par-delà les apparences. Mais tandis que Platon, visant l'essence du tragique, le condamne sans réserves à travers l'œuvre d'Homère, Aristote propose une forme de tragédie qui lui paraît acceptable, dans la mesure même où elle n'est pas tragique. Or cette forme de poésie dramatique, il la trouve mise en œuvre dans un grand nombre de pièces. Car, mises à part les cinq que nous avons citées (auxquelles peut-être on peut joindre Ajax), en fait les tragédies grecques ne sont pas tragiques, mais révèlent chez leurs auteurs le dessein de dépasser ou d'écarter la vision tragique.
Dépasser le tragique, dissoudre le pessimisme dans un optimisme retrouvé, c'est ce que tentait Eschyle dans ses trilogies. Si Prométhée reste pour nous le symbole du Révolte désespéré, c'est que nous ne pouvons lire que le premier acte de la trilogie ; au dernier, Zeus et Prométhée, après des siècles de haine, se réconciliaient. La seule trilogie qui nous reste nous montre au dénouement l'Oreste déchiré des Choéphores apaisé par le temps qui l'a purifié de sa souillure, et enfin acquitté par le jugement de l'Aréopage et d'Athéna." (pp.332-333)
"Déjà l'Odyssée corrigeait l'Iliade: si les deux œuvres sont du même auteur, il faut admettre que le vieil Homère, tempérant le pessimisme de sa jeunesse, voulait croire à la sollicitude des Dieux pour les hommes de bien, à la justice du Destin. Et cet optimisme se retrouve dans les trilogies d'Eschyle, préparant l'idéalisme platonicien. Tandis qu'Euripide fait le procès de l'homme victime de ses passions, les philosophes élaborent une sagesse faite de mesure et d'acceptation, aux yeux de laquelle la conscience tragique avec son exigence d'absolu n'est que folie." (p.336)
-Gilberte Ronnet, "Le sentiment du tragique chez les Grecs", Revue des Études Grecques, Année 1963, 76-361-363, pp. 327-336.
"Cette vision du monde lucide et désespérée, ce pessimisme héroïque qu'on trouve dans l'Iliade, et qui constitue proprement la conscience tragique." (p.327)
"Un être exemplaire acculé par le destin à un comble de malheur auquel il ne peut échapper qu'en cessant d'être lui-même, voilà la situation-type du tragique." (p.330)
"Telle est la grandeur du héros tragique: lucide et fort, il s'identifie à quelque grande Idée qui justifie à ses yeux sa présence au monde (sans elle il ne serait plus, selon le mot d'Achille, qu' "inutile fardeau de la terre"). Son malheur, c'est de se trouver placé dans une situation telle qu'il ne peut survivre qu'en trahissant l'Idée qu'il incarne: forcé de choisir (et les chaînes qui lient Prométhée à son rocher sont bien le symbole de cette nécessité), mais libre de son choix, maître en ce sens de sa destinée, mais en fait acculée à une alternative de mort, il est voué par sa grandeur même au sort le plus cruel. Aveugle ou lâche, il échapperait à la souffrance. Ce que découvre la conscience tragique, c'est l'impossibilité de vivre sans sacrifier les exigences les plus nobles de la pensée et du cœur, c'est le divorce entre la Valeur et l'Existence. Victime de sa noblesse, le héros s'abîme dans la mort ou le désespoir, inspirant au spectateur une pitié qui n'est pas, comme l'a bien vu Hegel, simple attendrissement devant le malheur, mais qui est faite autant de respect que de compassion. Corneille sentait parfaitement l'esprit du tragique quand, aux passions désignées par Aristote, il proposait de joindre l'admiration." (p.332)
"Montrer l'homme juste accablé, peindre le triomphe de l'Injustice, n'est-ce-pas, aux yeux du philosophe, souiller la Réalité qui est Raison et Justice ? Ainsi Aristote rejoint Platon dans la condamnation non de la tragédie, mais du tragique: ce que Platon reproche à Homère, au plus grand et au plus tragique des poètes, c'est de nous faire compatir aux larmes des héros, donc de nous les faire croire justifiées, alors que la Sagesse interdit de pleurer parce qu'elle voit le Bien par-delà les apparences. Mais tandis que Platon, visant l'essence du tragique, le condamne sans réserves à travers l'œuvre d'Homère, Aristote propose une forme de tragédie qui lui paraît acceptable, dans la mesure même où elle n'est pas tragique. Or cette forme de poésie dramatique, il la trouve mise en œuvre dans un grand nombre de pièces. Car, mises à part les cinq que nous avons citées (auxquelles peut-être on peut joindre Ajax), en fait les tragédies grecques ne sont pas tragiques, mais révèlent chez leurs auteurs le dessein de dépasser ou d'écarter la vision tragique.
Dépasser le tragique, dissoudre le pessimisme dans un optimisme retrouvé, c'est ce que tentait Eschyle dans ses trilogies. Si Prométhée reste pour nous le symbole du Révolte désespéré, c'est que nous ne pouvons lire que le premier acte de la trilogie ; au dernier, Zeus et Prométhée, après des siècles de haine, se réconciliaient. La seule trilogie qui nous reste nous montre au dénouement l'Oreste déchiré des Choéphores apaisé par le temps qui l'a purifié de sa souillure, et enfin acquitté par le jugement de l'Aréopage et d'Athéna." (pp.332-333)
"Déjà l'Odyssée corrigeait l'Iliade: si les deux œuvres sont du même auteur, il faut admettre que le vieil Homère, tempérant le pessimisme de sa jeunesse, voulait croire à la sollicitude des Dieux pour les hommes de bien, à la justice du Destin. Et cet optimisme se retrouve dans les trilogies d'Eschyle, préparant l'idéalisme platonicien. Tandis qu'Euripide fait le procès de l'homme victime de ses passions, les philosophes élaborent une sagesse faite de mesure et d'acceptation, aux yeux de laquelle la conscience tragique avec son exigence d'absolu n'est que folie." (p.336)
-Gilberte Ronnet, "Le sentiment du tragique chez les Grecs", Revue des Études Grecques, Année 1963, 76-361-363, pp. 327-336.