https://archive.org/details/MiguelDeUnamuno-DuSentimentTragiqueDeLaVie
"Je suis homme ; je ne m'estime étranger à aucun autre homme."
"Dans la plupart des histoires de la philosophie que je connais, on nous présente les systèmes comme s'ils s'engendraient les uns les autres, et c'est à peine si leurs auteurs y figurent autrement que comme de simples prétextes. La biographie intime des philosophes, des hommes qui philosophèrent, tient une place secondaire. Et c'est elle, pourtant – c'est cette biographie intime – qui nous explique le plus de choses."
"La philosophie répond à la nécessité de nous forger une conception unitaire et totalisante du monde et de la vie, et de former pour nous, en conséquence de cette conception, un sentiment qui donne naissance à une attitude intime, et même à une action. Mais il s'avère en réalité que ce sentiment, bien loin d'être la conséquence de cette conception, en est la cause. Notre philosophie, c'est-à-dire notre manière de comprendre ou de ne pas comprendre le monde et la vie, procède de notre sentiment à l'égard de la vie elle-même. Et la vie, comme tout ce qui est affectif, a des racines subconscientes, ou peut-être inconscientes." (idéologie philosophique)
"D'ordinaire, ce ne sont pas nos idées qui nous rendent optimistes ou pessimistes. Bien plutôt est-ce notre optimisme ou notre pessimisme
d'origine philosophique ou peut-être pathologique, qui, dans un cas comme dans l'autre, forme nos idées."
"Kant reconstruisit avec le coeur ce que son esprit avait démoli. Et, de fait, nous savons, tant par le témoignage de ceux qui le connurent, que par son témoignage à lui – dans ses lettres et dans la manière dont il apparaissait en privé, que l'homme Kant, le vieux gars un tantinet égoïste, qui enseigna la philosophie à Koenigsberg à la fin du siècle de l'Encyclopédie et de la déesse Raison, fut un homme que le problème préoccupait beaucoup. Le problème : je veux dire le seul véritable problème vital, celui qui nous prend le plus aux tripes, le problème de notre destination individuelle et personnelle, le problème de l'immortalité de l'âme. L'homme Kant ne se résignait en aucune façon à mourir. Et parce qu'en aucune façon il ne se résignait à mourir, il fit le saut dont on a parlé, le saut immortel d'une critique à l'autre.
Celui qui lira la Critique de la raison pratique avec attention et sans oeillères, verra qu'en toute rigueur, l'existence de Dieu s'y trouve déduite de l'immortalité de l'âme, et non l'immortalité de l'âme, de l'existence de Dieu. L'impératif catégorique nous mène à un postulat moral, qui requiert à son tour
dans le domaine théologique – ou plutôt eschatologique – l'immortalité de l'âme. Et pour pourvoir à cette immortalité, Dieu apparaît. Tout le reste n'est que tour de passe-passe de professionnel de la philosophie."
"Le poète et le philosophe sont frères jumeaux, lorsqu'ils ne sont pas une seule et même personne."
"La mémoire est le fondement de la personnalité individuelle, tout comme la tradition est le fondement de la personnalité collective d'un peuple."
"Tout individu qui, au sein d'un peuple, conspire à rompre l'unité et la continuité spirituelle de ce peuple, tend à le détruire, et à se détruire lui-même, en tant qu'il fait partie de ce même peuple."
"L'homme est une fin, et non un moyen. La civilisation tout entière s'adresse à l'homme, à chaque homme, à chaque moi. Sinon, quelle est cette
idole, qu'on l'appelle Humanité ou d'un tout autre nom, pour laquelle on demande à chacun d'entre tous les hommes de se sacrifier ? En effet, je me sacrifie pour mes prochains, pour mes compatriotes, pour mes enfants, lesquels à leur tour se sacrifient pour les leurs, qui eux-mêmes répètent le
sacrifice, et ainsi de génération en génération, indéfiniment. Mais qui est là pour recevoir le fruit de ce sacrifice ?"
"Ce qui arrive, c'est qu'à mesure que l'on croit moins en l'âme, autrement dit, à mesure que l'on croit moins à son immortalité consciente,
personnelle et concrète, on exagère davantage la valeur de la pauvre vie passagère. C'est là que démarrent toutes les sensibleries efféminées contre la guerre."
"Aussi vrai que nous ne vivons que de contradictions, et que nous vivons par elles, aussi vrai que la vie est une tragédie, et que la tragédie est une lutte perpétuelle, sans victoire ni espoir de victoire, la vie est contradiction."
"Il n'y aurait pas grand chose à attendre d'un gouvernant qui jamais ne se serait préoccupé, ne serait-ce que confusément, ni du principe premier, ni de la fin ultime de toutes choses, ni non plus et surtout des hommes, de leur cause première, et de leur destination dernière."
"On peut être doué d'une grande intelligence, ce qu'on appelle être surdoué, et être un abruti du sentiment, et même quelqu'un de moralement imbécile. On en a vu des exemples."
"Nous sommes tous privés de quelque chose. Seulement, certains le sentent, et d'autres non. Ou alors ils font comme s'ils ne le sentaient pas, et ne sont alors que des hypocrites."
"La pensée est un langage intérieur, et le langage intérieur procède du langage extérieur. D'où il résulte que la raison est sociale et commune."
"Je n'ai pas la prétention de discourir autrement que par métaphores."
"Au point de départ, au véritable point de départ, au point de départ non pas théorique, mais pratique de toute philosophie, il y a un but, un pour quoi. Le philosophe ne philosophe pas seulement pour philosopher, mais pour quelque chose de plus. Primum vivere, deinde philosophari – dit l'adage latin de l'Antiquité. Et comme le philosophe est homme avant d'être philosophe, il a besoin de vivre pour pouvoir philosopher, et de fait, c'est pour vivre qu'il philosophe. Et il a coutume de philosopher ou pour se résigner face à la vie, ou pour y chercher quelque finalité, ou pour se divertir et oublier des chagrins, ou pour le sport et par jeu. Pour le sport ou par jeu : un bon exemple de cela nous est fourni par ce redoutable ironiste athénien que fut Socrate, et dont Xénophon, dans ses Mémorables, nous raconte qu'il exposa si bien à la courtisane Théodote les ruses dont elle devait se servir pour attirer des amants chez elle, qu'elle demanda au philosophe de devenir son compagnon de chasse, son suntherates, en un mot : son entremetteur. Et le fait est qu'il n'est pas rare que la philosophie se change en ruse de racolage, même s'il s'agit d'un racolage spirituel. Et d'autres fois en opium, pour apaiser les chagrins."
"Nous ne voulons savoir d'où nous venons que pour mieux pouvoir découvrir où nous allons vraiment."
"Il y a trois solutions : ou je sais que je dois mourir entièrement, en quel cas le désespoir est irrémédiable ; ou je sais que je dois ne pas mourir entièrement, en quel cas je me résigne ; ou bien je ne peux savoir ni l'un ni l'autre, en quel cas je me résigne au désespoir, ou je désespère de me résigner jamais ; en quel cas : une résignation désespérée ou un désespoir résigné, et en tous cas la lutte."
"Vivre, c'est une chose, et connaître en est une autre. D'ailleurs, comme nous le verrons, il y a entre elles une telle opposition que nous pouvons dire
que tout ce qui est vital est antirationnel – et non pas seulement irrationnel – et que tout ce qui est rationnel est antivital. Et voilà ce qui forme la base du sentiment tragique de la vie." (Le nietzschéisme si évident de ce passage participe de l'antirationnalisme croissant de certains intellectuels du 20ème siècle naissant, pour lesquels la "Vie" constituait, comma l'a bien vu Sternhell, l'antithèse de "droite" à la Raison "de gauche" triomphante).
"La vérité est : sum ergo cogito – je suis, donc je pense, quoique tout ce qui est ne pense pas pour autant."
"L'univers visible, celui qui naît de l'instinct de conservation, me devient trop étroit. Je m'y sens comme en une prison, qui me semble réduite, dans laquelle mon âme tourne en rond et se heurte aux barreaux. J'étouffe. Je veux plus, encore plus, et toujours davantage. Je veux être moi-même, et sans cesser de l'être, je veux de surcroît être les autres, et me fondre dans la totalité des choses visibles et invisibles, m'étendre sans limites à tout
l'espace, et durer aussi indéfiniment que le temps lui-même. N'être ni tout, ni pour toujours, c'est comme si je n'étais pas." (soif de totalité)
"La vanité du monde et la manière dont il passe d'une part, et d'autre part l'amour : voilà les deux notes radicales et viscérales qui composent toute
poésie véritable. Et ces deux notes sont telles que l'une ne peut résonner sans que l'autre résonne à son tour. Le sentiment de la vanité du monde
transitoire nous pousse à l'amour, qui est la seule occasion de vaincre ce qui est vain et transitoire, la seule chose qui remplisse la vie, et l'éternise. Du
moins, à ce qu'il semble, car en réalité... L'amour, surtout lorsque la lutte contre le Destin nous abîme dans le sentiment de la vanité de ce monde
d'apparences, et nous en fait entrevoir un autre où, le destin étant vaincu, c'est la liberté qui règne."
"Je ne veux pas mourir. Non ! Je ne le veux pas, et je ne veux pas le vouloir. Je veux vivre toujours, toujours, toujours ; et je veux que ce soit moi qui vive, ce pauvre moi que je suis, tel que je me sens être ici et maintenant, et c'est pour cela que le problème de la durée de mon âme, de mon âme à moi, me tourmente."
"Ce que vous appelez égoïsme est le principe de gravité du psychisme, c'est le postulat nécessaire. « Aime ton prochain comme toi-même ! » nous dit-on, partant du principe que chacun s'aime lui-même. L'on ne nous dit pas : « Aime-toi toi-même ! » Et pourtant, nous ne savons pas nous aimer nous-mêmes."
"Je ne me résigne pas à la raison, je me rebelle contre elle ! Et à force de foi, j'aspire à créer ce Dieu qui est le mien, mon Dieu immortalisant."
"Lorsque le doute s'empare de la foi en l'immortalité de l'âme et la flétrit, la soif de perpétuer notre nom et notre renommée s'en trouve renforcée, et aiguillonnée. D'où cette terrible lutte pour se singulariser, pour survivre d'une manière ou d'une autre dans la mémoire des autres, et des générations futures – lutte mille fois plus terrible que la lutte pour la vie – qui donne à notre société sa tonalité, sa couleur et son caractère, et dans laquelle se disperse la foi médiévale en l'immortalité de l'âme. Tout un chacun veut s'affirmer, ne serait-ce qu'en apparence.."
"L'envie est mille fois plus terrible que la faim, car elle est la faim de l'esprit."
"Celui qui méprise l'applaudissement des foules aujourd'hui cherche tout simplement à survivre dans des minorités renouvelées de générations en générations. [...] Les foules abattent bientôt elles-mêmes leurs propres idoles, dont les statues se brisent au pied du piédestal sans que personne ne les regarde, tandis que ceux qui conquièrent le cœur de quelques gens triés sur le volet, seront bien plus longtemps l'objet d'un culte fervent, au sein d'une chapelle certes petite et retirée, mais qui les sauvera des eaux de l'oubli. L'artiste sacrifie l'extension de sa renommée à sa durée. Son ambition est de perdurer à jamais dans un recoin de l'espace, plutôt que d'illuminer l'Univers pour une seconde. Il lui plairait davantage d'être un atome éternel et conscient de lui-même, plutôt que d'être la conscience momentanée de l'Univers tout entier. Il sacrifie l'infinité à l'éternité."
"Ce n'est pas tant la soif de plaisirs à conquérir, que la terreur qu'inspire la pauvreté, qui pousse nos pauvres à rechercher des sous."
"La notion nietzschéenne de l'éternel retour est une idée orphique."
"Les jugements de valeur ne sont pas seulement impossibles à rationaliser : ils sont antirationnels."
"Ce qui est spécifiquement religieux dans le catholicisme, c'est l'immortalisation, et non la justification comme chez les Protestants. Le
protestantisme est davantage éthique que religieux. Et c'est chez Kant que le protestantisme se montra jusque dans ses dernières conséquences – n'en déplaise aux kantiens orthodoxes – qui sont que la religion y dépend de la morale, et non la morale de la religion – comme c'est le cas dans le catholicisme."
"Le véritable péché, le péché contre l'Esprit Saint peut-être, l'irrémissible péché, est le péché d'hérésie, celui de penser par et pour nous-mêmes.
On a déjà entendu dire, ici en Espagne, qu'être libéral – autrement dit, hérétique – était pire que d'être assassin, voleur, ou adultère. Le plus grave de tous les péchés est de ne pas obéir à l'Église, dont l'infaillibilité nous dispense de tout usage de la raison."
"C'est ce qui est vital qui s'affirme, et pour s'affirmer, il crée en se servant de la rationalité – son ennemie – toute une construction dogmatique, que l'Église défend contre le rationalisme, contre le protestantisme, contre le modernisme. Elle défend la vie. Elle barra la route à Galilée, et elle fit bien. En effet, sa découverte, en un seul principe, même en l'adaptant à l'économie des connaissances humaines, tendait à profaner la croyance anthropocentrique d'après laquelle l'univers a été créé pour l'homme. Elle s'opposa à Darwin, et elle fit bien. Car le darwinisme tend à profaner notre croyance d'après laquelle l'homme est un animal exceptionnel, créé tout exprès pour être éternisé. Et enfin, Pie IX, le premier souverain pontife qui fut déclaré infaillible, s'est déclaré en opposition irréconciliable avec la civilisation prétendue moderne. Et il fit comme il fallait."
"Le comte Joseph de Maistre, ce grand catholique au catholicisme populaire et vital." (De Maistre, le plus fanatisme de tous les contre-révolutionnaires, méprisait tellement l'homme et sa méchanceté incurable que, ainsi que le remarque Gopal Balakristan, son pessimisme devait entrer en tension avec le christianisme lui-même)
"Il n'y a aucun moyen de prouver rationnellement l'immortalité de l'âme."
"Dire que tout est Dieu, et qu'en mourant nous retournons à Dieu – ou plutôt que nous continuons d'être en lui, ne vaut rien du tout par rapport à ce à quoi nous aspirons. Car s'il en est ainsi, c'est que nous étions en Dieu avant de naître, et si en mourant nous revenons là où nous étions avant de naître, cela signifie que l'âme humaine, la conscience individuelle, est périssable. Or, comme nous savons très bien que Dieu, le Dieu personnel et conscient du monothéisme chrétien, n'est pas autre chose que le producteur et surtout le garant de notre immortalité, l'on en vient à dire – fort justement d'ailleurs – que le panthéisme n'est qu'un athéisme déguisé. Et je crois pour ma part qu'il n'est pas même déguisé. Aussi ont-ils eu raison, ceux qui parlèrent de Spinoza – dont le panthéisme est entre tous le panthéisme le plus logique, et le plus rationnel – comme d'un athée."
"Toutes les élucubrations prétendument rationnelles ou logiques invoquées à l'appui de notre soif d'immortalité, ne sont que plaidoiries et sophistications."
"Pour la raison, la vérité est ce dont l'être, ce dont l'existence, peut être démontrée – que cela nous console ou non. Et la raison n'est certainement pas une faculté consolante."
"La position épicurienne, dont la forme radicale et la plus grossière est : « mangeons et buvons, car il faudra mourir demain », ou bien le Carpe diem d'Horace, qui pourrait se traduire par : « vis au jour le jour », n'est au fond pas différente de la position stoïcienne : pense à ce que te dicte la conscience morale, et peu importe le reste. Ces deux positions ont une base commune : le plaisir pour le plaisir et le devoir pour le devoir reviennent au même."
"Le plus logique et le plus cohérent de tous les athées – je veux dire de tous ceux qui nient la persistance indéfinie dans l'avenir de la conscience individuelle – et en même temps le plus pieux d'entre eux : Spinoza, a consacré la cinquième et dernière partie de son Éthique à expliquer la route qui conduit à la liberté, et à préciser le concept de béatitude. Le concept ! Le concept ; non pas le sentiment ! Pour Spinoza, qui fut un intellectualiste redoutable, la béatitude (beatitudo) est un concept, et l'amour que nous avons pour Dieu est un amour tout intellectuel. Après avoir établi, à la proposition 21 de cette cinquième partie, que « l'esprit ne peut s'imaginer quelque chose ou se souvenir des choses passées que tant que le corps dure » - ce qui équivaut à nier l'immortalité de l'âme, puisqu'une âme qui ne se souvient plus de son passé une fois séparée du corps au sein duquel elle vivait, n'est ni immortelle, ni une âme – il en vient à nous dire dans la proposition 23 que « l'esprit humain ne peut être absolument détruit avec le corps, mais qu'il en reste quelque chose, qui est éternel », et cette éternité de l'esprit est une certaine manière de penser. Mais ne vous laissez pas abuser ; il n'y a pas une semblable éternité pour l'esprit individuel. Tout cela est sub aeternitatis specie, autrement dit : pure duperie. Rien n'est plus triste, plus désolant, plus antivital que cette béatitude, cette beatitudo spinozienne, qui est un amour intellectuel pour Dieu, lequel amour n'est au fond que celui de Dieu, l'amour par lequel Dieu s'aime lui-même (proposition 36). Notre béatitude, autrement dit : notre liberté, réside dans l'amour constant et éternel de Dieu vis-à-vis des hommes. C'est ce que dit le scolie de cette proposition 36. Et tout cela pour en venir à conclure dans la proposition finale qui couronne toute l'Éthique, que le bonheur n'est pas la récompense de la vertu, mais la vertu elle-même. Et cela vaut pour tout le monde ! Ou pour le dire en bref : nous provenons de Dieu et nous retournons à Dieu ; ce qui signifie, traduit en langage vital, en langage sentimental et concret, que ma conscience personnelle procède du néant, de mon absence de conscience, et qu'au néant, elle retournera. »
"Mais est-il possible de travailler à quelque chose de sérieux et de durable, en oubliant l'immense mystère de l'univers, et sans s'en enquérir jamais ?"
"C'est qu'au fond de l'abîme, le désespoir du sentiment et de la volonté d'un côté, et le scepticisme de la raison de l'autre, se trouvent face-à-face, dans les bras l'un de l'autre, comme deux frères. Et c'est de cette étreinte – de cette étreinte tragique, autrement dit : viscéralement amoureuse – que jaillira la vie, une vie grave et terrible. Le scepticisme, l'incertitude, stade ultime de la raison appliquant son analyse sur elle-même, sur sa propre validité, forme la base sur laquelle ce sentiment de la vie qu'est le désespoir fondera son espérance."
"Désabusés, nous nous sommes trouvés obligés d'abandonner en chemin la position de ceux qui cherchent à transformer la consolation en vérité logique et rationnelle, en prétendant prouver son caractère rationnel, ou du moins non-irrationnel, comme nous avons laissé en chemin celle des gens qui veulent faire de la vérité rationnelle une consolation et une raison de vivre. Ni l'une ni l'autre de ces deux positions ne nous a paru satisfaisante. La première répugne à notre raison, la seconde à notre sentiment. La paix entre ces deux puissances devient impossible, aussi la vie doit-elle tirer parti de la guerre qu'elles se livrent. Cette guerre – autrement dit : LA guerre – doit devenir la condition de notre vie spirituelle."
"Écoutons l'ami Kierkegaard."
"La foi en l'immortalité est irrationnelle. Et pourtant, foi, vie et raison ont besoin les unes des autres. Cette aspiration vitale n'est pas un problème à proprement parler, elle ne saurait prendre une forme logique, elle ne peut se formuler en une suite de propositions rationnellement discutables ; elle
s'impose à nous, comme la soif s'impose à nous. Le loup se jetant sur sa proie pour la dévorer, ou sur sa louve pour la féconder, ne peut pas lui non plus se représenter la pulsion qui l'anime de manière rationnelle, sous la forme d'un problème logique. La Raison et la Foi sont deux ennemies qui ne peuvent subsister l'une sans l'autre. L'irrationnel cherche à être rationalisé, et seule la raison peut agir sur l'irrationnel. Elles doivent s'appuyer l'une sur l'autre, et s'associer l'une à l'autre. Mais elles doivent s'associer en luttant, car la lutte est une manière de s'associer."
"La guerre a toujours été le plus grand facteur de progrès, plus encore que le commerce." (Quand je vous disais que le vitalisme est toujours a un pas du fascisme, sinon lui-même fasciste...Reste encore à comprendre pourquoi, au XXème siècle, la crise de la foi engendré par les progrès de la raison et de la science, a pu croire trouvé sa résolution dans la violence)
"Le sentiment que l'on a du monde, de la réalité objective, est nécessairement subjectif, humain, anthropomorphique. Toujours le vitalisme se lèvera pour faire face au rationalisme, toujours la volonté se dressera devant la raison. D'où le rythme de l'histoire de la philosophie, et ces périodes où la vie s'impose en produisant des formes spirituelles, qui succèdent à d'autres où c'est la raison qui s'impose au travers de formes matérielles, quoique ces deux formes de croyances soient dissimulées sous d'autres noms. La raison et la vie ne s'avouent jamais vaincues, ni l'une, ni l'autre."
"La conséquence du rationalisme sur le plan vital serait le suicide."
"Le but de la vie est de vivre, non de comprendre."
"Je ne comprends pas les hommes qui me disent n'avoir jamais été tourmentés par la perspective de l'au-delà, et n'avoir jamais été inquiets au sujet de leur anéantissement personnel ; en ce qui me concerne, je ne souhaite pas la paix entre mon cœur et ma tête, entre ma foi et ma raison ; ce que je veux, c'est bien plutôt qu'elles se battent l'une contre l'autre." (L'Existentialisme, si souvent mal défini, ne réside-t-il pas dans cette crise spirituelle ? Mais il faudrait alors placer Pascal, et beaucoup d'autres, sous les plis du drapeau de l'existentialisme)
"Sire Don Quichotte est l'exemple même du vitalisme dont la foi se fonde sur l'incertitude, tandis que Sancho est quant à lui l'exemple même du rationaliste qui doute de sa raison."
"Il ne s'agit pas d'établir une police transcendante, ni de maintenir l'ordre sur la Terre – un ordre, allons bon ! - par la menace ou la promesse de châtiments et de récompenses éternels par-delà la mort. Tout cela est bien bas, autrement dit : il s'agit de politique, tout au plus, ou bien d'éthique, si l'on veut. C'est de vivre, dont il s'agit !" (Ici, un instant après avoir fustigé Voltaire -flagorneur des puissants- qui affirmait la nécessité de la religion pour maintenir l'ordre social, De Unamuno renoue avec une certaine noblesse -toute anti-voltarieienne, ou, pour ainsi dire, anti-maurassienne. Noblesse qui ne va pourtant pas jusqu'à reconnaître à la politique une dimension positive...)
-Miguel de Unamuno, Du Sentiment tragique de la vie chez les hommes et chez les peuples (1913). Traduit de l'espagnol par Olivier Gaiffe.
"Je suis homme ; je ne m'estime étranger à aucun autre homme."
"Dans la plupart des histoires de la philosophie que je connais, on nous présente les systèmes comme s'ils s'engendraient les uns les autres, et c'est à peine si leurs auteurs y figurent autrement que comme de simples prétextes. La biographie intime des philosophes, des hommes qui philosophèrent, tient une place secondaire. Et c'est elle, pourtant – c'est cette biographie intime – qui nous explique le plus de choses."
"La philosophie répond à la nécessité de nous forger une conception unitaire et totalisante du monde et de la vie, et de former pour nous, en conséquence de cette conception, un sentiment qui donne naissance à une attitude intime, et même à une action. Mais il s'avère en réalité que ce sentiment, bien loin d'être la conséquence de cette conception, en est la cause. Notre philosophie, c'est-à-dire notre manière de comprendre ou de ne pas comprendre le monde et la vie, procède de notre sentiment à l'égard de la vie elle-même. Et la vie, comme tout ce qui est affectif, a des racines subconscientes, ou peut-être inconscientes." (idéologie philosophique)
"D'ordinaire, ce ne sont pas nos idées qui nous rendent optimistes ou pessimistes. Bien plutôt est-ce notre optimisme ou notre pessimisme
d'origine philosophique ou peut-être pathologique, qui, dans un cas comme dans l'autre, forme nos idées."
"Kant reconstruisit avec le coeur ce que son esprit avait démoli. Et, de fait, nous savons, tant par le témoignage de ceux qui le connurent, que par son témoignage à lui – dans ses lettres et dans la manière dont il apparaissait en privé, que l'homme Kant, le vieux gars un tantinet égoïste, qui enseigna la philosophie à Koenigsberg à la fin du siècle de l'Encyclopédie et de la déesse Raison, fut un homme que le problème préoccupait beaucoup. Le problème : je veux dire le seul véritable problème vital, celui qui nous prend le plus aux tripes, le problème de notre destination individuelle et personnelle, le problème de l'immortalité de l'âme. L'homme Kant ne se résignait en aucune façon à mourir. Et parce qu'en aucune façon il ne se résignait à mourir, il fit le saut dont on a parlé, le saut immortel d'une critique à l'autre.
Celui qui lira la Critique de la raison pratique avec attention et sans oeillères, verra qu'en toute rigueur, l'existence de Dieu s'y trouve déduite de l'immortalité de l'âme, et non l'immortalité de l'âme, de l'existence de Dieu. L'impératif catégorique nous mène à un postulat moral, qui requiert à son tour
dans le domaine théologique – ou plutôt eschatologique – l'immortalité de l'âme. Et pour pourvoir à cette immortalité, Dieu apparaît. Tout le reste n'est que tour de passe-passe de professionnel de la philosophie."
"Le poète et le philosophe sont frères jumeaux, lorsqu'ils ne sont pas une seule et même personne."
"La mémoire est le fondement de la personnalité individuelle, tout comme la tradition est le fondement de la personnalité collective d'un peuple."
"Tout individu qui, au sein d'un peuple, conspire à rompre l'unité et la continuité spirituelle de ce peuple, tend à le détruire, et à se détruire lui-même, en tant qu'il fait partie de ce même peuple."
"L'homme est une fin, et non un moyen. La civilisation tout entière s'adresse à l'homme, à chaque homme, à chaque moi. Sinon, quelle est cette
idole, qu'on l'appelle Humanité ou d'un tout autre nom, pour laquelle on demande à chacun d'entre tous les hommes de se sacrifier ? En effet, je me sacrifie pour mes prochains, pour mes compatriotes, pour mes enfants, lesquels à leur tour se sacrifient pour les leurs, qui eux-mêmes répètent le
sacrifice, et ainsi de génération en génération, indéfiniment. Mais qui est là pour recevoir le fruit de ce sacrifice ?"
"Ce qui arrive, c'est qu'à mesure que l'on croit moins en l'âme, autrement dit, à mesure que l'on croit moins à son immortalité consciente,
personnelle et concrète, on exagère davantage la valeur de la pauvre vie passagère. C'est là que démarrent toutes les sensibleries efféminées contre la guerre."
"Aussi vrai que nous ne vivons que de contradictions, et que nous vivons par elles, aussi vrai que la vie est une tragédie, et que la tragédie est une lutte perpétuelle, sans victoire ni espoir de victoire, la vie est contradiction."
"Il n'y aurait pas grand chose à attendre d'un gouvernant qui jamais ne se serait préoccupé, ne serait-ce que confusément, ni du principe premier, ni de la fin ultime de toutes choses, ni non plus et surtout des hommes, de leur cause première, et de leur destination dernière."
"On peut être doué d'une grande intelligence, ce qu'on appelle être surdoué, et être un abruti du sentiment, et même quelqu'un de moralement imbécile. On en a vu des exemples."
"Nous sommes tous privés de quelque chose. Seulement, certains le sentent, et d'autres non. Ou alors ils font comme s'ils ne le sentaient pas, et ne sont alors que des hypocrites."
"La pensée est un langage intérieur, et le langage intérieur procède du langage extérieur. D'où il résulte que la raison est sociale et commune."
"Je n'ai pas la prétention de discourir autrement que par métaphores."
"Au point de départ, au véritable point de départ, au point de départ non pas théorique, mais pratique de toute philosophie, il y a un but, un pour quoi. Le philosophe ne philosophe pas seulement pour philosopher, mais pour quelque chose de plus. Primum vivere, deinde philosophari – dit l'adage latin de l'Antiquité. Et comme le philosophe est homme avant d'être philosophe, il a besoin de vivre pour pouvoir philosopher, et de fait, c'est pour vivre qu'il philosophe. Et il a coutume de philosopher ou pour se résigner face à la vie, ou pour y chercher quelque finalité, ou pour se divertir et oublier des chagrins, ou pour le sport et par jeu. Pour le sport ou par jeu : un bon exemple de cela nous est fourni par ce redoutable ironiste athénien que fut Socrate, et dont Xénophon, dans ses Mémorables, nous raconte qu'il exposa si bien à la courtisane Théodote les ruses dont elle devait se servir pour attirer des amants chez elle, qu'elle demanda au philosophe de devenir son compagnon de chasse, son suntherates, en un mot : son entremetteur. Et le fait est qu'il n'est pas rare que la philosophie se change en ruse de racolage, même s'il s'agit d'un racolage spirituel. Et d'autres fois en opium, pour apaiser les chagrins."
"Nous ne voulons savoir d'où nous venons que pour mieux pouvoir découvrir où nous allons vraiment."
"Il y a trois solutions : ou je sais que je dois mourir entièrement, en quel cas le désespoir est irrémédiable ; ou je sais que je dois ne pas mourir entièrement, en quel cas je me résigne ; ou bien je ne peux savoir ni l'un ni l'autre, en quel cas je me résigne au désespoir, ou je désespère de me résigner jamais ; en quel cas : une résignation désespérée ou un désespoir résigné, et en tous cas la lutte."
"Vivre, c'est une chose, et connaître en est une autre. D'ailleurs, comme nous le verrons, il y a entre elles une telle opposition que nous pouvons dire
que tout ce qui est vital est antirationnel – et non pas seulement irrationnel – et que tout ce qui est rationnel est antivital. Et voilà ce qui forme la base du sentiment tragique de la vie." (Le nietzschéisme si évident de ce passage participe de l'antirationnalisme croissant de certains intellectuels du 20ème siècle naissant, pour lesquels la "Vie" constituait, comma l'a bien vu Sternhell, l'antithèse de "droite" à la Raison "de gauche" triomphante).
"La vérité est : sum ergo cogito – je suis, donc je pense, quoique tout ce qui est ne pense pas pour autant."
"L'univers visible, celui qui naît de l'instinct de conservation, me devient trop étroit. Je m'y sens comme en une prison, qui me semble réduite, dans laquelle mon âme tourne en rond et se heurte aux barreaux. J'étouffe. Je veux plus, encore plus, et toujours davantage. Je veux être moi-même, et sans cesser de l'être, je veux de surcroît être les autres, et me fondre dans la totalité des choses visibles et invisibles, m'étendre sans limites à tout
l'espace, et durer aussi indéfiniment que le temps lui-même. N'être ni tout, ni pour toujours, c'est comme si je n'étais pas." (soif de totalité)
"La vanité du monde et la manière dont il passe d'une part, et d'autre part l'amour : voilà les deux notes radicales et viscérales qui composent toute
poésie véritable. Et ces deux notes sont telles que l'une ne peut résonner sans que l'autre résonne à son tour. Le sentiment de la vanité du monde
transitoire nous pousse à l'amour, qui est la seule occasion de vaincre ce qui est vain et transitoire, la seule chose qui remplisse la vie, et l'éternise. Du
moins, à ce qu'il semble, car en réalité... L'amour, surtout lorsque la lutte contre le Destin nous abîme dans le sentiment de la vanité de ce monde
d'apparences, et nous en fait entrevoir un autre où, le destin étant vaincu, c'est la liberté qui règne."
"Je ne veux pas mourir. Non ! Je ne le veux pas, et je ne veux pas le vouloir. Je veux vivre toujours, toujours, toujours ; et je veux que ce soit moi qui vive, ce pauvre moi que je suis, tel que je me sens être ici et maintenant, et c'est pour cela que le problème de la durée de mon âme, de mon âme à moi, me tourmente."
"Ce que vous appelez égoïsme est le principe de gravité du psychisme, c'est le postulat nécessaire. « Aime ton prochain comme toi-même ! » nous dit-on, partant du principe que chacun s'aime lui-même. L'on ne nous dit pas : « Aime-toi toi-même ! » Et pourtant, nous ne savons pas nous aimer nous-mêmes."
"Je ne me résigne pas à la raison, je me rebelle contre elle ! Et à force de foi, j'aspire à créer ce Dieu qui est le mien, mon Dieu immortalisant."
"Lorsque le doute s'empare de la foi en l'immortalité de l'âme et la flétrit, la soif de perpétuer notre nom et notre renommée s'en trouve renforcée, et aiguillonnée. D'où cette terrible lutte pour se singulariser, pour survivre d'une manière ou d'une autre dans la mémoire des autres, et des générations futures – lutte mille fois plus terrible que la lutte pour la vie – qui donne à notre société sa tonalité, sa couleur et son caractère, et dans laquelle se disperse la foi médiévale en l'immortalité de l'âme. Tout un chacun veut s'affirmer, ne serait-ce qu'en apparence.."
"L'envie est mille fois plus terrible que la faim, car elle est la faim de l'esprit."
"Celui qui méprise l'applaudissement des foules aujourd'hui cherche tout simplement à survivre dans des minorités renouvelées de générations en générations. [...] Les foules abattent bientôt elles-mêmes leurs propres idoles, dont les statues se brisent au pied du piédestal sans que personne ne les regarde, tandis que ceux qui conquièrent le cœur de quelques gens triés sur le volet, seront bien plus longtemps l'objet d'un culte fervent, au sein d'une chapelle certes petite et retirée, mais qui les sauvera des eaux de l'oubli. L'artiste sacrifie l'extension de sa renommée à sa durée. Son ambition est de perdurer à jamais dans un recoin de l'espace, plutôt que d'illuminer l'Univers pour une seconde. Il lui plairait davantage d'être un atome éternel et conscient de lui-même, plutôt que d'être la conscience momentanée de l'Univers tout entier. Il sacrifie l'infinité à l'éternité."
"Ce n'est pas tant la soif de plaisirs à conquérir, que la terreur qu'inspire la pauvreté, qui pousse nos pauvres à rechercher des sous."
"La notion nietzschéenne de l'éternel retour est une idée orphique."
"Les jugements de valeur ne sont pas seulement impossibles à rationaliser : ils sont antirationnels."
"Ce qui est spécifiquement religieux dans le catholicisme, c'est l'immortalisation, et non la justification comme chez les Protestants. Le
protestantisme est davantage éthique que religieux. Et c'est chez Kant que le protestantisme se montra jusque dans ses dernières conséquences – n'en déplaise aux kantiens orthodoxes – qui sont que la religion y dépend de la morale, et non la morale de la religion – comme c'est le cas dans le catholicisme."
"Le véritable péché, le péché contre l'Esprit Saint peut-être, l'irrémissible péché, est le péché d'hérésie, celui de penser par et pour nous-mêmes.
On a déjà entendu dire, ici en Espagne, qu'être libéral – autrement dit, hérétique – était pire que d'être assassin, voleur, ou adultère. Le plus grave de tous les péchés est de ne pas obéir à l'Église, dont l'infaillibilité nous dispense de tout usage de la raison."
"C'est ce qui est vital qui s'affirme, et pour s'affirmer, il crée en se servant de la rationalité – son ennemie – toute une construction dogmatique, que l'Église défend contre le rationalisme, contre le protestantisme, contre le modernisme. Elle défend la vie. Elle barra la route à Galilée, et elle fit bien. En effet, sa découverte, en un seul principe, même en l'adaptant à l'économie des connaissances humaines, tendait à profaner la croyance anthropocentrique d'après laquelle l'univers a été créé pour l'homme. Elle s'opposa à Darwin, et elle fit bien. Car le darwinisme tend à profaner notre croyance d'après laquelle l'homme est un animal exceptionnel, créé tout exprès pour être éternisé. Et enfin, Pie IX, le premier souverain pontife qui fut déclaré infaillible, s'est déclaré en opposition irréconciliable avec la civilisation prétendue moderne. Et il fit comme il fallait."
"Le comte Joseph de Maistre, ce grand catholique au catholicisme populaire et vital." (De Maistre, le plus fanatisme de tous les contre-révolutionnaires, méprisait tellement l'homme et sa méchanceté incurable que, ainsi que le remarque Gopal Balakristan, son pessimisme devait entrer en tension avec le christianisme lui-même)
"Il n'y a aucun moyen de prouver rationnellement l'immortalité de l'âme."
"Dire que tout est Dieu, et qu'en mourant nous retournons à Dieu – ou plutôt que nous continuons d'être en lui, ne vaut rien du tout par rapport à ce à quoi nous aspirons. Car s'il en est ainsi, c'est que nous étions en Dieu avant de naître, et si en mourant nous revenons là où nous étions avant de naître, cela signifie que l'âme humaine, la conscience individuelle, est périssable. Or, comme nous savons très bien que Dieu, le Dieu personnel et conscient du monothéisme chrétien, n'est pas autre chose que le producteur et surtout le garant de notre immortalité, l'on en vient à dire – fort justement d'ailleurs – que le panthéisme n'est qu'un athéisme déguisé. Et je crois pour ma part qu'il n'est pas même déguisé. Aussi ont-ils eu raison, ceux qui parlèrent de Spinoza – dont le panthéisme est entre tous le panthéisme le plus logique, et le plus rationnel – comme d'un athée."
"Toutes les élucubrations prétendument rationnelles ou logiques invoquées à l'appui de notre soif d'immortalité, ne sont que plaidoiries et sophistications."
"Pour la raison, la vérité est ce dont l'être, ce dont l'existence, peut être démontrée – que cela nous console ou non. Et la raison n'est certainement pas une faculté consolante."
"La position épicurienne, dont la forme radicale et la plus grossière est : « mangeons et buvons, car il faudra mourir demain », ou bien le Carpe diem d'Horace, qui pourrait se traduire par : « vis au jour le jour », n'est au fond pas différente de la position stoïcienne : pense à ce que te dicte la conscience morale, et peu importe le reste. Ces deux positions ont une base commune : le plaisir pour le plaisir et le devoir pour le devoir reviennent au même."
"Le plus logique et le plus cohérent de tous les athées – je veux dire de tous ceux qui nient la persistance indéfinie dans l'avenir de la conscience individuelle – et en même temps le plus pieux d'entre eux : Spinoza, a consacré la cinquième et dernière partie de son Éthique à expliquer la route qui conduit à la liberté, et à préciser le concept de béatitude. Le concept ! Le concept ; non pas le sentiment ! Pour Spinoza, qui fut un intellectualiste redoutable, la béatitude (beatitudo) est un concept, et l'amour que nous avons pour Dieu est un amour tout intellectuel. Après avoir établi, à la proposition 21 de cette cinquième partie, que « l'esprit ne peut s'imaginer quelque chose ou se souvenir des choses passées que tant que le corps dure » - ce qui équivaut à nier l'immortalité de l'âme, puisqu'une âme qui ne se souvient plus de son passé une fois séparée du corps au sein duquel elle vivait, n'est ni immortelle, ni une âme – il en vient à nous dire dans la proposition 23 que « l'esprit humain ne peut être absolument détruit avec le corps, mais qu'il en reste quelque chose, qui est éternel », et cette éternité de l'esprit est une certaine manière de penser. Mais ne vous laissez pas abuser ; il n'y a pas une semblable éternité pour l'esprit individuel. Tout cela est sub aeternitatis specie, autrement dit : pure duperie. Rien n'est plus triste, plus désolant, plus antivital que cette béatitude, cette beatitudo spinozienne, qui est un amour intellectuel pour Dieu, lequel amour n'est au fond que celui de Dieu, l'amour par lequel Dieu s'aime lui-même (proposition 36). Notre béatitude, autrement dit : notre liberté, réside dans l'amour constant et éternel de Dieu vis-à-vis des hommes. C'est ce que dit le scolie de cette proposition 36. Et tout cela pour en venir à conclure dans la proposition finale qui couronne toute l'Éthique, que le bonheur n'est pas la récompense de la vertu, mais la vertu elle-même. Et cela vaut pour tout le monde ! Ou pour le dire en bref : nous provenons de Dieu et nous retournons à Dieu ; ce qui signifie, traduit en langage vital, en langage sentimental et concret, que ma conscience personnelle procède du néant, de mon absence de conscience, et qu'au néant, elle retournera. »
"Mais est-il possible de travailler à quelque chose de sérieux et de durable, en oubliant l'immense mystère de l'univers, et sans s'en enquérir jamais ?"
"C'est qu'au fond de l'abîme, le désespoir du sentiment et de la volonté d'un côté, et le scepticisme de la raison de l'autre, se trouvent face-à-face, dans les bras l'un de l'autre, comme deux frères. Et c'est de cette étreinte – de cette étreinte tragique, autrement dit : viscéralement amoureuse – que jaillira la vie, une vie grave et terrible. Le scepticisme, l'incertitude, stade ultime de la raison appliquant son analyse sur elle-même, sur sa propre validité, forme la base sur laquelle ce sentiment de la vie qu'est le désespoir fondera son espérance."
"Désabusés, nous nous sommes trouvés obligés d'abandonner en chemin la position de ceux qui cherchent à transformer la consolation en vérité logique et rationnelle, en prétendant prouver son caractère rationnel, ou du moins non-irrationnel, comme nous avons laissé en chemin celle des gens qui veulent faire de la vérité rationnelle une consolation et une raison de vivre. Ni l'une ni l'autre de ces deux positions ne nous a paru satisfaisante. La première répugne à notre raison, la seconde à notre sentiment. La paix entre ces deux puissances devient impossible, aussi la vie doit-elle tirer parti de la guerre qu'elles se livrent. Cette guerre – autrement dit : LA guerre – doit devenir la condition de notre vie spirituelle."
"Écoutons l'ami Kierkegaard."
"La foi en l'immortalité est irrationnelle. Et pourtant, foi, vie et raison ont besoin les unes des autres. Cette aspiration vitale n'est pas un problème à proprement parler, elle ne saurait prendre une forme logique, elle ne peut se formuler en une suite de propositions rationnellement discutables ; elle
s'impose à nous, comme la soif s'impose à nous. Le loup se jetant sur sa proie pour la dévorer, ou sur sa louve pour la féconder, ne peut pas lui non plus se représenter la pulsion qui l'anime de manière rationnelle, sous la forme d'un problème logique. La Raison et la Foi sont deux ennemies qui ne peuvent subsister l'une sans l'autre. L'irrationnel cherche à être rationalisé, et seule la raison peut agir sur l'irrationnel. Elles doivent s'appuyer l'une sur l'autre, et s'associer l'une à l'autre. Mais elles doivent s'associer en luttant, car la lutte est une manière de s'associer."
"La guerre a toujours été le plus grand facteur de progrès, plus encore que le commerce." (Quand je vous disais que le vitalisme est toujours a un pas du fascisme, sinon lui-même fasciste...Reste encore à comprendre pourquoi, au XXème siècle, la crise de la foi engendré par les progrès de la raison et de la science, a pu croire trouvé sa résolution dans la violence)
"Le sentiment que l'on a du monde, de la réalité objective, est nécessairement subjectif, humain, anthropomorphique. Toujours le vitalisme se lèvera pour faire face au rationalisme, toujours la volonté se dressera devant la raison. D'où le rythme de l'histoire de la philosophie, et ces périodes où la vie s'impose en produisant des formes spirituelles, qui succèdent à d'autres où c'est la raison qui s'impose au travers de formes matérielles, quoique ces deux formes de croyances soient dissimulées sous d'autres noms. La raison et la vie ne s'avouent jamais vaincues, ni l'une, ni l'autre."
"La conséquence du rationalisme sur le plan vital serait le suicide."
"Le but de la vie est de vivre, non de comprendre."
"Je ne comprends pas les hommes qui me disent n'avoir jamais été tourmentés par la perspective de l'au-delà, et n'avoir jamais été inquiets au sujet de leur anéantissement personnel ; en ce qui me concerne, je ne souhaite pas la paix entre mon cœur et ma tête, entre ma foi et ma raison ; ce que je veux, c'est bien plutôt qu'elles se battent l'une contre l'autre." (L'Existentialisme, si souvent mal défini, ne réside-t-il pas dans cette crise spirituelle ? Mais il faudrait alors placer Pascal, et beaucoup d'autres, sous les plis du drapeau de l'existentialisme)
"Sire Don Quichotte est l'exemple même du vitalisme dont la foi se fonde sur l'incertitude, tandis que Sancho est quant à lui l'exemple même du rationaliste qui doute de sa raison."
"Il ne s'agit pas d'établir une police transcendante, ni de maintenir l'ordre sur la Terre – un ordre, allons bon ! - par la menace ou la promesse de châtiments et de récompenses éternels par-delà la mort. Tout cela est bien bas, autrement dit : il s'agit de politique, tout au plus, ou bien d'éthique, si l'on veut. C'est de vivre, dont il s'agit !" (Ici, un instant après avoir fustigé Voltaire -flagorneur des puissants- qui affirmait la nécessité de la religion pour maintenir l'ordre social, De Unamuno renoue avec une certaine noblesse -toute anti-voltarieienne, ou, pour ainsi dire, anti-maurassienne. Noblesse qui ne va pourtant pas jusqu'à reconnaître à la politique une dimension positive...)
-Miguel de Unamuno, Du Sentiment tragique de la vie chez les hommes et chez les peuples (1913). Traduit de l'espagnol par Olivier Gaiffe.