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    Cornelius Castoriadis, Œuvre

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    Cornelius Castoriadis, Œuvre  Empty Cornelius Castoriadis, Œuvre

    Message par Johnathan R. Razorback Lun 7 Nov 2016 - 17:34

    "Superficialité, incohérence, stérilité des idées et versatilité des attitudes sont donc, à l'évidence, les traits caractéristiques des directions politiques occidentales. Mais comment expliquer leur généralisation et leur persistance ?
    Sans doute, les mécanismes de recrutement et de sélection du personnel politicien y ont-ils une part importante. Plus encore que dans les appareils bureaucratiques qui dominent les autres activités sociales, la dissociation entre la possibilité de promotion et la capacité de travailler efficacement atteint un point limite dans les partis politiques. La "politique", au sens courant du terme, a de tout temps été un métier bizarre. Elle a toujours exigé que l'on combine les facultés et capacités spécifiques acquises, selon le type de régime considéré, pour "accéder au pouvoir" ; et les facultés et capacités requises pour savoir utiliser ce pouvoir. En soi, l'art oratoire, la mémoire des visages, la capacité de se faire des amis et partisans, de diviser et d'affaiblir les opposants n'ont rien à voir avec le génie législatif, le talent administratif, la direction de la guerre ou de la politique extérieure ; pas plus que, sous un régime absolutiste, l'art de plaire au monarque n'a de rapport avec l'art de gouverner.
    Il est cependant clair qu'un régime quelconque ne peut survivre que si, d'une manière ou d'une autre, ses mécanismes et dispositifs de sélection du personnel politique réussissent à combiner, tant bien que mal, ces deux réquisits. Nous n'avons pas ici à examiner comment les régimes parlementaires (ou "républicains") occidentaux ont, autrefois, résolu le problème. Le fait est que si, pendant cent ou cent cinquante ans, dirigeants "capables" et "incapables" ont alterné au pouvoir, rares sont les cas où l'incapacité gouvernementale a constitué une facteur d'évolution décisif.
    Le contraire est vrai dans la période contemporaine. On peut trouver à ce phénomène des causes sociologiques générales: vaste mouvement de dépolitisation et de privatisation, désintégration des dispositifs de contrôle et de correction qui jouaient sous les régimes parlementaires classiques, morcellement du pouvoir entre lobbies de toute sorte. J'y reviendrai plus loin. Mais il faut souligner tout particulièrement deux facteurs spécifiques à l'organisation "politique" moderne.
    Le premier est lié à la bureaucratisation des Appareils politiques (partis). Pour tous les partis, vaut plus ou moins la règle absolue du parti bureaucratique totalitaire contemporain: la capacité de monter dans l'Appareil n'a, en principe, aucun rapport avec la capacité de gérer les affaires dont celui-ci est chargé. La sélection des plus aptes est la sélection des plus aptes à se faire sélectionner.
    Le deuxième est propre aux pays libéraux. Le choix des leaders principaux, on le sait, revient à désigner les personnages les plus "vendables". Dans l'Appareil bureaucratique totalitaire contemporain, le type d'autorité n'est ni rationnel, ni traditionnel, ni charismatique, pour reprendre les distinctions de Max Weber. Il est difficile, par exemple, de discerner le charisme de M. Brejnev. Ce type d'autorité est nouveau, il faut lui trouver un nom, appelons-la l'autorité inertiale. Mais comme dans les Appareils bureaucratiques libéraux (ou mous), comme le sont les partis politiques occidentaux, on assiste au retour d'un type d'autorité "charismatique": le charisme est ici, simplement, le talent particulier d'une espèce d'acteur qui joue le rôle du "chef" ou de l' "homme d'État". (Ceci était évident longtemps avant l'élection de M. Reagan, lequel n'est, à cet égard, qu'un symbole grossi jusqu'à la platitude). Bien entendu, évolution a été induite par la fantastique expansion du pouvoir des médias et des servitudes que ceux-ci imposent. Quand à la suite du processus, Kafka l'a déjà admirablement décrite dans
    Joséphine la cantatrice. A partir du moment où la tribu a publiquement admis que M. X est un "grand chef", elle se sent obscurément tenue de continuer à jouer son rôle: applaudir.
    Ces dirigeants accidentels et inéluctables se trouvent placés à la tête de l'immense Appareil bureaucratique qu'est l'Etat moderne, porteur et producteur organique d'une irrationalité proliférante, et parmi les agents duquel l'ancien ethos bureaucratique (du grand commis ou du modeste fonctionnaire consciencieux) se raréfie. Et ils doivent faire face à une société qui se désintéresse de plus en plus de la "politique" -c'est-à-dire de son sort en tant que société
    ." (p.15-17)

    "Les syndicats contemporains ne sont plus que des lobbies défendant les intérêts sectoriels et corporatifs de leur adhérents." (p.18)

    "La société "politique" actuelle est de plus en plus morcelée, dominée par des lobbies de toute sorte, qui créent un blocage général du système. Chacun de ces lobbies est en effet capable d'entraver efficacement toute politique contraire à ses intérêts ou imaginaires ; aucun d'entre eux n'a de politique générale ; et, même s'ils en avaient une, ils ne posséderaient pas la capacité de l'imposer." (p.19)

    "Le système éducatif occidental est entré, depuis une vingtaine d'années, dans une phase de désagrégation accélérée. Il subit une crise des contenus: qu'est-ce qui est transmis, et qu'est-ce qui doit être transmis, et d'après quels critères ? Soit: une crise des "programmes" et une crise de ce en vue de quoi ces programmes sont définis. Il connaît aussi une crise de la relation éducative: le type traditionnel de l'autorité indiscutée s'est effondrée, et des types nouveaux -le maître-copain, par exemple- n'arrivent ni à se définir, ni à s'affirmer, ni à se propager. Mais toutes ces observations demeureraient encore abstraites si on ne les reliait pas à la manifestation la plus flagrante et la plus aveuglante de la crise du système éducatif, celle que personne n'ose même mentionner. Ni élèves ni maîtres ne s'intéressent plus à ce qui se passe à l'école comme telle, l'éducation n'est plus investie comme éducation par les participants. Elle est devenue corvée gagne-pain pour les éducateurs, astreinte ennuyeuse pour les élèves dont elle a cessé d'être la seule ouverture extra-familiale, et qui n'ont pas l'âge (ni la structure psychique) requis pour y voir un investissement instrumental (dont d'ailleurs la rentabilité devient de plus en plus problématique). En général, il s'agit d'obtenir un "papier" permettant d'exercer un métier (si l'on trouve du travail).
    On dira que, au fond, il n'en a jamais été autrement. Peut-être. La question n'est pas là. Autrefois -il n'y a guère- toutes les dimensions du système éducatif (et les valeurs auxquelles elles renvoyaient) étaient incontestables ; elles ont cessé de l'être.
    Sortant d'une famille faible, fréquentant -ou pas- une école vécue comme une corvée, le jeune individu se trouve confronté à une société dans laquelle toutes les "valeurs" et toutes les "normes" sont à peu près remplacées par le "niveau de vie", le "bien-être", le confort et la consommation. Ni religion, ni idées "politiques", ni solidarité sociale avec une communauté locale ou de travail, avec des "camarades de classe". S'il ne se marginalise pas (drogue, délinquance, instabilité "caractérielle"), il lui reste la voie royale de la privatisation, qu'il peut ou non enrichir d'une ou plusieurs manies personnelles. Nous vivons la société des
    lobbies et des hobbies." (p.20-21)

    "L'homme contemporain veut-il la société dans laquelle il vit ? En veut-il une autre ? Veut-il une société en général ? La réponse se lit dans les actes, et dans l'absence d'actes. L'homme contemporain se comporte comme si l'existence en société était une odieuse corvée que seule une malencontreuse fatalité l'empêche d'éviter. (Que se soit là la plus monstrueusement infantile des illusions ne change évidemment rien aux faits.) L'homme contemporain typique fait comme s'il subissait la société à laquelle, du reste (sous la forme de l'Etat, ou des autres), il est toujours prêt à imputer tous ses maux et à présenter -en même temps- des demandes d'assistance ou de "solutions à ses problèmes". Il ne nourrit plus de projet relatif à la société -ni celui de sa transformation, ni même celui de sa conservation/reproduction. [...] La société ne se veut pas comme société, elle se subit elle-même. Et si elle ne se veut pas, c'est qu'elle ne peut ni maintenir ou se forger une représentation d'elle-même qu'elle puisse affirmer et valoriser, ni engendrer un projet de transformation sociale auquel elle puisse adhérer et pour lequel elle veuille lutter." (p. 26)
    -Cornelius Castoriadis, La crise des sociétés occidentales, publié dans Politique internationale, n°15, printemps 1982, p. 131-147, repris dans La montée de l'insignifiance, 1996.

    "Il est étrange de voir appeler aujourd'hui "pensée 68" un ensemble d'auteurs qui ont vu leur vogue s'accroître après l'échec de Mai 68 et des autres mouvements de la période, et qui n'ont joué aucun rôle même dans la plus vague préparation "sociologique" du mouvement, à la fois parce leurs idées étaient totalement inconnues des participants et parce qu'elles étaient diamétralement opposées à leurs aspirations implicites et explicites. La distribution pendant la nuit des barricades du Quartier Latin d'une anthologie des écrits des auteurs analysés par Ferry et Renaut aurait, au mieux, provoqué un rire inextinguible, au pire, fait débander et se débander les participants et le mouvement. L'inscription bien connue sur les murs de la Sorbonne: Althusser à rien se passe de commentaires. Personne à Paris pendant les années 60, en possession de ses esprits, connaissant le personnage et ses écrits, n'aurait rêvé que Lacan eût pu avoir affaire en quoi que ce soit avec un mouvement social et politique. Foucault ne se cachait pas de ses positions réactionnaires jusqu'en 1968 (il parlait moins, il est vrai, de la manière dont il les avait mises en pratique pendant une grève d'étudiant à Clermont-Ferrand en 1965). L'effacement du sujet, la mort de l'homme et les autres âneries de ce que j'ai appelé l' "Idéologie française" circulaient déjà depuis des années. Leur corollaire inéluctable, la mort de la politique, pouvait être explicité sans peine (et l'a été par Foucault, un peu après Mai 68: toute politique étant une "stratégie", elle ne pourrait aboutir qu'à établir des contre-pouvoirs, donc des pouvoirs) ; il est visiblement incompatible avec les activités mêmes auxquelles se livrèrent les participants des mouvements des années 60, Mai 68 y compris [...] Le "structuralisme" s'est dissous, personne n'osant plus l'invoquer et les plus habiles, comme Foucault, prétendant qu'ils n'en sont plus et/ou qu'ils n'en ont jamais été. D'autre part, ces mêmes auteurs (et leurs divers séides, chefs de sous-clans, etc.) ont été rapidement propulsés à un degré de "succès" et de notoriété qualitativement autre. Pour fixer les idées, comme on dit en mathématiques et symboliquement, si les Écrits de Lacan vendent 30 000 exemplaires avant 68, ils vendront 300 000 après. Cela est certes dû à l'habileté médiatico-mercantile des personnages en question ou de leurs imprésarios, et à la forte demande du commerce de gros des idées, national et d'exportation. Mais cela est aussi et surtout dû à l'échec de Mai 68 -et c'est là que se situe la bévue colossale de Ferry et Renaut. Ce que les idéologues fournissent après coup, c'est à la fois une légitimation des limites (des limitations, en fin de compte: des faiblesses historiques) du mouvement de Mai: vous n'avez pas essayé de prendre le pouvoir, vous avez eu raison ; vous n'avez même pas essayé de constituer des contre-pouvoirs, vous avez encore eu raison, car qui dit contre-pouvoir dit pouvoir, etc. ; et une légitimation du retrait, du renoncement, du non-engagement ou de l'engagement ponctuel et mesuré: de toute façon, l'histoire, le sujet, l'autonomie, ne sont que des mythes occidentaux. Cette légitimation sera du reste rapidement relayée par la chanson des "nouveaux philosophes" à partir du milieu des années 70: la politique vise le tout, donc elle est totalitaire, etc. (et elle en explique aussi le succès). Avant de se replier sur les "résidences secondaires" et la vie privée, et pour ce faire, les gens ont eu besoin d'un minimum de justification idéologique [...] Pour les dizaines ou centaines de milliers de gens qui avaient agi en mai-juin mais ne croyaient plus à un mouvement réel, qui voulaient trouver une justification ou légitimation à la fois à l'échec du mouvement et à leur propre privatisation commençante tout en gardant une "sensibilité radicale", le nihilisme des idéologues, lesquels s'étaient en même temps arrangés pour sauter dans le train d'une vague "subversion", convenait admirablement. Le contresens de Ferry et Renaut est total: la "pensée 68" est la pensée anti-68, la pensée qui a construit son succès de masse sur les ruines du mouvement de 68 et en fonction de son échec. Les idéologues discutés par Ferry et Renaut sont des idéologues de l'impuissance de l'homme devant ses propres créations ; et c'est le sentiment d'impuissance, de découragement, de fatigue qu'ils sont venus, après 68, légitimer.." (p. 34, et p. 37-39)
    -Cornelius Castoriadis, Les mouvement des années soixante, publié dans Pouvoirs, n°39, 1986, repris dans La montée de l'insignifiance, 1996.

    "Certains des éléments de ce que deviendra le totalitarisme sont déjà en place dans le marxisme: fantasme de la maîtrise totale hérité du capitalisme, orthodoxie, fétichisme de l'organisation, idée d'une "nécessité historique" pouvant tout justifier au nom du salut final. Mais il serait absurde d'imputer au marxisme -et encore plus à Marx lui-même- l'engendrement du totalitarisme, comme cela a été facilement et démagogiquement fait depuis soixante ans. Autant (et numériquement plus) que dans le léninisme, le marxisme se prolonge dans la social-démocratie dont on peut dire tout ce qu'on veut sauf qu'elle est totalitaire, et qui n'a pas eu de peine à trouver chez Marx toutes les citations nécessaires à sa polémique contre le bolchevisme au pouvoir.
    Le véritable créateur du totalitarisme est Lénine
    ." (p.51)
    -Cornelius Castoriadis, Marxisme-léninisme: la pulvérisation, publié dans Le Monde, 24 et 25 avril 1990, repris dans La montée de l'insignifiance, 1996.

    "Derrière tout cela [Guerre du Golfe, hégémonie mondiale des USA], se pose la relation entre le monde islamique et l'Occident. D'une part, il y a la formidable mythologisation des Arabes par eux-mêmes, qui se présentent toujours comme des éternelles victimes de l'Histoire. Or, s'il y a eu une nation conquérante, du VIIème au XIème siècle, ce sont bien les Arabes. Les Arabes ne poussaient pas naturellement sur les pentes de l'Atlas au Maroc, ils étaient en Arabie. En Égypte, il n'y avait pas un seul Arabe. La situation actuelle est le résultat, d'abord, d'une conquête et de la conversion plus ou moins forcées des populations soumises ; puis de la colonisation des Arabes non par l'Occident, mais par leurs coreligionnaires, les Turcs, pendant des siècles ; enfin de la semi-colonisation occidentale pendant une période comparativement beaucoup plus courte.
    Et où en sont-ils politiquement à l'heure actuelle ? Ce sont des pays où les structures du pouvoir sont soit archaïques, soit un mélange d'archaïsme et de stalinisme. On a pris le pire de l'Occident et on l'a plaqué sur une société culturellement religieuse. Dans ces sociétés, la théocratie n'a jamais été secouée: le Code pénal, c'est le Coran ; la loi n'est pas le résultat d'une volonté nationale, elle est sacrée. Le Coran lui-même n'est pas un texte révélé, consigné par des mains humaines, il est substantiellement divin. Cette mentalité profonde reste, et resurgit face à la modernité.
    Or la modernité, ce sont aussi les mouvements émancipateurs qui se sont produits depuis des siècles en Occident. Il y a eu des luttes multiséculaires pour parvenir à séparer le religieux du politique. Un tel mouvement ne s'est pas jamais développé en Islam. Et cet Islam a devant lui un Occident qui ne vit plus qu'en mangeant son héritage ; il maintient un statu quo libéral, mais ne crée plus des significations émancipatrices. On dit à peu près aux Arabes: jeter le Coran et achetez des vidéo-clips de Madonna. Et, en même temps, on leur vend à crédit des Mirage.
    S'il y a une "responsabilité" historique de l'Occident à cet égard, elle est bien là. Le vide de signification de nos sociétés, au cœur des démocraties modernes, ne peut être comblé par l'augmentation des gadgets. Et il ne peut pas déloger les significations religieuses qui tiennent ces sociétés ensemble. La lourde perspective de l'avenir est là. L'effet de la guerre, c'est déjà, ce sera demain davantage l'accentuation de ce clivage rejetant les musulmans vers leur passé.
    Il est d'ailleurs tragiquement amusant de voir aujourd'hui que, si Saddam Hussein tombe, il y a de grandes chances pour qu'il soit remplacé par un régime fondamentaliste chiite, c'est-à-dire celui que l'Occident s'est empressé de combattre quand il s'est installé en Iran
    ." (p.60-62)
    -Cornelius Castoriadis, Entre le vide occidental et le mythe arabe, discussion avec Edgar Morin, publié dans Le Monde, 19 mars 1991, repris dans La montée de l'insignifiance, 1996.

    "C'est une de ces merveilleuses "coïncidences" de l'histoire que la dernière très grande œuvre d'art religieux, le Requiem de Mozart, soit écrite en 1791 -au moment où la Révolution française allait s'attaquer à l'Église et au christianisme, quelques années après que Lessing eut défini l'esprit des Lumières comme le triple refus de la Révélation, de la Providence, et de la Damnation éternelle, quelques années avant que Laplace réponde, à propos de l'absence de Dieu dans Le Système du monde, qu'il n'avait pas besoin de cette hypothèse. Cette élimination du sens "prédonné" n'a pas empêcher l'Europe d'entrer, pour cent cinquante ans, de 1800 à 1950, dans une période de création extraordinaire dans tous les domaines. Pour les grands romanciers, les grands musiciens, les grands peintres de cette période, il n'y a pas de sens prédonné (pas plus que pour les grands mathématiciens et scientifiques). Il y a l'ivresse lucide de la recherche et de la création du sens -et il n'est certes pas accidentel que la signification la plus lourde de leurs œuvres soit une interrogation permanente sur la signification elle-même, par où Proust, Kafka, Joyce et tant d'autres rejoignent la tragédie athénienne.
    Si cette période s'achève autour de 1950 (date évidemment "arbitraire" pour fixer les idées), ce n'est pas parce qu'on entre dans une phase plus "démocratique" qu'avant, on pourrait sans paradoxe soutenir le contraire, c'est parce que le monde occidental entre en crise, et cette crise consiste précisément en ceci qu'
    il cesse de se mettre vraiment en question." (p.74-75)

    "Loin d'être incompatible avec une société autonome, démocratique, le grand art en est inséparable. Car une société démocratique sait, doit savoir, qu'il n'y a pas de signification assurée, qu'elle vit sur le chaos, qu'elle est elle-même un chaos qui doit se donner sa forme, jamais fixée une fois pour toutes. C'est à partir de ce savoir qu'elle crée du sens et de la signification. Or c'est ce savoir -autant dire le savoir de la mortalité, on y reviendra- que la société et l'homme contemporain récusent et refusent. Et par là même, le grand art devient impossible, au mieux marginal, sans participation re-créatrice du public.
    Vous demandiez si l'épreuve de la liberté ne devient pas intenable. Il y a deux réponses à cette question, qui sont solidaires. L'épreuve de la liberté devient intenable dans la mesure où l'on n'arrive
    à rien faire de cette liberté. Pourquoi voulons-nous la liberté ? Nous la voulons d'abord pour elle-même, certes ; mais aussi pour pouvoir faire des choses. Si l'on ne peut, si l'on ne veut, rien faire, cette liberté se transforme en la pure figure du vide. Horrifié devant ce vide, l'homme contemporain se réfugie dans le surremplissage laborieux de ses "loisirs", dans un train-train de plus en plus répétitif et de plus en plus accéléré. En même temps, l'épreuve de la liberté est indissociable de l'épreuve de la mortalité (Les "garanties du sens" sont évidemment l'équivalent de la dénégation de la mortalité: ici encore l'exemple des religions est éloquent). Un être -individu ou société- ne peut pas être autonome s'il n'a pas accepté sa mortalité. Une véritable démocratie -non pas une "démocratie" simplement procédurale-, une société autoréflexive et qui s'auto-institue, qui peut toujours remettre en question ses institutions et ses significations, vit précisément dans l'épreuve de la mortalité virtuelle de toute signification instituée. Ce n'est qu'à partir de là qu'elle peut créer et, le cas échéant, instaurer des "monuments impérissables": impérissables en tant que démonstration, pour tous les hommes à venir, de la possibilité de créer la signification en habitant le bord de l'Abîme.
    Or il est évident que l'ultime vérité de la société occidentale contemporain, c'est la fuite éperdue devant la mort, la tentation de recouvrir notre mortalité, qui se monnaie de mille façons, par la suppression du deuil, par les "morticiens", par les tubages et les branchements interminables de l'acharnement thérapeutique, par la formation de psychologues spécialisés pour "assister" les mourants, par la relégation des vieux, etc
    ."
    -Cornelius Castoriadis, Le délabrement de l'Occident, Entretien avec Olivier Mongin, Joël Roman et Ramin Jahanbegloo, publié dans Esprit, décembre 1991, repris dans La montée de l'insignifiance, 1996.

    "Tout le monde, même s'il ne le sait pas, réfléchit en termes platoniciens." (p.101)

    "Dans l'histoire de l'Occident, il y a accumulation d'horreurs -contre les autres, tout autant que contre lui-même. Ce n'est pas là le privilège de l'Occident: qu'il s'agisse de la Chine, de l'Inde, de l'Afrique avant la colonisation ou des Aztèques, les accumulations d'horreurs sont partout. L'histoire de l'humanité n'est pas l'histoire de la lutte des classes, c'est l'histoire des horreurs -bien qu'elle ne soit pas que cela. Il y a, il est vrai, une question à débattre, celle du totalitarisme: est-ce, comme je le pense, l'aboutissement de cette folie de la maîtrise dans une civilisation qui fournissait les moyens d'extermination et d'endoctrinement à une échelle jamais auparavant connue dans l'histoire, est-ce un destin pervers immanent à la modernité comme telle, avec toutes les ambiguïtés dans elle est porteuse, est-ce encore autre chose ? C'est, pour notre présente discussion, une question si j'ose dire théorique, dans la mesure où les horreurs du totalitarisme l'Occident les a dirigées contre les siens (y compris les juifs), dans la mesure où le "Tuez-les tous, Dieu reconnaîtra les siens" n'est pas une phrase de Lénine, mais d'un prince très chrétien, prononcée non pas au XXème mais au XIIIème siècle, dans la mesure où les sacrifices humains ont été abondamment et régulièrement pratiqués par des cultures non européennes, etc. L'Iran de Khomeyni n'est pas un produit des Lumières.
    Il y a par contre quelque chose qui est la spécificité, la singularité et le lourd privilège de l'Occident: cette séquence social-historique qui commence avec la Grèce et reprend, à partir du XIème siècle, en Europe occidentale, est la seule dans laquelle on voit émerger un projet de liberté, d'autonomie individuelle et collective, de critique et d'autocritique: le discours de dénonciation de l'Occident en est la plus éclatante confirmation. Car on est capable en Occident, du moins certains d'entre nous, de dénoncer le totalitarisme, le colonialisme, la traite des Noirs ou l'extermination des Indiens d'Amérique. Mais je n'ai pas vu les descendants des Aztèques, les Hindous ou les Chinois faire une autocritique analogue, et je vois encore aujourd'hui les Japonais nier les atrocités qu'ils ont commises pendant la Seconde Guerre mondiale. Les Arabes dénoncent sans arrêt leur colonisation par les Européens, lui imputant tous les maux dont ils souffrent -la misère, le manque de démocratie, l'arrêt du développement de la culture arabe, etc. Mais la colonisation de certains pays arabes par les Européens a duré, dans le pire des cas, cent trente ans: c'est le cas de l'Algérie, de 1830 à 1962. Mais ces mêmes Arabes ont été réduits à l'esclavage et colonisés par les Turcs pendant cinq siècles. La domination turque sur le Proche et Moyen-Orient commence au XVème siècle et se termine en 1918. Il se trouve que les Turcs étaient musulmans -donc les Arabes n'en parlent pas. L'épanouissement de la culture arabe s'est arrêté vers le XIème siècle, au plus XIIème siècle, huit siècles avant qu'il soit question d'une conquête par l'Occident. Et cette même culture arabe s'était bâtie sur la conquête, l'extermination et/ou la conversion plus ou moins forcée des populations conquises. En Égypte, en 550 de notre ère, il n'y avait pas d'Arabes -pas plus qu'en Libye, en Algérie, au Maroc ou en Irak. Ils sont là comme des descendants des conquérants venus coloniser ces pays, de gré ou de force, les populations locales. Mais je ne vois aucune critique de ce fait dans le cercle civilisationnel arabe. De même, on parle de la traite des Noirs par les Européens à partir du XVIème siècle, mais on ne dit jamais que la traite et la réduction systématique des Noirs en esclavage ont été introduites en Afrique par des marchands arabes à partir du XIème-XIIème siècle (avec, comme toujours, la participation complice des rois et chefs de tribus noirs), que l'esclavage n'a jamais été aboli spontanément en pays islamique et qu'il subsiste encore toujours dans certains d'entre eux. Je ne dis pas que tout cela efface les crimes commis par les Occidentaux, je dis seulement ceci: que la spécificité de la civilisation occidentale est cette capacité de se mettre en question et de s'autocritiquer. Il y a dans l'histoire occidentale, comme dans toutes les autres, des atrocités et des horreurs, mais il n'y a que l'Occident qui a crée cette capacité de contestation interne, de mise en cause de ses propres institutions et de ses propres idées, au nom d'une discussion raisonnable entre êtres humains qui reste indéfiniment ouverte et ne connaît pas de dogme ultime
    ." (p.109-111)
    -Cornelius Castoriadis, La montée de l'insignifiance, Entretien avec Olivier Morel le 18 juin 1993, diffusé par Radio Plurielle et publié dans La République internationale des lettres, juin 1994, repris dans La montée de l'insignifiance, 1996.

    "Pouvons-nous un instant penser qu'il existe un catalogue illimité, un répertoire interminable tenant en réserve tous ces types d'individus et de sociétés -ou bien une loi générale, déterminant d'avance les possibilités de l'être humain, possibilités qui seraient alors, soit aléatoirement, soit systématiquement, déployées dans l'histoire ? Aussi étrange que cela paraisse, deux tendances importantes de la pensée européenne moderne l'ont soutenu: les structuralistes et les hégéliens. L'absurdité de cette idée me paraît facile à montrer. Si les structuralistes avaient raison, si, comme l'a dit Claude Lévi-Strauss, dans Race et Histoire par exemple, les différentes sociétés humaines ne sont que les combinaisons différentes d'un petit nombre d'éléments invariables, alors les structuralistes devraient être capable de produire séance tenante, ici et maintenant, tous les types de sociétés humaines, comme un géomètre produit les cinq polyèdres réguliers et démontre qu'il ne peut y en avoir d'autres. Cela n'a jamais été fait, et ne peut pas être fait. Et si les hégéliens avaient raison, ils devraient être capables à la fois d'exhiber la rigoureuse systématicité de la succession historique des divers types de société, et de prolonger cette succession systématique de sorte qu'elle couvre tout avenir concevable. On sait que la première tâche n'est accomplie par Hegel que sur un monstrueux lit de Procuste, où des pans entiers de l'histoire de l'humanité sont coupés, d'autres tirés et comprimés, où l'islam est placé "avant" le christianisme et celui-ci ne commence "vraiment" qu'avec sa germanisation -le protestantisme-, etc. Mais il y a aussi l'impossibilité radicale de donner le moindre sens à la seconde tâche, de déduire l'avenir, laquelle conduit à la nécessaire et absurde affirmation de la "fin de l'histoire" d'ores et déjà acquise. Cette "fin de l'histoire" n'est ni une question d'humeur, ni une opinion personnelle de Hegel, mais à la fois la présupposition et la conclusion de tout son système. Le coup de grâce à cette idée est porté par une phrase de Hegel lui-même (dans les Leçons sur la philosophie de l'histoire): évidemment, dit-il, après la fin de l'histoire, il reste toujours du travail empirique à faire. Ainsi, par exemple, l'histoire du XXème siècle ne saurait plus être que l'objet d'un "travail empirique" que n'importe quel sous-élève de Hegel pourrait mener à bien sans aucun difficulté de principe.
    En vérité, le terme possibilité comme tel ne peut avoir ici qu'un sens purement négatif: effectivement, rien dans l'univers, dans la structure des lois de l'univers, ne rendait impossible ni n'interdisait la construction de la cathédrale de Reims ou l'institution du Goulag. Mais les formes de société, les œuvres, les types d'individus qui surgissent dans l'histoire n'appartiennent pas à une liste, fût-elle infinie, de possibles posés et positifs. Ils sont des
    créations à partir desquelles nouveaux possibles, auparavant inexistants car privés de sens, apparaissent. L'expression "possible" n'a de sens qu'à l'intérieur d'un système de déterminations bien spécifiées. Est-ce que la Cinquième Symphonie est possible au moment du Big Bang ? Ou bien la question n'a pas de sens ; ou, si elle en a un, la seule réponse est: elle est impossible. La possibilité de la Cinquième Symphonie est posée à partir du moment où les hommes créent la musique.
    On a abondamment répété, depuis quarante ans, qu'il n'y a pas de nature humaine ou d'essence de l'homme. Cette constatation négative est tout à fait insuffisante. La nature, ou l'essence de l'homme, est précisément cette "capacité", cette "possibilité" au sens actif, positif, non prédéterminé, de
    faire être des formes autres d'existence sociale et individuelle, comme on le voit abondamment en considérant l'altérité des institutions de la société, des langues ou des œuvres. Cela veut dire qu'il y a bel et bien une nature ou une essence de l'homme, définie par cette spécificité centrale -la création, à la manière et selon le mode selon lesquels l'homme crée et s'autocrée. Et cette création -constatation en apparence banale, mais décisive et dont on ne finit pas de dérouler les conséquences- n'est pas terminée, en aucun sens du terme." (p.128-130)

    "Kant se demande: comment pouvons-nous avoir, de jure, des connaissances nécessaires et vraies, et aboutit à la construction ou supposition d'un sujet transcendantal (on pourrait tout aussi bien l'appeler sujet idéal), lequel possède en effet, par construction, certaines connaissances a priori -vraies, non triviales et nécessaires. Mais qu'est-ce que cela nous apporte à nous, le fait qu'un sujet ou une conscience transcendantaux pourraient avoir ce savoir assuré dont parle Kant ? Je ne suis pas un sujet transcendantal, je suis un être humain effectif. Me dire que le sujet transcendantal est construit ainsi, et de ce fait peut parvenir à des jugements synthétiques a priori, ne m'intéresse pas. Cela ne m'intéresserait que dans la mesure où je suis aussi un sujet transcendantal. Et c'est là l'oscillation perpétuelle de Kant: d'un côté il parle de ce qu'est le sujet dans l'optique transcendantale, et de l'autre côté il se réfère à "notre expérience", "notre esprit" (Gemüt), "nous autres hommes" (wir Menschen). S'agit-il donc de "notre esprit" -ou de l' "esprit" dans une perspective transcendantale ? Cette oscillation est tranchée, mais de manière tragique, dans la philosophie de Kant, pour laquelle, finalement, je ne puis jamais être vraiment moral, puisque je suis nécessairement toujours mû par des déterminations "empiriques", à savoir effectives. C'est sur ce pal que la philosophie est restée empalée depuis Platon, précisément parce qu'elle n'arrivait pas à affronter cette question, la seule véritable à cet égard: comment la validité peut-elle devenir effectivité, et l'effectivité validité ?" (p.141)
    -Cornelius Castoriadis, Anthropologie, philosophie, politique, Conférence à l'université de Lausanne, le 11 mai 1989 ; publiée dans la série Actes des colloques du groupe d'études pratiques sociales et théories, université de Lausanne, 1990, repris dans La montée de l'insignifiance, 1996.


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    Cornelius Castoriadis, Œuvre  Empty Re: Cornelius Castoriadis, Œuvre

    Message par Johnathan R. Razorback Lun 7 Nov 2016 - 17:48

    "L'hégélo-marxisme [...] conception aussi éloignée que possible de la mienne." (p.10)

    "La philosophie est prise en charge de la totalité du pensable." (p.11)

    "Le monde tout court est a-sensé, privé de signification." (p.13)

    "L'histoire n'est pas déploiement rationnel." (p.20)

    "Aristote vient non seulement après les Lumières, mais après la plus formidable réaction contre les Lumières, organisée par le plus grand philosophe qui ait jamais existé, Platon." (p.25)

    "Les incroyables conquêtes islamiques aux VIIème et VIIIème siècles n'ont rien à voir avec une supériorité technique ; elle résultent de traits de la religion islamique et de sa capacité de susciter de la passion et des affects ("fanatisme") et, dans une moindre mesure, des dispositions sociales de l'islam." (p.43)

    "La raison est l'interrogation illimitée. Cette interrogation -et l'espace de la validité de droit qu'elle constitue- est créée pour la première fois en Grèce, vers la fin du VIIème siècle. La validité de droit, et la raison, et la vérité au sens plein et fort du terme, sont des créations social-historiques." (p.51)

    "Pour amener un être humain à la raison, il faut autre chose: que cesse son adhésion à une institution hétéronome de la société, son intériorisation des représentations où celle-ci s'incarne." (p.52)

    ""Fonder" la raison sur le langage ou la communication est absurde à plusieurs titres. Du point de vue des exigences rigoureuses de ce qu'on appelle traditionnellement une "fondation", langage comme communication (y compris les "intentions des participants à une communication intersubjective") sont de purs faits, qui peuvent servir à tout ce que l'on veut, sauf à fonder quoi que ce soit. Le langage est condition nécessaire de la raison (de la pensée), il en devient le corps vivant et merveilleux dès lors que la raison est créée, mais il ne "contient" pas la raison. On pourrait dire abstraitement que la question illimitée est toujours une possibilité immanente à tout langage -mais ce serait faux: un langage peut se boucler dans son institution effective et arrêter l'interrogation." (p.54)

    "Nous n'affirmons pas la supériorité de la culture occidentale, mais d'une dimension de la culture occidentale, que nous affirmons aussi, comme déjà dit, contre une autre dimension, opposée, de cette même culture. Si quelqu'un n'accepte pas cette supériorité, il convient qu'il reste dans cette culture parce que le hasard l'y a mis, qu'il aurait pu tout aussi bien devenir bonze ou soufi, et que si demain des néo-nazis ou des néo-staliniens voulaient prendre le pouvoir dans son pays, il ne trouverait aucune raison raisonnable de les combattre [...]
    Il est bien évident que je ne respecte pas, contrairement à la peu ragoûtante eau de rose amplement répandue aujourd'hui, la différence des autres simplement comme différence et sans égards à ce qu'ils sont et ce qu'ils font. Je ne respecte pas la différence du sadique, d'Eichmann, de Beria -et pas davantage des coupeurs de têtes ou même des coupeurs de mains, même s'ils ne me menacent pas directement. Rien dans ce que j'ai dit ou écrit ne m'engage à "respecter les différences" pour respecter les différences. Je ne respecte pas l'hétéronomie [...].
    " (p.63)

    "Est-ce que l'impératif catégorique et les maximes de Kant me disent s'il faut ou non arrêter, et quand, les soins à quelqu'un qui végète dans un coma irréversible ? Est-ce que l'éthique chrétienne ou kantienne ont même les moyens de répondre à la question s'il est ou non permis de tuer un brigand ou un terroriste pour sauver quelqu'un d'autre ? Si la vie humaine est un absolu -comme elle doit l'être, catégoriquement, dans ces deux éthiques-, aucune arithmétique n'est permise. Or nous avons à affronter notre condition tragique -que les éthiques post-helléniques, depuis Platon, essaient d'occulter: la vie humaine doit être posée comme un absolu- et elle ne peut pas toujours l'être. Les gens visiblement n'aiment pas cela. Ils ont transféré la Promesse hébraïque et chrétienne sur l'exigence de la "fondation rationnelle", et le Décalogue sur la demande d'un livre de recettes éthiques, ou d'une "règle" qui donnerait d'avance la réponse à tous les cas qui pourraient se présenter. Peur de la liberté, besoin éperdu d'assurance, occultation de notre condition tragique." (p.65-66)

    "Kant est loin d'être un pur Aufklärer. Les postulats de l'existence de Dieu et de l'immortalité de l'âme, le refus de la Révolution [...] montrent combien chez lui l'audace théorique se marie à l'obéissance devant l'institué et le respect de l'Obrigkeit." (p.68)

    "C'est là [en Grèce] qu'en même temps qu'est posée l'indépendance de l'oikos est créée une agora (sphère publique/privée) libre et que la sphère publique/publique devient vraiment publique. (Ces deux derniers aspects sont confondus dans les discussions actuelles, depuis Hannah Arendt, sous le titre "espace public")." (p.74)

    'Contrairement au stéréotype mis en circulation par Benjamin Constant, vulgarisé par Fustel de Coulanges et devenu depuis le maigre fonds de commerce des intellectuelles concernant la cité grecque, le régime athénien -laisser les individus faire ce qui leur plaît, Périclès dans Thucydide II, 37- est considéré, à juste titre, par Aristote comme la règle, non pas l'exception. L'exception est la polis des Lacédémoniens où tout est régimenté. Pourquoi le mirage spartiate [...] a été tellement valorisé dans les Temps modernes, surtout au XVIIIème siècle et pendant la Révolution française, c'est une autre histoire." (p.75)

    "L'autogestion de la production par les producteurs n'est que la réalisation de la démocratie dans le domaine où les individus passent la moitié de leur vie éveillée." (p.86)

    « On ne peut plus attribuer au prolétariat, au sens propre du terme, le rôle privilégié que lui imputait le marxisme classique. » (p.89)

    « Le capitalisme semble être enfin parvenu à fabriquer le type d’individu qui lui « correspond » : perpétuellement distrait, zappant d’une « jouissance » à l’autre, sans mémoire et sans projet, prêt à répondre à toutes les sollicitations d’une machine économique qui de plus en plus détruit la biosphère de la planète pour produire des illusions appelées marchandises. » (p.89)

    "J'ai lu, par acquit de conscience et par triste devoir, la Critique de la raison dialectique, mais cela ne m'a jamais vraiment intéressé." (p.103)

    "En fin de compte, Marx reste un hégélien. Il remplace l'Esprit par les forces productives. Il est rationaliste. On le voit bien, quand il écrit que toute mythologie dompte et façonne les forces de la nature aussi longtemps que et parce que l'homme ne peut les maîtriser réellement ; une fois donc qu'il les maîtrisera réellement (c'est le sous-entendu), la mythologie n'aura plus lieu d'être et disparaîtra. L'imaginaire est ainsi présenté [comme une compensation]." (p.105)

    "C'est une ânerie traditionnelle de dire que "l'homme est un animal raisonnable": il est beaucoup moins raisonnable que les animaux." (p.108)

    "[L'imagination] est défonctionnalisée et perpétuellement créatrice chez l'être humain ; c'est ça que la philosophie traditionnelle n'a pas vu." (p.109)

    "Le projet politique vise à la création d'une société autonome, c'est-à-dire d'une société qui a avec ses institutions un autre rapport que le rapport traditionnel, le rapport à l'hétéronomie. Cela veut dire qu'elle pose ses institutions en sachant qu'elle le fait, donc qu'elle peut les révoquer et que l'esprit de ces institutions doit être la création d'individus autonomes." (p.124)

    "Plus la société est hétéronome, moins il y a de l'individuel. La véritable individuation commence lorsque les sociétés amorcent un mouvement vers l'autonomie." (p.124)

    "Pour créer des individus individués, il faut une société individuante. Les sociétés hétéronomes et traditionnelles ne sont pas individuantes. Elles sont uniformisantes, collectivisantes." (p.125)

    "Dans le cas de la politique, on ne peut pas parler de fin, il y aura toujours des débats sur les objectifs collectifs communs et toujours des problèmes d'institution. Il ne s'agit pas d'établir la société parfaite une fois pour toutes." (p.126)

    "Il y a passion lorsque l'objet de plaisir est transformé en objet de besoin ; autrement dit, lorsque l'objet ne saurait manquer, lorsque le sujet ne peut concevoir sa vie sans la possession, l'absorption, la poursuite, en un sens finalement: l'identification avec l'objet de la passion, devenu enjeu de vie ou de mort." (p.149)

    "La psychanalyse démolit le déterminisme dans la vie psychique." (p.178)

    "Déjà les mouvements communaux et les aspirations de la proto-bourgeoisie à l'auto-gouvernement expriment un imaginaire social politique radicalement nouveau par rapport à ceux de l'empire, de la royauté ou de la féodalité: l'exigence qu'une collectivité se gouverne elle-même, qu'elle désigne ses magistrats, qu'elle décide des règles régissant sa vie. (A cet égard, la "provenance" des composantes sociales de cette bourgeoisie, et notamment les éléments foédaux, sur lesquels insiste Yves Barel, a peu d'importance ; l'essentiel est que ces éléments ne se comportent plus en tant que féodaux, ni quand au pouvoir ni quant à leurs activités.) En même temps, une différence essentielle relativement à l'imaginaire démocratique grec ancien apparaît: presque aussitôt nées, les nouvelles villes évoluent vers des formes oligarchiques (le pouvoir du "patriciat", comme l'appelle Yves Barel), en tout cas vers des formes de délégation irrévocable du pouvoir, ou de "représentation" -et jamais, à ma connaissance (encore une fois, en laissant de côté les soulèvements du "menu peuple" et, par exemple, les Ciompi à Florence vers la fin du XIVe siècles), vers des formes de démocratie directe." (p.262-263)

    "Au milieu du Livre III du traité [De Anima], Aristote introduit soudain et sans avertir une phantasia complètement différente, sans laquelle il ne peut y avoir de pensée et qui précède, peut-être, toute pensée. C'est elle que j'ai appelée imagination première ; elle correspond, à peu près, à mon imagination radicale. Mais cette apparition reste sans suite et sans élaboration. Et il est en même temps caractéristique qu'Aristote n'établisse aucune relation entre phantasia et poiésis. La poiésis est pour lui techné et la techné "imite" la nature même dans le cas le plus noble, celui de la techné poiétiké." (p.273)

    "La philosophie commence lorsque nous essayons de briser la clôture de ce monde de la vie [de la phénoménologie] aussi bien dans sa dimension biologique que dans sa dimension social-historique." (p.281)

    "La socialisation est le processus moyennant lequel la psyché est forcé d'abandonner (jamais complètement) son sens originel monadique pour le sens participé fourni par la société, et de subordonner ses créations et ses poussées propres aux exigences de la vie sociale." (p.307)

    "La réflexion est [...] définissable comme l'effort pour briser la clôture où nous sommes chaque fois nécessairement pris comme sujets, que cette clôture vienne de notre histoire personnelle ou de l'institution social-historique qui nous a formés, à savoir humanisés." (p.335)
    -Cornelius Castoriadis, Fait et à faire, Seuil, coll. Points, 1997, 336 pages.

    "La philosophie n’est pas philosophie si elle n’exprime pas une pensée autonome. Que signifie « autonome » ? Cela veut dire autosnomos, « qui se donne à soi-même sa loi ». En philosophie, c’est clair : se donner à soi-même sa loi, cela veut dire qu’on pose des questions et qu’on n’accepte aucune autorité. Pas même l’autorité de sa propre pensée antérieure.

    C’est là d’ailleurs que le bât blesse un peu, parce que les philosophes, presque toujours, construisent des systèmes fermés comme des oeufs (voir Spinoza, voir surtout Hegel, et même quelque peu Aristote), ou restent attachés à certaines formes qu’ils ont créées et n’arrivent pas à les remettre en question. Il y a peu d’exemples du contraire. Platon en est un. Freud en est un autre dans le domaine de la psychanalyse, bien qu’il n’ait pas été philosophe.

    L’autonomie, dans le domaine de la pensée, c’est l’interrogation illimitée ; qui ne s’arrête devant rien et qui se remet elle-même constamment en cause. Cette interrogation n’est pas une interrogation vide ; une interrogation vide ne signifie rien. Pour avoir une interrogation qui fait sens, il faut déjà qu’on ait posé comme provisoirement incontestables un certain nombre de termes. Autrement il reste un simple point d’interrogation, et pas une interrogation philosophique. L’interrogation philosophique est articulée, quitte à revenir sur les termes à partir desquels elle a été articulée.

    Qu’est-ce que l’autonomie en politique ? Presque toutes les sociétés humaines sont instituées dans l’hétéronomie, c’est-à-dire dans l’absence d’autonomie. Cela veut dire que, bien qu’elles créent toutes, elles-mêmes, leurs institutions, elles incorporent dans ces institutions l’idée incontestable pour les membres de la société que cette institution n’est pas œuvre humaine, qu’elle n’a pas été créée par les humains, en tout cas pas par les humains qui sont là en ce moment. Elle a été créée par les esprits, par les ancêtres, par les héros, par les Dieux ; mais elle n’est pas œuvre humaine.

    Avantage considérable de cette clause tacite et même pas tacite : dans la religion hébraïque, le don de la Loi par Dieu à Moïse est écrit, explicité. Il y a des pages et des pages dans l’Ancien Testament qui décrivent par le détail la réglementation que Dieu a fournie à Moïse. Cela ne concerne pas seulement les Dix Commandements mais tous les détails de la Loi. Et toutes ces dispositions, il ne peut être question de les contester : les contester signifierait contester soit l’existence de Dieu, soit sa véracité, soit sa bonté, soit sa justice. Or ce sont là des attributs consubstantiels de Dieu. Il en va de même pour d’autres sociétés hétéronomes. L’exemple hébraïque est ici cité à cause de sa pureté classique.

    Or, quelle est la grande rupture qu’introduisent, sous une première forme, la démocratie grecque, puis, sous une autre forme, plus ample, plus généralisée, les révolutions des temps modernes et les mouvements démocratiques révolutionnaires qui ont suivi ? C’est précisément la conscience explicite que nous créons nos lois, et donc que nous pouvons aussi les changer.

    Les lois grecques anciennes commencent toutes par la clause édoxè tè boulè kai to démo, « il a semblé bon au conseil et au peuple ». « Il a semblé bon », et non pas « il est bon ». C’est ce qui a semblé bon à ce moment-là. Et dans les temps modernes, on a, dans les Constitutions, l’idée de la souveraineté des peuples. Par exemple, la Déclaration des droits de l’homme française dit en préambule : « La souveraineté appartient au peuple qui l’exerce, soit directement, soit par le moyen de ses représentants. » Le « soit directement » a disparu par la suite, et nous sommes restés avec les seuls « représentants ».

    Quatre millions de dollars pour être élu
    Il y a donc une autonomie politique ; et cette autonomie politique suppose de savoir que les hommes créent leurs propres institutions. Cela exige que l’on essaye de poser ces institutions en connaissance de cause, dans la lucidité, après délibération collective. C’est ce que j’appelle l’autonomie collective, qui a comme pendant absolument inéliminable l’autonomie individuelle.

    Une société autonome ne peut être formée que par des individus autonomes. Et des individus autonomes ne peuvent vraiment exister que dans une société autonome.

    Pourquoi cela ? Il est assez facile de le comprendre. Un individu autonome, c’est un individu qui n’agit, autant que c’est possible, qu’après réflexion et délibération. S’il n’agit pas comme cela, il ne peut pas être un individu démocratique, appartenant à une société démocratique.

    En quel sens un individu autonome, dans une société comme je la décris, est-il libre ? En quel sens sommes-nous libres aujourd’hui ? Nous avons un certain nombre de libertés, qui ont été établies comme des produits ou des sous-produits des luttes révolutionnaires du passé. Ces libertés ne sont pas seulement formelles, comme le disait à tort Karl Marx ; que nous puissions nous réunir, dire ce que nous voulons, ce n’est pas formel. Mais c’est partiel, c’est défensif, c’est, pour ainsi dire, passif.

    Comment puis-je être libre si je vis dans une société qui est gouvernée par une loi qui s’impose à tous ? Cela apparaît comme une contradiction insoluble et cela en a conduit beaucoup, comme Max Stirner (2) par exemple, à dire que cela ne pouvait pas exister ; et d’autres à sa suite, comme les anarchistes, prétendront que la société libre signifie l’abolition complète de tout pouvoir, de toute loi, avec le sous-entendu qu’il y a une bonne nature humaine qui surgira à ce moment-là et qui pourra se passer de toute règle extérieure. Cela est, à mon avis, une utopie incohérente.

    Je peux dire que je suis libre dans une société où il y a des lois, si j’ai eu la possibilité effective (et non simplement sur le papier) de participer à la discussion, à la délibération et à la formation de ces lois. Cela veut dire que le pouvoir législatif doit appartenir effectivement à la collectivité, au peuple.

    Enfin, cet individu autonome est aussi l’objectif essentiel d’une psychanalyse bien comprise. Là, nous avons une problématique relativement différente, parce qu’un être humain est, en apparence, un être conscient ; mais, aux yeux d’un psychanalyste, il est surtout son inconscient. Et cet inconscient, généralement, il ne le connaît pas. Non pas parce qu’il est paresseux, mais parce qu’il y a une barrière qui l’empêche de le connaître. C’est la barrière du refoulement.

    Nous naissons, par exemple, comme monades psychiques, qui se vivent dans la toute-puissance, qui ne connaissent pas de limites, ou ne reconnaissent pas de limites à la satisfaction de leurs désirs, devant lesquels tout obstacle doit disparaître. Et nous terminons par être des individus qui acceptent tant bien que mal l’existence des autres, très souvent formulant des vœux de mort à leur égard (qui ne se réalisent pas la plupart du temps), et acceptent que le désir des autres ait le même droit à être satisfait que le leur. Cela se produit en fonction d’un refoulement fondamental qui renvoie dans l’inconscient toutes ces tendances profondes de la psyché et y maintient une bonne partie des créations de l’imagination radicale.

    Une psychanalyse implique que l’individu, moyennant les mécanismes psychanalytiques, est amené à pénétrer cette barrière de l’inconscient, à explorer autant que possible cet inconscient, à filtrer ses pulsions inconscientes et à ne pas agir sans réflexion et délibération. C’est cet individu autonome qui est la fin (au sens de la finalité, de la terminaison) du processus psychanalytique.

    Or, si nous faisons la liaison avec le politique, il est évident que nous avons besoin d’un tel individu, mais il est évident aussi que nous ne pouvons pas soumettre la totalité des individus de la société à une psychanalyse. D’où le rôle énorme de l’éducation et la nécessité d’une réforme radicale de l’éducation, pour en faire une véritable païdaïa comme disaient les Grecs, une païdaïa de l’autonomie, une éducation pour l’autonomie et vers l’autonomie, qui amène ceux qui sont éduqués — et pas seulement les enfants — à s’interroger constamment pour savoir s’ils agissent en connaissance de cause plutôt qu’emportés par une passion ou par un préjugé.

    Pas seulement les enfants, parce que l’éducation d’un individu, au sens démocratique, est une entreprise qui commence avec la naissance de cet individu et qui ne s’achève qu’avec sa mort. Tout ce qui se passe pendant la vie de l’individu continue à le former et à le déformer. L’éducation essentielle que la société contemporaine fournit à ses membres, dans les écoles, les collèges, les lycées et les universités, est une éducation instrumentale, organisée essentiellement pour apprendre une occupation professionnelle. Et à côté de celle-ci, il y a l’autre éducation, à savoir les âneries que diffuse la télévision.

    Sur la question de la représentation politique, Jean-Jacques Rousseau disait que les Anglais, au XVIIIe siècle, croient qu’ils sont libres parce qu’ils élisent leurs représentants tous les cinq ans. Effectivement, ils sont libres, mais un jour sur cinq ans. En disant cela, Rousseau sous-estimait indûment son cas. Parce qu’il est évident que même ce jour sur cinq ans on n’est pas libre. Pourquoi ? Parce qu’on a à voter pour des candidats présentés par des partis. On ne peut pas voter pour n’importe qui. Et on a à voter à partir de toute une situation réelle fabriquée par le Parlement précédent et qui pose les problèmes dans les termes dans lesquels ces problèmes peuvent être discutés et qui, par là même, impose des solutions, du moins des alternatives de solution, qui ne correspondent presque jamais aux vrais problèmes.

    Généralement, la représentation signifie l’aliénation de la souveraineté des représentés vers les représentants. Le Parlement n’est pas contrôlé. Il est contrôlé au bout de cinq ans avec une élection, mais la grande majorité du personnel politique est pratiquement inamovible. En France un peu moins. Ailleurs beaucoup plus. Aux Etats-Unis, par exemple, les sénateurs sont en fait des sénateurs à vie. Et cela viendra aussi en France. Pour être élu aux Etats-Unis il faut à peu près 4 millions de dollars. Qui vous donne ces 4 millions ? Ce ne sont pas les chômeurs. Ce sont les entreprises. Et pourquoi les donnent-elles ? Pour qu’ensuite le sénateur soit d’accord avec le lobby qu’elles forment à Washington, pour voter les lois qui les avantagent et ne pas voter les lois qui les désavantagent. Il y a là la voie fatale des sociétés modernes.

    On le voit se faire en France, malgré toutes les prétendues dispositions prises pour contrôler la corruption. La corruption des responsables politiques, dans les sociétés contemporaines, est devenue un trait systémique, un trait structurel. Ce n’est pas anecdotique. C’est incorporé dans le fonctionnement du système, qui ne peut pas tourner autrement.

    Quel est l’avenir de ce projet de l’autonomie ? Cet avenir dépend de l’activité de l’énorme majorité des êtres humains. On ne peut plus parler en termes d’une classe privilégiée, qui serait par exemple le prolétariat industriel, devenu, depuis longtemps, très minoritaire dans la population. On peut dire, en revanche, et c’est ce que je dis, que toute la population, sauf 3 % de privilégiés au sommet, aurait un intérêt personnel à la transformation radicale de la société dans laquelle elle vit.

    Mais ce que nous observons depuis une cinquantaine d’années, c’est le triomphe de la signification imaginaire capitaliste, c’est-à-dire d’une expansion illimitée d’une prétendue maîtrise prétendument rationnelle ; et l’atrophie, l’évanescence de l’autre grande signification imaginaire des temps modernes, c’est-à-dire de l’autonomie.

    Est-ce que cette situation sera durable ? Est-ce qu’elle sera passagère ? Nul ne peut le dire. Il n’y a pas de prophétie dans ce genre d’affaire. La société actuelle n’est certainement pas une société morte. On ne vit pas dans Byzance ou dans la Rome du Ve siècle (après J.-C.). Il y a toujours quelques mouvements. Il y a des idées qui sortent, qui circulent, des réactions. Elles restent très minoritaires et très fragmentées par rapport à l’énormité des tâches qui sont devant nous. Mais je tiens pour certain que le dilemme que, en reprenant des termes de Léon Trotski, de Rosa Luxemburg et de Karl Marx, nous formulions dans le temps de Socialisme ou Barbarie, continue d’être valide, à condition évidemment de ne pas confondre le socialisme avec les monstruosités totalitaires qui ont transformé la Russie en un champ de ruines, ni avec l’ « organisation » absurde de l’économie, ni avec l’exploitation effrénée de la population, ni avec l’asservissement total de la vie intellectuelle et culturelle qui y avaient été réalisés.

    Voter pour le moindre mal
    Pourquoi la situation contemporaine est-elle tellement incertaine ? Parce que, de plus en plus, on voit se développer, dans le monde occidental, un type d’individu qui n’est plus le type d’individu d’une société démocratique ou d’une société où on peut lutter pour plus de liberté, mais un type d’individu qui est privatisé, qui est enfermé dans son petit milieu personnel et qui est devenu cynique par rapport à la politique.

    Quand les gens votent, ils votent cyniquement. Ils ne croient pas au programme qu’on leur présente, mais ils considèrent que X ou Y est un moindre mal par rapport à ce qu’était Z dans la période précédente. Un tas de gens voteront Lionel Jospin sans doute (3) aux prochaines élections, non pas parce qu’ils l’adorent ou qu’ils sont éblouis par ses idées, ce serait étonnant, mais simplement parce qu’ils sont dégoûtés par la situation actuelle. La même chose d’ailleurs s’est passée en 1995, lorsque les gens ont été écœurés par quatorze ans de prétendu socialisme dont le principal exploit a été d’introduire le libéralisme le plus effréné en France et de commencer à démanteler ce qu’il y avait eu comme conquêtes sociales dans la période précédente.

    Du point de vue de l’organisation politique, une société s’articule toujours, explicitement ou implicitement, en trois parties.

    1) Ce que les Grecs auraient appelé oïkos, c’est-à-dire la « maison », la famille, la vie privée.

    2) L’agora, l’endroit public-privé où les individus se rencontrent, où ils discutent, où ils échangent, où ils forment des associations ou des entreprises, où l’on donne des représentations de théâtre, privées ou subventionnées, peu importe. C’est ce qu’on appelle, depuis le XVIIIe siècle, d’un terme qui prête à confusion, la société civile, confusion qui s’est encore accrue ces derniers temps.

    3) L’ecclesia, le lieu public-public, le pouvoir, le lieu où s’exerce, où existe, où est déposé le pouvoir politique.

    La relation entre ces trois sphères ne doit pas être établie de façon fixe et rigide, elle doit être souple, articulée. D’un autre côté, ces trois sphères ne peuvent pas être radicalement séparées.

    Le libéralisme actuel prétend qu’on peut séparer entièrement le domaine public du domaine privé. Or c’est impossible, et prétendre qu’on le réalise est un mensonge démagogique. Il n’y a pas de budget qui n’intervienne pas dans la vie privée publique, et même dans la vie privée. Et ce n’est là qu’un exemple parmi tant d’autres. De même, il n’y a pas de pouvoir qui ne soit pas obligé d’établir un minimum de lois restrictives ; posant par exemple que le meurtre est interdit ou, dans le monde moderne, qu’il faut subventionner la santé ou l’éducation. Il doit y avoir dans ce domaine une espèce de jeu entre le pouvoir public et l’agora, c’est-à-dire la communauté.

    Ce n’est que dans un régime vraiment démocratique qu’on peut essayer d’établir une articulation correcte entre ces trois sphères, préservant au maximum la liberté privée, préservant aussi au maximum la liberté de l’agora, c’est-à-dire des activités publiques communes des individus, et qui fasse participer tout le monde au pouvoir public. Alors que ce pouvoir public appartient à une oligarchie et que son activité est clandestine en fait, puisque que les décisions essentielles sont toujours prises dans la coulisse."
    -Cornelius Castoriadis, "L’individu privatisé", Le Monde diplomatique, 1998: https://www.monde-diplomatique.fr/1998/02/CASTORIADIS/3528



    Dernière édition par Johnathan R. Razorback le Dim 6 Déc 2020 - 14:00, édité 1 fois


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    Cornelius Castoriadis, Œuvre  Empty Re: Cornelius Castoriadis, Œuvre

    Message par Johnathan R. Razorback Mar 16 Mai 2017 - 13:18

    "Pour celui qui préoccupe la question de la société, la rencontre avec le marxisme est immédiate et inévitable." (p.13)

    "Vouloir retrouver le sens du marxisme exclusivement dans ce que Marx a écrit, en passant sous silence ce que la doctrine est devenue dans l'histoire, c'est prétendre, en contradiction directe avec les idées centrales de cette doctrine, que l'histoire réelle ne compte pas, que la vérité d'une théorie est toujours et exclusivement "au-delà", et finalement remplacer la révolution par la révélation et la réflexion sur les faits par l'exégèse des textes." (p.14-15)

    "Si la pratique inspirée du marxisme a été effectivement révolutionnaire pendant certaines phases de l'histoire moderne, elle a aussi été tout le contraire pendant d'autres périodes." (p.15)

    "Idéologie, le marxisme l'est d'abord devenu en tant que dogme officiel des pouvoirs institués dans les pays dits par antiphrase "socialistes". Invoqué par des gouvernements qui visiblement n'incarnent pas le pouvoir du prolétariat et ne sont pas plus "contrôlés" par celui-ci que n'importe quel gouvernement bourgeois ; représenté par des chefs géniaux que leurs successeurs également géniaux traitant de fous criminels sans autre explication ; fondant aussi bien la politique de Tito que celle des Albanais, celle de Khrouchtchev que celle de Mao, le marxisme y est devenu le "complèment solennel de justification" dont parlait Marx, qui permet à la fois d'enseigner obligatoirement aux étudiants L'Etat et la Révolution et de maintenir l'appareil d'Etat le plus oppressif et le plus rigide qu'on ait connu, qui aide la bureaucratie à se voiler derrière la "propriété collective" des moyens de production.
    Idéologie, le marxisme l'est devenu tout autant en tant que doctrine des multiples sectes que la dégénérescence du mouvement marxiste officiel a fait proliférer. [...]
    Idéologie, enfin, le marxisme l'est aussi devenu dans un tout autre sens: que depuis des décennies il n'est plus, même en tant que simple théorie, une théorie vivante, que l'on cherchera en vain dans la littérature des quarante dernières années même des applications fécondes de la théorie, encore moins des tentatives d'extension et d'approfondissement.
    " (p.16-17)

    "De même que la dégénérescence de la révolution russe pose le problème: est-ce le destin de toute révolution socialiste qui est indiqué par cette dégénérescence ? de même il faut se demander: est-ce le sort de toute théorie révolutionnaire qui est indiqué par la destin du marxisme ?" (p.7)

    "Il n'est guère possible, non plus, d'essayer de maintenir une orthodoxie comme le faisait Lukács en 1919 en la limitant à une méthode marxiste, qui serait séparable du contenu et pour ainsi dire indifférente quand à celui-ci. Bien que marquant déjà un progrès relativement aux diverses variétés de crétinisme "orthodoxe", cette position est intenable, pour une raison que Lukács, pourtant nourri de dialectique, oubliait: c'est que, à moins de prendre le terme dans son acceptation la plus superficielle, la méthode ne peut pas être ainsi séparée du contenu, et singulièrement pas lorsqu'il s'agit de théorie historique et sociale. La méthode, au sens philosophique, n'est que l'ensemble opérant des catégories." (p.18)

    "C'est à chaque fois une question concrète que de savoir si la transformation historique a atteint le point où les anciennes catégories et l'ancienne méthode doivent être reconsidérées." (p.20)

    "Nous avons été obligé de constater, pas seulement et pas tellement que telle théorie particulière de Marx, telle idée précise du marxisme traditionnel étaient "fausses", mais que l'histoire que nous vivons ne pouvait plus être saisie à l'aide des catégories marxistes telles quelles ou "amendées", "élargies", etc. Il nous est apparu que cette histoire ne peut être ni comprise, ni transformée avec cette méthode. [...] Partis du marxisme révolutionnaire, nous sommes arrivés au point où il fallait choisir entre rester marxistes et rester révolutionnaires ; entre la fidélité à une doctrine qui n'anime plus depuis longtemps ni une réflexion ni une action, et la fidélité au projet d'une transformation radicale de la société, qui exige d'abord que l'on comprenne ce que l'on veut transformer, et que l'on identifie ce qui, dans la société, conteste vraiment cette société et est en lutte contre sa forme présente." (p.21)

    "On sait que pour Marx l'économie capitaliste est sujette à des contradictions insurmontables, qui se manifestent aussi bien par les crises périodiques de surproduction que par des tendances à long terme dont le travail ébranle de plus en plus profondément le système: l'augmentation du taux d'exploitation (dont la misère accrue, absolue ou relative, du prolétariat) ; l'élévation de la composition organique du capital (donc l'accroissement de l'armée industrielle de réserve, c'est-à-dire du chômage permanent) ; la baisse du taux de profit (donc le ralentissement de l'accumulation et de l'expansion de la production). Ce qui s'exprime par là en dernière analyse, c'est la contradiction du capitalisme telle que la voit Marx: l'incompatibilité entre le développement des forces productives et les "rapports de production" ou "formes de propriété" capitalistes.
    Or l'expérience des vingt dernières années fait penser que les crises périodiques de surproduction n'ont rien d'inévitable sous le capitalisme moderne (sauf sous la forme extrêmement atténuée de "récessions" mineures et passagères). Et l'expérience des cents dernières années ne montre, dans les pays capitalistes développés, ni paupérisation (absolue ou relative) du prolétariat, ni augmentation séculaire du chômage, ni baisse du taux de profit, encore moins un ralentissement du développement des forces productives dont le rythme s'est au contraire accéléré dans des proportions inimaginables auparavant
    ." (p.22-23)

    "La théorie économique de Marx n'est tenable ni dans ses prémisses, ni dans sa méthode, ni dans sa structure. Brièvement parlant, la théorie comme telle "ignore" l'action des classes sociales. Elle "ignore" l'effet des luttes ouvrières sur la répartition du produit social -et par là nécessairement, sur la totalité des aspects du fonctionnement de l'économie, notamment sur l'élargissement constant du marché de biens de consommation. Elle "ignore" l'effet de l'organisation graduelle de la classe capitaliste, en vue précisément de dominer les tendances "spontanées" de l'économie. Cela dérive de sa prémisse fondamentale: que dans l'économie capitaliste les hommes, prolétaires ou capitalistes, sont effectivement et intégralement transformés en choses, réifiés ; qu'ils y sont soumis à l'action de lois économiques qui ne diffèrent en rien des lois naturelles sauf en ce qu'elles utilisent les actions "conscientes" des hommes comme l'instrument inconscient de leur réalisation.
    Or cette prémisse est une abstraction qui ne correspond, pour ainsi dire, qu'à une moitié de la réalité, et comme telle elle est finalement fausse. Tendance essentielle du capitalisme, la réification ne peut jamais se réaliser intégralement. Si elle le faisait, si le système réussissait effectivement à transformer les hommes en choses mues uniquement par les "forces" économiques, il s'effondrerait non pas à long terme, mais instantanément. La lutte des hommes contre la réification est, tout autant que la tendance à la réification, la condition du fonctionnement du capitalisme. Une usine dans laquelle les ouvriers seraient effectivement et intégralement de simples rouages des machines exécutant aveuglément les ordres de la direction s'arrêterait dans un quart d'heure. Le capitalisme ne peut fonctionner qu'en mettant constamment à contribution l'activité proprement
    humaine de ses assujettis qu'il essaie en même temps de réduire et de déshumaniser le plus possible. Il ne peut fonctionner que pour autant que sa tendance profonde, qui est effectivement la réification, n'est pas réalisée, que ses normes sont constamment combattues dans leur application." (p.23-24)

    "On ne peut plus maintenir l'importance centrale accordée par Marx (et tout le mouvement marxiste) à l'économie comme telle." (p.24)

    "Autant les hymnes adressés à la bourgeoisie dans sa phase progressive glorifient le développement des forces productives dont elle a été l'instrument historique, autant la condamnation portée contre elle, chez Marx aussi bien que chez les marxistes ultérieurs, s'appuie sur l'idée que ce développement est désormais empêchée par le mode capitaliste de production. [...]
    Nous savons aujourd'hui qu'il n'en est rien, et que depuis vingt-cinq ans, les forces productives ont connu un développement qui laisse loin derrière tout ce qu'on aurait pu imaginer autrefois. Ce développement a été certes conditionné par des modifications dans l'organisation du capitalisme, et il en a entrainé d'autres -mais il n'a pas mis en question la substance des rapports de production. Ce qui paraissait à Marx et aux marxistes comme une "contradiction" qui devait faire éclater le système a été "résolu" à l'intérieur du système. [...]
    [Ce schéma mécanique] représente une extrapolation abusive à l'ensemble de l'histoire d'un processus qui ne s'est réalisé que pendant une seule phase de cette histoire, la phase de la révolution bourgeoise. Il décrit à peu près fidèlement ce qui a eu lieu lors du passage de la société féodale, plus exactement: des sociétés bâtardes d'Europe occidentale de 1650 à 1850 (où une bourgeoisie déjà bien développée et économiquement dominante se heurtait à la monarchie absolue
    et à des résidus féodaux dans la propriété agraire et les structures juridiques et politiques), à la société capitaliste. Mais il ne correspond ni à l'effondrement de la société antique et à l'apparition ultérieure du monde féodal, ni à la naissance de la bourgeoisie qui émerge précisément hors des rapports féodaux et en marge de ceux-ci, ni à la constitution de la bureaucratie comme couche dominante aujourd'hui dans les pays arrières qui s'industrialisent, ni enfin à l'évolution historique des peuples non européens. Dans aucun de ces cas on ne peut parler d'un développement des forces productives incarné par une classe sociale grandissant dans le système social donné, développement qui serait "à un certain stade" devenu incompatible avec le maintien de ce système et aurait conduit à une révolution donnant le pouvoir à la classe "montante"." (p.27)

    "Personne, depuis Marx, ne peut plus penser l'histoire en "oubliant" que toute société doit assurer la production des conditions matérielles de sa vie, et que tous les aspects de la vie sociale sont profondément reliés au travail, au mode d'organisation de cette production et à la division sociale qui lui correspond.
    C'est une autre chose, que de réduire la production, l'activité humaine médiatisée par des instruments et des objets, le travail, aux "forces productives", c'est-à-dire finalement à la technique, d'attribuer à celle-ci un développement "en dernière analyse" autonome, et de construire une mécanique des systèmes sociaux basée sur une opposition éternelle et éternellement la même entre une technique ou des forces productives qui posséderaient une activité propre, et le reste des relations sociales et de la vie humaine, la "superstructure", doté tout aussi arbitrairement d'une passivité et d'une inertie essentielle
    ." (p.28)

    "La Renaissance, dont les liens profonds avec toute la culture et la société bourgeoise sont incontestables." (p.29)

    "A quelques kilomètres l'une de l'autre, dans la même jungle, avec les mêmes armes et instruments, deux tribus primitives développent des structures sociales et des cultures aussi différentes que possible. Est-ce Dieu qui l'a voulu ainsi, est-ce une "âme" singulière de la tribu qui est en cause ? Non pas, un examen de l'histoire totale de chacun d'elles, de ses rapports avec d'autres, etc., permettrait de comprendre comment des évolutions différentes se sont produites (bien qu'il ne permettrait pas de "tout comprendre", encore moins d'isoler "une cause" de cette évolution)." (p.34)

    "L'idée, par exemple, que dans toutes les sociétés le développement des forces productives a "déterminé" les rapports de production et par suite les rapports juridiques, politiques, religieux, etc., présuppose que dans toutes les sociétés la même articulation des activités humaines existe, que la technique, l'économie, le droit, la politique, la religion, etc., sont toujours et nécessairement séparés ou séparables, sans quoi cette affirmation est privé de sens. Mais c'est là extrapoler à l'ensemble de l'histoire l'articulation et la structuration propres à notre société, et qui n'ont pas forcément un sens hors d'elle. Or cette articulation, cette structuration sont précisément des produits du développement historique. Marx disait déjà que "l'individu est un produit social" -voulant dire par là non pas que l'existence de l'individu présuppose celle de la société, ou que la société détermine ce que l'individu sera, mais que la catégorie d'individu comme personne librement détachable de sa famille, de sa tribu ou de sa cité n'a rien de naturel et n'apparaît qu'à une certaine étape de l'histoire. De même, les divers aspects ou secteurs de l'activité sociale ne s' "autonomisent", comme disait encore Marx, que dans un certain type de société et en fonction d'un degré de développement historique. Mais s'il en est ainsi, il est impossible de donner une fois pour toutes un modèle de relations ou de "déterminations" valable pour toute société. Les points d'attache de ces relations sont fluants, le mouvement de l'histoire reconstitue et redéploie d'une façon chaque fois différente les structures sociales (et pas nécessairement dans le sens d'une différenciation toujours croissante: à cet égard au moins, le domaine féodal représente une involution, une recondensation de moments qui étaient nettement séparés dans le monde gréco-romain). Bref, il n'y a pas dans l'histoire, encore moins qu'il n'y a dans la nature ni dans la vie, de substances séparées et fixes agissant de l'extérieur les unes sur les autres. On ne peut pas dire qu'en général "l'économie détermine l'idéologie", ni que "l'idéologie détermine l'économie", ni enfin qu' "économie et idéologie se déterminent réciproquement", pour la simple raison qu'économie et idéologie, en tant que sphères séparées qui pourraient agir ou ne pas agir l'une sur l'autre, sont elles-mêmes des produits d'une étape donnée (et en fait, très récente) du développement historique.
    De même, la théorie marxiste de l'histoire, et toute théorie générale et simple du même type, est nécessairement amenée à postuler que les motivations fondamentales des hommes sont et ont toujours été les mêmes dans toutes les sociétés. Les "forces" productives ou autres, ne peuvent agir dans l'histoire qu'à travers les actions des hommes et dire que les mêmes forces jouent partout le rôle déterminant signifie qu'elles correspondent à des mobiles constants partout et toujours. Ainsi la théorie qui fait du "développement des forces productives" le moteur de l'histoire présuppose implicitement un type invariable de motivation fondamentale des hommes, en gros la motivation économique: de tout temps, les sociétés humaines auraient visé (consciemment ou inconsciemment, peu importe) d'abord et avant tout l'accroissement de leur production et de leur consommation. Mais cette idée n'est pas simplement fausse matériellement ; elle oublie que les types de motivation (et les valeurs correspondent qui polarisent et orientent la vie des hommes) sont des créations sociales, que chaque culture institue des valeurs qui lui sont propres et dresse les individus en fonction d'elles. Ces dressages sont pratiquement tout-puissants car il n'y a pas de "nature humaine" qui pourrait leur offrir une résistance, car, autrement dit, l'homme ne naît pas en portant en lui le sens défini de sa vie. Le maximum de consommation, de puissance ou de sainteté ne sont pas des objectifs innés à l'enfant, c'est la culture dans laquelle il grandira qui lui apprendra qu'il en a "besoin". Et il est inadmissible de mêler à l'examen de l'histoire [comme le fait Sartre dans la
    Critique de la raison dialectique] le "besoin" biologique ou l' "instinct" de conservation. Le "besoin" biologique ou l' "instinct" de conservation est le présupposé abstrait et universel de toute société humaine, et de toute espèce vivante en général, et il ne peut rien dire sur aucune en particulier. Il est absurde de vouloir fonder sur la permanence d'un "instinct" de conservation, par définition partout le même, l'histoire, par définition toujours différente." (p.35-37)

    "Nous n'avons pas besoin, en tant que révolutionnaires, de réduire l'histoire précédente de l'humanité à des schémas simples. Nous avons besoin tout d'abord de comprendre et d'interpréter notre propre société. Et cela, nous ne pouvons le faire qu'en la relativisant, en montrant qu'aucune des formes de l'aliénation sociale présente n'est fatale pour l'humanité, puisqu'elles n'ont pas toujours été là -non pas en la transformant en absolu et en projetant inconsciemment sur le passé des schémas et des catégories qui expriment précisément les aspects les plus profonds de la réalité capitaliste contre laquelle nous luttons." (p.42)

    "La théorie est tout autant inacceptable en tant qu'elle est un déterminisme tout court, c'est-à-dire en tant qu'elle prétend que l'on peut réduire l'histoire aux effets d'un système de forces elles-mêmes soumises à des lois saisissables et définissables une fois pour toutes, à partir desquelles ces effets peuvent être intégralement et exhaustivement produits (et donc aussi déduits)." (p.43)

    "Au déterminisme économique semble s'opposer un autre aspect du marxisme: "l'histoire de l'humanité est l'histoire de la lutte des classes". Mais semble seulement. Car, dans la mesure où l'on maintient les affirmations essentielles de la conception matérialiste de l'histoire, la lutte des classes n'est pas en réalité un facteur à part. Elle n'est qu'un chaînon des liaisons causales établies chaque fois sans ambiguïté par l'état de l'infrastructure technico-économique. Ce que les classes font, ce qu'elles ont à faire, leur est chaque fois nécessairement tracé par leur situation dans les rapports de production, sur laquelle elles ne peuvent rien, car elle les précède causalement aussi bien que logiquement. En fait, les classes ne sont que l'instrument dans lequel s'incarne l'action des forces productives. Si elles sont acteurs, elles le sont exactement au sens où les acteurs au théâtre récitent un texte donné d'avance et accomplissent des gestes prédéterminés, et où, qu'ils jouent bien ou mal, ils ne peuvent empêcher que la tragédie s'achemine vers sa fin inexorable. Il faut une classe pour faire fonctionner un système socio-économique d'après ses lois, et il en faut une pour le renverser -lorsqu'il sera devenu "incompatible avec le développement des forces productives" et que ses intérêts la conduiront tout aussi inéluctablement à instituer un nouveau système qu'elle fera fonctionner à son tour. Elles sont les agents du processus historique, mais les agents inconscients (l'expression revient maintes fois sous la plume de Marx et d'Engels), elles sont agies plutôt qu'elles n'agissent, dit Lukács." (p.43-44)

    "Si l'on admet que la "prise de conscience" et l'activité des classes et des groupes sociaux (comme des individus) font surgir des éléments nouveaux, non prédéterminés et non prédéterminables (ce qui ne veut certes pas dire que l'une et l'autre soient indépendantes des situations où elles se déroulent), alors on est obligé de sortir du schéma marxiste classique et d'envisager l'histoire d'une manière essentiellement différente." (p.48)

    "Lorsqu'on parle de l'histoire, qui parle ? C'est quelqu'un d'une époque, d'une société, d'une classe donnée -bref, c'est un être historique. Or cela même, qui fonde la possibilité d'une connaissance historique (car seul un être historique peut avoir une expérience de l'histoire et en parler)n interdit que cette connaissance puisse jamais acquérir le statut d'un savoir achevé et transparent -puisqu'elle est elle-même, dans son essence, un phénomène historique qui demande à être saisi et interprété comme tel." (48-49)

    "Avoir une expérience de l'histoire en tant qu'être historique c'est être dans et de l'histoire, comme aussi être dans et de la société. Et, en laissant de côté d'autres aspects de cette implication, cela signifie:
    -penser nécessairement l'histoire en fonction des catégories de son époque et de sa société -catégories qui sont elles-mêmes un produit de l'évolution historique.
    -penser l'histoire en fonction d'une intention pratique ou d'un projet -projet qui fait lui-même partie de l'histoire.
    Cela Marx non seulement le savait, il a été le premier à le dire clairement. Lorsqu'il raillait ceux qui croyaient "pouvoir sauter par-dessus leur époque" il dénonçait l'idée qu'il puisse jamais y avoir de sujet théorique pur produisant une connaissance pure de l'histoire, que l'on puisse jamais déduire
    a priori les catégories valant pour tout matériel historique (autrement que comme abstractions plates et vides). Lorsqu'en même temps il dénonçait les penseurs bourgeois de son époque, qui à la fois appliquaient naïvement aux périodes précédentes des catégories qui n'ont un sens que relativement au capitalisme et refusaient de relativiser historiquement ces dernières ("pour eux, il y a eu de l'histoire, mais il n'y en a plus", disait-il dans une phrase qu'on croirait forgée à l'intention des "marxistes" contemporains), et affirmait que sa propre théorie correspondait au point de vue d'une classe, le prolétariat révolutionnaire, il posait pour la première fois le problème de ce qu'on a appelé depuis le socio-centrisme (le fait que chaque société se pose comme le centre du monde et regarde toutes les autres de son propre point de vue) et tentait d'y répondre.
    Nous avons essayé de montrer plus haut que Marx n'a pas finalement surmonté ce socio-centrisme et que l'on trouve chez lui ce paradoxe d'un penseur qui a pleinement conscience de la relativité historique des catégories capitalistes et qui en même temps les projette (ou les rétro-jette) sur l'ensemble de l'histoire humaine. Qu'il soit bien compris qu'il ne s'agit pas là d'une critique de Marx, mais d'une critique de la connaissance de l'histoire. Le paradoxe en question est constitutif de toute tentative de penser l'histoire. Il est nécessaire, il est inévitable que, perchés un siècle plus haut, nous puissions relativiser plus fortement certaines catégories, dégager plus clairement ce qui, dans une grande théorie, l'attache solidement à son époque particulière et l'y enracine. Mais c'est
    parce qu'elle est enracinée dans son époque que la théorie est grande. Prendre conscience du problème du socio-centrisme, essayer d'en réduire tous les éléments saisissables est la première démarche inévitable de toute pensée sérieuse. Croire que l'enracinement n'est que du négatif, et qu'on devrait et pourrait s'en débarrasser en fonction d'une épuration indéfinie de la raison, c'est l'illusion d'un rationalisme naïf. Ce n'est pas seulement que cet enracinement est la condition de notre savoir, que nous ne pouvons réfléchir l'histoire que parce que, êtres historiques nous-mêmes, nous sommes pris dans une société en mouvement, nous avons une expérience de la structuration et de la lutte sociales. Il est une condition positive, c'est notre particularité qui nous ouvre l'accès à l'universel. C'est parce que nous sommes attachés à une vision, à une structure catégoriale, à un projet donnés que nous pouvons dire quelque chose de signifiant sur le passé." (p.49-51)

    "Que ce qui était chez Hegel le mouvement du logos devienne chez Marx le développement des forces productives et la succession de classes sociales qui en marque les étapes n'a pas, à cet égard, d'importance. Chez l'un et chez l'autre, Kant "dépasse" Platon et la société bourgeoise est "supérieure" à la société antique. Mais cela prend de l'importance à un autre égard -et c'est là le deuxième terme du mouvement. Parce que précisément cette dialectique est la dialectique de l'apparition successive des diverses classes dans l'histoire, elle n'est plus nécessairement infinie en droit ; or l'analyse historique montre qu'elle peut et doit s'achever avec l'apparition de la "dernière classe", le prolétariat. Le marxisme est donc une théorie privilégié qu'elle représente "le point de vue du prolétariat" et que le prolétariat est la dernière classe -non pas dernière en date simplement, car alors nous resterions toujours attachés, à l'intérieur de la dialectique historique, à un point de vue particulier destiné à être relativisé par la suite ; mais dernière absolument, en tant qu'elle doit réaliser la suppression des classes et le passage à la "vraie histoire de l'humanité". Le prolétariat est classe universelle, c'est parce qu'il n'a pas d'intérêts particuliers à faire valoir qu'il peut aussi bien réaliser la société sans classes qu'avoir sur l'histoire passée un point de vue "vrai".
    Nous ne pouvons pas, aujourd'hui, maintenir cette façon de voir, pour de nombreuses raisons. Nous ne pouvons pas nous donner d'avance une dialectique achevée ou sur le point de s'achever de l'histoire, fût-elle qualifiée de "pré-histoire". Nous ne pouvons pas nous donner la solution avant le problème. Nous ne pouvons pas nous donner d'emblée une dialectique quelle qu'elle soit, car une dialectique postule la rationalité du monde et de l'histoire, et cette rationalité est problème, tant théorique que pratique. Nous ne pouvons pas penser l'histoire comme une unité, nous cachant les énormes problèmes que cette expression pose dès qu'on lui donne un sens autre que formel, ni comme unification dialectique progressive, car Platon ne se laisse pas résorber par Kant ni le gothique par le rococo, et dire que la supériorité de la culture espagnole sur celle des Aztèques a été prouvé par l'extermination de ces derniers laisse un résidu d'insatisfaction aussi bien chez l'Aztèque survivant que chez nous qui ne comprenons pas en quoi et pourquoi l'Amérique précolombienne couvait d'elle-même sa suppression dialectique. Nous ne pouvons pas fonder la réponse finale aux problèmes ultimes de la pensée et de la pratique sur l'exactitude de l'analyse par Marx de la dynamique du capitalisme, maintenant que nous savons que cette exactitude est illusoire, mais même si nous ne le savions pas. Nous ne pouvons pas poser d'emblée une théorie, fût-ce la nôtre, comme "représentant le point de vue du prolétariat" car, l'histoire d'un siècle l'a montré, ce point de vue du prolétariat, loin d'offrir la solution de tous les problèmes, est lui-même un problème dont seul le prolétariat (disons, pour éviter les arguties, l'humanité qui travaille) pourra inventer ou ne pas inventer la solution. [...] Nous ne pouvons pas penser que, le prolétariat fût-il la dernière classe et le marxisme son représentant authentique, sa vision de l'histoire est
    la vision qui clôt définitivement toute discussion. La relativité du savoir historique n'est pas seulement fonction de sa production par une classe, elle est aussi fonction de sa production par une culture, à une époque, et ceci ne se laisse pas résorber par cela. [...]
    Bref, nous ne pouvons plus maintenir la philosophie marxiste de l'histoire
    ." (p.52-54)

    "Les marxistes ne parlent jamais de ces siècles perdus [Ve-XIIe siècle ap. J.C.]. Lorsqu'ils mentionnent le "progrès technique pendant le Moyen Age", ils entendent en fait les XIIe, XIIIe ou XIVe siècles. [...] Ce qui importe est que nous observons dans ce cas non pas un "accident" ou une "variation saisonnière", mais une période historique extrêmement longue pendant laquelle, même s'il y a eu des changements progressifs sur quelques points spécifiques (par exemple, le remplacement de la charrue légère par la charrue lourde), si l'on considère l'édifice social dans son ensemble la plupart des réalisations de la période précédente ont été perdues. Cela montre que la technique ne progresse pas nécessairement de manière ininterrompue, et que son évolution n'est "autonome" en aucun sens, même le plus lâche, de ce terme.
    En deuxième lieu, il y a la question du changement technique, et de son rythme, le long de l'histoire en général. Ce que l'on constate, c'est que la
    plupart des sociétés ont traversé la plus grande partie de leur histoire sur la base de conditions techniques stables ; tellement stables, qu'elles devaient paraître à l'homme occidental de ces derniers siècles comme équivalent à une pure et simple stagnation technologique à l'intérieur des sociétés et des périodes considérées. Tel est le cas, en gros, de longues périodes de l'histoire chinoise, de l'histoire de l'Inde depuis le IVème siècle av. J.C. jusqu'aux invasions islamiques, et puis de celles-ci jusqu'à la conquête anglaise -sans parler des sociétés "archaïques". Il y a toute la différence au monde entre le fait de vivre dans une société où une importante invention nouvelle surgit tous les jours, ou même tous les dix ans (comme en Occident depuis trois siècles), et de vivre dans une société où de telles inventions n'apparaissent que tous les trois siècles. L'histoire humaine s'est déroulée essentiellement dans ce dernier contexte, non pas dans le premier." (p.55-56)

    "On ne peut que rire devant la supposition [de Marx] qu'Œdipe Roi nous charmerait par sa "naïveté" et sa "sincérité"." (p.57)

    "Si "progressivité" et "infériorité" peuvent aller de pair, ou, inversement, si une société peut être "matériellement" plus "arriérée" qu'une autre mais "culturellement" supérieure à celle-ci, que reste-il de la conception matérialiste de l'histoire, de son "développement dialectique", etc. ?" (p.58)

    "Nous ne savons rien de la Grèce, si nous ne savons pas ce que les Grecs savaient, pensaient et sentaient d'eux-mêmes. Mais évidemment, il existe des choses tout autant importantes concernant la Grèce, que les Grecs ne savaient pas et ne pouvaient pas savoir. Nous pouvons les voir -mais de notre place et par le moyen de cette place. Et voir, c'est cela même. [...]
    [Phantasme d'une] Vue totale que les marxistes pensent posséder déjà, ou bien postulent pour l'avenir, sous-entendant par exemple que le socio-centrisme serait éliminé dans une société socialiste. Cela équivaut à cette affirmation absurde que dans une société socialiste on pourra voir de nulle part (voir de quelque part, c'est voir dans une perspective) -et voir tout, rigoureusement tout, y compris l'avenir ; car si l'on ne voit pas l'avenir, comment peut-on parler de vue totale de l'histoire ? Comment peut-on assigner une signification au "passé" si l'on ne sait pas ce qui vient après ? Est-ce que la signification de la Révolution russe était "la même" en 1918, en 1925, en 1936 et aujourd'hui ? Ou bien existe-il, dans un lieu supra-céleste, une idée, une "signification en soi" de la Révolution russe, incluant, comme il le faudrait, toutes les conséquences de cet événement jusqu'à la fin des temps, et à laquelle les marxistes auraient accès ? Comment se fait-il alors que, depuis cinquante ans, ils n'aient jamais rien compris à ce qui se passe ?
    " (p.59)

    "La philosophie de l'histoire marxiste est d'abord et surtout un rationalisme objectiviste. [...] L'objet de la théorie de l'histoire, c'est un objet naturel et le modèle qui lui est appliqué est un modèle analogue à celui des sciences de la nature. Des forces agissant sur des points d'application définis produisent des résultats prédéterminés selon un grand schéma causal qui doit expliquer aussi bien la statique que la dynamique de l'histoire, la constitution et le fonctionnement de chaque société autant que le déséquilibre et le bouleversement qui doivent conduire à une forme nouvelle. L'histoire passée est donc rationnelle, en ce sens que tout s'y est déroulé selon des causes parfaitement adéquates et pénétrables par notre raison en son état de 1859. [...] Le passé de l'humanité est conforme à la raison, en ce sens que tout y a une raison assignable et que ces raisons forment système cohérent et exhaustif." (p.61)

    "Mais l'histoire à venir est tout aussi rationnelle, car elle réalisera la raison, et cette fois-ci dans un deuxième sens: le sens non plus seulement du fait, mais de la valeur. L'histoire à venir sera ce qu'elle doit être, elle verra naître une société rationnelle qui incarnera les aspirations de l'humanité, où l'homme sera enfin humain (ce qui veut dire que son existence coïncidera avec son essence et son être effectif réalisera son concept).
    Enfin, l'histoire est rationnelle dans un troisième sens: de la liaison du passé et de l'avenir, du fait qui deviendra nécessairement valeur, de cet ensemble de lois quasi naturelles aveugles qui aveuglément œuvrent à la production de l'état le moins aveugle de tous: celui de l'humanité libre. Il y a donc une raison immanente aux choses, qui fera surgir une société miraculeusement conforme à notre raison.
    L'hégélianisme, on le voit, n'est pas en réalité dépassé. [...]
    Le simple énoncé de cette idée suffit pour faire percevoir la foule extraordinaire de problèmes qu'elle masque
    ." (p.62)

    "Il y a du causal, dans la vie sociale et historique, parce qu'il y a du "rationnel subjectif": la disposition des troupes carthaginoises à Cannes (et leur victoire) résulte d'un plan rationnel d'Hannibal. Il y en a aussi, parce qu'il y a du "rationnel objectif", parce que des relations causales naturelles et des nécessités purement logiques sont constamment présentes dans les relations historiques: sous certaines conditions techniques et économiques, production d'acier et extraction de charbon se trouvent entre elles dans une relation constante et quantifiable (plus générale, fonctionnelle). Et il y a aussi du "causal brut", que nous constatons sans pouvoir le réduire à des relations rationnelles subjectives ou objectives, des corrélations établies dont nous ignorons le fondement, des régularités de comportement, individuelles ou sociales, qui restent de purs faits.
    L'existence de ces relations causales de divers ordres permet, au-delà de la simple compréhension des comportements individuels ou de leur régularité, d'enserrer ceux-ci dans des "lois", et de donner à ces lois des expressions abstraites d'où le contenu "réel" des comportements individuels vécus a été éliminé. Ces lois peuvent fonder des prévisions satisfaisantes (qui se vérifient avec un degré de probabilité donné). Il y a ainsi, par exemple, dans le fonctionnement économique du capitalisme une foule extraordinaire de régularités observables et mesurables, que l'on peut appeler, en première approximation, des "lois", et qui font que sous un grand nombre de ses aspects ce fonctionnement paraît à la fois explicable et compréhensible et est, jusqu'à un certain point, prévisible. Même au-delà de l'économie, il y a une série de "dynamiques objectives" partielles. Cependant, nous ne parvenons pas à intégrer ces dynamiques partielles à un déterminisme total du système, et cela dans un sens totalement différent de celui que traduit la crise du déterminisme dans la physique moderne: ce n'est pas que le déterminisme s'effondre ou devienne problématique aux limites du système, ou que des failles apparaissent à l'intérieur de celui-ci. C'est plutôt l'inverse: comme si quelque aspects, quelques coupes seulement du social se soumettaient au déterminisme, mais baignaient eux-mêmes dans un ensemble de relations non déterministes
    ." (p.63-64)

    "Mais le non-causal apparaît à un autre niveau, et c'est celui-ci qui importe. Il apparaît comme comportement non pas simplement "imprévisible", mais créateur (des individus, des groupes, des classes ou des sociétés entières) ; non pas comme simple écart relativement à un type existant, mais comme position d'un nouveau type de comportement, comme institution d'une nouvelle règle sociale, comme invention d'un nouvel objet ou d'une nouvelle forme - bref, comme surgissement ou production qui ne se laisse pas déduire à partir de la situation précédente, conclusion qui dépasse les prémisses ou position de nouvelles prémisses. On a remarqué que l'être vivant dépasse le simple mécanisme parce qu'il peut donner des réponses nouvelles à des situations nouvelles. Mais l'être historique dépasse l'être simplement vivant parce qu'il peut donner des réponses nouvelles aux "mêmes" situations ou créer de nouvelles situations.
    L'histoire ne peut pas être pensée selon le schéma déterministe (ni d'ailleurs selon un schéma "dialectique" simple), parce qu'elle est le domaine de la
    création." (p.65)

    "En acceptant l'analyse marxiste de l'économie capitaliste, nous nous trouverions devant une dynamique des contradictions unique, cohérente, et orientée, devant cette chimère que serait une belle rationalité de l'irrationnel, cette énigme philosophique d'un monde du non-sens qui produirait du sens à tous les niveaux et réaliserait finalement notre désir. En fait, l'analyse est fausse et la projection que contient sa conclusion est évidente." (p.78)

    "Une Providence communiste, qui aurait agencé l'histoire en vue de produire notre liberté, n'en est pas moins une Providence." (p.78)

    "Un dépassement révolutionnaire de la dialectique hégélienne exige non pas qu'on la remette sur les pieds, mais que, pour commencer, on lui coupe la tête." (p.80)

    "S'il y a une théorie vraie de l'histoire, s'il y a une rationalité à l'œuvre dans les choses, il est clair que la direction du développement doit être confiée aux spécialistes de cette théorie, aux techniciens de cette rationalité. Le pouvoir absolu du Parti -et, dans le Parti, des "coryphées de la science marxiste-léniniste", selon l'admirable expression forgée par Staline à son propre usage -a un statut philosophique ; il est fondé en raison dans la "conception matérialiste de l'histoire" beaucoup plus véritablement que dans les idées de Kautsky, reprises par Lénine, sur "l'introduction de la conscience socialiste dans le prolétariat par les intellectuels petits-bourgeois". Si cette conception est vraie, ce pouvoir doit être absolu, toute démocratie n'est que concession à la faillibilité humaine des dirigeants ou procédé pédagogique dont eux seuls peuvent administrer les doses correctes. L'alternative est en effet absolue. Ou bien cette conception est vraie, donc définit ce qui est à faire, et ce que les travailleurs font ne vaut que pour autant qu'ils s'y conforment ; ce n'est pas la théorie qui pourrait s'en trouver confirmée ou infirmée, car le critère est en elle, ce sont les travailleurs qui montrent s'ils se sont ou non élevés à "la conscience de leurs intérêts historiques" en agissant conformément aux mots d'ordre qui concrétisent la théorie dans les circonstances.
    Ou bien l'activité des masses est un facteur historique autonome et créateur, auquel cas toute conception théorique ne peut être qu'un chaînon dans le long processus de réalisation du projet révolutionnaire ; elle peut, elle doit même, s'en trouver bouleversée. Alors la théorie ne se donne plus d'avance l'histoire et ne se pose plus comme étalon du réel mais accepte d'entrer vraiment dans l'histoire et d'être bousculée et jugée par elle. Alors aussi tout privilège historique, tout "droit d'aînesse" est dénié à l'organisation basée sur la théorie. [...]
    Ainsi l'histoire se trouvait encore une fois avoir produit autre chose que ce qu'elle semblait préparer: sous le couvert d'une théorie révolutionnaire, s'était constituée et développée l'idéologie d'une force et d'une forme sociale qui était encore à naître -l'idéologie de la bureaucratie
    ." (p.87-88)

    "Le marxisme est mort comme théorie, et lorsqu'on y regarde de près on constate qu'il est mort pour de bonnes raisons. Un cycle historique paraît ainsi s'être achevé." (p.93)

    "Les conditions qui avaient fait naître l'exigence nouvelle du marxisme non seulement n'ont pas disparu, elles se sont exacerbées et cette exigence se pose à nous en termes beaucoup plus aigus qu'il y a un siècle." (p.94)

    "Nous savons parfaitement que les problèmes qui nous préoccupent ne peuvent être résolus par des moyens théoriques, mais nous savons aussi qu'ils ne le seront pas sans une élucidation des idées. La révolution socialiste telle que nous la voyons est impossible sans la lucidité." (p.94)
    -Cornelius Castoriadis, "Marxisme et théorie révolutionnaire", publié dans Socialisme ou barbarie d'avril 1964 à juin 1965, repris L'institution imaginaire de la société, Éditions du Seuil, coll Essais. Points, 1975, 538 pages, p.13-170.

    -Cornelius Castoriadis, L'institution imaginaire de la société, Éditions du Seuil, coll Essais. Points, 1975, 538 pages.


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    Cornelius Castoriadis, Œuvre  Empty Re: Cornelius Castoriadis, Œuvre

    Message par Johnathan R. Razorback Mer 11 Sep 2019 - 16:29

    "L'essentiel des activités humaines ne peut être saisi ni comme réflexe ni comme technique. Aucun faire humaine n'est non conscient ; mais aucun ne pourrait continuer une seconde si on lui posait l'exigence d'un savoir exhaustif préalable, d'une élucidation totale de son objet et de son mode d'opérer. Cela est évident pour la totalité des activités "triviales" qui composent la vie courante, individuelle ou collective. Mais cela l'est tout aussi pour les activités les plus "élevées", les plus lourdes de conséquences, celles qui engagent directement la vie d'autrui comme celles qui visent les créations les plus universelles et les plus durables.
    Elever un enfant (que ce soit comme parent ou comme pédagogue) peut être fait dans une conscience et une lucidité plus ou moins grandes, mais il est par définition exclu que cela puisse se faire à partir d'une élucidation totale de l'être de l'enfant et du rapport pédagogique.
    " (p.108)

    "La politique n'est ni concrétisation d'un Savoir absolu, ni technique, ni volonté aveugle d'on ne sait quoi ; elle appartient à un autre domaine, celui du faire, et à ce mode spécifique du faire qu'est la praxis." (p.111)

    "Nous appelons praxis ce faire dans lequel l'autre ou les autres sont visés comme êtres autonomes et considérés comme l'agent essentiel du développement de leur propre autonomie. La vraie politique, la vraie pédagogie, la vraie médecine, pour autant qu'elles ont jamais existé, appartiennent à la praxis." (p.112)

    "Une fois qu'on a éliminé la garantie des "processus objectifs", qu'est-ce qui reste ? Pourquoi voulons-nous la révolution -et pourquoi les hommes la voudraient-ils ?" (p.117)

    "Dans la gestion de la production par les producteurs -il est impossible de ne pas voir l'incarnation de l'autonomie dans le domaine fondamental du travail." (p.122)

    "J'ai le désir, et je sens le besoin, pour vivre, d'une autre société que celle qui m'entoure. Comme la grande majorité des hommes, je peux vivre dans celle-ci et m'en accommoder -en tout cas, j'y vis. Aussi critiquement que j'essaye de me regarder, ni ma capacité d'adaptation, ni mon assimilation de la réalité ne me semblent inférieures à la moyenne sociologique. Je ne demande pas l'immortalité, l'ubiquité, l'omniscience. Je ne demande pas que la société "me donne le bonheur", je sais que ce n'est pas là une ration qui pourrait être distribuée à la mairie ou au Conseil ouvrier du quartier, et que, si cette chose existe, il n'y a que moi qui puisse me la faire, sur mes mesures, comme cela m'est arrivé et comme cela m'arrivera sans doute encore. Mais dans la vie, telle qu'elle est faite à moi et aux autres, je me heurte à une foule de choses inadmissibles, je dis qu'elles ne sont pas fatales et qu'elles relèvent de l'organisation. Je désire, et je demande, que tout d'abord mon travail ait un sens, que je puisse approuver ce qu'il sert et la manière dont il est fait, qu'il me permette de m'y dépenser vraiment et de faire usage de mes facultés autant que de m'enrichir et de me développer. Et je dis que c'est possible, avec une autre organisation de la société, pour moi et pour tous. Je dis que ce serait déjà un changement fondamental dans cette direction, si on me laissait décider, avec tous les autres, ce que j'ai à faire, et, avec mes camarades de travail, comment le faire.
    Je désire pouvoir, avec tous les autres, savoir ce qui se passe dans la société, contrôler l'étendue et la qualité de l'information qui m'est donnée. Je demande de pouvoir participer directement à toutes les décisions sociales qui peuvent affecter mon existence, ou le cours général du monde où je vis. Je n'accepte pas que mon sort soit décidé, jour après jour, par des gens dont les projets me sont hostiles ou simplement inconnus, et pour qui nous ne sommes, moi et tous les autres, que des chiffres dans un plan ou des pions sur un échiquier et qu'à la limite, ma vie et ma mort soient entre les mains de gens dont je sais qu'ils sont nécessairement aveugles.
    Je sais parfaitement que la réalisation d'une autre organisation sociale et sa vie ne seront nullement simples, qu'elles rencontreront à chaque pas des problèmes difficiles. Mais je préfère être aux prises avec des problèmes réels plutôt qu'avec les conséquences du délire de De Gaulle, des combines de Johnson ou des intrigues de Krouchtchev. Si même nous devions, moi et les autres, rencontrer l'échec dans cette voie, je préfère l'échec dans une tentative qui a un sens à un état qui reste en deçà même de l'échec et du non-échec, qui reste dérisoire.
    Je désire pouvoir rencontrer autrui comme un être pareil à moi et absolument différent, non pas comme un numéro, ni comme une grenouille perchée sur un autre échelon (inférieur ou supérieur peu importe) de la hiérarchie des revenus et des pouvoirs. Je désire pouvoir le voir, et qu'il puisse me voir, comme un autre être humain, que nos rapports ne soient pas un terrain d'expression de l'agressivité, que notre compétition reste dans les limites du jeu, que nos conflits, dans la mesure où ils ne peuvent être résolus ou surmontés, concernent des problèmes et des enjeux réels, charrient le moins possible d'inconscient, soient chargés le moins possible d'imaginaire. Je désire qu'autrui soit libre, car ma liberté commence là où commence la liberté de l'autre et que, tout seul, je ne peux être au mieux que "vertueux dans le malheur". Je ne compte pas que les hommes se transformeront en anges, ni que les âmes deviendront pures comme des lacs de montagne -qui m'ont du reste toujours profondément ennuyé. Mais je sais combien la culture présente aggrave et exaspère leur difficulté d'être, et d'être avec les autres, et je vois qu'elle multiplie à l'infini les obstacles à leur liberté.
    Je sais, certes, que ce désir ne peut pas être réalisé aujourd'hui ; ni même, la révolution aurait-elle lieu demain, se réaliser intégralement de mon vivant. Je sais que des hommes vivront un jour, pour qui le souvenir même des problèmes qui peuvent le plus nous angoisser aujourd'hui n'existera pas. C'est là mon destin, que je dois assumer, et que j'assume. Mais cela ne peut me réduire ni au désespoir, ni à la rumination catatonique. Ayant ce désir qui est le mien, je ne peux que travailler à sa réalisation. Et déjà dans le choix que je fais de l'intérêt principal de ma vie, dans le travail que j'y consacre, pour moi plein de sens (même si j'y rencontre, et j'accepte, l'échec partiel, les délais, les détours, les tâches qui n'ont pas de sens en elles-mêmes), dans la participation à une collectivité de révolutionnaires qui tente de dépasser les rapports réifiés et aliénés de la société présente -je suis en mesure de réaliser partiellement ce désir. Si j'étais né dans une société communiste, le bonheur m'eût-il été plus facile -je n'en sais rien, je n'y peux rien. Je ne vais pas sous ce prétexte passer mon temps libre à regarder la télévision ou à lire des romans policiers.

    Est-ce que mon attitude revient à refuser le principe de réalité ? Mais quel est le contenu de ce principe ? Est-il qu'il faut travailler -ou bien qu'il faut nécessairement que le travail soit privé de sens, exploité, contredise les objectifs pour lesquels il a prétendument lieu ? Ce principe vaut-il, sous cette forme, pour un rentier ? Valait-il, sous cette forme, pour les indigènes des îles Trobriand ou de Samoa ? Vaut-il, encore aujourd'hui, pour les pêcheurs d'un pauvre village méditerranéen ? Jusqu'à quel point le principe de réalité manifeste-il la nature, et où commence-t-il à manifester la société ? Jusqu'où manifeste-t-il la société comme telle, et à partir d'où telle forme historique de la société ? Pourquoi pas le servage, les galères, les camps de concentration ? Où donc une philosophie prendrait-elle le droit de me dire: ici, sur ce millimètre précis des institutions existantes, je vais vous montrer la frontière entre le phénomène et l'essence, entre les formes historiques passagères et l'être éternel du social ? J'accepte le principe de réalité, car j'accepte la nécessité du travail (aussi longtemps du reste qu'elle est réelle, car elle devient chaque jour moins évidente) et la nécessité d'une organisation sociale du travail. Mais je n'accepte pas l'invocation d'une fausse psychanalyse et d'une fausse métaphysique, qui importe dans la discussion précise des possibilités historiques des affirmations gratuites sur des impossibilités sur lesquelles elle ne sait rien.
    Mon désir serait-il infantile ? Mais la situation infantile, c'est que la vie vous est donnée, et que la Loi vous est donnée. Dans la situation infantile, la vie vous est donnée pour rien ; et la Loi vous est donnée sans rien, sans plus, sans discussion possible. Ce que je veux, c'est tout le contraire: c'est faire ma vie, et donner la vie si possible, en tout cas donner pour ma vie. C'est que la Loi ne me soit pas simplement donnée, mais que je me la donne en même temps à moi-même. Celui qui est en permanence dans la situation infantile, c'est le conformiste ou l'apolitique: car il accepte la Loi sans la discuter et ne désire pas participer à sa formation. Celui qui vit dans la société sans volonté concernant la Loi, sans volonté politique, n'a fait que remplacer le père privé par le père social anonyme. La situation infantile c'est, d'abord, recevoir sans donner, ensuite faire ou être pour recevoir. Ce que je veux, c'est un échange juste pour commencer, et le dépassement de l'échange par la suite. La situation infantile c'est le rapport duel, le phantasme de la fusion -et, en ce sens, c'est la société présente qui infantilise constamment tout le monde, par la fusion dans l'imaginaire avec des entités irréelle: les chefs, les nations, les cosmonautes ou les idoles. Ce que je veux c'est que la société cesse enfin d'être une famille, fausse de surcroît jusqu'au grotesque, qu'elle acquière sa dimension propre de société, de réseau de rapports entre adultes autonomes.
    Est-ce que mon désir est désir du pouvoir ? Mais ce que je veux, c'est l'abolition du pouvoir au sens actuel, c'est le pouvoir de tous. Le pouvoir actuel, c'est que les autres sont choses, et tout ce que je veux va à l'encontre de cela. Celui pour qui les autres sont choses est lui-même une chose, et je ne veux pas être chose ni pour moi ni pour les autres. Je ne veux pas que les autres soient choses, je ne saurais pas quoi en faire. Si je peux exister pour les autres, être reconnu par eux, je ne veux pas l'être en fonction de la possession d'une chose qui m'est extérieure -le pouvoir ; ni exister pour eux dans l'imaginaire. La reconnaissance d'autrui ne vaut pour moi qu'autant que je le reconnais moi-même. Je risque d'oublier d'oublier tout cela, si jamais les événements m'amenaient près du "pouvoir" ? Cela me paraît plus qu'improbable ; si cela arrivait, ce serait peut-être une bataille de perdue, mais non la fin de la guerre ; et vais-je régler toute ma vie sur la supposition que je pourrais un jour retomber en enfance ?
    Poursuivrais-je cette chimère, de vouloir éliminer le côté tragique de l'existence humaine ? Il me semble plutôt que je veux en éliminer le mélodrame, la fausse tragédie -celle où la catastrophe arrive sans nécessité, où tout aurait pu se passer autrement si seulement les personnages avaient su ceci ou fait cela. Que des gens meurent de faim aux Indes, cependant qu'en Amérique et en Europe les gouvernements pénalisent les paysans qui produisent "trop", c'est une macabre farce, c'est du Grand-Guignol où les cadavres et la souffrance sont réels, mais ce n'est pas de la tragédie, il n'y a là rien d'inéluctable. Et si l'humanité périt un jour à coups de bombes à hydrogène, je refuse d'appeler cela une tragédie. Je l'appelle une connerie. Je veux la suppression du Guignol et de la transformation des hommes en pantins par d'autres pantins qui les "gouvernent".
    " (pp.136-140)

    "La possibilité d'une autre forme de société, le passage d'une éthique à une politique de l'autonomie (qui, sans supprimer l'éthique, la conserve en la dépassant), sont clairement liés à la phase concrète de l'histoire que nous vivons." (p.149)

    "
    (pp.150-158)

    "L'autonomie, ce serait la domination du conscient sur l'inconscient. Sans préjudice de la nouvelle dimension en profondeur révélée par Freud, c'est le programme de la réflexion philosophique sur l'individu depuis vingt-cinq siècles, le présupposé à la fois et l'aboutissement de l'éthique telles que l'ont vue Platon ou les stoïciens, Spinoza ou Kant." (p.151)

    "Notre fonction symbolique […] présuppose notre capacité de voir et de penser en une chose ce qu'elle n'est pas." (p.154)

    "Le désir, les pulsions -qu'il s'agisse d'Eros ou de Thanatos- c'est moi aussi, et il s'agit de les amener non seulement à la conscience, mais à l'expression et à l'existence. Un sujet autonome est celui qui se sait fondé à conclure: cela est bien vrai, et: cela est bien mon désir." (p.155)

    "Le social-historique n'est ni l'addition indéfinie des réseaux inter-subjectifs (bien qu'il soit aussi cela), ni, certainement, leur simple "produit". Le social-historique, c'est le collectif anonyme, l'humain-impersonnel qui remplit toute formation sociale donnée, mais l'englobe aussi, qui enserre chaque société parmi les autres, et les inscrit toutes dans une continuité ou d'une certaine façon sont présents ceux qui ne sont plus, ceux qui sont ailleurs et même ceux qui sont à naître. C'est, d'un côté, des structures données, des institutions et des œuvres "matérialisées", qu'elles soient matérielles ou non: et, d'un autre côté, ce qui structure, institue, matérialise. Bref, c'est l'union et la tension de la société instituante et de la société instituée, de l'histoire faite et de l'histoire se faisant." (pp.160-161)

    "Si les ouvriers d'une usine voulaient mettre en question l'ordre existant, ils se heurteraient à la police et, si le mouvement se généralisait, à l'Armée. On sait, par l'expérience historique, que ni la police ni l'Armée ne sont imperméables face à des mouvements généralisés ; et peuvent-elles tenir contre l'essentiel de la population ?" (p.162)

    "Il n'y a pas de sens à appeler aliénation le rapport de la société à l'institution comme telle." (p.170)

    "Le dépassement de l'aliénation présuppose évidemment l'élimination de la domination de toute classe particulière, mais va au-delà de cet aspect. [...] Car l'aliénation a existé dans des sociétés qui ne présentaient pas une structure de classe, ni même une différenciation sociale importante ; et que dans une société d'aliénation la classe dominante elle-même est en situation d'aliénation: ses institutions n'ont pas avec elle la relation de pure extériorité et d'instrumentalité qui lui attribuent parfois des marxistes naïfs, elle ne peut mystifier le reste de la société avec son idéologie sans se mystifier en même temps elle-même. L'aliénation se présente d'abord comme aliénation de la société à ses institutions, comme autonomisation des institutions à l'égard de la société." (p.171)

    "Nous ne contestons pas la vue fonctionnaliste pour autant qu'elle attire notre attention sur ce fait évident, mais capital, que les institutions remplissent des fonctions vitales sans lesquelles l'existence d'une société est inconcevable. Mais nous la contestons pour autant qu'elle prétend que les institutions se réduisent à cela, et qu'elles sont parfaitement compréhensibles à partir à ce rôle." (p.173)

    "Les institutions ne se réduisent pas au symbolique, mais elles ne peuvent exister que dans le symbolique, elles sont impossibles en dehors d'un symbolique au second degré, elles constituent chacune son réseau symbolique. Une organisation donnée de l'économie, un système de droit, un pouvoir institué, une religion existent socialement comme des systèmes symboliques sanctionnés. Ils consistent à attacher à des symboles (à des signifiants) des signifiés (des représentations, des ordres, des injonctions ou incitations à faire ou à ne pas faire, des conséquences -des significations, au sens lâche du terme) et à les faire valoir comme tels, c'est-à-dire à rendre cette attache plus ou moins forcée pour la société ou le groupe considéré." (p.174)

    "Le "choix" d'un symbole n'est jamais ni absolument inéluctable, ni purement aléatoire. [...] Un certain type d'église byzantine est en forme de croix ; on croit comprendre (mais on est obligé de se demander aussitôt pourquoi toutes les églises chrétiennes ne le sont pas). Mais ce motif de la croix, qui pourrait être reproduit dans les autres éléments et sous-éléments de l'architecture et de la décoration de l'église, ne l'est pas ; il est repris à certains niveaux, mais à d'autres niveaux on trouve d'autres motifs, et il y a encore des niveaux totalement neutres, simples éléments de support ou de remplissage." (p.177)

    "Aujourd'hui encore, trente ans après la formulation et la diffusion des idées keynésiennes, des fractions substantielles et parfois majoritaires des groupes dominants défendent avec acharnement des conceptions périmées (comme le strict équilibre budgétaire ou le retour à l'étalon-or) dont l'application plongerait tôt ou tard le système dans la crise." (p.184)

    "Il y a, certes, des règles institutionnelles positives qui ne contredisent pas les autres mais n'en découlent pas non plus et sont posées sans qu'on puisse dire pourquoi elles l'ont été de préférence à d'autres également compatibles avec le système. Mais il y a surtout une foule de conséquences logiques des règles posées qui n'ont pas été explicitées au départ et qui n'en jouent pas moins un rôle réel dans la vie sociale." (p.185)

    "Le symbolisme présuppose la capacité imaginaire. [...] Cependant, dans la mesure où l'imaginaire revient finalement à la faculté originaire de poser ou de se donner, sous le mode de la représentation, une chose et une relation qui ne sont pas (qui ne sont pas donné dans la perception ou ne l'ont jamais été), nous parlerons d'un imaginaire dernier ou radical, comme racine commune de l'imaginaire effectif et du symbolique. C'est finalement la capacité élémentaire et irréductible d'évoquer une image." (pp.190-191)

    "Même dans la société capitaliste occidentale, où, comme nous le verrons, le "désenchantement du monde" et la destruction des formes antérieures de l'imaginaire sont allés paradoxalement de pair avec la constitution d'un nouvel imaginaire, centré sur le "pseudo-rationnel", et portant à la fois sur les "éléments derniers" du monde et sur son organisation totale." (p.196)

    "L'institution est un réseau symbolique, socialement sanctionné, où se combinent en proportions et en relation variables une composante fonctionnelle et une composante imaginaire." (p.197)

    "L'aliénation, c'est l'autonomisation et la dominance du moment imaginaire dans l'institution, qui entraîne l'autonomisation et la dominance de l'institution relativement à la société. Cette autonomisation de l'institution s'exprime et s'incarne dans la matérialité de la vie sociale, mais suppose toujours aussi que la société vit ses rapports avec ses institutions sur le mode de l'imaginaire, autrement dit, ne reconnaît pas dans l'imaginaire des institutions son propre produit.
    Cela Marx le savait. Marx savait que "l'Apollon de Delphes était dans la vie des Grecs une puissance aussi réelle que n'importe quelle autre". Lorsqu'il parlait du fétichisme de la marchandise, et montrait son importance pour le fonctionnement effectif de l'économie capitaliste, il dépassait de toute évidence la vue simplement économique et reconnaissait le rôle de l'imaginaire. [...] Et lorsque Lukács dit, dans un autre contexte, en reprenant Engels, que la conscience mystifiée des capitalistes est la condition du fonctionnement adéquat de l'économie capitaliste, autrement dit que les lois ne peuvent se réaliser qu'en "utilisant" les illusions des individus, il montre encore dans un imaginaire spécifique une des conditions de la fonctionnalité.
    Mais ce rôle de l'imaginaire était vu par Marx comme un rôle limité, précisément, comme rôle fonctionnel, comme chaînon "non économique" dans la chaîne "économique". Cela parce qu'il pensait pouvoir le ramener à une déficience provisoire (un provisoire qui allait de la préhistoire au communisme) de l'histoire comme économie, à la non-maturité technique de l'humanité. Il était prêt à reconnaître la puissance des créations imaginaires de l'homme -surnaturelles ou sociales- mais cette puissance n'était pour lui que le reflet de son impuissance réelle. Il serait schématique et plat de dire que pour Marx l'aliénation n'était qu'un autre nom de la pénurie, mais il est finalement vrai que dans sa conception de l'histoire, telle qu'elle est formulée dans les œuvres de maturité, la pénurie est la condition nécessaire et suffisante de l'aliénation.
    Nous ne pouvons pas accepter cette conception [...] parce qu'on ne peut pas définir un niveau de développement technique ou d'abondance économique à partir duquel la division en classes ou l'aliénation perdent leurs "raisons d'être" ; parce qu'une abondance techniquement accessible est déjà aujourd'hui socialement entravée ; parce que les "besoins" à partir desquels seulement un état de pénurie peut être défini n'ont rien de fixe mais expriment un état social-historique. Mais surtout, parce qu'elle méconnaît entièrement le rôle de l'imaginaire, à savoir qu'il est à la racine aussi bien de l'aliénation que de la création dans l'histoire
    ." (pp.198-200)

    "Il est évident que les besoins, au sens social-historique (qui n'est pas celui des nécessités biologiques), sont un produit de l'imaginaire radical.
    L' "imaginaire" qui compense la non-satisfaction de ces besoins n'est donc qu'un imaginaire second et dérivé.
    " (note 1 p.200)
    -Cornelius Castoriadis, L'institution imaginaire de la société, Éditions du Seuil, coll Essais. Points, 1975, 538 pages.

    .


    Dernière édition par Johnathan R. Razorback le Dim 10 Sep 2023 - 12:15, édité 1 fois


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    Cornelius Castoriadis, Œuvre  Empty Re: Cornelius Castoriadis, Œuvre

    Message par Johnathan R. Razorback Ven 2 Juil 2021 - 11:05

    "Dans le monde de la vie, nous pouvons demander, et nous demandons: pourquoi... ? ou: qu'est-ce que... ? La réponse est souvent incertaine. Qu'est-ce que cet objet blanc, là-bas ? C'est le fils de Cléon, dit Aristote, "... il se trouve que cet objet blanc soit le fils de Cléon". Mais nous ne demandons pas ce qu'Aristote demande: qu'est-ce que voir, qu'est-ce que ce que l'ont voit, qu'est-ce que celui qui voit ? Encore moins: qu'est-ce que cette question même, et la question ?

    Dès que nous demandons cela, la contrée change. Nous ne sommes plus dans le monde de la vie, le paysage stable et en repos, fût-il en proie au mouvement le plus violent, où nous pouvions promener notre regard selon un avant-après ordonné. La lumière de la plaine a disparu, les montagnes qui la délimitaient ne sont plus là, le rire innombrable de la mer grecque est désormais inaudible. Rien n'est simplement juxtaposé, le plus proche est le plus lointain, les bifurcations ne sont pas successives, elles sont simultanées et s'interpénètrent. L'entrée du Labyrinthe est immédiatement un de ses centres, ou plutôt nous ne savons plus s'il est un centre, ce qu'est un centre. De tous les côtés, les galeries obscures filent, elles s'enchevêtrent avec d'autres venant on ne sait d'où, n'allant peut-être nulle part. Il ne fallait pas franchir ce pas, il fallait rester dehors. Mais nous ne sommes même plus certains que nous ne l'ayons pas franchi depuis toujours, que les taches jaunes et blanches des asphodèles qui reviennent par moments nous troubler aient jamais existé ailleurs que sur la face interne de nos paupières. Seul choix qui nous reste, nous enfoncer dans cette galerie plutôt que dans cette autre, sans savoir où elles pourront nous mener, ni si elles ne nous ramèneront pas éternellement à ce même carrefour, à un autre qui serait exactement pareil.

    Penser n'est pas sortir de la caverne, ni remplacer l'incertitude des ombres par les contours tranchés des choses mêmes, la lueur vacillante d'une flamme par la lumière du vrai Soleil. C'est entrer dans le Labyrinthe, plus exactement faire être et apparaître un Labyrinthe alors que l'on aurait pu rester étendu parmi les fleurs, faisant face au ciel". C'est se perdre dans des galeries qui n'existent que parce que nous les creusons inlassablement, tourner en rond au fond d'un cul-de-sac dont l'accès s'est refermé derrière nos pas -jusqu'à ce que cette rotation ouvre, inexplicablement, des fissures praticables dans la paroi.

    Assurément, le mythe voulait signifier quelque chose d'important, lorsqu'il faisait du Labyrinthe l'œuvre de Dédale, un homme." (pp.5-6)

    "Qu'est-ce que la théorie ? L'activité des théoriciens. Et les théoriciens sont ceux qui font de la théorie. La science est l'activité des scientifiques -de ceux qui font de la science. Cercle risible. Mais que mettre à la place ? Certes, d'autres définitions sont possibles. Par exemple: la science d'un objet est le système des énoncés vrais (ou corrects, ou non falsifiés) portant sur cet objet. Le positivisme le plus plat et l'idéalisme le plus absolu se rencontrent ici. "La vraie figure dans laquelle la vérité existe ne peut être que le système scientifique de cette vérité." Quel objet, et qu'est-ce qu'un objet ? Qu'est-ce qu'un énoncé vrai (ou correct, ou non falsifié) ? Que veut dire système, jusqu'où un système un système doit-il systématique pour être vraiment système -et où a-t-on jamais vu un système ?
    Aucune des sciences existantes n'est plus démonstrative, ni plus systématique, que la mathématique. Et c'est d'elle qu'un connaisseur, Bertrand Russell, disait: "La mathématique est la science où l'on ne sait jamais de quoi on parle, ni si ce que l'on dit est vrai." Il faudrait tout ignorer des mathématiques pour croire qu'il s'agit là d'une boutade. On ne sait jamais de quoi on y parle : on parle de tout et rien en particulier, du n'importe quoi comme tel, du quelque chose en général. L'on essaie de spécifier, dotant de ce que quelque chose de propriétés particulières, condensées dans un groupe d'axiomes. L'on s'aperçoit tôt ou tard que l'on a fait autre chose que ce que l'on pensait faire. Peano formule les axiomes des entiers naturels ; l'on découvre après qu'ils ne sont pas catégoriques, que d'autres ensembles (par exemple, la suite 1 l n) les satisfont aussi bien. L'on pense pendant longtemps (et, en un sens, toujours) qu'il a différence radicale entre l'ensemble non dénombrable des nombres réels et les ensembles infinis dénombrables (par exemple, celui des nombres naturels). Mais l'on démontre que toute théorie consistante de l'ensemble non dénombrable des réels possède un modèle dénombrable (Löwenheim-Skolem). On ne sait pas si ce que l'on dit est vrai: ce que l'on dit dépend des axiomes posés, lesquels sont, à quelques conditions près, arbitraires -et l'on ne voit pas quel sens pourrait-on donner à la question de la "vérité" des axiomes, mais pas davantage comment on pourrait lui dénier toute signification (par exemple: pourquoi ces axiomes-ci et pas d'autres ? Jusqu'où va l' "arbitraire", ou la liberté, du mathématicien) ? On esquive en disant que la vérité d'un système mathématique n'est rien de plus que sa non-contradiction. Quelqu'un vient alors, qui démontre que la démonstration de cette non-contradiction, si elle était faite, entraînerait une contradiction.

    Et pourtant: un autre connaisseur, Wigner, exprime son étonnement, plus que justifié, devant the unreasonable effectiveness of mathematics -l'efficace déraisonnable des mathématiques. Cet artefact dédalien, et incertain, a une prise apparemment sans limite sur le réel -en tout cas, sur l'observable (terme à son tour plus que mystérieux). Serait-ce qu'il le reflète ? Mais comment le reflèterait-il, puisqu'il participe activement et essentiellement à sa construction ? Plus encore, comment le reflèterait-il, puisqu'une fois sur deux, pour ainsi dire, il le précède ? Dans les grands cas -qui sont maintenant légion- c'est le théoricien qui enjoint à l'observateur d'avoir à chercher non pas à tel objet, mais tel type nouveau et inconnu d'objet. Voyant pour la première fois les quatre équations de Maxwell, Hertz s'exclame [...] ("Est-ce un dieu qui a tracé ces signes ?). Ces équations condensent en quatre lignes un nombre immense de faits expérimentaux -mais vont aussi très au-delà de cette condensation ; elles entraînent des conséquences, réelles et théoriques, jusqu'alors insoupçonnées. Parmi celles-ci ? l'existence des ondes radio, que Hertz "découvrira" quelques années plus tard. Mais qui donc les a vraiment découvertes ? En 1928, Dirac construit une version relativiste de la mécanique quantique. Une certaine équation s'y trouve posséder deux solutions, identiques au signe alphabétique près (opposé). L'une d'elles correspond à quelque chose de connu et d'observé: l'électron, de charge électrique négative (et considéré par les physiciens comme le grain substantiel de cette entité, l'électricité négative). L'autre semble découler simplement des idiosyncrasies mathématiques de l'équation en question. Dirac décide en 1931 qu'elle correspond à une réalité physique: l'électron positif ou position. Un an plus tard, celui-ci sera en effet observé expérimentalement. (Mais on n'en a pas fini avec les bifurcations: il n'en est pas toujours ainsi. Dans d'autres cas, à des solutions mathématiques pleinement légitimes, ne correspond rien de réel.) - Quinze années auparavant, devant sa table de travail, Einstein essayait d'oublier toute la physique qu'il connaissait, et se posait cette question "simple": comment serait un univers, qui ne serait astreint, essentiellement, qu'à une condition mathématique (que les lois le régissant soient invariante relativement à toute transformation continue des coordonnées) ? Il aboutit à une théorie qui, de forme et d'esprit radicalement autres, retrouve tous les résultats de la macrophysique existante, les améliore sur quelques points observables (et observés), et qui, n'étaient les blocages psychologiques d'Einstein (en bref: qu'il n'avait pas tout à fait pu oublier ce qu'il croyait connaître de la physique), l'aurait conduit à prédire le fait physique le plus incroyable jamais observé par l'homme: l'expansion de l'univers. Pour la logique de ce roman, d'ailleurs, ces blocages importent peu: ils confirment plutôt ce je tente de dire. Que les équations d'Einstein comportaient, parmi leurs solutions, des univers en expansion, était établi par de Sitter (1917) et Friedmann (1922) avant les mémorables observations de Slipher, Shapley et Hubble ou indépendamment de celles-ci.

    Il y a, certes, factum de l'expérience ou du savoir. Mais il y a également, tout aussi important, factum de l'erreur (je ne parle pas des fautes de calcul) et surtout de l'incertitude. Et il y a factum de l'enchevêtrement des deux. Plate illusion que de croire à leur partage simple, net, tranché. Plate illusion aussi de croire que tout se vaut. Ces deux illusions se partagent à peu près la scène contemporaine: positivisme, scientisme, rationalisme, structuralisme d'un côté -irrationalisme, relativisme naïf, dénonciations rapides et superficielles de la "Science" et du "Savoir" de l'autre. Le sol commun des deux: la croyance puérile que nous pourrions jamais échapper à la question de la vérité, en la résolvant une fois pour toutes -ou en la déclarant privée de sens.

    Il y a aussi et surtout ce fait banal, massif, immédiat à quoi on ne réfléchit jamais, en vérité, sinon dans la description, ou dans la réduction rationaliste absolue ("dialectique"): il y a altération de l'expérience, il y en a histoire au sens lourd du terme.

    Inutile de parler du domaine anthropologique, où il serait cruel de rappeler aujourd'hui les proclamations tonitruantes de naguère sur la constitution enfin accomplie de la discipline rigoureuse qui allait fournir réponse à tout (l'économie, la psychanalyse, la linguistique ou l'ethnologie "structurale"). Considérons plutôt les questions que pose cet enchevêtrement inextricable dans le domaine des sciences dites exactes. Depuis cinquante ans, en même temps que leurs résultats s'accumulent à une allure fantastique, on parle de leur crise -comme s'il s'agissait d'un fait radicalement nouveau. Il est vrai que, depuis le début du siècle, leur évolution a créé, ou fait enfin apparaître, des antinomies ou des failles décisives dans les disciplines fondamentales. Mais il est tout aussi vrai, lorsqu'on y regarde de près, que des failles ou des antinomies analogues avaient toujours existé. En vérité, la crise a consisté essentiellement en ceci: les scientifiques -rares-  qui réfléchissent ont compris que la crise est l'état permanent (plus ou moins ouvert, plus ou moins larvé) de la science. Et, plus spécifiquement: que les postulats métaphysiques sur lesquels leur activité s'appuyait n'allaient nullement de soi (ce qui, par ailleurs, était évident depuis toujours). Elle les a ainsi directement renvoyés aux questions philosophiques que leur activité scientifique soulève: question de la nature de cette activité, de son objet, du rapport des deux." (pp.7-11)

    "Les théories scientifiques se succèdent. Et dans cette succession nous ne pouvons voir ni un ordre, ni un simple désordre. Régulièrement les théories acceptées se révèlent "fausses" ou ne sont pas "vraies" comme on l'entendait lorsqu'on les formulait. Les nouvelles théories ne sont pas des meilleures approximations: elles sont une structure logique autre et des présupposés métaphysiques différents, elles ne s'ajoutent pas aux premières, elles les réfutent et les suppriment. (Et il serait privé de sens de dire qu'elles les "surmontent dialectiquement"). Pourtant dans les cas importants, les théories passées ne sont pas purement et simplement "fausses". Tout se passe comme si elles correspondaient et correspondent toujours, de manière non triviale, à une partie ou strate de l'objet, formel ou réel -laquelle cependant ne se laisse pas intégrer sans problème dans les parties plus larges auxquelles accèdent les théories suivantes. Les ruptures sont beaucoup plus profondes qu'on ne le croit d'habittude ; mais une étrange continuité aussi. En un sens, il y a une mathématique, et même une physique, depuis vingt-cinq siècles. (Cette affirmation paraîtra banale à ceux qui ne connaissent pas la science contemporaine, et scandaleuse à ceux qui la connaissent.)

    Ces faits posent une question aussi bien quant à la nature de l'activité scientifique que quant à la nature de ce qui est. L'existence d'une histoire de la science dit quelque chose sur la science elle-même. Mais puisque ce qui se succède depuis vingt-cinq siècles n'est pas une cohorte de nuages se dissipant sans reste, elle dit tout autant quelque chose sur son objet. Il faut bien que celui-ci soit (soit fait) d'une certaine façon pour qu'il se livre ainsi et pas autrement, pour qu'il y ait la possibilité de ces prises successives sur lui, si souvent fécondes et toujours partielles -et dont la succession ne forme ni système, ni progression logique, bien que possédant son propre genre, par ailleurs indescriptible, de continuité [...]

    Question de l'histoire, question de la vérité, question de leur rapport. Question philosophique (et politique, au vrai sens du mot), évacuée lorsque l'on fait de la science une simple succession de "paradigmes" -ou que l'on se borne à décrire ce que l'on a appelé, moyennant un viol du sens du mot, l' "épistémè" de chaque époque. Quels sont donc les rapports que les "paradigmes" successifs entretiennent entre eux et tous, dans leur guerre intestine, avec ce qui est visé ? Y a-t-il un rapport entre l' "épistémè" de l'Occident contemporain et celle de la Grèce antique, et lequel ? Ont-elles un référent qui leur reste, en un sens, commun, qui en est, en un autre sens, indépendant ? Et peut-on aussi parler, de la même manière, d'une "épistémè" des Aranda ? Ces questions étant tacitement interdites, on transforme la science en une variété, ou curiosité, ethnographique. Les Caduveo se peignent le visage, pour les Égyptiens les chats étaient sacrés, et les Gréco-occidentaux font de la science. Concluons que ceux qui parlent ainsi constituent eux-mêmes une curiosité ethnographique, et que discuter leurs dires n'a pas plus de sens qu'approuver ou désapprouver les coiffes des Bretonnes.

    Question de l'histoire, de la vérité et de l'erreur, de leur enchevêtrement, de l'identité et de l'altération de l'expérience là où celle-ci présente les antinomies les plus extrêmes. Questions qui ranime, ravive, renouvelle l'interrogation philosophique. On comprend que le positivisme et le structuralisme aient voulu l'éliminer. Mais force est de constater que quelqu'un comme Heidegger partage rigoureusement les mêmes postulats, lorsqu'il proclame la "fin de la philosophie", la "décomposition de la philosophie dans l'essor des sciences technicisées". Comment donc la "technicisation" des sciences pourrait-elle supprimer l'interrogation philosophique qu'elles soulèvent ? [...]

    La technicisation -et la bureaucratisation- de la science est évidente. Mais, loin de clore les problèmes, elle ne fait que les multiplier [...] Elles soulève des questions concernant les choses mêmes -ce qui n'est pas le cas de la technique industrielle  et productive. L'ensemble des techniques modernes, industrielle et productives, crée des problèmes énormes, d'une importance vitale ; des problèmes politiques et, pris globalement, une question qui est certes philosophique: qu'est-ce que la technique ? Mais aucun moyen technique appartenant à cet ensemble ne soulève, pris en lui-même, une question quelconque ou ne conduit à une telle question. L'avion remplace le steamer, qui avait remplacé le voilier. Il est plus rapide et plus (ou moins) confortable, plus "économique" (?), etc. -et la prolifération de ce type de moyens crée les situations dramatiques maintenant largement connues et discutées. Mais l'avion ne me force pas à me demander: qu'est-ce donc que... ? Les techniques scientifiques, si. La technicisation est source intarissable de nouvelles questions -et ces questions ne concernent pas seulement le "contenu" de la science, mais son ossature et ses fondements.

    La construction des grands télescopes pendant les années 1920, puis la radioastronomie, etc., conduisant à "constater" une expansion de l'univers, à découvrir les quasars, à supposer que la possibilité théorique de "trous noirs" possède une réalisation observable, ont fait entrer dans une danse de plus en plus frénétique les notions d'espace, de temps, de matière-énergie, de loi physique. Les accélérations de particules ont transformé, selon le mot de Heisenberg, les physiciens en zoologistes: l' "élémentaire" se compte désormais en douzaines d'espèces différentes. Qu'est-ce donc que l' "élémentaire" ? Le roman des quarks soulève directement les questions: qu'est-ce donc qu'une entité physique ? Quel sens peut avoir la distinction des "propriétés" et d'un "support" hypothétique -et dont on se demande s'il n'est pas, par nature, "inobservable"- de ces propriétés ? Et, derechef, qu'entend-on par "explication" physique, par "théorie" scientifique ?
    Mais le philosophe -ce philosophe- a déjà rationalisé sa surdité. Tout cela, c'est de l'ontique. Cela concerne les étants -et lui, il ne pense que l'être. Et quand donc a-t-on vu la philosophie pouvoir parler de l'Etre absolument à part des étants ? Et n'est-ce pas en étant lui-même que ce philosophe essaie de parler de l'Etre ? Ne fait-il pas, par ailleurs, dans le monde étants, une distinction qui amène à s'interroger sur sa bonne foie, ou sa lucidité ? Il parle du poème ou de l'œuvre d'art ; il pense la "montagne qui s'élève dans le paysage" ; les activités des bûcherons dans la forêt Noire traduisent à ses yeux un certain rapport de l'homme à l'Etre. Mais le théorème mathématique, l'image d'une Galaxie spirale, le travail à la fois efficace et frustrant, fécond et décevant d'explication du monde ne l'intéressent pas, ne l'étonnent pas.

    Croire que l' "essor des sciences technicisées" entraîne la "décomposition de la philosophie" (s'il ne s'agit pas là d'une constatation empirique, qui de toute façon serait à moitié fausse, et nullement neuve), c'est simplement croire à la "technique", croire que celle-ci peut se fermer sur elle-même. C'est croire que la logique identitaire-ensembliste est étanche, qu'elle ne fait pas surgir des questions. Or, elle en fait surgir d'énormes concernent aussi bien sa teneur propre que son rapport à ce qui est. L'élucidation de ces questions a été, dès l'origine, une des tâches de la philosophie. Elle l'est aujourd'hui plus que jamais.

    Il n'existe pas de théorie comme "vue" de ce qui est ni comme constitution ou construction systématique et exhaustive du pensable, une fois pour toutes, ou graduellement et progressivement déployée. Il n'y a pas de trouée soudaine des murs qui nous entourent nous permettant de voir enfin la Lumière d'un Soleil qui était là depuis toujours. Et pas davantage, d'édifice harmonieux dont nous découvririons le plan d'ensemble au fur et à mesure que nous le construisons.
    Il y a un faire théorique, qui n'émerge qu'à un moment donnée de l'histoire. Une activité, une entreprise humaine, un projet social-historique: le projet de théorie." (pp.11-15)

    "Le temps n'est pas pour la philosophie simple détermination extérieure, encore moins repère de l'ordre de succession des pensées des philosophes. Si le philosophe croit qu'il peut, se retirant dans son poêle ou simplement en lui-même, refaire le monde selon l'ordre des raisons, opérer directement une fulgurante ouverture dans le tégument épais de son langage particulier, de son époque, des articulations solides et obscures du monde objectif et subjectif créées / instituées par sa société, pour accéder à une vision -theoria- de l'être qui ne leur devrait, rien, il s'illusionne. Il s'illusionne lorsqu'il croit pouvoir faire table rase de tout ce qu'il a reçu, soumettre tout au doute méthodique, n'accepter que ce qui se donne dans une évidence apodictique. Régulièrement, il s'avère qu'il n'a pas assez ou qu'il a trop douté. Il s'illusionne lorsqu'il croit trouver dans les conditions sous lesquelles quelque chose lui paraît pensable les conditions intemporelles sous lesquelles une chose quelconque pourra jamais paraître être à un sujet quelconque ; croyant avoir saisi à jamais les conditions du pensable, il admet peut-être que l'on pourra penser autre chose, mais ne conçoit pas que l'on pourrait jamais penser autrement. Il s'illusionne lorsqu'il croit que le long séjour auprès de la chose, la patience, la douleur et le travail du négatif suffisent pour dévoiler finalement une congruence, une identité, entre l'être de ce qui est et la pensée de celui qui pense."(p.17)

    "La dimension historique de la philosophie est aussi ce qui se réalise comme création. Elle est émergence de figures autres du pensable. Un grand philosophe est créateurs de telles figures (de "formes" et de "contenus" de pensée: la distinction est seconde et secondaire). Humilité ou arrogance extrêmes, les deux à la fois: il ne se pense jamais ainsi, il croit que ces figures il les a découvertes. Et certes, nouveau paradoxe, il n'a pas entièrement tort. Les figures qu'il crée ont forcément un rapport, et un rapport fécond (autre terme mystérieux) avec ce qui est: elles ne nous obséderaient pas autrement. [...]

    Mais ce rapport est historique. La philosophie elle-même, dans l'étrange continuité / discontinuité des figures ainsi créées, est un projet social-historique. Ce fait banal, à la signification inépuisable, est méconnu alors même qu'il est reconnu et du même mouvement. Ainsi Hegel, comme dans un autre et le même sens Marx, ne se situent eux-mêmes dans l'histoire que pour en sortir, essaient de s'inspecter du dehors, croient pouvoir regarder leur dos. Ils pensent l'appartenance de toute pensée, de la leur propre, à un moment de l'histoire, raillent ceux qui voudraient sauter par-delà leur ombre. Et en même temps, en disant cela et de la manière dont ils se disent, ils restent complètement pris dans le phantasme de la sortie de l'histoire. Ils parlent comme si de leur situation historique ils pouvaient rendre pleinement compte et raison, comme si l'insertion historique de toute pensée était nécessaire et déterminée (peu importe si c'est par la marche de l'Esprit ou par celle des forces productives), comme si l'apparition de leur pensée à telle époque, la révélation de la vérité définitive à telle date moyennant tel individu contingent pouvait être rendue exhaustivement intelligent." (pp.18-19)

    "Ce qui est, est pensable, et ne l'est pas exhaustivement. Et la pensée n'est pas transparente à elle-même. Elle en a, certes, le plus souvent l'illusion: elle suppose sa réflexivité absolue. Mais la pensée est, à elle-même, phénomène: s'apparaît -et se cache. Il ne s'agit pas de 'l'impensé": la pensée n'est pas pleinement auprès d'elle-même, il n'y a pas d'aséité de la pensée.
    Mais il y a aussi, chaque fois, creusement de l'écart. J'ai écris ailleurs: un grand penseur pense au-delà de ses moyens. Ces moyens sont ce qu'il a reçu -et, par définition, il pense autre chose que ce qui avait déjà été pensé: un autre objet, un autre aspect de l'objet. C'est vrai, mais la moitié seulement de la vérité -et c'est la coexistence de ces deux moitiés opposées qui crée aussi un problème. Tout autant, un grand philosophe crée ses moyens, des "formes" nouvelles de pensée, comme le montre la lecture la plus superficielle comme la plus attentive de Platon ou d'Aristote, de Kant ou de Hegel. Il ne s'agit pas de style littéraire, ni d'un "style" de pensée -pas plus que, simplement, d' "idées" nouvelles. Les formes, les types, les figures / schèmes / significations sont autres ; de même que sont autres les "problèmes", ce qui fait ne fait pas problème. Le ti to on, qu'est-ce que l'être / étant, n'est "identique" que comme horizon de la philosophie. La question : ti to on est chaque fois réveillée à partir d'autre chose, laquelle ne lui reste pas extérieure. S'il ne s'agit pas simple répétition, si la question est vraiment pensée, elle l'est par la position / création d'autres schèmes / figures / simplifications. Or, il se trouve que celles-ci excèdent, et de loin, leur "objet" de départ -ce à partir de quoi, à propos de quoi, à l'incitation fût-elle sourde ou non consciente de quoi, elles avaient été posées / crées. Autant dire qu'elles dépassent par là même, leur époque, leur langage, l'institution sociale dans et par lesquels elles étaient nées." (pp.19-21)

    "La constatation, évidente, que toute philosophie est une création historique n'a rien à voir avec le relativisme -lequel supprime précisément le problème de la création. Ce n'est pas seulement et pas tellement que le relativisme "se contredit". C'est que tout relativisme est toujours -s'il ne se borne pas à bégayer et à grommeler- un absolutisme. Il prétend pouvoir épuiser ce dont il parle par l'énumération des relations où celui-ci serait pris, il doit affirmer que l'ensemble de ces relations est déterminé et assignable. Mais le problème est constitué précisément par ce fait, que dans le cas qui nous occupe les relations existent et qu'elles n'épuisent pas leur objet. Platon appartient à la Grèce d'une manière interminable -et il nous fait penser, il nous appartient (ou nous lui appartenons, peu importe).

    Nous pensons l'histoire de la pensée (et de la science) comme une création ; et si nous la pensons vraiment, notre pensée elle-même est création, qui a rapport avec ce qui est et son "objet" -ici: la pensée d'autrefois et son "objet"- mais qui d'aucune façon ne saurait être appelée "lecture" ou "interprétation", à moins de subvertir totalement le sens de ces termes. Pas davantage, nous ne pouvons [comme le fait Merleau-Ponty] appeler notre rapport à la pensée historique "perception" de cette pensée. Nous percevrions les autres philosophes. Certes, nous ne pouvons les "voir" que d'ici et de maintenant. Et eux aussi, ils auraient "perçu" ou "vu" quelque chose -de là-bas et d'alors. Présupposé commun des deux affirmations: que quelque chose -ce qui est, ce qu'ils essayaient de penser- s'offre à une indéfinité d'actes de perception, qu'il se laisse saisir dans et par la série de ses ombraisons (Abschattungen, traduit d'habitude par "silhouettes"). Ces philosophes eux-mêmes, ayant été, s'offrent à leur tour à cette indéfinité de perceptions, laissent s'allonger sur l'histoire la suite de leurs ombraisons -leur ombre.

    Mais ici encore, nous avons une exportation ou un décalque illégitime -bien que presque fatal- des schèmes de la vie quotidienne. Il ne s'agit pas de perception. Ni l'être, ni la pensée ne sont comme les clochers de Martinville [chez Proust] que l'humanité regarderait à partir des points de vue successifs que lui offrirait sa trajectoire. Certes, il y a des points de vue successifs ; et c'est en occupant moi-même un point de vue que je "vois" à la fois ce qui est vu et la trajectoire où se sont situés ceux qui, jusqu'ici, ont essayé de voir. Mais la métaphore de la vision, plus généralement de la perception, qui a dominé dès l'origine l'histoire de la philosophie elle-même -autre carrefour- à la fois féconde et fallacieuse. Lorsque nous parlons de la vision, ou de la perception, et quels que soient l'enrichissement des termes et la complexité de la pensée, la prise en compte de l'activité du sujet du caractère paradoxal de son rapport au "perçu", le soin mis à éliminer toute idée de reflet, de détermination mécanique ou physiologique, nous restons quand même englués dans une couche de ce que nous sommes, de notre relation à nous-mêmes et à ce qui est. Par exemple: rêver (les yeux ouverts ou fermés) n'est pas percevoir. Penser ne l'est pas non plus, et penser la pensée des autres pas davantage. L' "équipement" perceptif -et je ne parle pas évidemment du seul "équipement" neuro-sensoriel- n'est sans doute pas donné une fois pour toutes: il n'y a pas un mode éternel de la perception appartenant à un homme éternel, l'être-ainsi de la perception est social-historiquement institué dans certaines de ses composantes indissociables des autres. Mais il nous est donné chaque fois, précisément dans et par son institution, dans et par notre fabrication comme individus de cette société, de cette époque. A la fois la réceptacle insaisissable -l'espace et le temps où nous nous trouvons situés et qui font être pour nous la possibilité de la distance et la succession, de l'identité et de la différence- et le monde qui fait être ce réceptacle en étant dans et par lui, sont chaque fois posés, organisés d'une manière donnée, spécifique, immuable, même si elle est finalement indescriptible. Et c'est parce qu'ils sont ainsi, apparemment indubitables, parce que la Lebenswelt, le monde de la vie où nous vivons, que nous faisons vivre et qui nous fait vivre, est, pour nous, inébranlable, qu'il est ou paraît sol premier et dernier de toutes les évidences. [...]

    Mais penser, c'est précisément ébranler l'institution perceptive dans laquelle tout lieu a son lieu et tout moment a son heure -de même que c'est ébranler l'institution donnée du monde et de la société, les significations imaginaires sociales que cette institution porte. Ce qui s'apparente ici à la perception, c'est que lorsque l'on considère la pensée déjà faite, on y retrouve le schème fond / figure, la nécessité d'un tel schème. L'institution perceptive est instauration une fois pour toutes de ce qu'est le fond et de ce qui, jamais, peut être figure, comme du mode, de l'être-ainsi de leur rapport, de leur distinction et solidarité.

    Il en va à peu près similairement lorsqu'il s'agit de l'institution de la pensée comme déjà faite, acceptée, assimilée -en fait inerte ou morte. Mais la pensée originale pose / crée des figures autres, fait être comme figure ce qui jusqu'alors ne pouvait pas l'être -et cela ne peut pas aller sans un déchirement du fond existant, de l'horizon donné, et sa recréation. Par là même elle altère, dans sa consistance concrète, dans son être-ainsi, la relation fond / figure qui dans sa généralité ne dit à peu près rien, reste "logique et vide". Notre rapport vrai à une telle pensée ne peut que viser à retrouver ce moment de déchirement créateur, cette aube différente et recommencée où d'un coup les choses prennent une autre figure dans un paysage inconnu. Cela à son tour implique que, pour nous, cette pensée du passé devient un être nouveau dans un nouvel horizon, que nous la créons comme objet de notre pensée, dans un rapport autre avec son être inexhaustible. (C'est pourquoi, à la limite, aucune lecture "fidèle" n'est jamais importante, et aucune lecture importante n'est jamais vraiment "fidèle" -ce qui ne veut pas dire qu'il suffit qu'une lecture ne soit pas fidèle pour qu'elle soit importante).

    Après coup, il y a toujours fond et figure (ou différence et solidarité de l'être et des étants). Mais ce n'est pas ainsi que les choses viennent à être. L'histoire, et l'histoire de la pensée, est création ontologique, au sens plein du terme. Elle n'est pas seulement production (reproduction d'exemplaires d'un eidos donné) -ni création ontologique simple, émergence d'un autre eidos. Elle est création de types même d'eidos, d'une autre déhiscence fond / figure, d'une autre solidarité / différence de ses "composantes".
    Lorsque les hommes créent la musique, ils ne produisent rien, et il serait insuffisant de dire qu'ils créent un autre eidos qui vient simplement s'accommoder et s'insérer dans ce qui, déjà, est. Ils créent un niveau d'être qui est un monde dans ce monde et qui, à y bien réfléchir, n'y est pas vraiment. [...]
    En vérité, le fond sur quoi se lève la figure musicale, son fond propre, c'est le silence tel qu'il n'existe pas sans elle, qu'elle crée en étant: pour la première, peut-être, dans l'histoire du monde, le Rien. Tout ce qui l'entoure, la conditionne, tout ce qu'elle présuppose, lui reste dérisoirement extérieur. Même si nous ne l'écoutons jamais -presque inévitablement- que de manière "impure", la figure musicale surgit en abolissant le monde. Elle n'a comme fond que le Rien, le silence -et ce silence elle ne le fait même pas exister comme son fond, elle se l'annexe sans violence et le fait être comme sa propre partie. Et nous ne pouvons en l'écoutant vouloir qu'une chose, que cela ne se termine jamais ou que tout le reste se termine, que le monde ne soit à jamais rien d'autre ou qu'il soit ce Rien là." (pp.21-26)

    "Dans l'histoire, dans notre histoire, s'est levée la visée de vérité -comme se sont levées la visée de la liberté, de l'égalité, de la justice. Indissociables. Nous sommes -du moins certains d'entre nous- saisis par elles sans recours. Mais il ne s'agit pas de les "fonder" -on ne voit pas ce que cela pourrait vouloir dire. On ne fonde pas la visée de vérité, de la liberté. On réfute tel énoncé particulier ; non pas le scepticisme, ni le ricanement. On réfute telle incohérence politique ; on ne réfute pas Auschwitz ou le Goulag, on les combat. Nous ne pouvons pas nous passer de la raison -bien que connaissant son insuffisance, ses limites. Nous explorons celles-ci en étant aussi dans la raison -mais de la raison, nous ne pouvons pas rendre compte et raison. Nous ne sommes pas pour autant aveugles, ni perdus. Nous pouvons élucider ce que nous pensons, ce que nous sommes. Après l'avoir crée, nous arpentons, par morceaux, notre Labyrinthe." (pp.28-29)
    -Cornelius Castoriadis, Préface aux Les carrefours du labyrinthe, tome 1, Seuil, 1978, 416 pages.

    "Pour Marx, il y la Valeur (que j'écrirais ici: Valeur), qui est une Substance/Essence, et sa Forme, la Forme de cette Substance/Essence, la Forme de la Valeur -qui peut être "simple", "totale", etc." (note 1 p.328)

    "
    (pp.330-343)

    "
    (pp.344-352)

    "
    (pp.353-355)

    "
    (note 20 p.355)

    "
    (pp.355-356)

    "
    (p.358)

    "
    (p.358)

    "
    (p.359)

    "
    (p.361)

    "
    (pp.367-368)

    "
    (pp.374-375)

    "
    (p.381)

    "
    (pp.382-383)

    "
    (p.394)

    "
    (p.402)

    "
    (pp.403-404)

    "
    (pp.405-406)

    "
    (pp.406-409)

    "
    (pp.409-411)

    "
    "La valeur (même "économique"), l'égalité, la justice ne sont pas des "concepts" que l'on pourrait fonder, construire (ou même détruire, comme veut parfois le faire Marx pour la justice) dans et par la théorie. Ce sont des idées/significations politiques concernant l'institution de la société telle qu'elle pourrait être et que nous voudrions qu'elle soit -institution qui n'est pas ancrée dans un ordre naturel, logique ou transcendant. Les hommes ne naissent ni libres, ni non-libres, ni égaux, ni non-égaux. Nous les voulons (nous nous voulons) libres et égaux dans une société juste et autonome -sachant que le sens de ces termes ne pourra jamais être définitivement défini, et que le secours que la théorie pourrait apporter à cette tâche est toujours radicalement limité et essentiellement négatif." (pp.411-412)

    (p.413)
    -Cornelius Castoriadis, "Valeur, égalité, justice, politique. De Marx à Aristote et d'Aristote à nous", in Les carrefours du labyrinthe, tome 1, Seuil, 1978, 416 pages.



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    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

    « Rien de grand ne s’est jamais accompli dans le monde sans passion. » -Hegel, La Raison dans l'Histoire.

    « Mais parfois le plus clair regard aime aussi l’ombre. » -Friedrich Hölderlin, "Pain et Vin".


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