"Superficialité, incohérence, stérilité des idées et versatilité des attitudes sont donc, à l'évidence, les traits caractéristiques des directions politiques occidentales. Mais comment expliquer leur généralisation et leur persistance ?
Sans doute, les mécanismes de recrutement et de sélection du personnel politicien y ont-ils une part importante. Plus encore que dans les appareils bureaucratiques qui dominent les autres activités sociales, la dissociation entre la possibilité de promotion et la capacité de travailler efficacement atteint un point limite dans les partis politiques. La "politique", au sens courant du terme, a de tout temps été un métier bizarre. Elle a toujours exigé que l'on combine les facultés et capacités spécifiques acquises, selon le type de régime considéré, pour "accéder au pouvoir" ; et les facultés et capacités requises pour savoir utiliser ce pouvoir. En soi, l'art oratoire, la mémoire des visages, la capacité de se faire des amis et partisans, de diviser et d'affaiblir les opposants n'ont rien à voir avec le génie législatif, le talent administratif, la direction de la guerre ou de la politique extérieure ; pas plus que, sous un régime absolutiste, l'art de plaire au monarque n'a de rapport avec l'art de gouverner.
Il est cependant clair qu'un régime quelconque ne peut survivre que si, d'une manière ou d'une autre, ses mécanismes et dispositifs de sélection du personnel politique réussissent à combiner, tant bien que mal, ces deux réquisits. Nous n'avons pas ici à examiner comment les régimes parlementaires (ou "républicains") occidentaux ont, autrefois, résolu le problème. Le fait est que si, pendant cent ou cent cinquante ans, dirigeants "capables" et "incapables" ont alterné au pouvoir, rares sont les cas où l'incapacité gouvernementale a constitué une facteur d'évolution décisif.
Le contraire est vrai dans la période contemporaine. On peut trouver à ce phénomène des causes sociologiques générales: vaste mouvement de dépolitisation et de privatisation, désintégration des dispositifs de contrôle et de correction qui jouaient sous les régimes parlementaires classiques, morcellement du pouvoir entre lobbies de toute sorte. J'y reviendrai plus loin. Mais il faut souligner tout particulièrement deux facteurs spécifiques à l'organisation "politique" moderne.
Le premier est lié à la bureaucratisation des Appareils politiques (partis). Pour tous les partis, vaut plus ou moins la règle absolue du parti bureaucratique totalitaire contemporain: la capacité de monter dans l'Appareil n'a, en principe, aucun rapport avec la capacité de gérer les affaires dont celui-ci est chargé. La sélection des plus aptes est la sélection des plus aptes à se faire sélectionner.
Le deuxième est propre aux pays libéraux. Le choix des leaders principaux, on le sait, revient à désigner les personnages les plus "vendables". Dans l'Appareil bureaucratique totalitaire contemporain, le type d'autorité n'est ni rationnel, ni traditionnel, ni charismatique, pour reprendre les distinctions de Max Weber. Il est difficile, par exemple, de discerner le charisme de M. Brejnev. Ce type d'autorité est nouveau, il faut lui trouver un nom, appelons-la l'autorité inertiale. Mais comme dans les Appareils bureaucratiques libéraux (ou mous), comme le sont les partis politiques occidentaux, on assiste au retour d'un type d'autorité "charismatique": le charisme est ici, simplement, le talent particulier d'une espèce d'acteur qui joue le rôle du "chef" ou de l' "homme d'État". (Ceci était évident longtemps avant l'élection de M. Reagan, lequel n'est, à cet égard, qu'un symbole grossi jusqu'à la platitude). Bien entendu, évolution a été induite par la fantastique expansion du pouvoir des médias et des servitudes que ceux-ci imposent. Quand à la suite du processus, Kafka l'a déjà admirablement décrite dans Joséphine la cantatrice. A partir du moment où la tribu a publiquement admis que M. X est un "grand chef", elle se sent obscurément tenue de continuer à jouer son rôle: applaudir.
Ces dirigeants accidentels et inéluctables se trouvent placés à la tête de l'immense Appareil bureaucratique qu'est l'Etat moderne, porteur et producteur organique d'une irrationalité proliférante, et parmi les agents duquel l'ancien ethos bureaucratique (du grand commis ou du modeste fonctionnaire consciencieux) se raréfie. Et ils doivent faire face à une société qui se désintéresse de plus en plus de la "politique" -c'est-à-dire de son sort en tant que société." (p.15-17)
"Les syndicats contemporains ne sont plus que des lobbies défendant les intérêts sectoriels et corporatifs de leur adhérents." (p.18)
"La société "politique" actuelle est de plus en plus morcelée, dominée par des lobbies de toute sorte, qui créent un blocage général du système. Chacun de ces lobbies est en effet capable d'entraver efficacement toute politique contraire à ses intérêts ou imaginaires ; aucun d'entre eux n'a de politique générale ; et, même s'ils en avaient une, ils ne posséderaient pas la capacité de l'imposer." (p.19)
"Le système éducatif occidental est entré, depuis une vingtaine d'années, dans une phase de désagrégation accélérée. Il subit une crise des contenus: qu'est-ce qui est transmis, et qu'est-ce qui doit être transmis, et d'après quels critères ? Soit: une crise des "programmes" et une crise de ce en vue de quoi ces programmes sont définis. Il connaît aussi une crise de la relation éducative: le type traditionnel de l'autorité indiscutée s'est effondrée, et des types nouveaux -le maître-copain, par exemple- n'arrivent ni à se définir, ni à s'affirmer, ni à se propager. Mais toutes ces observations demeureraient encore abstraites si on ne les reliait pas à la manifestation la plus flagrante et la plus aveuglante de la crise du système éducatif, celle que personne n'ose même mentionner. Ni élèves ni maîtres ne s'intéressent plus à ce qui se passe à l'école comme telle, l'éducation n'est plus investie comme éducation par les participants. Elle est devenue corvée gagne-pain pour les éducateurs, astreinte ennuyeuse pour les élèves dont elle a cessé d'être la seule ouverture extra-familiale, et qui n'ont pas l'âge (ni la structure psychique) requis pour y voir un investissement instrumental (dont d'ailleurs la rentabilité devient de plus en plus problématique). En général, il s'agit d'obtenir un "papier" permettant d'exercer un métier (si l'on trouve du travail).
On dira que, au fond, il n'en a jamais été autrement. Peut-être. La question n'est pas là. Autrefois -il n'y a guère- toutes les dimensions du système éducatif (et les valeurs auxquelles elles renvoyaient) étaient incontestables ; elles ont cessé de l'être.
Sortant d'une famille faible, fréquentant -ou pas- une école vécue comme une corvée, le jeune individu se trouve confronté à une société dans laquelle toutes les "valeurs" et toutes les "normes" sont à peu près remplacées par le "niveau de vie", le "bien-être", le confort et la consommation. Ni religion, ni idées "politiques", ni solidarité sociale avec une communauté locale ou de travail, avec des "camarades de classe". S'il ne se marginalise pas (drogue, délinquance, instabilité "caractérielle"), il lui reste la voie royale de la privatisation, qu'il peut ou non enrichir d'une ou plusieurs manies personnelles. Nous vivons la société des lobbies et des hobbies." (p.20-21)
"L'homme contemporain veut-il la société dans laquelle il vit ? En veut-il une autre ? Veut-il une société en général ? La réponse se lit dans les actes, et dans l'absence d'actes. L'homme contemporain se comporte comme si l'existence en société était une odieuse corvée que seule une malencontreuse fatalité l'empêche d'éviter. (Que se soit là la plus monstrueusement infantile des illusions ne change évidemment rien aux faits.) L'homme contemporain typique fait comme s'il subissait la société à laquelle, du reste (sous la forme de l'Etat, ou des autres), il est toujours prêt à imputer tous ses maux et à présenter -en même temps- des demandes d'assistance ou de "solutions à ses problèmes". Il ne nourrit plus de projet relatif à la société -ni celui de sa transformation, ni même celui de sa conservation/reproduction. [...] La société ne se veut pas comme société, elle se subit elle-même. Et si elle ne se veut pas, c'est qu'elle ne peut ni maintenir ou se forger une représentation d'elle-même qu'elle puisse affirmer et valoriser, ni engendrer un projet de transformation sociale auquel elle puisse adhérer et pour lequel elle veuille lutter." (p. 26)
-Cornelius Castoriadis, La crise des sociétés occidentales, publié dans Politique internationale, n°15, printemps 1982, p. 131-147, repris dans La montée de l'insignifiance, 1996.
"Il est étrange de voir appeler aujourd'hui "pensée 68" un ensemble d'auteurs qui ont vu leur vogue s'accroître après l'échec de Mai 68 et des autres mouvements de la période, et qui n'ont joué aucun rôle même dans la plus vague préparation "sociologique" du mouvement, à la fois parce leurs idées étaient totalement inconnues des participants et parce qu'elles étaient diamétralement opposées à leurs aspirations implicites et explicites. La distribution pendant la nuit des barricades du Quartier Latin d'une anthologie des écrits des auteurs analysés par Ferry et Renaut aurait, au mieux, provoqué un rire inextinguible, au pire, fait débander et se débander les participants et le mouvement. L'inscription bien connue sur les murs de la Sorbonne: Althusser à rien se passe de commentaires. Personne à Paris pendant les années 60, en possession de ses esprits, connaissant le personnage et ses écrits, n'aurait rêvé que Lacan eût pu avoir affaire en quoi que ce soit avec un mouvement social et politique. Foucault ne se cachait pas de ses positions réactionnaires jusqu'en 1968 (il parlait moins, il est vrai, de la manière dont il les avait mises en pratique pendant une grève d'étudiant à Clermont-Ferrand en 1965). L'effacement du sujet, la mort de l'homme et les autres âneries de ce que j'ai appelé l' "Idéologie française" circulaient déjà depuis des années. Leur corollaire inéluctable, la mort de la politique, pouvait être explicité sans peine (et l'a été par Foucault, un peu après Mai 68: toute politique étant une "stratégie", elle ne pourrait aboutir qu'à établir des contre-pouvoirs, donc des pouvoirs) ; il est visiblement incompatible avec les activités mêmes auxquelles se livrèrent les participants des mouvements des années 60, Mai 68 y compris [...] Le "structuralisme" s'est dissous, personne n'osant plus l'invoquer et les plus habiles, comme Foucault, prétendant qu'ils n'en sont plus et/ou qu'ils n'en ont jamais été. D'autre part, ces mêmes auteurs (et leurs divers séides, chefs de sous-clans, etc.) ont été rapidement propulsés à un degré de "succès" et de notoriété qualitativement autre. Pour fixer les idées, comme on dit en mathématiques et symboliquement, si les Écrits de Lacan vendent 30 000 exemplaires avant 68, ils vendront 300 000 après. Cela est certes dû à l'habileté médiatico-mercantile des personnages en question ou de leurs imprésarios, et à la forte demande du commerce de gros des idées, national et d'exportation. Mais cela est aussi et surtout dû à l'échec de Mai 68 -et c'est là que se situe la bévue colossale de Ferry et Renaut. Ce que les idéologues fournissent après coup, c'est à la fois une légitimation des limites (des limitations, en fin de compte: des faiblesses historiques) du mouvement de Mai: vous n'avez pas essayé de prendre le pouvoir, vous avez eu raison ; vous n'avez même pas essayé de constituer des contre-pouvoirs, vous avez encore eu raison, car qui dit contre-pouvoir dit pouvoir, etc. ; et une légitimation du retrait, du renoncement, du non-engagement ou de l'engagement ponctuel et mesuré: de toute façon, l'histoire, le sujet, l'autonomie, ne sont que des mythes occidentaux. Cette légitimation sera du reste rapidement relayée par la chanson des "nouveaux philosophes" à partir du milieu des années 70: la politique vise le tout, donc elle est totalitaire, etc. (et elle en explique aussi le succès). Avant de se replier sur les "résidences secondaires" et la vie privée, et pour ce faire, les gens ont eu besoin d'un minimum de justification idéologique [...] Pour les dizaines ou centaines de milliers de gens qui avaient agi en mai-juin mais ne croyaient plus à un mouvement réel, qui voulaient trouver une justification ou légitimation à la fois à l'échec du mouvement et à leur propre privatisation commençante tout en gardant une "sensibilité radicale", le nihilisme des idéologues, lesquels s'étaient en même temps arrangés pour sauter dans le train d'une vague "subversion", convenait admirablement. Le contresens de Ferry et Renaut est total: la "pensée 68" est la pensée anti-68, la pensée qui a construit son succès de masse sur les ruines du mouvement de 68 et en fonction de son échec. Les idéologues discutés par Ferry et Renaut sont des idéologues de l'impuissance de l'homme devant ses propres créations ; et c'est le sentiment d'impuissance, de découragement, de fatigue qu'ils sont venus, après 68, légitimer.." (p. 34, et p. 37-39)
-Cornelius Castoriadis, Les mouvement des années soixante, publié dans Pouvoirs, n°39, 1986, repris dans La montée de l'insignifiance, 1996.
"Certains des éléments de ce que deviendra le totalitarisme sont déjà en place dans le marxisme: fantasme de la maîtrise totale hérité du capitalisme, orthodoxie, fétichisme de l'organisation, idée d'une "nécessité historique" pouvant tout justifier au nom du salut final. Mais il serait absurde d'imputer au marxisme -et encore plus à Marx lui-même- l'engendrement du totalitarisme, comme cela a été facilement et démagogiquement fait depuis soixante ans. Autant (et numériquement plus) que dans le léninisme, le marxisme se prolonge dans la social-démocratie dont on peut dire tout ce qu'on veut sauf qu'elle est totalitaire, et qui n'a pas eu de peine à trouver chez Marx toutes les citations nécessaires à sa polémique contre le bolchevisme au pouvoir.
Le véritable créateur du totalitarisme est Lénine." (p.51)
-Cornelius Castoriadis, Marxisme-léninisme: la pulvérisation, publié dans Le Monde, 24 et 25 avril 1990, repris dans La montée de l'insignifiance, 1996.
"Derrière tout cela [Guerre du Golfe, hégémonie mondiale des USA], se pose la relation entre le monde islamique et l'Occident. D'une part, il y a la formidable mythologisation des Arabes par eux-mêmes, qui se présentent toujours comme des éternelles victimes de l'Histoire. Or, s'il y a eu une nation conquérante, du VIIème au XIème siècle, ce sont bien les Arabes. Les Arabes ne poussaient pas naturellement sur les pentes de l'Atlas au Maroc, ils étaient en Arabie. En Égypte, il n'y avait pas un seul Arabe. La situation actuelle est le résultat, d'abord, d'une conquête et de la conversion plus ou moins forcées des populations soumises ; puis de la colonisation des Arabes non par l'Occident, mais par leurs coreligionnaires, les Turcs, pendant des siècles ; enfin de la semi-colonisation occidentale pendant une période comparativement beaucoup plus courte.
Et où en sont-ils politiquement à l'heure actuelle ? Ce sont des pays où les structures du pouvoir sont soit archaïques, soit un mélange d'archaïsme et de stalinisme. On a pris le pire de l'Occident et on l'a plaqué sur une société culturellement religieuse. Dans ces sociétés, la théocratie n'a jamais été secouée: le Code pénal, c'est le Coran ; la loi n'est pas le résultat d'une volonté nationale, elle est sacrée. Le Coran lui-même n'est pas un texte révélé, consigné par des mains humaines, il est substantiellement divin. Cette mentalité profonde reste, et resurgit face à la modernité.
Or la modernité, ce sont aussi les mouvements émancipateurs qui se sont produits depuis des siècles en Occident. Il y a eu des luttes multiséculaires pour parvenir à séparer le religieux du politique. Un tel mouvement ne s'est pas jamais développé en Islam. Et cet Islam a devant lui un Occident qui ne vit plus qu'en mangeant son héritage ; il maintient un statu quo libéral, mais ne crée plus des significations émancipatrices. On dit à peu près aux Arabes: jeter le Coran et achetez des vidéo-clips de Madonna. Et, en même temps, on leur vend à crédit des Mirage.
S'il y a une "responsabilité" historique de l'Occident à cet égard, elle est bien là. Le vide de signification de nos sociétés, au cœur des démocraties modernes, ne peut être comblé par l'augmentation des gadgets. Et il ne peut pas déloger les significations religieuses qui tiennent ces sociétés ensemble. La lourde perspective de l'avenir est là. L'effet de la guerre, c'est déjà, ce sera demain davantage l'accentuation de ce clivage rejetant les musulmans vers leur passé.
Il est d'ailleurs tragiquement amusant de voir aujourd'hui que, si Saddam Hussein tombe, il y a de grandes chances pour qu'il soit remplacé par un régime fondamentaliste chiite, c'est-à-dire celui que l'Occident s'est empressé de combattre quand il s'est installé en Iran." (p.60-62)
-Cornelius Castoriadis, Entre le vide occidental et le mythe arabe, discussion avec Edgar Morin, publié dans Le Monde, 19 mars 1991, repris dans La montée de l'insignifiance, 1996.
"C'est une de ces merveilleuses "coïncidences" de l'histoire que la dernière très grande œuvre d'art religieux, le Requiem de Mozart, soit écrite en 1791 -au moment où la Révolution française allait s'attaquer à l'Église et au christianisme, quelques années après que Lessing eut défini l'esprit des Lumières comme le triple refus de la Révélation, de la Providence, et de la Damnation éternelle, quelques années avant que Laplace réponde, à propos de l'absence de Dieu dans Le Système du monde, qu'il n'avait pas besoin de cette hypothèse. Cette élimination du sens "prédonné" n'a pas empêcher l'Europe d'entrer, pour cent cinquante ans, de 1800 à 1950, dans une période de création extraordinaire dans tous les domaines. Pour les grands romanciers, les grands musiciens, les grands peintres de cette période, il n'y a pas de sens prédonné (pas plus que pour les grands mathématiciens et scientifiques). Il y a l'ivresse lucide de la recherche et de la création du sens -et il n'est certes pas accidentel que la signification la plus lourde de leurs œuvres soit une interrogation permanente sur la signification elle-même, par où Proust, Kafka, Joyce et tant d'autres rejoignent la tragédie athénienne.
Si cette période s'achève autour de 1950 (date évidemment "arbitraire" pour fixer les idées), ce n'est pas parce qu'on entre dans une phase plus "démocratique" qu'avant, on pourrait sans paradoxe soutenir le contraire, c'est parce que le monde occidental entre en crise, et cette crise consiste précisément en ceci qu'il cesse de se mettre vraiment en question." (p.74-75)
"Loin d'être incompatible avec une société autonome, démocratique, le grand art en est inséparable. Car une société démocratique sait, doit savoir, qu'il n'y a pas de signification assurée, qu'elle vit sur le chaos, qu'elle est elle-même un chaos qui doit se donner sa forme, jamais fixée une fois pour toutes. C'est à partir de ce savoir qu'elle crée du sens et de la signification. Or c'est ce savoir -autant dire le savoir de la mortalité, on y reviendra- que la société et l'homme contemporain récusent et refusent. Et par là même, le grand art devient impossible, au mieux marginal, sans participation re-créatrice du public.
Vous demandiez si l'épreuve de la liberté ne devient pas intenable. Il y a deux réponses à cette question, qui sont solidaires. L'épreuve de la liberté devient intenable dans la mesure où l'on n'arrive à rien faire de cette liberté. Pourquoi voulons-nous la liberté ? Nous la voulons d'abord pour elle-même, certes ; mais aussi pour pouvoir faire des choses. Si l'on ne peut, si l'on ne veut, rien faire, cette liberté se transforme en la pure figure du vide. Horrifié devant ce vide, l'homme contemporain se réfugie dans le surremplissage laborieux de ses "loisirs", dans un train-train de plus en plus répétitif et de plus en plus accéléré. En même temps, l'épreuve de la liberté est indissociable de l'épreuve de la mortalité (Les "garanties du sens" sont évidemment l'équivalent de la dénégation de la mortalité: ici encore l'exemple des religions est éloquent). Un être -individu ou société- ne peut pas être autonome s'il n'a pas accepté sa mortalité. Une véritable démocratie -non pas une "démocratie" simplement procédurale-, une société autoréflexive et qui s'auto-institue, qui peut toujours remettre en question ses institutions et ses significations, vit précisément dans l'épreuve de la mortalité virtuelle de toute signification instituée. Ce n'est qu'à partir de là qu'elle peut créer et, le cas échéant, instaurer des "monuments impérissables": impérissables en tant que démonstration, pour tous les hommes à venir, de la possibilité de créer la signification en habitant le bord de l'Abîme.
Or il est évident que l'ultime vérité de la société occidentale contemporain, c'est la fuite éperdue devant la mort, la tentation de recouvrir notre mortalité, qui se monnaie de mille façons, par la suppression du deuil, par les "morticiens", par les tubages et les branchements interminables de l'acharnement thérapeutique, par la formation de psychologues spécialisés pour "assister" les mourants, par la relégation des vieux, etc."
-Cornelius Castoriadis, Le délabrement de l'Occident, Entretien avec Olivier Mongin, Joël Roman et Ramin Jahanbegloo, publié dans Esprit, décembre 1991, repris dans La montée de l'insignifiance, 1996.
"Tout le monde, même s'il ne le sait pas, réfléchit en termes platoniciens." (p.101)
"Dans l'histoire de l'Occident, il y a accumulation d'horreurs -contre les autres, tout autant que contre lui-même. Ce n'est pas là le privilège de l'Occident: qu'il s'agisse de la Chine, de l'Inde, de l'Afrique avant la colonisation ou des Aztèques, les accumulations d'horreurs sont partout. L'histoire de l'humanité n'est pas l'histoire de la lutte des classes, c'est l'histoire des horreurs -bien qu'elle ne soit pas que cela. Il y a, il est vrai, une question à débattre, celle du totalitarisme: est-ce, comme je le pense, l'aboutissement de cette folie de la maîtrise dans une civilisation qui fournissait les moyens d'extermination et d'endoctrinement à une échelle jamais auparavant connue dans l'histoire, est-ce un destin pervers immanent à la modernité comme telle, avec toutes les ambiguïtés dans elle est porteuse, est-ce encore autre chose ? C'est, pour notre présente discussion, une question si j'ose dire théorique, dans la mesure où les horreurs du totalitarisme l'Occident les a dirigées contre les siens (y compris les juifs), dans la mesure où le "Tuez-les tous, Dieu reconnaîtra les siens" n'est pas une phrase de Lénine, mais d'un prince très chrétien, prononcée non pas au XXème mais au XIIIème siècle, dans la mesure où les sacrifices humains ont été abondamment et régulièrement pratiqués par des cultures non européennes, etc. L'Iran de Khomeyni n'est pas un produit des Lumières.
Il y a par contre quelque chose qui est la spécificité, la singularité et le lourd privilège de l'Occident: cette séquence social-historique qui commence avec la Grèce et reprend, à partir du XIème siècle, en Europe occidentale, est la seule dans laquelle on voit émerger un projet de liberté, d'autonomie individuelle et collective, de critique et d'autocritique: le discours de dénonciation de l'Occident en est la plus éclatante confirmation. Car on est capable en Occident, du moins certains d'entre nous, de dénoncer le totalitarisme, le colonialisme, la traite des Noirs ou l'extermination des Indiens d'Amérique. Mais je n'ai pas vu les descendants des Aztèques, les Hindous ou les Chinois faire une autocritique analogue, et je vois encore aujourd'hui les Japonais nier les atrocités qu'ils ont commises pendant la Seconde Guerre mondiale. Les Arabes dénoncent sans arrêt leur colonisation par les Européens, lui imputant tous les maux dont ils souffrent -la misère, le manque de démocratie, l'arrêt du développement de la culture arabe, etc. Mais la colonisation de certains pays arabes par les Européens a duré, dans le pire des cas, cent trente ans: c'est le cas de l'Algérie, de 1830 à 1962. Mais ces mêmes Arabes ont été réduits à l'esclavage et colonisés par les Turcs pendant cinq siècles. La domination turque sur le Proche et Moyen-Orient commence au XVème siècle et se termine en 1918. Il se trouve que les Turcs étaient musulmans -donc les Arabes n'en parlent pas. L'épanouissement de la culture arabe s'est arrêté vers le XIème siècle, au plus XIIème siècle, huit siècles avant qu'il soit question d'une conquête par l'Occident. Et cette même culture arabe s'était bâtie sur la conquête, l'extermination et/ou la conversion plus ou moins forcée des populations conquises. En Égypte, en 550 de notre ère, il n'y avait pas d'Arabes -pas plus qu'en Libye, en Algérie, au Maroc ou en Irak. Ils sont là comme des descendants des conquérants venus coloniser ces pays, de gré ou de force, les populations locales. Mais je ne vois aucune critique de ce fait dans le cercle civilisationnel arabe. De même, on parle de la traite des Noirs par les Européens à partir du XVIème siècle, mais on ne dit jamais que la traite et la réduction systématique des Noirs en esclavage ont été introduites en Afrique par des marchands arabes à partir du XIème-XIIème siècle (avec, comme toujours, la participation complice des rois et chefs de tribus noirs), que l'esclavage n'a jamais été aboli spontanément en pays islamique et qu'il subsiste encore toujours dans certains d'entre eux. Je ne dis pas que tout cela efface les crimes commis par les Occidentaux, je dis seulement ceci: que la spécificité de la civilisation occidentale est cette capacité de se mettre en question et de s'autocritiquer. Il y a dans l'histoire occidentale, comme dans toutes les autres, des atrocités et des horreurs, mais il n'y a que l'Occident qui a crée cette capacité de contestation interne, de mise en cause de ses propres institutions et de ses propres idées, au nom d'une discussion raisonnable entre êtres humains qui reste indéfiniment ouverte et ne connaît pas de dogme ultime." (p.109-111)
-Cornelius Castoriadis, La montée de l'insignifiance, Entretien avec Olivier Morel le 18 juin 1993, diffusé par Radio Plurielle et publié dans La République internationale des lettres, juin 1994, repris dans La montée de l'insignifiance, 1996.
"Pouvons-nous un instant penser qu'il existe un catalogue illimité, un répertoire interminable tenant en réserve tous ces types d'individus et de sociétés -ou bien une loi générale, déterminant d'avance les possibilités de l'être humain, possibilités qui seraient alors, soit aléatoirement, soit systématiquement, déployées dans l'histoire ? Aussi étrange que cela paraisse, deux tendances importantes de la pensée européenne moderne l'ont soutenu: les structuralistes et les hégéliens. L'absurdité de cette idée me paraît facile à montrer. Si les structuralistes avaient raison, si, comme l'a dit Claude Lévi-Strauss, dans Race et Histoire par exemple, les différentes sociétés humaines ne sont que les combinaisons différentes d'un petit nombre d'éléments invariables, alors les structuralistes devraient être capable de produire séance tenante, ici et maintenant, tous les types de sociétés humaines, comme un géomètre produit les cinq polyèdres réguliers et démontre qu'il ne peut y en avoir d'autres. Cela n'a jamais été fait, et ne peut pas être fait. Et si les hégéliens avaient raison, ils devraient être capables à la fois d'exhiber la rigoureuse systématicité de la succession historique des divers types de société, et de prolonger cette succession systématique de sorte qu'elle couvre tout avenir concevable. On sait que la première tâche n'est accomplie par Hegel que sur un monstrueux lit de Procuste, où des pans entiers de l'histoire de l'humanité sont coupés, d'autres tirés et comprimés, où l'islam est placé "avant" le christianisme et celui-ci ne commence "vraiment" qu'avec sa germanisation -le protestantisme-, etc. Mais il y a aussi l'impossibilité radicale de donner le moindre sens à la seconde tâche, de déduire l'avenir, laquelle conduit à la nécessaire et absurde affirmation de la "fin de l'histoire" d'ores et déjà acquise. Cette "fin de l'histoire" n'est ni une question d'humeur, ni une opinion personnelle de Hegel, mais à la fois la présupposition et la conclusion de tout son système. Le coup de grâce à cette idée est porté par une phrase de Hegel lui-même (dans les Leçons sur la philosophie de l'histoire): évidemment, dit-il, après la fin de l'histoire, il reste toujours du travail empirique à faire. Ainsi, par exemple, l'histoire du XXème siècle ne saurait plus être que l'objet d'un "travail empirique" que n'importe quel sous-élève de Hegel pourrait mener à bien sans aucun difficulté de principe.
En vérité, le terme possibilité comme tel ne peut avoir ici qu'un sens purement négatif: effectivement, rien dans l'univers, dans la structure des lois de l'univers, ne rendait impossible ni n'interdisait la construction de la cathédrale de Reims ou l'institution du Goulag. Mais les formes de société, les œuvres, les types d'individus qui surgissent dans l'histoire n'appartiennent pas à une liste, fût-elle infinie, de possibles posés et positifs. Ils sont des créations à partir desquelles nouveaux possibles, auparavant inexistants car privés de sens, apparaissent. L'expression "possible" n'a de sens qu'à l'intérieur d'un système de déterminations bien spécifiées. Est-ce que la Cinquième Symphonie est possible au moment du Big Bang ? Ou bien la question n'a pas de sens ; ou, si elle en a un, la seule réponse est: elle est impossible. La possibilité de la Cinquième Symphonie est posée à partir du moment où les hommes créent la musique.
On a abondamment répété, depuis quarante ans, qu'il n'y a pas de nature humaine ou d'essence de l'homme. Cette constatation négative est tout à fait insuffisante. La nature, ou l'essence de l'homme, est précisément cette "capacité", cette "possibilité" au sens actif, positif, non prédéterminé, de faire être des formes autres d'existence sociale et individuelle, comme on le voit abondamment en considérant l'altérité des institutions de la société, des langues ou des œuvres. Cela veut dire qu'il y a bel et bien une nature ou une essence de l'homme, définie par cette spécificité centrale -la création, à la manière et selon le mode selon lesquels l'homme crée et s'autocrée. Et cette création -constatation en apparence banale, mais décisive et dont on ne finit pas de dérouler les conséquences- n'est pas terminée, en aucun sens du terme." (p.128-130)
"Kant se demande: comment pouvons-nous avoir, de jure, des connaissances nécessaires et vraies, et aboutit à la construction ou supposition d'un sujet transcendantal (on pourrait tout aussi bien l'appeler sujet idéal), lequel possède en effet, par construction, certaines connaissances a priori -vraies, non triviales et nécessaires. Mais qu'est-ce que cela nous apporte à nous, le fait qu'un sujet ou une conscience transcendantaux pourraient avoir ce savoir assuré dont parle Kant ? Je ne suis pas un sujet transcendantal, je suis un être humain effectif. Me dire que le sujet transcendantal est construit ainsi, et de ce fait peut parvenir à des jugements synthétiques a priori, ne m'intéresse pas. Cela ne m'intéresserait que dans la mesure où je suis aussi un sujet transcendantal. Et c'est là l'oscillation perpétuelle de Kant: d'un côté il parle de ce qu'est le sujet dans l'optique transcendantale, et de l'autre côté il se réfère à "notre expérience", "notre esprit" (Gemüt), "nous autres hommes" (wir Menschen). S'agit-il donc de "notre esprit" -ou de l' "esprit" dans une perspective transcendantale ? Cette oscillation est tranchée, mais de manière tragique, dans la philosophie de Kant, pour laquelle, finalement, je ne puis jamais être vraiment moral, puisque je suis nécessairement toujours mû par des déterminations "empiriques", à savoir effectives. C'est sur ce pal que la philosophie est restée empalée depuis Platon, précisément parce qu'elle n'arrivait pas à affronter cette question, la seule véritable à cet égard: comment la validité peut-elle devenir effectivité, et l'effectivité validité ?" (p.141)
-Cornelius Castoriadis, Anthropologie, philosophie, politique, Conférence à l'université de Lausanne, le 11 mai 1989 ; publiée dans la série Actes des colloques du groupe d'études pratiques sociales et théories, université de Lausanne, 1990, repris dans La montée de l'insignifiance, 1996.
Sans doute, les mécanismes de recrutement et de sélection du personnel politicien y ont-ils une part importante. Plus encore que dans les appareils bureaucratiques qui dominent les autres activités sociales, la dissociation entre la possibilité de promotion et la capacité de travailler efficacement atteint un point limite dans les partis politiques. La "politique", au sens courant du terme, a de tout temps été un métier bizarre. Elle a toujours exigé que l'on combine les facultés et capacités spécifiques acquises, selon le type de régime considéré, pour "accéder au pouvoir" ; et les facultés et capacités requises pour savoir utiliser ce pouvoir. En soi, l'art oratoire, la mémoire des visages, la capacité de se faire des amis et partisans, de diviser et d'affaiblir les opposants n'ont rien à voir avec le génie législatif, le talent administratif, la direction de la guerre ou de la politique extérieure ; pas plus que, sous un régime absolutiste, l'art de plaire au monarque n'a de rapport avec l'art de gouverner.
Il est cependant clair qu'un régime quelconque ne peut survivre que si, d'une manière ou d'une autre, ses mécanismes et dispositifs de sélection du personnel politique réussissent à combiner, tant bien que mal, ces deux réquisits. Nous n'avons pas ici à examiner comment les régimes parlementaires (ou "républicains") occidentaux ont, autrefois, résolu le problème. Le fait est que si, pendant cent ou cent cinquante ans, dirigeants "capables" et "incapables" ont alterné au pouvoir, rares sont les cas où l'incapacité gouvernementale a constitué une facteur d'évolution décisif.
Le contraire est vrai dans la période contemporaine. On peut trouver à ce phénomène des causes sociologiques générales: vaste mouvement de dépolitisation et de privatisation, désintégration des dispositifs de contrôle et de correction qui jouaient sous les régimes parlementaires classiques, morcellement du pouvoir entre lobbies de toute sorte. J'y reviendrai plus loin. Mais il faut souligner tout particulièrement deux facteurs spécifiques à l'organisation "politique" moderne.
Le premier est lié à la bureaucratisation des Appareils politiques (partis). Pour tous les partis, vaut plus ou moins la règle absolue du parti bureaucratique totalitaire contemporain: la capacité de monter dans l'Appareil n'a, en principe, aucun rapport avec la capacité de gérer les affaires dont celui-ci est chargé. La sélection des plus aptes est la sélection des plus aptes à se faire sélectionner.
Le deuxième est propre aux pays libéraux. Le choix des leaders principaux, on le sait, revient à désigner les personnages les plus "vendables". Dans l'Appareil bureaucratique totalitaire contemporain, le type d'autorité n'est ni rationnel, ni traditionnel, ni charismatique, pour reprendre les distinctions de Max Weber. Il est difficile, par exemple, de discerner le charisme de M. Brejnev. Ce type d'autorité est nouveau, il faut lui trouver un nom, appelons-la l'autorité inertiale. Mais comme dans les Appareils bureaucratiques libéraux (ou mous), comme le sont les partis politiques occidentaux, on assiste au retour d'un type d'autorité "charismatique": le charisme est ici, simplement, le talent particulier d'une espèce d'acteur qui joue le rôle du "chef" ou de l' "homme d'État". (Ceci était évident longtemps avant l'élection de M. Reagan, lequel n'est, à cet égard, qu'un symbole grossi jusqu'à la platitude). Bien entendu, évolution a été induite par la fantastique expansion du pouvoir des médias et des servitudes que ceux-ci imposent. Quand à la suite du processus, Kafka l'a déjà admirablement décrite dans Joséphine la cantatrice. A partir du moment où la tribu a publiquement admis que M. X est un "grand chef", elle se sent obscurément tenue de continuer à jouer son rôle: applaudir.
Ces dirigeants accidentels et inéluctables se trouvent placés à la tête de l'immense Appareil bureaucratique qu'est l'Etat moderne, porteur et producteur organique d'une irrationalité proliférante, et parmi les agents duquel l'ancien ethos bureaucratique (du grand commis ou du modeste fonctionnaire consciencieux) se raréfie. Et ils doivent faire face à une société qui se désintéresse de plus en plus de la "politique" -c'est-à-dire de son sort en tant que société." (p.15-17)
"Les syndicats contemporains ne sont plus que des lobbies défendant les intérêts sectoriels et corporatifs de leur adhérents." (p.18)
"La société "politique" actuelle est de plus en plus morcelée, dominée par des lobbies de toute sorte, qui créent un blocage général du système. Chacun de ces lobbies est en effet capable d'entraver efficacement toute politique contraire à ses intérêts ou imaginaires ; aucun d'entre eux n'a de politique générale ; et, même s'ils en avaient une, ils ne posséderaient pas la capacité de l'imposer." (p.19)
"Le système éducatif occidental est entré, depuis une vingtaine d'années, dans une phase de désagrégation accélérée. Il subit une crise des contenus: qu'est-ce qui est transmis, et qu'est-ce qui doit être transmis, et d'après quels critères ? Soit: une crise des "programmes" et une crise de ce en vue de quoi ces programmes sont définis. Il connaît aussi une crise de la relation éducative: le type traditionnel de l'autorité indiscutée s'est effondrée, et des types nouveaux -le maître-copain, par exemple- n'arrivent ni à se définir, ni à s'affirmer, ni à se propager. Mais toutes ces observations demeureraient encore abstraites si on ne les reliait pas à la manifestation la plus flagrante et la plus aveuglante de la crise du système éducatif, celle que personne n'ose même mentionner. Ni élèves ni maîtres ne s'intéressent plus à ce qui se passe à l'école comme telle, l'éducation n'est plus investie comme éducation par les participants. Elle est devenue corvée gagne-pain pour les éducateurs, astreinte ennuyeuse pour les élèves dont elle a cessé d'être la seule ouverture extra-familiale, et qui n'ont pas l'âge (ni la structure psychique) requis pour y voir un investissement instrumental (dont d'ailleurs la rentabilité devient de plus en plus problématique). En général, il s'agit d'obtenir un "papier" permettant d'exercer un métier (si l'on trouve du travail).
On dira que, au fond, il n'en a jamais été autrement. Peut-être. La question n'est pas là. Autrefois -il n'y a guère- toutes les dimensions du système éducatif (et les valeurs auxquelles elles renvoyaient) étaient incontestables ; elles ont cessé de l'être.
Sortant d'une famille faible, fréquentant -ou pas- une école vécue comme une corvée, le jeune individu se trouve confronté à une société dans laquelle toutes les "valeurs" et toutes les "normes" sont à peu près remplacées par le "niveau de vie", le "bien-être", le confort et la consommation. Ni religion, ni idées "politiques", ni solidarité sociale avec une communauté locale ou de travail, avec des "camarades de classe". S'il ne se marginalise pas (drogue, délinquance, instabilité "caractérielle"), il lui reste la voie royale de la privatisation, qu'il peut ou non enrichir d'une ou plusieurs manies personnelles. Nous vivons la société des lobbies et des hobbies." (p.20-21)
"L'homme contemporain veut-il la société dans laquelle il vit ? En veut-il une autre ? Veut-il une société en général ? La réponse se lit dans les actes, et dans l'absence d'actes. L'homme contemporain se comporte comme si l'existence en société était une odieuse corvée que seule une malencontreuse fatalité l'empêche d'éviter. (Que se soit là la plus monstrueusement infantile des illusions ne change évidemment rien aux faits.) L'homme contemporain typique fait comme s'il subissait la société à laquelle, du reste (sous la forme de l'Etat, ou des autres), il est toujours prêt à imputer tous ses maux et à présenter -en même temps- des demandes d'assistance ou de "solutions à ses problèmes". Il ne nourrit plus de projet relatif à la société -ni celui de sa transformation, ni même celui de sa conservation/reproduction. [...] La société ne se veut pas comme société, elle se subit elle-même. Et si elle ne se veut pas, c'est qu'elle ne peut ni maintenir ou se forger une représentation d'elle-même qu'elle puisse affirmer et valoriser, ni engendrer un projet de transformation sociale auquel elle puisse adhérer et pour lequel elle veuille lutter." (p. 26)
-Cornelius Castoriadis, La crise des sociétés occidentales, publié dans Politique internationale, n°15, printemps 1982, p. 131-147, repris dans La montée de l'insignifiance, 1996.
"Il est étrange de voir appeler aujourd'hui "pensée 68" un ensemble d'auteurs qui ont vu leur vogue s'accroître après l'échec de Mai 68 et des autres mouvements de la période, et qui n'ont joué aucun rôle même dans la plus vague préparation "sociologique" du mouvement, à la fois parce leurs idées étaient totalement inconnues des participants et parce qu'elles étaient diamétralement opposées à leurs aspirations implicites et explicites. La distribution pendant la nuit des barricades du Quartier Latin d'une anthologie des écrits des auteurs analysés par Ferry et Renaut aurait, au mieux, provoqué un rire inextinguible, au pire, fait débander et se débander les participants et le mouvement. L'inscription bien connue sur les murs de la Sorbonne: Althusser à rien se passe de commentaires. Personne à Paris pendant les années 60, en possession de ses esprits, connaissant le personnage et ses écrits, n'aurait rêvé que Lacan eût pu avoir affaire en quoi que ce soit avec un mouvement social et politique. Foucault ne se cachait pas de ses positions réactionnaires jusqu'en 1968 (il parlait moins, il est vrai, de la manière dont il les avait mises en pratique pendant une grève d'étudiant à Clermont-Ferrand en 1965). L'effacement du sujet, la mort de l'homme et les autres âneries de ce que j'ai appelé l' "Idéologie française" circulaient déjà depuis des années. Leur corollaire inéluctable, la mort de la politique, pouvait être explicité sans peine (et l'a été par Foucault, un peu après Mai 68: toute politique étant une "stratégie", elle ne pourrait aboutir qu'à établir des contre-pouvoirs, donc des pouvoirs) ; il est visiblement incompatible avec les activités mêmes auxquelles se livrèrent les participants des mouvements des années 60, Mai 68 y compris [...] Le "structuralisme" s'est dissous, personne n'osant plus l'invoquer et les plus habiles, comme Foucault, prétendant qu'ils n'en sont plus et/ou qu'ils n'en ont jamais été. D'autre part, ces mêmes auteurs (et leurs divers séides, chefs de sous-clans, etc.) ont été rapidement propulsés à un degré de "succès" et de notoriété qualitativement autre. Pour fixer les idées, comme on dit en mathématiques et symboliquement, si les Écrits de Lacan vendent 30 000 exemplaires avant 68, ils vendront 300 000 après. Cela est certes dû à l'habileté médiatico-mercantile des personnages en question ou de leurs imprésarios, et à la forte demande du commerce de gros des idées, national et d'exportation. Mais cela est aussi et surtout dû à l'échec de Mai 68 -et c'est là que se situe la bévue colossale de Ferry et Renaut. Ce que les idéologues fournissent après coup, c'est à la fois une légitimation des limites (des limitations, en fin de compte: des faiblesses historiques) du mouvement de Mai: vous n'avez pas essayé de prendre le pouvoir, vous avez eu raison ; vous n'avez même pas essayé de constituer des contre-pouvoirs, vous avez encore eu raison, car qui dit contre-pouvoir dit pouvoir, etc. ; et une légitimation du retrait, du renoncement, du non-engagement ou de l'engagement ponctuel et mesuré: de toute façon, l'histoire, le sujet, l'autonomie, ne sont que des mythes occidentaux. Cette légitimation sera du reste rapidement relayée par la chanson des "nouveaux philosophes" à partir du milieu des années 70: la politique vise le tout, donc elle est totalitaire, etc. (et elle en explique aussi le succès). Avant de se replier sur les "résidences secondaires" et la vie privée, et pour ce faire, les gens ont eu besoin d'un minimum de justification idéologique [...] Pour les dizaines ou centaines de milliers de gens qui avaient agi en mai-juin mais ne croyaient plus à un mouvement réel, qui voulaient trouver une justification ou légitimation à la fois à l'échec du mouvement et à leur propre privatisation commençante tout en gardant une "sensibilité radicale", le nihilisme des idéologues, lesquels s'étaient en même temps arrangés pour sauter dans le train d'une vague "subversion", convenait admirablement. Le contresens de Ferry et Renaut est total: la "pensée 68" est la pensée anti-68, la pensée qui a construit son succès de masse sur les ruines du mouvement de 68 et en fonction de son échec. Les idéologues discutés par Ferry et Renaut sont des idéologues de l'impuissance de l'homme devant ses propres créations ; et c'est le sentiment d'impuissance, de découragement, de fatigue qu'ils sont venus, après 68, légitimer.." (p. 34, et p. 37-39)
-Cornelius Castoriadis, Les mouvement des années soixante, publié dans Pouvoirs, n°39, 1986, repris dans La montée de l'insignifiance, 1996.
"Certains des éléments de ce que deviendra le totalitarisme sont déjà en place dans le marxisme: fantasme de la maîtrise totale hérité du capitalisme, orthodoxie, fétichisme de l'organisation, idée d'une "nécessité historique" pouvant tout justifier au nom du salut final. Mais il serait absurde d'imputer au marxisme -et encore plus à Marx lui-même- l'engendrement du totalitarisme, comme cela a été facilement et démagogiquement fait depuis soixante ans. Autant (et numériquement plus) que dans le léninisme, le marxisme se prolonge dans la social-démocratie dont on peut dire tout ce qu'on veut sauf qu'elle est totalitaire, et qui n'a pas eu de peine à trouver chez Marx toutes les citations nécessaires à sa polémique contre le bolchevisme au pouvoir.
Le véritable créateur du totalitarisme est Lénine." (p.51)
-Cornelius Castoriadis, Marxisme-léninisme: la pulvérisation, publié dans Le Monde, 24 et 25 avril 1990, repris dans La montée de l'insignifiance, 1996.
"Derrière tout cela [Guerre du Golfe, hégémonie mondiale des USA], se pose la relation entre le monde islamique et l'Occident. D'une part, il y a la formidable mythologisation des Arabes par eux-mêmes, qui se présentent toujours comme des éternelles victimes de l'Histoire. Or, s'il y a eu une nation conquérante, du VIIème au XIème siècle, ce sont bien les Arabes. Les Arabes ne poussaient pas naturellement sur les pentes de l'Atlas au Maroc, ils étaient en Arabie. En Égypte, il n'y avait pas un seul Arabe. La situation actuelle est le résultat, d'abord, d'une conquête et de la conversion plus ou moins forcées des populations soumises ; puis de la colonisation des Arabes non par l'Occident, mais par leurs coreligionnaires, les Turcs, pendant des siècles ; enfin de la semi-colonisation occidentale pendant une période comparativement beaucoup plus courte.
Et où en sont-ils politiquement à l'heure actuelle ? Ce sont des pays où les structures du pouvoir sont soit archaïques, soit un mélange d'archaïsme et de stalinisme. On a pris le pire de l'Occident et on l'a plaqué sur une société culturellement religieuse. Dans ces sociétés, la théocratie n'a jamais été secouée: le Code pénal, c'est le Coran ; la loi n'est pas le résultat d'une volonté nationale, elle est sacrée. Le Coran lui-même n'est pas un texte révélé, consigné par des mains humaines, il est substantiellement divin. Cette mentalité profonde reste, et resurgit face à la modernité.
Or la modernité, ce sont aussi les mouvements émancipateurs qui se sont produits depuis des siècles en Occident. Il y a eu des luttes multiséculaires pour parvenir à séparer le religieux du politique. Un tel mouvement ne s'est pas jamais développé en Islam. Et cet Islam a devant lui un Occident qui ne vit plus qu'en mangeant son héritage ; il maintient un statu quo libéral, mais ne crée plus des significations émancipatrices. On dit à peu près aux Arabes: jeter le Coran et achetez des vidéo-clips de Madonna. Et, en même temps, on leur vend à crédit des Mirage.
S'il y a une "responsabilité" historique de l'Occident à cet égard, elle est bien là. Le vide de signification de nos sociétés, au cœur des démocraties modernes, ne peut être comblé par l'augmentation des gadgets. Et il ne peut pas déloger les significations religieuses qui tiennent ces sociétés ensemble. La lourde perspective de l'avenir est là. L'effet de la guerre, c'est déjà, ce sera demain davantage l'accentuation de ce clivage rejetant les musulmans vers leur passé.
Il est d'ailleurs tragiquement amusant de voir aujourd'hui que, si Saddam Hussein tombe, il y a de grandes chances pour qu'il soit remplacé par un régime fondamentaliste chiite, c'est-à-dire celui que l'Occident s'est empressé de combattre quand il s'est installé en Iran." (p.60-62)
-Cornelius Castoriadis, Entre le vide occidental et le mythe arabe, discussion avec Edgar Morin, publié dans Le Monde, 19 mars 1991, repris dans La montée de l'insignifiance, 1996.
"C'est une de ces merveilleuses "coïncidences" de l'histoire que la dernière très grande œuvre d'art religieux, le Requiem de Mozart, soit écrite en 1791 -au moment où la Révolution française allait s'attaquer à l'Église et au christianisme, quelques années après que Lessing eut défini l'esprit des Lumières comme le triple refus de la Révélation, de la Providence, et de la Damnation éternelle, quelques années avant que Laplace réponde, à propos de l'absence de Dieu dans Le Système du monde, qu'il n'avait pas besoin de cette hypothèse. Cette élimination du sens "prédonné" n'a pas empêcher l'Europe d'entrer, pour cent cinquante ans, de 1800 à 1950, dans une période de création extraordinaire dans tous les domaines. Pour les grands romanciers, les grands musiciens, les grands peintres de cette période, il n'y a pas de sens prédonné (pas plus que pour les grands mathématiciens et scientifiques). Il y a l'ivresse lucide de la recherche et de la création du sens -et il n'est certes pas accidentel que la signification la plus lourde de leurs œuvres soit une interrogation permanente sur la signification elle-même, par où Proust, Kafka, Joyce et tant d'autres rejoignent la tragédie athénienne.
Si cette période s'achève autour de 1950 (date évidemment "arbitraire" pour fixer les idées), ce n'est pas parce qu'on entre dans une phase plus "démocratique" qu'avant, on pourrait sans paradoxe soutenir le contraire, c'est parce que le monde occidental entre en crise, et cette crise consiste précisément en ceci qu'il cesse de se mettre vraiment en question." (p.74-75)
"Loin d'être incompatible avec une société autonome, démocratique, le grand art en est inséparable. Car une société démocratique sait, doit savoir, qu'il n'y a pas de signification assurée, qu'elle vit sur le chaos, qu'elle est elle-même un chaos qui doit se donner sa forme, jamais fixée une fois pour toutes. C'est à partir de ce savoir qu'elle crée du sens et de la signification. Or c'est ce savoir -autant dire le savoir de la mortalité, on y reviendra- que la société et l'homme contemporain récusent et refusent. Et par là même, le grand art devient impossible, au mieux marginal, sans participation re-créatrice du public.
Vous demandiez si l'épreuve de la liberté ne devient pas intenable. Il y a deux réponses à cette question, qui sont solidaires. L'épreuve de la liberté devient intenable dans la mesure où l'on n'arrive à rien faire de cette liberté. Pourquoi voulons-nous la liberté ? Nous la voulons d'abord pour elle-même, certes ; mais aussi pour pouvoir faire des choses. Si l'on ne peut, si l'on ne veut, rien faire, cette liberté se transforme en la pure figure du vide. Horrifié devant ce vide, l'homme contemporain se réfugie dans le surremplissage laborieux de ses "loisirs", dans un train-train de plus en plus répétitif et de plus en plus accéléré. En même temps, l'épreuve de la liberté est indissociable de l'épreuve de la mortalité (Les "garanties du sens" sont évidemment l'équivalent de la dénégation de la mortalité: ici encore l'exemple des religions est éloquent). Un être -individu ou société- ne peut pas être autonome s'il n'a pas accepté sa mortalité. Une véritable démocratie -non pas une "démocratie" simplement procédurale-, une société autoréflexive et qui s'auto-institue, qui peut toujours remettre en question ses institutions et ses significations, vit précisément dans l'épreuve de la mortalité virtuelle de toute signification instituée. Ce n'est qu'à partir de là qu'elle peut créer et, le cas échéant, instaurer des "monuments impérissables": impérissables en tant que démonstration, pour tous les hommes à venir, de la possibilité de créer la signification en habitant le bord de l'Abîme.
Or il est évident que l'ultime vérité de la société occidentale contemporain, c'est la fuite éperdue devant la mort, la tentation de recouvrir notre mortalité, qui se monnaie de mille façons, par la suppression du deuil, par les "morticiens", par les tubages et les branchements interminables de l'acharnement thérapeutique, par la formation de psychologues spécialisés pour "assister" les mourants, par la relégation des vieux, etc."
-Cornelius Castoriadis, Le délabrement de l'Occident, Entretien avec Olivier Mongin, Joël Roman et Ramin Jahanbegloo, publié dans Esprit, décembre 1991, repris dans La montée de l'insignifiance, 1996.
"Tout le monde, même s'il ne le sait pas, réfléchit en termes platoniciens." (p.101)
"Dans l'histoire de l'Occident, il y a accumulation d'horreurs -contre les autres, tout autant que contre lui-même. Ce n'est pas là le privilège de l'Occident: qu'il s'agisse de la Chine, de l'Inde, de l'Afrique avant la colonisation ou des Aztèques, les accumulations d'horreurs sont partout. L'histoire de l'humanité n'est pas l'histoire de la lutte des classes, c'est l'histoire des horreurs -bien qu'elle ne soit pas que cela. Il y a, il est vrai, une question à débattre, celle du totalitarisme: est-ce, comme je le pense, l'aboutissement de cette folie de la maîtrise dans une civilisation qui fournissait les moyens d'extermination et d'endoctrinement à une échelle jamais auparavant connue dans l'histoire, est-ce un destin pervers immanent à la modernité comme telle, avec toutes les ambiguïtés dans elle est porteuse, est-ce encore autre chose ? C'est, pour notre présente discussion, une question si j'ose dire théorique, dans la mesure où les horreurs du totalitarisme l'Occident les a dirigées contre les siens (y compris les juifs), dans la mesure où le "Tuez-les tous, Dieu reconnaîtra les siens" n'est pas une phrase de Lénine, mais d'un prince très chrétien, prononcée non pas au XXème mais au XIIIème siècle, dans la mesure où les sacrifices humains ont été abondamment et régulièrement pratiqués par des cultures non européennes, etc. L'Iran de Khomeyni n'est pas un produit des Lumières.
Il y a par contre quelque chose qui est la spécificité, la singularité et le lourd privilège de l'Occident: cette séquence social-historique qui commence avec la Grèce et reprend, à partir du XIème siècle, en Europe occidentale, est la seule dans laquelle on voit émerger un projet de liberté, d'autonomie individuelle et collective, de critique et d'autocritique: le discours de dénonciation de l'Occident en est la plus éclatante confirmation. Car on est capable en Occident, du moins certains d'entre nous, de dénoncer le totalitarisme, le colonialisme, la traite des Noirs ou l'extermination des Indiens d'Amérique. Mais je n'ai pas vu les descendants des Aztèques, les Hindous ou les Chinois faire une autocritique analogue, et je vois encore aujourd'hui les Japonais nier les atrocités qu'ils ont commises pendant la Seconde Guerre mondiale. Les Arabes dénoncent sans arrêt leur colonisation par les Européens, lui imputant tous les maux dont ils souffrent -la misère, le manque de démocratie, l'arrêt du développement de la culture arabe, etc. Mais la colonisation de certains pays arabes par les Européens a duré, dans le pire des cas, cent trente ans: c'est le cas de l'Algérie, de 1830 à 1962. Mais ces mêmes Arabes ont été réduits à l'esclavage et colonisés par les Turcs pendant cinq siècles. La domination turque sur le Proche et Moyen-Orient commence au XVème siècle et se termine en 1918. Il se trouve que les Turcs étaient musulmans -donc les Arabes n'en parlent pas. L'épanouissement de la culture arabe s'est arrêté vers le XIème siècle, au plus XIIème siècle, huit siècles avant qu'il soit question d'une conquête par l'Occident. Et cette même culture arabe s'était bâtie sur la conquête, l'extermination et/ou la conversion plus ou moins forcée des populations conquises. En Égypte, en 550 de notre ère, il n'y avait pas d'Arabes -pas plus qu'en Libye, en Algérie, au Maroc ou en Irak. Ils sont là comme des descendants des conquérants venus coloniser ces pays, de gré ou de force, les populations locales. Mais je ne vois aucune critique de ce fait dans le cercle civilisationnel arabe. De même, on parle de la traite des Noirs par les Européens à partir du XVIème siècle, mais on ne dit jamais que la traite et la réduction systématique des Noirs en esclavage ont été introduites en Afrique par des marchands arabes à partir du XIème-XIIème siècle (avec, comme toujours, la participation complice des rois et chefs de tribus noirs), que l'esclavage n'a jamais été aboli spontanément en pays islamique et qu'il subsiste encore toujours dans certains d'entre eux. Je ne dis pas que tout cela efface les crimes commis par les Occidentaux, je dis seulement ceci: que la spécificité de la civilisation occidentale est cette capacité de se mettre en question et de s'autocritiquer. Il y a dans l'histoire occidentale, comme dans toutes les autres, des atrocités et des horreurs, mais il n'y a que l'Occident qui a crée cette capacité de contestation interne, de mise en cause de ses propres institutions et de ses propres idées, au nom d'une discussion raisonnable entre êtres humains qui reste indéfiniment ouverte et ne connaît pas de dogme ultime." (p.109-111)
-Cornelius Castoriadis, La montée de l'insignifiance, Entretien avec Olivier Morel le 18 juin 1993, diffusé par Radio Plurielle et publié dans La République internationale des lettres, juin 1994, repris dans La montée de l'insignifiance, 1996.
"Pouvons-nous un instant penser qu'il existe un catalogue illimité, un répertoire interminable tenant en réserve tous ces types d'individus et de sociétés -ou bien une loi générale, déterminant d'avance les possibilités de l'être humain, possibilités qui seraient alors, soit aléatoirement, soit systématiquement, déployées dans l'histoire ? Aussi étrange que cela paraisse, deux tendances importantes de la pensée européenne moderne l'ont soutenu: les structuralistes et les hégéliens. L'absurdité de cette idée me paraît facile à montrer. Si les structuralistes avaient raison, si, comme l'a dit Claude Lévi-Strauss, dans Race et Histoire par exemple, les différentes sociétés humaines ne sont que les combinaisons différentes d'un petit nombre d'éléments invariables, alors les structuralistes devraient être capable de produire séance tenante, ici et maintenant, tous les types de sociétés humaines, comme un géomètre produit les cinq polyèdres réguliers et démontre qu'il ne peut y en avoir d'autres. Cela n'a jamais été fait, et ne peut pas être fait. Et si les hégéliens avaient raison, ils devraient être capables à la fois d'exhiber la rigoureuse systématicité de la succession historique des divers types de société, et de prolonger cette succession systématique de sorte qu'elle couvre tout avenir concevable. On sait que la première tâche n'est accomplie par Hegel que sur un monstrueux lit de Procuste, où des pans entiers de l'histoire de l'humanité sont coupés, d'autres tirés et comprimés, où l'islam est placé "avant" le christianisme et celui-ci ne commence "vraiment" qu'avec sa germanisation -le protestantisme-, etc. Mais il y a aussi l'impossibilité radicale de donner le moindre sens à la seconde tâche, de déduire l'avenir, laquelle conduit à la nécessaire et absurde affirmation de la "fin de l'histoire" d'ores et déjà acquise. Cette "fin de l'histoire" n'est ni une question d'humeur, ni une opinion personnelle de Hegel, mais à la fois la présupposition et la conclusion de tout son système. Le coup de grâce à cette idée est porté par une phrase de Hegel lui-même (dans les Leçons sur la philosophie de l'histoire): évidemment, dit-il, après la fin de l'histoire, il reste toujours du travail empirique à faire. Ainsi, par exemple, l'histoire du XXème siècle ne saurait plus être que l'objet d'un "travail empirique" que n'importe quel sous-élève de Hegel pourrait mener à bien sans aucun difficulté de principe.
En vérité, le terme possibilité comme tel ne peut avoir ici qu'un sens purement négatif: effectivement, rien dans l'univers, dans la structure des lois de l'univers, ne rendait impossible ni n'interdisait la construction de la cathédrale de Reims ou l'institution du Goulag. Mais les formes de société, les œuvres, les types d'individus qui surgissent dans l'histoire n'appartiennent pas à une liste, fût-elle infinie, de possibles posés et positifs. Ils sont des créations à partir desquelles nouveaux possibles, auparavant inexistants car privés de sens, apparaissent. L'expression "possible" n'a de sens qu'à l'intérieur d'un système de déterminations bien spécifiées. Est-ce que la Cinquième Symphonie est possible au moment du Big Bang ? Ou bien la question n'a pas de sens ; ou, si elle en a un, la seule réponse est: elle est impossible. La possibilité de la Cinquième Symphonie est posée à partir du moment où les hommes créent la musique.
On a abondamment répété, depuis quarante ans, qu'il n'y a pas de nature humaine ou d'essence de l'homme. Cette constatation négative est tout à fait insuffisante. La nature, ou l'essence de l'homme, est précisément cette "capacité", cette "possibilité" au sens actif, positif, non prédéterminé, de faire être des formes autres d'existence sociale et individuelle, comme on le voit abondamment en considérant l'altérité des institutions de la société, des langues ou des œuvres. Cela veut dire qu'il y a bel et bien une nature ou une essence de l'homme, définie par cette spécificité centrale -la création, à la manière et selon le mode selon lesquels l'homme crée et s'autocrée. Et cette création -constatation en apparence banale, mais décisive et dont on ne finit pas de dérouler les conséquences- n'est pas terminée, en aucun sens du terme." (p.128-130)
"Kant se demande: comment pouvons-nous avoir, de jure, des connaissances nécessaires et vraies, et aboutit à la construction ou supposition d'un sujet transcendantal (on pourrait tout aussi bien l'appeler sujet idéal), lequel possède en effet, par construction, certaines connaissances a priori -vraies, non triviales et nécessaires. Mais qu'est-ce que cela nous apporte à nous, le fait qu'un sujet ou une conscience transcendantaux pourraient avoir ce savoir assuré dont parle Kant ? Je ne suis pas un sujet transcendantal, je suis un être humain effectif. Me dire que le sujet transcendantal est construit ainsi, et de ce fait peut parvenir à des jugements synthétiques a priori, ne m'intéresse pas. Cela ne m'intéresserait que dans la mesure où je suis aussi un sujet transcendantal. Et c'est là l'oscillation perpétuelle de Kant: d'un côté il parle de ce qu'est le sujet dans l'optique transcendantale, et de l'autre côté il se réfère à "notre expérience", "notre esprit" (Gemüt), "nous autres hommes" (wir Menschen). S'agit-il donc de "notre esprit" -ou de l' "esprit" dans une perspective transcendantale ? Cette oscillation est tranchée, mais de manière tragique, dans la philosophie de Kant, pour laquelle, finalement, je ne puis jamais être vraiment moral, puisque je suis nécessairement toujours mû par des déterminations "empiriques", à savoir effectives. C'est sur ce pal que la philosophie est restée empalée depuis Platon, précisément parce qu'elle n'arrivait pas à affronter cette question, la seule véritable à cet égard: comment la validité peut-elle devenir effectivité, et l'effectivité validité ?" (p.141)
-Cornelius Castoriadis, Anthropologie, philosophie, politique, Conférence à l'université de Lausanne, le 11 mai 1989 ; publiée dans la série Actes des colloques du groupe d'études pratiques sociales et théories, université de Lausanne, 1990, repris dans La montée de l'insignifiance, 1996.