https://lesamisdebartleby.wordpress.com/2016/09/09/cornelius-castoriadis-marx-aujourdhui/
"Lorsqu’on veut développer l’idée de la gestion ouvrière, de la gestion de la production par les producteurs, on bute rapidement sur la question de la technique. Or Marx n’a rien à dire là-dessus. Quelle est la critique de la technique capitaliste qu’ont fait Marx et les marxistes ? Aucune. Ce qu’ils critiquent, c’est le détournement au profit des capitalistes d’une technique qui leur paraît, en soi, indiscutable.
Et y a-t-il une critique de l’organisation de l’usine capitaliste chez Marx ? Non. Certes, il en dénonce les aspects les plus inhumains, les plus cruels. Mais, pour lui, cette organisation est vraiment l’incarnation de la rationalité, du reste complètement et nécessairement dictée par l’état de la technique ; donc, on n’y peut rien changer. C’est pourquoi du reste il pense que la production et l’économie seront à jamais le domaine de la nécessité, et que le « royaume de la liberté » ne pourra s’édifier qu’en dehors de ce domaine, moyennant la réduction de la journée de travail. Autant dire que le travail comme tel c’est l’esclavage, qu’il ne pourra jamais être un champ de déploiement de la créativité humaine.
En fait, la technique contemporaine est bel est bien capitaliste, elle n’est pas neutre. Elle est modelée d’après des objectifs qui sont spécifiquement capitalistes, et qui ne sont pas tellement l’augmentation du profit, mais surtout l’élimination du rôle humain de l’homme dans la production, l’asservissement des producteurs au mécanisme impersonnel du processus productif. Pour cette raison, aussi longtemps que cette technique prévaut, il est impossible de parler d’autogestion. L’autogestion d’une chaîne de montage par les ouvriers de la chaîne est une sinistre plaisanterie. Pour qu’il y ait autogestion, il faut casser la chaîne. Je ne dis pas qu’il faut détruire du jour au lendemain toutes les usines existantes. Mais une révolution qui ne s’attaquerait pas immédiatement à la question du changement conscient de la technique pour la modifier et permettre aux hommes comme individus, comme groupes, comme collectivités de travail, d’accéder à la domination du processus productif, une telle révolution marcherait à sa mort à courte échéance. Car des gens qui travaillent sur une chaîne six jours par semaine ne peuvent pas jouir, comme le prétendait Lénine, de dimanches de liberté soviétique."
-Cornelius Castoriadis, « Marx aujourd’hui », Entretien avec des militants libertaires enregistré le 23 mars 1983 et publié dans Lutter, n° 5, mai-août 1983.
"Nous sommes dans une société qui a vu émerger, qui a institué une certaine nature. Cette nature est celle de la régularité et du déterminé. Prenant acte d’une régularité au moins locale du monde et de l’étant naturel, nous avons présupposé sa régularité totale. L’acte fondateur du legein, opérateur fondamental du représenter/dire social (l’autre face du faire social) est de construire des ensembles, de séparer, de diviser et de déterminer, bref, d’ordonner. Telle chose relève de telle classe car elle relève de tel prédicat commun ; puisqu’elle relève de telle classe, elle est donc vouée à… en fonction de… C’est sur cette opération nécessaire de tout dire social – il faut toujours pouvoir séparer, diviser et déterminer quant à… ; c’est ce que Castoriadis nomme « la dimension ensembliste-identitaire » du dire social – que se fondent la logique et la mathématique occidentale. Concevant une adéquation, une conjonction entre ces deux mondes, celui, forcément vrai, des étants rationnels reliés par des relations nécessaires, et celui, régulier, des étants naturels, nous avons tenté et tentons toujours de réduire le second aux mêmes relations que le premier. D’une rationalité relative et partielle nous avons posé une rationalité complète et totale du monde. Nous tenons ici l’institution de la nature opérée par la société occidentale, corrélative de l’émergence de la science occidentale.
Mais cette institution de la nature reste encore sans relais tant qu’elle n’est pas instrumentée à travers la technique, le faire occidental. C’est à travers cette reprise, qui aurait pu ne pas survenir, que la nature donnée par la science devient la « nature » du monde occidental. La signification imaginaire sociale d’une expansion illimitée de la maîtrise rationnelle du monde naît avec la corrélation entre science et technique. Cette SIS oriente désormais la société occidentale sous la forme d’un « projet » : asseoir son pouvoir sur le monde et les hommes, construire un monde entièrement prévisible (rationnel) et transparent. Pour Castoriadis, ce projet est aujourd’hui immanent dans notre société. C’est lui qui oriente le faire, dans nos institutions, dans nos techniques. La bureaucratie, symptomatique de la modernité, relève de ce projet. Le monde humain est réduit à des quantités : de bouches à nourrir, de travail, de soins, etc. La bureaucratie s’épanouit dans son monde de chiffres, d’experts, de recensements, d’enquêtes. Elle se taille des êtres humains à sa mesure : des comportements machiniques, de la prévention des déviances, la construction de consommateurs et de « citoyens » en position de dépendance. On « rationalise » le monde social, les relations, pour accéder à une maîtrise rationnelle – la boucle est bouclée, de l’institution sociale à l’individu. Maîtrise rationnelle de la nature aussi : exploitation des sols, mise des ressources vitales dans un système technique complexe, spécialisation et expertisation des tâches ; la nature est jeu de forces, quantité de ressource, objet d’appropriation et d’exploitation totale.
Est-il possible, toutefois, de parler d’une « maîtrise rationnelle » ? Castoriadis parle plutôt d’une « pseudo-maîtrise pseudo rationnelle ». « Pseudo rationnelle » car la rationalité totale est impossible : les hommes luttent toujours contre leur réification, leur machinisation et, d’autre part, l’étant naturel ne peut être entièrement compris sous le mode de la déterminité : que l’on pense à la physique quantique, le vivant ou la psyché freudienne. Surtout, il s’agit d’une pseudo-maîtrise. Je citerais Castoriadis : « Avec la technoscience, l’homme moderne croît s’être donné la maîtrise. En réalité, s’il exerce un nombre grandissant de “maîtrises” ponctuelles, il est moins puissant que jamais devant la totalité des effets de ses actions, précisément parce que celles-ci se sont tellement multipliées, et parce qu’elles atteignent des strates de l’étant physique et biologique sur lesquelles il ne sait rien » (p. 121, 1987). Plus loin, il parle de « maîtrise impersonnelle » et d’« impouvoir » (p. 122, 1987). Voilà pourquoi nous pouvons parler d’autonomisation : nous n’avons plus le pouvoir sur notre création, le contrôle sur notre puissance. La technique, sans maître, s’emballe : tout ce qui peut s’inventer s’invente, la demande sera créée plus tard."
"Nous vivons dans une société hétéronome par opposition à une « société autonome », selon l’expression récurrente de Castoriadis. Société autonome : société d’individus autonomes qui ne sont pas au service de leurs institutions et les remettent sans cesse en cause : société qui affronte l’Abîme. Le projet d’autonomie est le second projet qui, avec celui de l’expansion illimitée de la (pseudo-)maîtrise (pseudo)rationnelle, oriente la société occidentale."
-François Bérard, "Castoriadis et la technique". Conférence, de date et de lieu inconnus, de François Bérard, auteur de « Réflexions sur l’autonomie de la technique. Autour de la triade nature-technique-société chez Cornelius Castoriadis ». (Mémoire de maîtrise de philosophie sous la direction de Sophie Poirot-Delpech. Université de Paris-I Panthéon-Sorbonne, 2004. 121 pages). Mis en ligne par Lieux communs le 1er mars 2019.
"Lorsqu’on veut développer l’idée de la gestion ouvrière, de la gestion de la production par les producteurs, on bute rapidement sur la question de la technique. Or Marx n’a rien à dire là-dessus. Quelle est la critique de la technique capitaliste qu’ont fait Marx et les marxistes ? Aucune. Ce qu’ils critiquent, c’est le détournement au profit des capitalistes d’une technique qui leur paraît, en soi, indiscutable.
Et y a-t-il une critique de l’organisation de l’usine capitaliste chez Marx ? Non. Certes, il en dénonce les aspects les plus inhumains, les plus cruels. Mais, pour lui, cette organisation est vraiment l’incarnation de la rationalité, du reste complètement et nécessairement dictée par l’état de la technique ; donc, on n’y peut rien changer. C’est pourquoi du reste il pense que la production et l’économie seront à jamais le domaine de la nécessité, et que le « royaume de la liberté » ne pourra s’édifier qu’en dehors de ce domaine, moyennant la réduction de la journée de travail. Autant dire que le travail comme tel c’est l’esclavage, qu’il ne pourra jamais être un champ de déploiement de la créativité humaine.
En fait, la technique contemporaine est bel est bien capitaliste, elle n’est pas neutre. Elle est modelée d’après des objectifs qui sont spécifiquement capitalistes, et qui ne sont pas tellement l’augmentation du profit, mais surtout l’élimination du rôle humain de l’homme dans la production, l’asservissement des producteurs au mécanisme impersonnel du processus productif. Pour cette raison, aussi longtemps que cette technique prévaut, il est impossible de parler d’autogestion. L’autogestion d’une chaîne de montage par les ouvriers de la chaîne est une sinistre plaisanterie. Pour qu’il y ait autogestion, il faut casser la chaîne. Je ne dis pas qu’il faut détruire du jour au lendemain toutes les usines existantes. Mais une révolution qui ne s’attaquerait pas immédiatement à la question du changement conscient de la technique pour la modifier et permettre aux hommes comme individus, comme groupes, comme collectivités de travail, d’accéder à la domination du processus productif, une telle révolution marcherait à sa mort à courte échéance. Car des gens qui travaillent sur une chaîne six jours par semaine ne peuvent pas jouir, comme le prétendait Lénine, de dimanches de liberté soviétique."
-Cornelius Castoriadis, « Marx aujourd’hui », Entretien avec des militants libertaires enregistré le 23 mars 1983 et publié dans Lutter, n° 5, mai-août 1983.
"Nous sommes dans une société qui a vu émerger, qui a institué une certaine nature. Cette nature est celle de la régularité et du déterminé. Prenant acte d’une régularité au moins locale du monde et de l’étant naturel, nous avons présupposé sa régularité totale. L’acte fondateur du legein, opérateur fondamental du représenter/dire social (l’autre face du faire social) est de construire des ensembles, de séparer, de diviser et de déterminer, bref, d’ordonner. Telle chose relève de telle classe car elle relève de tel prédicat commun ; puisqu’elle relève de telle classe, elle est donc vouée à… en fonction de… C’est sur cette opération nécessaire de tout dire social – il faut toujours pouvoir séparer, diviser et déterminer quant à… ; c’est ce que Castoriadis nomme « la dimension ensembliste-identitaire » du dire social – que se fondent la logique et la mathématique occidentale. Concevant une adéquation, une conjonction entre ces deux mondes, celui, forcément vrai, des étants rationnels reliés par des relations nécessaires, et celui, régulier, des étants naturels, nous avons tenté et tentons toujours de réduire le second aux mêmes relations que le premier. D’une rationalité relative et partielle nous avons posé une rationalité complète et totale du monde. Nous tenons ici l’institution de la nature opérée par la société occidentale, corrélative de l’émergence de la science occidentale.
Mais cette institution de la nature reste encore sans relais tant qu’elle n’est pas instrumentée à travers la technique, le faire occidental. C’est à travers cette reprise, qui aurait pu ne pas survenir, que la nature donnée par la science devient la « nature » du monde occidental. La signification imaginaire sociale d’une expansion illimitée de la maîtrise rationnelle du monde naît avec la corrélation entre science et technique. Cette SIS oriente désormais la société occidentale sous la forme d’un « projet » : asseoir son pouvoir sur le monde et les hommes, construire un monde entièrement prévisible (rationnel) et transparent. Pour Castoriadis, ce projet est aujourd’hui immanent dans notre société. C’est lui qui oriente le faire, dans nos institutions, dans nos techniques. La bureaucratie, symptomatique de la modernité, relève de ce projet. Le monde humain est réduit à des quantités : de bouches à nourrir, de travail, de soins, etc. La bureaucratie s’épanouit dans son monde de chiffres, d’experts, de recensements, d’enquêtes. Elle se taille des êtres humains à sa mesure : des comportements machiniques, de la prévention des déviances, la construction de consommateurs et de « citoyens » en position de dépendance. On « rationalise » le monde social, les relations, pour accéder à une maîtrise rationnelle – la boucle est bouclée, de l’institution sociale à l’individu. Maîtrise rationnelle de la nature aussi : exploitation des sols, mise des ressources vitales dans un système technique complexe, spécialisation et expertisation des tâches ; la nature est jeu de forces, quantité de ressource, objet d’appropriation et d’exploitation totale.
Est-il possible, toutefois, de parler d’une « maîtrise rationnelle » ? Castoriadis parle plutôt d’une « pseudo-maîtrise pseudo rationnelle ». « Pseudo rationnelle » car la rationalité totale est impossible : les hommes luttent toujours contre leur réification, leur machinisation et, d’autre part, l’étant naturel ne peut être entièrement compris sous le mode de la déterminité : que l’on pense à la physique quantique, le vivant ou la psyché freudienne. Surtout, il s’agit d’une pseudo-maîtrise. Je citerais Castoriadis : « Avec la technoscience, l’homme moderne croît s’être donné la maîtrise. En réalité, s’il exerce un nombre grandissant de “maîtrises” ponctuelles, il est moins puissant que jamais devant la totalité des effets de ses actions, précisément parce que celles-ci se sont tellement multipliées, et parce qu’elles atteignent des strates de l’étant physique et biologique sur lesquelles il ne sait rien » (p. 121, 1987). Plus loin, il parle de « maîtrise impersonnelle » et d’« impouvoir » (p. 122, 1987). Voilà pourquoi nous pouvons parler d’autonomisation : nous n’avons plus le pouvoir sur notre création, le contrôle sur notre puissance. La technique, sans maître, s’emballe : tout ce qui peut s’inventer s’invente, la demande sera créée plus tard."
"Nous vivons dans une société hétéronome par opposition à une « société autonome », selon l’expression récurrente de Castoriadis. Société autonome : société d’individus autonomes qui ne sont pas au service de leurs institutions et les remettent sans cesse en cause : société qui affronte l’Abîme. Le projet d’autonomie est le second projet qui, avec celui de l’expansion illimitée de la (pseudo-)maîtrise (pseudo)rationnelle, oriente la société occidentale."
-François Bérard, "Castoriadis et la technique". Conférence, de date et de lieu inconnus, de François Bérard, auteur de « Réflexions sur l’autonomie de la technique. Autour de la triade nature-technique-société chez Cornelius Castoriadis ». (Mémoire de maîtrise de philosophie sous la direction de Sophie Poirot-Delpech. Université de Paris-I Panthéon-Sorbonne, 2004. 121 pages). Mis en ligne par Lieux communs le 1er mars 2019.