"Le refus de la pensée des Lumières ne peut pas tenir lieu de catégorie spirituelle unificatrice du champ romantique." (p.17)
"L'essentiel, on le trouve dans un certain nombre d'analyses marxistes ou influencées par le marxisme, pour lesquelles l'axe commun, l'élément unificateur du mouvement romantique, dans la plupart, sinon la totalité de ses manifestations à travers les principaux foyers européens (l'Allemagne, l'Angleterre, la France), est l'opposition au monde bourgeois moderne. Cette hypothèse nous semble de loin la plus intéressante et la plus productive. Cependant, la majorité des travaux qui se situent sur ce terrain souffrent d'un grave inconvénient: comme de nombreux écrits non marxistes mentionnés plus haut, ils ne perçoivent dans la critique antibourgeoise du romantisme que son aspect réactionnaire, conservateur, rétrograde." (p.19)
"Beaucoup d'œuvres romantiques ou néo-romantiques sont délibérément non réalistes: fantastiques, symbolistes, et plus tard surréalistes. Or, cela ne diminue en rien leur intérêt, à la fois comme critique de la réalité sociale et comme rêve d'un monde autre radicalement distinct de l'existant: bien au contraire ! Il faudrait introduire un concept nouveau, l'irréalisme critique, pour désigner l'opposition d'un univers imaginaire, idéal, utopique et merveilleux, à la réalité grise, prosaïque et inhumaine du monde moderne. Même quand il prend la forme apparente d'une "fuite de la réalité", cet irréalisme critique peut contenir une puissante charge négative implicite ou explicite de contestation de l'ordre bourgeois ("philistin")." (p.22)
"Définition du romantisme comme Weltanschauung ou vision du monde, c'est-à-dire comme structure mentale collective. Une telle structure mentale peut s'exprimer dans des domaines culturels très divers: non pas seulement dans la littérature et les autres arts, mais dans la philosophie et la théologie, la pensée politique, économique et juridique, la sociologie et l'histoire, etc." (p.25)
"Pour nous le romantisme est par essence anticapitaliste." (p.27)
"Le romantisme n'est qu'une des tendances de la culture moderne parmi beaucoup d'autres, non romantiques ou mêmes antiromantiques." (p.29)
"Pour nous [...] le phénomène doit être compris comme réponse à cette transformation plus lente et plus profonde -d'ordre économique et social- qu'est l'avènement du capitalisme, transformation qui s'amorce bien avant la Révolution [française]. En effet, c'est à partir du milieu du XVIIIème qu'il y aura des manifestations importantes d'un véritable romantisme ; dans le contexte de notre conception, la distinction entre romantisme et "pré-romantisme" perd son sens.
D'autre part, aucune des dates de clôture qui ont été proposées n'est recevable de notre point de vue: ni 1848 ni le tournant du siècle ne marquent sa disparition ou même sa marginalisation. Si au XXème siècle les mouvements artistiques cessent de s'appeler ainsi, il n'en est pas moins vrai que des courants aussi importants que l'expressionnisme et le surréalisme, que des auteurs majeurs tels que Mann, Yeats, Péguy et Bernanos, portent très profondément l'empreinte de la vision romantique. De la même manière, certains mouvements socioculturels récents -notamment les révoltes des années 60, l'écologie, le pacifisme- sont difficilement explicables sans référence à cette vision du monde.
En effet, si notre hypothèse -à savoir que le romantisme est par essence une réaction contre le mode de vie en société capitaliste- est justifiée, cette vision serait coextensive avec le capitalisme lui-même. Or, force est de constater que malgré des modifications importantes celui-ci a gardé ses caractéristiques essentielles jusqu'à nos jours. [...]
Le romantisme représente une critique de la modernité, c'est-à-dire de la civilisation capitaliste moderne, au nom de valeurs et d'idéaux du passé (pré-capitaliste, pré-moderne). On peut dire que le romantisme est, depuis son origine, éclairé par la double lumière de l'étoile de la révolte et du "soleil noir de la mélancolie" (Nerval)." (p.29-30)
"Dans le présent livre, la "modernité" renverra à [...] la civilisation moderne engendrée par la révolution industrielle et la généralisation de l'économie de marché. Comme l'avait déjà constaté Max Weber, les principales caractéristiques de la modernité -l'esprit de calcul [...], le désenchantement du monde [...], la rationalité instrumentale [...], la domination bureaucratique- sont inséparables de l'avènement de l' "esprit du capitalisme". Les origines de la modernité et du capitalisme remontent certes à la Renaissance et à la Réforme protestante (d'où le terme d' "époque moderne" utilisé par les manuels d'histoire pour désigner la période qui débute à la fin du XVème siècle), mais ces phénomènes ne deviendront hégémoniques en Occident qu'à partir de la seconde moitié du XVIIIème, lorsque s'achève l' "accumulation primitive" (Marx), lorsque la grande industrie commence à prendre son essor et que le marché se dégage de l'emprise sociale (Polanyi)." (p.31-32)
"Appelé en France le "siècle", dont on éprouve le "mal", ou en Angleterre et en Allemagne la "civilisation", par opposition à la "culture", le réel moderne désenchante. Or on est souvent conscient que le désenchantement naît de ce qui est nouveau dans cette réalité sociale ; ainsi, le fait que Charles Nodier signa certains de ses essais du nom de "Neophobus" révèle une attitude romantique caractéristique." (p.33)
"Il est également à noter que le romantisme est, qu'on le veuille ou non, une critique moderne de la modernité. C'est dire que, même en se révoltant contre lui, les romantiques ne sauraient manquer d'être profondément formés par leur temps. Ainsi, en réagissant affectivement, en réfléchissant, en écrivant contre la modernité, ils réagissent, réfléchissent et écrivent en termes modernes. Loin de porter un regard extérieur, d'être une critique venue d'un "ailleurs" quelconque, la vision romantique constitue une "autocritique" de la modernité." (p.35)
"Dans l'optique romantique cette critique est liée à l'expérience d'une perte ; dans le réel moderne quelque chose de précieux a été perdu, à la fois au niveau de l'individu et de l'humanité. La vision romantique se caractérise par la conviction douloureuse et mélancolique que le présent manque de certaines valeurs humaines essentielles qui ont été aliénées. Sens aigu de l'aliénation, alors, souvent vécu comme exil ; en définissant la sensibilité romantique, Friedrich Schlegel parle de l'âme "sous les saules en deuil de l'exil" (unter den Trauerweiden der Verbannung). L'âme, siège de l'humain, vit ici et maintenant loin de son vrai foyer ou de sa vraie patrie (Heimat) ; si bien que selon Arnold Hauser "le sentiment de manque de foyer (Heimatslosigkeit) et d'isolement est devenu l'expérience fondamentale" des romantiques du début du XIXème siècle. [...]
Ce qui manque au présent existait auparavant, dans un passé plus ou moins lointain. La caractéristique essentielle de ce passé, c'est sa différence avec le présent: c'est la période où les aliénations modernes n'existaient pas encore. La nostalgie porte sur un passé précapitaliste, ou tout au moins sur un passé où le système socio-économique moderne n'est pas pleinement développé." (p.36)
"Le passé qui est l'objet de la nostalgie peut être entièrement mythologique ou légendaire, comme la référence à l'Eden, à l'Age d'Or ou à l'Atlantide perdu. [...] Mais même dans les nombreux cas où il est bien réel, il y a toujours une idéalisation de ce passé. La vision romantique prend un moment du passé réel où des caractéristiques néfastes de la modernité n'existaient pas encore et où des valeurs humaines étouffées par celle-ci existaient toujours, et le transforme en utopie, le façonne comme incarnation des aspirations romantiques. C'est en cela que d'explique le paradoxe apparent que le "passéisme" romantique peut être aussi un regard vers l'avenir ; l'image d'un futur rêvé au-delà du monde actuel s'inscrit alors dans l'évocation d'une ère précapitaliste." (p.37)
"La nostalgie d'un paradis perdu s'accompagne le plus souvent d'une quête de ce qui a été perdu. On a fréquemment remarqué au cœur du romantisme un principe actif sous diverses formes: inquiétude, état de devenir perpétuel, interrogation, recherche, lutte. En général, donc, un troisième moment est constitué par une réponse active, une tentative de retrouver ou de recréer l'état idéal révolu ; il existe néanmoins un romantisme "résigné".
Or cette quête peut être entreprise selon plusieurs modalités : sur le plan de l'imaginaire ou du réel, et dans la perspective d'une réalisation au présent ou au futur. Une tendance importante entreprend la recréation du paradis dans le présent sur le plan imaginaire, par la poétisation ou l'esthétisation du présent. [...]
Une deuxième tendance vise à retrouver le paradis au présent, mais cette fois-ci dans le réel. Une démarche consiste à transformer son environnement immédiat et sa propre vie, tout en restant à l'intérieur de la société bourgeoise ; cela peut prendre la forme du dandysme ou de l'esthétisme [...] de la création d'une communauté d'âmes fraternelles -les cénacles-, d'une expérience utopique -les saint-simoniens-, ou tout simplement de la passion amoureuse. [...]
On peut aussi choisir de fuir la société bourgeoise, quittant les villes pour la campagne, et les pays "modernes" pour les pays "exotiques", quittant les centres du développement capitaliste pour aller vers un quelconque "ailleurs" qui conserve au présent un passé plus primitif. La démarche de l'exotisme est une recherche du passé dans le présent par simple déplacement dans l'espace. [...]
Il existe enfin une troisième tendance qui tient pour illusoires ou en tout cas seulement partielles les solutions précédentes, et qui s'engage dans la voie d'une réalisation future et réelle. [...] Le souvenir du passé sert comme arme dans la lutte pour le futur." (p.37-39)
"Qu'est-ce qui a été perdu au juste ? Il reste en effet à poser la question du contenu de l'aliénation ; en d'autres termes, quelles sont les valeurs positives du romantisme ? Il s'agit d'un ensemble de valeurs qualitatives par opposition à la valeur d'échange. Elles se concentrent autour de deux pôles opposées mais non pas contradictoires. La première de ces grandes valeurs, quoique souvent vécues sous le signe de la perte, représente au contraire un nouvel acquis, ou tout au moins une valeur qui ne peut s'épanouir pleinement que dans un contexte moderne. C'est la subjectivité de l'individu, le développement de la richesse du moi, dans toute la profondeur et la complexité de son affectivité, mais aussi dans toute la liberté de son imaginaire.
Or le développement du sujet individuel est directement lié à l'histoire et à la "préhistoire" du capitalisme: l'individu "isolé" se développe avec celui-ci et à cause de lui. Cependant, ceci est la source d'une importante contradiction dans la société moderne, car ce même individu crée par elle ne peut que vivre frustré en son sein, et finit par se révolter contre elle. L'exaltation romantique de la subjectivité -considérée à tort comme la caractéristique essentielle du romantisme- est une des formes que prend la résistance à la réification. Le capitalisme suscite des individus indépendants pour remplir des fonctions socio-économiques ; mais quand ces individus se muent en individualités subjectives, explorant et développant leur monde intérieur, leurs sentiments particuliers, ils entrent en contradiction avec un univers fondé sur la standardisation et la réification. Et lorsqu'ils réclament le libre jeu de leur faculté d'imagination, ils se heurtent à l'extrême platitude mercantile du monde engendré par les rapports capitalistes. Le romantisme représente, à cet égard, la révolte de la subjectivité et de l'affectivité réprimées, canalisées et déformées. [...]
Il s'ensuit donc que l' "individualisme" des romantiques est essentiellement autre que celui du libéralisme moderne. [...]
L'autre grande valeur du romantisme, au pôle dialectiquement opposé à la première, est l'unité ou la totalité. Unité du moi avec deux totalités englobantes : d'une part l'univers entier, ou Nature, d'autre part avec l'univers humain, avec la collectivité humaine. Si la première valeur du romantisme constitue sa dimension individuelle ou individualiste, la seconde révèle une dimension transindividuelle. Et si la première est moderne tout en se pensant comme nostalgie, la seconde est un véritable retour." (p.40-41)
"L'individu romantique est [...] une conscience malheureuse, malade de la scission, cherchant à restaurer des liens heureux, seuls à même de réaliser son être. [...]
Le principe capitaliste d'exploitation de la Nature est en contradiction avec l'aspiration romantique à vivre en harmonie en son sein. Et le désir de récréer la communauté humaine -envisagée sous de multiples formes: dans la communication authentique avec autrui, dans la participation à l'ensemble organique d'un peuple (Volk) et à son imaginaire collectif exprimé dans les mythologies et les folklores, dans l'harmonie sociale ou dans une société sans classes- est la contrepartie du refus de la fragmentation de la collectivité dans la modernité. La critique de celle-ci et les valeurs romantiques positives ne sont donc que les deux côtés d'une seule et même médaille." (p.42)
"Si ce phénomène largement occulté constitue à nos yeux une des structures mentales les plus importantes des deux derniers siècles, il ne représente qu'un des courants de la culture moderne. La civilisation moderne rejetée par les romantiques a toujours eu aussi ses défenseurs tels que les utilitarians et les positivistes, les économistes politiques classiques et les théoriciens du libéralisme ; il en existe beaucoup d'autres, bien entendu, qui, sans la défendre activement, l'acceptent implicitement. D'une façon générale, on peut dire que les tendances non romantiques prédominent dans pensée économique et politique ainsi que dans les sciences humaines." (p.44)
"Le romantisme est [...] également à distinguer d'un anticapitalisme modernisateur, c'est-à-dire qui critique le présent au nom de certaines valeurs "modernes" -le rationalisme utilitaire, l'efficacité, le progrès scientifique et technologique- en appelant la modernité à se dépasser, à achever sa propre évolution, plutôt que de revenir aux sources, de se retremper dans des valeurs perdues. [...]
On trouve l'anticapitalisme modernisateur également dans le courant majoritaire du marxisme et du communisme. Le cas de Lénine lui-même -celui qui a pu définir le socialisme comme "les soviets plus l'électrification"- est exemplaire à cet égard. Qui prétendrait d'une part que Lénine n'était pas un ennemi résolu du règne de la valeur d'échange, d'autre part qu'il fut en quoi que ce soit "romantique" ?" (p.45)
"Une des principales modalités romantiques de réenchantement du monde est le retour aux traditions religieuses, et parfois mystiques comme le souligne Weber. A tel point que de nombreux critiques considèrent la religion comme le trait principal de l'esprit romantique. [...] Ces remarques ont une part de vérité, mais sont trop unilatérales: d'une part parce qu'il existe un romantisme areligieux (Hoffmann) et même antireligieux (Proudhon, Nietzsche, O. Panizza), et d'autre part, parce qu'elles ne pas de distinguer les formes romantiques des autres formes de religiosité -ainsi certains types de protestantisme qui s'adaptent parfaitement, comme l'avait constaté Max Weber, à l' "esprit du capitalisme"." (p.47)
"Mais la religion [...] n'est pas le seul moyen de "réenchantement" choisi par les romantiques: ils se tournent aussi vers la magie, les arts ésotériques, la sorcellerie, l'alchimie, l'astrologie ; ils redécouvrent les mythes, païens ou chrétiens, les légendes, les contes de fées, les récits "gothiques" ; ils explorent les royaumes cachés du rêve et du fantastique." (p.47-48)
"C'est dans le même contexte qu'il faut interpréter la fascination romantique pour la nuit, comme lieu de sortilège, mystère et magie, que les écrivains opposent à la lumière, cet emblème classique du rationalisme." (p.48)
"Enfin, face à une science de la nature qui, à partir de Newton et de Lavoisier, semble avoir déchiffré les mystères de l'univers, et face à une technique moderne qui développe une approche strictement rationnelle (instrumentale) et utilitaire envers l'environnement -les "matières premières" de l'industrie-, le romantisme aspire à réenchanter la nature." (p.49)
"Nombreux sont les romantiques qui ressentent intuitivement que toutes les caractéristiques négatives de la société moderne -la religion du dieu Argent, ce que Carlyle appelle le "mammonisme", le déclin de toutes les valeurs qualitatives, sociales, religieuses, etc., la dissolution de tous les liens humains qualitatifs, la mort de l'imagination et du romanesque, l'ennuyeuse uniformisation de la vie, le rapport purement "utilitaire" des êtres humains entre eux et avec la nature- découlent de cette source de corruption: la quantification marchande. L'empoisonnement de la vie sociale par l'argent, et celui de l'air par la fumée industrielle, sont saisis par plusieurs romantiques comme des phénomènes parallèles, résultant de la même racine perverse." (p.54)
"Au nom du naturel, de l'organique, du vivant et du "dynamique", les romantiques manifestent souvent une profonde hostilité à tout ce qui est mécanique, artificiel, construit. Nostalgiques de l'harmonie perdue entre l'homme et la nature, vouant à celle-ci un culte mystique, ils observent avec mélancolie et désolation les progrès du machinisme, de l'industrialisation, de la conquête mécanisée de l'environnement." (p.57)
"Beaucoup de romantiques considèrent l'Etat moderne, fondé sur l'individualisme, la propriété, le contrat, l'administration bureaucratique rationnelle, comme une institution aussi mécanique, froide et impersonnelle qu'une usine." (p.59)
"Les alternatives proposées sont non seulement diverses mais souvent contradictoires, allant du retour traditionaliste à un "Etat organique" (généralement monarchique) du passé jusqu'au rejet anarchique de toute forme d'Etat au nom de la libre communauté sociale." (p.60)
"Certains des critiques romantiques de l'abstraction rationaliste se font de l'intérieur du rationalisme lui-même: c'est le cas de la dialectique hégélienne et néo-hégélienne -dont le lien avec le romantisme a été remarqué par de nombreux auteurs- qui se donne pour objectif de substituer à la rationalité analytique (le Verstand) de l'Aufklärung un niveau supérieur et plus concret de la Raison (la Vernunft). C'est le cas aussi, un siècle plus tard, de la Dialectique des Lumières d'Adorno et Horkheimer, qui se veut une "autocritique de la Raison", et une tentative d'opposer à la rationalité instrumentale -au service de la domination sur la nature et sur les êtres humains- une rationalité humaine substantielle." (p.60)
"L'opposition romantique à l'abstraction rationnelle peut aussi s'exprimer en tant que réhabilitation des comportements non rationnels et/ou non rationalisables. Cela vaut, notamment, pour le thème classique de la littérature romantique: l'amour comme émotion pure, élan spontané irréductible à tout calcul et contradictoire avec toutes les stratégies rationnelles de mariage -le mariage d'argent, le "mariage de raison". Ou alors une revalorisation des intuitions, des prémonitions, des instincts, des sentiments -autant de significations intimement liées à l'emploi courant du mot "romantisme" lui-même. Cette démarche peut conduire à une appréciation plus favorable à la folie, en tant que rupture ultime de l'individu avec la "raison" socialement instituée. Le thème de l'amour fou dans la poésie et la littérature surréalistes en est l'expression la plus radicale.
Cette critique de la rationalité peut aussi prendre des formes assez obscurantistes et inquiétantes: irrationalisme, haine de la raison comme "dangereuse", "corrosive" envers la tradition, fanatisme religieux, intolérance, culte irrationnel du "chef" charismatique, de la nation, de la race, etc. Ces éléments sont présents dans certains courants du romantisme, depuis ses origines jusqu'à notre époque, mais réduire toute la culture romantique à l'irrationalisme serait une grossière erreur, faisant l'impasse sur la différence entre l'irrationnel et le non-rationnel- c'est-à-dire entre la négation programmatique de la rationalité et la délimitation de sphères psychiques non réductibles à la raison-, et ignorant les courants romantiques directement issus de la tradition rationaliste des Lumières." (p.61-62)
"Les romantiques ressentent douloureusement l'aliénation des rapports humains, la destruction des anciennes formes "organiques", communautaires de la vie sociale, l'isolement de l'individu dans son moi égoïste -qui constituent une dimension importante de la civilisation capitaliste, dont le haut lieu est la ville. Le Saint-Preux de la Nouvelle Héloïse de Rousseau n'est que le premier d'une longue lignée de héros romantiques qui se sentent seuls, incompris, incapables de communiquer d'une manière significative avec leurs semblables, et ceci au centre même de la vie sociale moderne, dans le "désert de la ville." (p.62-63)
"Chez Luther et les réformateurs allemands, on trouve une dénonciation virulente de leur époque, où le grand commerce et la finance sont en pleine expansion, une condamnation de l'usure, de l'avarice et de l'esprit de gain, une glorification de la société paysanne traditionnelle, nostalgie d'un âge d'or perdu -thématique qui s'appuie sur un courant théologique déjà répandu au Moyen Age.
On pourrait mentionner également la tradition -laïque ou païenne- de la "pastorale" à la Renaissance et au XVIIème siècle, qui elle-même se modèle sur celle de l'Antiquité romaine, et notamment sur Horace et Virgile. Ces derniers opposent la ville, lieu du commerce où règnent l'ambition et l'avarice, génératrices de l'insécurité, à la campagne qui garde toujours des traces d'une époque de bonheur parfait. [...]
Il existe donc une "préhistoire" du romantisme qui prend ses racines dans le développement antique du commerce, de l'argent, des villes, de l'industrie, et qui se manifeste ultérieurement, surtout à la Renaissance, par réaction contre l'évolution, et les brusques poussées, du "progrès" vers la modernité. Comme le capitalisme son antithèse, le romantisme est en gestation sur une longue durée historique." (p.68-69)
"Rousseau est l'auteur clé dans la genèse du romantisme français, car déjà au milieu du XVIIIème siècle il a su articuler toute la vision du monde romantique." (p.78)
"Il nous reste à faire plusieurs remarques à propos du rapport entre le romantisme et les Lumières. Car on a trop souvent voulu opposer ces deux tendances de l'esprit d'une manière absolue, prétendant parfois que le XVIIIème siècle des Lumières avait été rejeté et remplacé par un XIX romantique, ou, dans le cas où l'on reconnaissait l'existence de courants romantiques ou "préromantiques" du XVIIIème siècle, les voyant comme foncièrement autres et antagonistes vis-à-vis du courant dominant des Lumières.
Or il n'en est rien. D'abord, on peut dire que le romantisme et les Lumières coexistent dans tous les siècles de la modernité, du XVIIIème au XXème siècle. Ensuite, que leur rapport est toujours variable et complexe. Comme nous l'avons déjà dit, tandis que l'opposition romantisme/classicisme est tout à fait non nécessaire dans le cadre de notre conceptualisation, celle du romantisme et des Lumières est plus pertinente pour nous étant donné les liens indéniables entre l'esprit des Lumières et la bourgeoisie. Mais il ne faut en aucun cas voir ces liens d'une manière simpliste et mécaniste selon laquelle les Lumières seraient le reflet idéologie du système capitaliste ou de sa classe dominante ; car si l'esprit des Lumières est en rapport étroit avec l' "esprit du capitalisme" (Weber), il garde -comme toute production culturelle- une autonomie relative, et a été utilisé dans des buts qui dépassaient les finalités capitalistes ou qui tendaient même à les subvertir. Bref, il y a Lumières et Lumières.
De la même façon, il y a romantisme et romantisme. Il nous faudra cerner et organiser en certaines configurations typiques sa diversité. Les rapports entre les différents romantiques et l'esprit (ou les esprits) des Lumières n'est pas constant. On ne peut guère conclure, donc, que le romantisme représente, en général et nécessairement, un rejet total des Lumières dans leur ensemble. [...] Beaucoup d'auteurs romantiques [...] tels que Shelley, Heine ou Hugo, seront loin d'être des adversaires des Lumières.
On trouve, en fait, toutes sortes de mélanges, d'articulations, de juxtapositions, d'hésitations et de passages entre les deux perspectives divergentes, certes, mais non pas totalement hétérogènes. Dans les célèbres cas de Schiller et Goethe, l'on est passé d'un romantisme prédominant à un esprit des Lumières prédominant, sans qu'il y ait eu rupture complète entre deux mentalités à l'état pur.
Le romantisme se présente souvent aussi comme une radicalisation, une transformation-continuation de la critique sociale des Lumières. [...] Notamment, la critique sociale développée par les Lumières contre l'aristocratie, les privilèges, l'arbitraire du pouvoir, peut s'étendre à une critique de la bourgeoisie, du règne de l'argent." (p.80-81)
"Une forme de radicalisation des Lumières existe chez celui qui est probablement le plus grand auteur romantique -de par la valeur et l'influence de son œuvre- de cette époque des origines. Et il illustre en même temps la juxtaposition des perspectives, car il y a des textes de Rousseau qui relèvent surtout des Lumières." (p.82)
"Pour l'élaboration d'une typologie du romantisme [...] il nous semble plus cohérent de constituer les types en fonction de l'attitude ou de la position prise par rapport [...] [au] problème de la modernité et de son éventuel dépassement. Il s'agit donc des diverses politiques du romantisme, mais non pas au sens étroit de ce terme, et notre typologie sera plutôt une grille qui associe à la fois l'économique, le social et le politique.
Il s'agira en l'occurrence de "types idéaux" au sens wébérien. Entendons des constructions du chercheur qui d'une part ne prétendent pas être les seules possibles ou valables, et qui d'autres se trouvent souvent articulées ou combinées dans l'œuvre d'un même auteur. En citant des exemples, nous dirons que tel penseur ou écrivain appartient à tel ou tel type lorsque celui-ci constitue l'élément dominant de ses écrits." (p.83-83)
"Nous distinguons les romantismes:
1) restitutionniste
2) conservateur
3) fasciste
4) résigné
5) réformateur
6) révolutionnaire et/ou utopique
A l'intérieur du romantisme révolutionnaire-utopique, on peut dégager plusieurs tendances distinctes:
i) jacobin-démocratique
ii) populiste
iii) socialiste utopico-humaniste
iv) libertaire
v) marxiste." (p.84)
"Dans la constellation des romantismes, le "restitutionnisme" occupe une place privilégiée, et par conséquent constitue un point de départ logique dans la discussion des types. Car on peut estimer que cette articulation de la vision du monde est la plus importante, à la fois du point de vue qualitatif et quantitatif. D'une part, on s'aperçoit que le plus grand nombre d'écrivains et de penseurs romantiques d'envergure se situent principalement dans cette catégorie. D'autre part, il est évident que la perspective restitutionniste est d'une certaine manière la plus proche de l'essence du phénomène global. N'avons-nous pas trouvé la nostalgie d'un état précapitaliste au cœur de cette vision du monde ? Or le type restitutionniste se définit précisément comme aspirant à la restitution -c'est-à-dire à la restauration ou à la re-création de ce passé. Ni résigné par réalisme à un présent dégradé ni orienté vers une transcendance à la fois du passé et du présent, le restitutionnisme désire le retour du passé, de ce qui fut l'objet de la nostalgie. [...]
Le passé qui est l'objet de la nostalgie des restitutionnistes est parfois une société agraire traditionnelle -chez les slavophiles russes, ou dans l'école littéraire du sud des Etats-Unis dans l'entre-deux-guerres, les "Agrarians", -, mais, le plus souvent le restitutionnisme s'attache au Moyen Age. Cette focalisation de l'idéal sur le passé médiéval, surtout dans sa forme féodale, s'explique vraisemblablement par sa relative proximité dans le temps (comparé aux sociétés antiques, pré-historiques, etc.), et par sa différence radicale avec ce que l'on rejette du présent: ce passé est assez proche pour que l'on puisse en envisager la restauration, mais en même temps totalement opposé à l'esprit et aux structures de la vie moderne." (p.85-86)
"L'un de ses foyers prédominants est l'Allemagne. [...] Désillusionnés par la direction que la Révolution avait prise dans ses dernières années, et surtout par la période napoléonienne, les romantiques allemands [restitutionnistes] se tournent vers l'idéal d'une restauration médiévale dont les valeurs dominantes sont l'ordre hiérarchique des Stände, les liens féodaux de personne à personne, la communion de tout le corps social dans la foi religieuse et l'amour du monarque. Développée au niveau de la pensée politique et économique contre le libéralisme d'Adam Smith par Baader, Görres et Adam Müller, et au niveau de la réflexion philosophique et théologique par Ritter, Schleiermacher et les frères Schlegel, cette vision d'un Moyen Age idéalisé et opposé sur tous les points au nouvel ordre bourgeois s'exprime dans le domaine littéraire d'abord chez Tieck, Wackenroder et Novalis." (p.87)
"Le romantisme conservateur ne vise pas à rétablir un passé lointain, mais à maintenir un état traditionnel de la société (et du gouvernement) tel qu'il peut persister dans l'Europe de la fin du XVIIIème siècle et jusque dans la seconde moitié du XIXème, ou, dans le cas de la France, à restaurer le statu quo d'avant la Révolution. Il s'agit donc d'une défense de sociétés qui sont déjà bel et bien engagées sur la voie du développement capitaliste, mais ces sociétés sont prisées précisément pour ce qu'elles retiennent des formes anciennes, antérieures à la modernité." (p.90)
"Le romantisme conservateur se manifeste surtout dans l'œuvre de penseurs politiques situés dans les premières périodes du romantisme, de la fin du XVIIIème jusqu'à la première moitié du XIXème, leur démarche fondamentale étant de légitimer l'ordre établi comme résultat "naturel" de l'évolution historique: dans l'école historique du droit (Hugo, Savigny), dans la philosophie positive de l'Etat de Friedrich Julius Stahl, dans l'idéologie Tory de Disreali. Parmi les grands philosophes du romantisme, c'est probablement Schelling qui en est le plus proche, et dans l'économie politique Malthus n'est pas sans avoir des liens avec cette position.
La frontière avec le romantisme restitutionniste est imprécise: certains auteurs comme les ultras Joseph de Maistre et Louis de Bonald semblent se situer quelque part dans une zone de transition. Une des caractéristiques permettent néanmoins de distinguer les deux types est l'acceptation ou non d'élément de l'ordre capitaliste. Le refus total de l'industrie moderne et de la société bourgeoise est essentiel au type restitutionniste ; leur acceptation entière relève d'une pensée non romantique, quelle que soit la place qu'elle fait à la tradition, à la religion, à l'autoritarisme -par exemple, le positivisme d'Auguste Comte. Le romantisme conservateur adopte la position intermédiaire, en acceptant la situant existant dans l'Europe des périodes concernées, dans laquelle le capitalisme naissant et en plein essor partage le terrain avec des éléments féodaux importants." (p.91)
"Le romantisme fasciste
En abordant le type fasciste, il faut tout d'abord souligner que pour nous il s'agit d'un type parmi d'autres, et qui est loin d'être le plus important ou le plus essentiel du phénomène." (p.93-94)
"L'idéologie nazie -et plus généralement fasciste- et l'esprit romantique ne coïncident [...] pas. Mais cela dit, il est indéniable que le nazisme exerça un pouvoir de fascination sur une quantité non négligeable d'intellectuels authentiquement romantiques dans la période de l'entre-deux-guerres. Outre les cas -assez nombreux- d'auteurs néo-romantiques médiocre ou sans valeurs qui sont devenus les chantres du nazisme et du fascisme -l'expressionniste Hanns Johst, par exemple-, un certain nombre d'écrivains de qualité l'ont également rejoint. Citons notamment Drieu la Rochelle, Ezra Pound et Knut Hamsun.
Quelle est la spécificité du romantisme dans sa forme fasciste ? D'abord, le refus du capitalisme se mêle à une condamnation violente de la démocratie parlementaire, aussi bien que du communisme. De plus, l'anticapitalisme est souvent teinté d'antisémitisme: les capitalistes, les riches, et ceux qui représentent l'esprit des villes et de la vie moderne, apparaissent sous les traits du Juif. Ensuite, la critique romantique de la rationalité est portée à ses ultimes limites, pour devenir la glorification de l'irrationnel à l'état pur, de l'instinct brut dans ses formes les plus agressives. Ainsi le culte romantique de l'amour devient son opposé: la louange de la force et de la cruauté. Enfin, dans sa version fasciste le pôle individualiste du romantisme est fortement atténué, sinon supprimé entièrement: dans le mouvement et l'Etat fascistes le moi romantique malheureux s'anéantit. Les passés nostalgiques les plus caractérisées sont: la préhistoire de l'homme barbare, instinctif et violent ; l'Antiquité gréco-romaine dans ses aspects guerrier, élitiste, esclavagiste ; le Moyen-âge -dans la peinture nazie Hitler apparaît parfois comme un chevalier médiéval ; la Volksgemeinschaft rurale et les temps mythiques des origines." (p.96-97)
"Selon Evola [...] le fascisme et le nazisme permettent pour la première fois de rétablir un lien entre les peuples et la Traditionswelt perdue." (p.97-98)
"Le romantisme résigné surtout à partir de la seconde moitié du XIXème siècle, lorsque l'industrialisation capitaliste apparaît de plus en plus comme un processus irréversible et lorsque l'espoir d'une restauration des rapports sociaux précapitalistes -encore envisageables au début du siècle- tend à s'estomper. Cette forme est donc amenée à conclure, tout en le regrettant profondément, que la modernité constitue un état de fait auquel il faut se résigner. L'acceptation -à contrecœur- du capitalisme rapproche le romantisme résigné du type conservateur, mais sa critique sociale de la civilisation industrielle est plus intense. Selon les auteurs, et on voit là un exemple de superposition possible de deux visions du monde, ce type de romantisme peut donner lieu à une vision tragique du monde (contradiction insurmontable entre les valeurs et la réalité) ou à une démarche réformiste désirant remédier à certains des maux les plus flagrants de la société bourgeoise grâce au rôle régulateur d'institutions traduisant des valeurs précapitalistes.
On peut considérer que beaucoup d'écrivains dont l'œuvre appartient à ce que Lukàcs appelait le "réalisme critique" relèvent de cette forme de romantisme: Dickens, Flaubert, Thomas Mann -Balzac serait peut-être à la charnière entre les romantismes restitutionniste et résigné. Mais c'est en Allemagne, au tournant du siècle, qu'on trouve l'expression la plus caractéristique de ce courant, notamment dans les milieux du mandarinat universitaire, parmi les grands sociologues allemands ; leur principal foyer idéologique fut le Verein für Sozialpolitik, auquel se joindront Ferdinand Tönnies et Max Weber, et leur philosophie sociale se surnomma Kathedersozialismus ("socialisme de la chaire").
D'autres universitaires allemands de cette époque peuvent aussi être considérés comme proches du romantisme résigné. Max Weber exprimait probablement une attitude commune à plusieurs d'entre eux lorsqu'il écrivait en 1904 [...] qu'il fallait accepter le capitalisme "non parce qu'il nous semble meilleur que les anciennes formes de structure sociale, mais parce qu'il est pratiquement inévitable." [...] Malgré sa tendance réformatrice, ce courant est porteur d'une dimension tragique dans la mesure où ses valeurs sociales et culturelles paraissent condamnées au déclin et à la disparition dans la réalité présente." (p.99-100)
"Ce type n'est pas à identifier avec la tendance réformiste du romantisme "résigné". Car si celle-ci envisage les réformes comme simples palliatifs d'une situation inexorable, le romantisme réformateur à proprement parler est convaincu au contraire que les valeurs anciennes peuvent revenir ; seulement, les mesures qu'il préconise pour y parvenir se limitent à des réformes: réformes légales, évolution de la conscience des classes dirigeantes. Dans ce type de romantisme on trouve donc souvent un contraste frappant entre le radicalisme de la critique et la timidité des solutions préconisées.
A cet égard on peut noter que si les réformateurs se réfèrent régulièrement, comme les "jacobins-démocrates" que nous envisagerons ultérieurement, à la Révolution française et à ses valeurs, c'est plutôt à ses éléments modérés, aux girondins plutôt qu'aux jacobins, et leur inspiration révolutionnaire a tendance à s'exprimer dans un registre sentimental, vague ou mythique.
Les cas les plus notables du romantisme réformateur se trouvent concentrés dans la première moitié du XIXème siècle en France -Lamartine, Sainte-Beuve, Michelet, Lamennais et Hugo." (p.101-102)
"Le romantisme révolutionnaire et/ou utopique
Ce type de romantisme -qui contient toute une série de sous-tendances que nous discuterons chacune à son tour- va au-delà des types déjà évoqués pour "investir" la nostalgie du passé précapitaliste dans l'espoir d'un avenir radicalement nouveau. Refusant aussi bien l'illusion d'un retour pur et simple aux communautés organiques du passé que l'acceptation résignée du présent bourgeois ou son amélioration par voie de réformes, il aspire -d'une façon qui peut être plus ou moins radicale, plus ou moins contradictoire- à l'abolition du capitalisme ou à l'avènement d'une utopie égalitaire où se retrouveraient certains traits ou valeurs des sociétés antérieures.
Le romantisme jacobin-démocratique
L'existence d'un type de ce genre est en soi un témoignage éloquent contre toute affirmation de l'opposition absolue entre romantisme et esprit des Lumières. Loin qu'il y ait contradiction et conflit nécessaire entre les deux mouvements, une partie importante du premier est l'héritière spirituelle du second, le lien passant souvent par l'intermédiaire de Rousseau, situé à la charnière entre les deux. Ce qui caractérise ce type de romantisme, c'est qu'il avance une critique radicale à la fois contre l'oppression des forces du passé -la monarchie, l'aristocratie et l'Église- et contre les nouvelles oppressions bourgeoises. Cette double critique se fait (sauf, bien entendu, dans le cas d'écrivains -surtout Rousseau- qui la précèdent) au nom de la Révolution française et des valeurs représentées par sa tendance principale et la plus radicale: le jacobinisme.
Celui-ci se double parfois d'un bonapartisme, dans la mesure où l'on voit dans Napoléon une extension efficace et héroïque du jacobinisme ; l'admiration pour Bonaparte s'arrête souvent, cependant, au 18 Brumaire. A la différence des réformateurs, les jacobins-démocrates n'appellent pas à de lentes évolutions, à des compromis et à des solutions modérées, mais plutôt à des ruptures révolutionnaires et à des bouleversements profonds. Le plus souvent, ils trouvent leurs références précapitalistes dans la Cité grecque et la République romaine." (p.104)
"Nous situons le courant jacobin-démocratique en première place parmi les romantismes révolutionnaires-utopiques tout simplement parce qu'il est chronologiquement premier. [...] Après Rousseau, on peut inclure dans la filiation française du courant les jacobins eux-mêmes, car leur référence passionnée à une Antiquité idéalisée témoigne d'une nostalgie tout à fait romantique, et ils ont souvent été formés beaucoup plus à l'école de Rousseau qu'à celle de l'Encyclopédie. Il est à noter, cependant, que le jacobinisme dans sa version la plus radicale -chez Buonarroti et Babeuf- se rapproche du communisme et à donc tendance à échapper au type. Dans les années postrévolutionnaire, parmi ceux qui étaient à la fois jacobins et bonapartistes il faudrait mentionner Stendhal, bien entendu, mais aussi Musset, le Musset de l'introduction à la Confession d'un enfant du siècle.
En Allemagne, où les membres des premiers mouvements romantiques étaient durant une brève période jacobins-démocrates avant d'être restitutionnistes, certains écrivains d'envergure n'ont jamais renoncé à la première perspective: notamment Hölderlin et Heine." (p.105)
"Le romantisme jacobin-démocratique est assez étroitement circonscrit dans le temps: commençant avec Rousseau, il se concentre surtout dans la période révolutionnaire et dans sa suite immédiate. Son dernier représentant serait Heine. Il se trouve limité dans le temps par sa nature même, qui est de présenter un réquisitoire radical contre la modernité au nom des valeurs de la Révolution ; car avec la transformation de celle-ci en mythe de fondation de la bourgeoisie victorieuse, une critique radicale du présent (et du passé) ne peut pas rester radicale et continuer de se référer à elle seule. Avec la naissance des mouvements socialistes et ouvriers, la critique authentiquement radicale et orientée vers le futur doit se transformer sous peine de se nier." (p.106)
"Le futur -pour Shelley comme pour d'autres ayant une perspective orientée vers l'avenir- ne sera donc pas la simple recréation d'un passé réel, mais la pleine jouissance de toutes les qualités qui n'étaient qu'en bourgeons dans l'époque passée, une réalisation totale qui n'a jamais existé auparavant, une utopie d'amour et de beauté." (p.108)
"Le romantisme populiste
Cette forme de romantisme s'oppose aussi bien au capitalisme industriel qu'à la monarchie et au servage, et aspire à sauver, rétablir ou développer comme altérité sociale les formes de production et de vie communautaire paysanne et artisanale du "peuple" prémoderne.
Si l'œuvre de Sismondi inaugure le populisme comme doctrine économique, c'est en Russie que ce courant connaîtra son plus grand développement comme philosophie sociale et comme mouvement politique, pour des raisons qui relèvent à la fois de la structure sociale du pays et de la situation de ses intellectuels pendant la seconde moitié du XIXème siècle. Des économistes plus ou moins influencés par Sismondi (comme Efroussi, Vorontsov et Nicolaion), et des philosophes révolutionnaires "nihilistes" comme Herzen, sont les principaux représentants d'un romantisme populiste qui voit dans la commune rurale traditionnelle en Russie (obschtchina) le fondement pour une voie spécifiquement russe vers le socialisme, et qui rejette aussi bien l'autocratie tsariste que la civilisation capitaliste de l'Occident. Son expression politique sera le mouvement Narodnaya Volya (La Volonté du Peuple), qui veut "aller au peuple" pour gagner la paysannerie aux nouvelles idées révolutionnaires. De tout les grands écrivains russes, c'est sans doute Tolstoï qui montre la plus grande affinité avec le culte populiste de la paysannerie." (p.109)
"Le socialisme utopico-humaniste
Les auteurs spécifiquement romantiques liés à ce courant construisent un modèle d'alternative socialiste à la civilisation industrielle-bourgeoise, une utopie collectiviste, tout en se référant à certains paradigmes sociaux, certaines valeurs éthiques et/ou religieuses de type précapitaliste. Leur critique ne s'exerce pas au nom d'une classe (le prolétariat) mais au nom de l'humanité tout entière, ou plus particulièrement de l'humanité qui souffre ; et elle s'adresse à tous les hommes de bonne volonté. Ceux qu'on nomme d'habitude les "socialistes utopiques" ne sont pas toujours de sensibilité romantique: Owen et Saint-Simon, notamment, sont avant tout des hommes des Lumières, du progrès et de l'industrie. En revanche, on peut associer au type romantique socialiste des auteurs et tendances tels que Charles Fourier et Pierre Leroux [...], le "vrai socialisme" de Karl Grün en Allemagne, l'expressionniste Ernst Toller, ou l'humaniste marxiste Erich Fromm.
Un exemple très éclairant de cette démarche est l'œuvre de Moses Hess, le socialiste juif allemand qui eut une influence formatrice sur Marx et Engels, et en particulier ses écrits de jeunesse (1837-1845)." (p.110-111)
"Le romantisme libertaire
Le romantisme libertaire, ou anarchiste, ou anarcho-syndicaliste, qui s'inspire de certaines traditions collectivistes précapitalistes des paysans, artisans et ouvriers qualifiés pour mener un combat qui vise tout autant l'Etat moderne que le capitalisme, cherche à établir une fédération décentralisée de communautés locales [...] Proudhon, Bakounine, Kropotkine ou Élisée Reclus, sont dans une large mesure des esprits romantiques.
En même temps, il semble que là où l'anarchisme s'imposa de la manière la plus puissante en tant que mouvement social -en Espagne-, ce mouvement fut romantique au sens où il voulut empêcher que le capitalisme s'y installât." (p.112-113)
"[Le romantisme marxiste]
Il existe une dimension romantique significative, sinon vraiment dominante, chez Marx et Engels eux-mêmes -une dimension que l'on n'a pas souvent relevée, et qui fut évacuée par la suite dans le marxisme "officiel" (fortement marqué par l'évolutionnisme, le positivisme et le fordisme), aussi bien que la IIe et que la IIIe Internationale: dans les écrits d'un Kautsky, d'un Plekhanov, d'un Boukharine, pour ne rien dire de Staline, on chercherait en vain des traces d'un héritage romantique.
Mais la dimension romantique présente chez les pères fondateurs du marxisme devient plus centrale chez certains auteurs se réclamant du marxisme, mais marginaux ou excentriques par rapport à l'orthodoxie. [...]
En dehors de [William Morris, E. P. Thompson et Raymond Williams], c'est surtout dans l'aire culturelle germanique -et sans rapport avec les développements britanniques- que nous trouvons des auteurs et courants marxistes fortement teintés de romantisme: György Luckàcs, Ernst Bloch et l'école de Francfort (notamment Walter Benjamin et Herbert Marcuse). Mais en France on pourrait citer Henri Lefebvre." (p.117-116)
"Il nous semble que la plupart des analyses habituelles des cadres sociaux du romantisme font l'impasse sur une catégorie essentielle: l'intelligentsia, groupe composé d'individus aux origines sociales diverses, dont l'unité et l'autonomie 'relative) résultent d'une position commune dans le processus de production de la culture." (p.118)
"D'une façon générale, il est évident que les producteurs de la vision du monde romantique représentent certains fractions traditionnelles de l'intelligentsia dont le mode de vie et de culture sont hostiles à la civilisation industrielle bourgeoise: écrivains indépendants, religieux ou théologiens (de nombreux romantiques sont fils de pasteurs), poètes et artistes, mandarins universitaires, etc. Quel est le fondement social de cette hostilité ?
L'intelligentsia traditionnelle [...] vit dans un univers mental régi par des valeurs qualitatives, des valeurs éthiques, esthétiques, religieuses, culturelles ou politiques ; toute leur activité de "production spirituelle" -le terme est de Marx, dans L'Idéologie allemande- est inspirée, orientée et façonnée par ces valeurs, qui constituent, pour ainsi dire, leur raison d'être en tant qu'intellectuels. Or, étant donné que le capitalisme est un système dont le fonctionnement est entièrement déterminé par des valeurs quantitatives, il existe une contradiction fondamentale entre l'intelligentsia traditionnelle et l'environnement social moderne, contradiction qui est génératrice de conflits et de révoltes.
Bien entendu, l'intelligentsia de type ancien n'échappe pas, au fur et à mesure que se développe le capitalisme industriel, aux contraintes du marché, et notamment à la nécessité de vendre ses "produits spirituels". Et une partie de cette catégorie sociale finit bel et bien par accepter l'hégémonie de la valeur d'échange, en se pliant intérieurement, parfois même avec ferveur, à ses exigences." (p.118-119)
"Si les créateurs et les porteurs des diverses figures du romantisme sont ainsi issus de cette intelligentsia "classique" -distincte de l'intelligentsia de type plus moderne: scientifiques, techniciens, ingénieurs, économistes, administrateurs, "mass-médiatiseurs"-, son audience, sa base sociale au sens plein, est beaucoup plus vaste. Elle est composée potentiellement de toutes les classes, fractions de classe ou catégories sociales pour lesquelles l'avènement et le développement du capitalisme industriel moderne provoquent un déclin ou une crise de leur statut économique, social ou politique, et/ou portent atteinte à leur mode de vie et aux valeurs culturelles auxquelles elles sont attachées.
Cela peut inclure, par exemple, les différentes couches de l'aristocratie, les propriétaires fonciers, la petite-bourgeoise urbaine et rurale "ancienne", le clergé, et toute une variété de conditions d'intellectuel "traditionnel", y compris dans le corps étudiant. Ajoutons que les femmes, indépendamment de leur origine de classe et en tant qu'écrivains, lectrices de romans, militantes des mouvements féministes -c'est-à-dire à la fois en tant que créateurs, consommateurs et porteurs-, entretiennent depuis le début un rapport privilégié avec le romantisme. Ce lien s'explique sans doute par le fait qu'historiquement les femmes furent exclues de la création des valeurs principales de la modernité (par les scientifiques, les entrepreneurs, les industriels, les politiciens), et que leur rôle social fut défini comme centré sur les valeurs qualitatives: la famille, les sentiments, l'amour, la culture." (p.119-120)
"Les remarques sociologiques précédentes comportent toutefois une limitation: elles tendent à réduire l'audience du romantisme, son public social, à certaines "poches de résistance" archaïques, traditionnelles ou aux marges de la société moderne. Si cela était exact, cette vision du monde serait un phénomène en déclin, condamné à disparaître par le développement même de la modernité. Or il n'en est rien: non seulement une partie significative de la production culturelle contemporaine en est profondément influencée, mais on assiste à l'essor de nouveaux mouvements sociaux à forte coloration romantique.
Toute se passe en effet comme si la civilisation industrielle-capitaliste avait atteint une étape de son développement où ses effets destructeurs sur le tissu social et sur l'environnement naturel ont pris des proportions telles que certains thèmes du romantisme -et certaines formes de nostalgie- exercent une influence sociale diffuse allant bien au-delà des classes ou catégories avec lesquelles il était principalement lié auparavant." (p.120-121)
-Michael Löwy & Robert Sayre, Révolte et mélancolie. Le romantisme à contre-courant de la modernité, Éditions Payot, 1992, 303 pages.
http://www.persee.fr/doc/homso_0018-4306_1984_num_73_1_2169#homso_0018-4306_1984_num_73_1_T1_0158_0000
"L'essentiel, on le trouve dans un certain nombre d'analyses marxistes ou influencées par le marxisme, pour lesquelles l'axe commun, l'élément unificateur du mouvement romantique, dans la plupart, sinon la totalité de ses manifestations à travers les principaux foyers européens (l'Allemagne, l'Angleterre, la France), est l'opposition au monde bourgeois moderne. Cette hypothèse nous semble de loin la plus intéressante et la plus productive. Cependant, la majorité des travaux qui se situent sur ce terrain souffrent d'un grave inconvénient: comme de nombreux écrits non marxistes mentionnés plus haut, ils ne perçoivent dans la critique antibourgeoise du romantisme que son aspect réactionnaire, conservateur, rétrograde." (p.19)
"Beaucoup d'œuvres romantiques ou néo-romantiques sont délibérément non réalistes: fantastiques, symbolistes, et plus tard surréalistes. Or, cela ne diminue en rien leur intérêt, à la fois comme critique de la réalité sociale et comme rêve d'un monde autre radicalement distinct de l'existant: bien au contraire ! Il faudrait introduire un concept nouveau, l'irréalisme critique, pour désigner l'opposition d'un univers imaginaire, idéal, utopique et merveilleux, à la réalité grise, prosaïque et inhumaine du monde moderne. Même quand il prend la forme apparente d'une "fuite de la réalité", cet irréalisme critique peut contenir une puissante charge négative implicite ou explicite de contestation de l'ordre bourgeois ("philistin")." (p.22)
"Définition du romantisme comme Weltanschauung ou vision du monde, c'est-à-dire comme structure mentale collective. Une telle structure mentale peut s'exprimer dans des domaines culturels très divers: non pas seulement dans la littérature et les autres arts, mais dans la philosophie et la théologie, la pensée politique, économique et juridique, la sociologie et l'histoire, etc." (p.25)
"Pour nous le romantisme est par essence anticapitaliste." (p.27)
"Le romantisme n'est qu'une des tendances de la culture moderne parmi beaucoup d'autres, non romantiques ou mêmes antiromantiques." (p.29)
"Pour nous [...] le phénomène doit être compris comme réponse à cette transformation plus lente et plus profonde -d'ordre économique et social- qu'est l'avènement du capitalisme, transformation qui s'amorce bien avant la Révolution [française]. En effet, c'est à partir du milieu du XVIIIème qu'il y aura des manifestations importantes d'un véritable romantisme ; dans le contexte de notre conception, la distinction entre romantisme et "pré-romantisme" perd son sens.
D'autre part, aucune des dates de clôture qui ont été proposées n'est recevable de notre point de vue: ni 1848 ni le tournant du siècle ne marquent sa disparition ou même sa marginalisation. Si au XXème siècle les mouvements artistiques cessent de s'appeler ainsi, il n'en est pas moins vrai que des courants aussi importants que l'expressionnisme et le surréalisme, que des auteurs majeurs tels que Mann, Yeats, Péguy et Bernanos, portent très profondément l'empreinte de la vision romantique. De la même manière, certains mouvements socioculturels récents -notamment les révoltes des années 60, l'écologie, le pacifisme- sont difficilement explicables sans référence à cette vision du monde.
En effet, si notre hypothèse -à savoir que le romantisme est par essence une réaction contre le mode de vie en société capitaliste- est justifiée, cette vision serait coextensive avec le capitalisme lui-même. Or, force est de constater que malgré des modifications importantes celui-ci a gardé ses caractéristiques essentielles jusqu'à nos jours. [...]
Le romantisme représente une critique de la modernité, c'est-à-dire de la civilisation capitaliste moderne, au nom de valeurs et d'idéaux du passé (pré-capitaliste, pré-moderne). On peut dire que le romantisme est, depuis son origine, éclairé par la double lumière de l'étoile de la révolte et du "soleil noir de la mélancolie" (Nerval)." (p.29-30)
"Dans le présent livre, la "modernité" renverra à [...] la civilisation moderne engendrée par la révolution industrielle et la généralisation de l'économie de marché. Comme l'avait déjà constaté Max Weber, les principales caractéristiques de la modernité -l'esprit de calcul [...], le désenchantement du monde [...], la rationalité instrumentale [...], la domination bureaucratique- sont inséparables de l'avènement de l' "esprit du capitalisme". Les origines de la modernité et du capitalisme remontent certes à la Renaissance et à la Réforme protestante (d'où le terme d' "époque moderne" utilisé par les manuels d'histoire pour désigner la période qui débute à la fin du XVème siècle), mais ces phénomènes ne deviendront hégémoniques en Occident qu'à partir de la seconde moitié du XVIIIème, lorsque s'achève l' "accumulation primitive" (Marx), lorsque la grande industrie commence à prendre son essor et que le marché se dégage de l'emprise sociale (Polanyi)." (p.31-32)
"Appelé en France le "siècle", dont on éprouve le "mal", ou en Angleterre et en Allemagne la "civilisation", par opposition à la "culture", le réel moderne désenchante. Or on est souvent conscient que le désenchantement naît de ce qui est nouveau dans cette réalité sociale ; ainsi, le fait que Charles Nodier signa certains de ses essais du nom de "Neophobus" révèle une attitude romantique caractéristique." (p.33)
"Il est également à noter que le romantisme est, qu'on le veuille ou non, une critique moderne de la modernité. C'est dire que, même en se révoltant contre lui, les romantiques ne sauraient manquer d'être profondément formés par leur temps. Ainsi, en réagissant affectivement, en réfléchissant, en écrivant contre la modernité, ils réagissent, réfléchissent et écrivent en termes modernes. Loin de porter un regard extérieur, d'être une critique venue d'un "ailleurs" quelconque, la vision romantique constitue une "autocritique" de la modernité." (p.35)
"Dans l'optique romantique cette critique est liée à l'expérience d'une perte ; dans le réel moderne quelque chose de précieux a été perdu, à la fois au niveau de l'individu et de l'humanité. La vision romantique se caractérise par la conviction douloureuse et mélancolique que le présent manque de certaines valeurs humaines essentielles qui ont été aliénées. Sens aigu de l'aliénation, alors, souvent vécu comme exil ; en définissant la sensibilité romantique, Friedrich Schlegel parle de l'âme "sous les saules en deuil de l'exil" (unter den Trauerweiden der Verbannung). L'âme, siège de l'humain, vit ici et maintenant loin de son vrai foyer ou de sa vraie patrie (Heimat) ; si bien que selon Arnold Hauser "le sentiment de manque de foyer (Heimatslosigkeit) et d'isolement est devenu l'expérience fondamentale" des romantiques du début du XIXème siècle. [...]
Ce qui manque au présent existait auparavant, dans un passé plus ou moins lointain. La caractéristique essentielle de ce passé, c'est sa différence avec le présent: c'est la période où les aliénations modernes n'existaient pas encore. La nostalgie porte sur un passé précapitaliste, ou tout au moins sur un passé où le système socio-économique moderne n'est pas pleinement développé." (p.36)
"Le passé qui est l'objet de la nostalgie peut être entièrement mythologique ou légendaire, comme la référence à l'Eden, à l'Age d'Or ou à l'Atlantide perdu. [...] Mais même dans les nombreux cas où il est bien réel, il y a toujours une idéalisation de ce passé. La vision romantique prend un moment du passé réel où des caractéristiques néfastes de la modernité n'existaient pas encore et où des valeurs humaines étouffées par celle-ci existaient toujours, et le transforme en utopie, le façonne comme incarnation des aspirations romantiques. C'est en cela que d'explique le paradoxe apparent que le "passéisme" romantique peut être aussi un regard vers l'avenir ; l'image d'un futur rêvé au-delà du monde actuel s'inscrit alors dans l'évocation d'une ère précapitaliste." (p.37)
"La nostalgie d'un paradis perdu s'accompagne le plus souvent d'une quête de ce qui a été perdu. On a fréquemment remarqué au cœur du romantisme un principe actif sous diverses formes: inquiétude, état de devenir perpétuel, interrogation, recherche, lutte. En général, donc, un troisième moment est constitué par une réponse active, une tentative de retrouver ou de recréer l'état idéal révolu ; il existe néanmoins un romantisme "résigné".
Or cette quête peut être entreprise selon plusieurs modalités : sur le plan de l'imaginaire ou du réel, et dans la perspective d'une réalisation au présent ou au futur. Une tendance importante entreprend la recréation du paradis dans le présent sur le plan imaginaire, par la poétisation ou l'esthétisation du présent. [...]
Une deuxième tendance vise à retrouver le paradis au présent, mais cette fois-ci dans le réel. Une démarche consiste à transformer son environnement immédiat et sa propre vie, tout en restant à l'intérieur de la société bourgeoise ; cela peut prendre la forme du dandysme ou de l'esthétisme [...] de la création d'une communauté d'âmes fraternelles -les cénacles-, d'une expérience utopique -les saint-simoniens-, ou tout simplement de la passion amoureuse. [...]
On peut aussi choisir de fuir la société bourgeoise, quittant les villes pour la campagne, et les pays "modernes" pour les pays "exotiques", quittant les centres du développement capitaliste pour aller vers un quelconque "ailleurs" qui conserve au présent un passé plus primitif. La démarche de l'exotisme est une recherche du passé dans le présent par simple déplacement dans l'espace. [...]
Il existe enfin une troisième tendance qui tient pour illusoires ou en tout cas seulement partielles les solutions précédentes, et qui s'engage dans la voie d'une réalisation future et réelle. [...] Le souvenir du passé sert comme arme dans la lutte pour le futur." (p.37-39)
"Qu'est-ce qui a été perdu au juste ? Il reste en effet à poser la question du contenu de l'aliénation ; en d'autres termes, quelles sont les valeurs positives du romantisme ? Il s'agit d'un ensemble de valeurs qualitatives par opposition à la valeur d'échange. Elles se concentrent autour de deux pôles opposées mais non pas contradictoires. La première de ces grandes valeurs, quoique souvent vécues sous le signe de la perte, représente au contraire un nouvel acquis, ou tout au moins une valeur qui ne peut s'épanouir pleinement que dans un contexte moderne. C'est la subjectivité de l'individu, le développement de la richesse du moi, dans toute la profondeur et la complexité de son affectivité, mais aussi dans toute la liberté de son imaginaire.
Or le développement du sujet individuel est directement lié à l'histoire et à la "préhistoire" du capitalisme: l'individu "isolé" se développe avec celui-ci et à cause de lui. Cependant, ceci est la source d'une importante contradiction dans la société moderne, car ce même individu crée par elle ne peut que vivre frustré en son sein, et finit par se révolter contre elle. L'exaltation romantique de la subjectivité -considérée à tort comme la caractéristique essentielle du romantisme- est une des formes que prend la résistance à la réification. Le capitalisme suscite des individus indépendants pour remplir des fonctions socio-économiques ; mais quand ces individus se muent en individualités subjectives, explorant et développant leur monde intérieur, leurs sentiments particuliers, ils entrent en contradiction avec un univers fondé sur la standardisation et la réification. Et lorsqu'ils réclament le libre jeu de leur faculté d'imagination, ils se heurtent à l'extrême platitude mercantile du monde engendré par les rapports capitalistes. Le romantisme représente, à cet égard, la révolte de la subjectivité et de l'affectivité réprimées, canalisées et déformées. [...]
Il s'ensuit donc que l' "individualisme" des romantiques est essentiellement autre que celui du libéralisme moderne. [...]
L'autre grande valeur du romantisme, au pôle dialectiquement opposé à la première, est l'unité ou la totalité. Unité du moi avec deux totalités englobantes : d'une part l'univers entier, ou Nature, d'autre part avec l'univers humain, avec la collectivité humaine. Si la première valeur du romantisme constitue sa dimension individuelle ou individualiste, la seconde révèle une dimension transindividuelle. Et si la première est moderne tout en se pensant comme nostalgie, la seconde est un véritable retour." (p.40-41)
"L'individu romantique est [...] une conscience malheureuse, malade de la scission, cherchant à restaurer des liens heureux, seuls à même de réaliser son être. [...]
Le principe capitaliste d'exploitation de la Nature est en contradiction avec l'aspiration romantique à vivre en harmonie en son sein. Et le désir de récréer la communauté humaine -envisagée sous de multiples formes: dans la communication authentique avec autrui, dans la participation à l'ensemble organique d'un peuple (Volk) et à son imaginaire collectif exprimé dans les mythologies et les folklores, dans l'harmonie sociale ou dans une société sans classes- est la contrepartie du refus de la fragmentation de la collectivité dans la modernité. La critique de celle-ci et les valeurs romantiques positives ne sont donc que les deux côtés d'une seule et même médaille." (p.42)
"Si ce phénomène largement occulté constitue à nos yeux une des structures mentales les plus importantes des deux derniers siècles, il ne représente qu'un des courants de la culture moderne. La civilisation moderne rejetée par les romantiques a toujours eu aussi ses défenseurs tels que les utilitarians et les positivistes, les économistes politiques classiques et les théoriciens du libéralisme ; il en existe beaucoup d'autres, bien entendu, qui, sans la défendre activement, l'acceptent implicitement. D'une façon générale, on peut dire que les tendances non romantiques prédominent dans pensée économique et politique ainsi que dans les sciences humaines." (p.44)
"Le romantisme est [...] également à distinguer d'un anticapitalisme modernisateur, c'est-à-dire qui critique le présent au nom de certaines valeurs "modernes" -le rationalisme utilitaire, l'efficacité, le progrès scientifique et technologique- en appelant la modernité à se dépasser, à achever sa propre évolution, plutôt que de revenir aux sources, de se retremper dans des valeurs perdues. [...]
On trouve l'anticapitalisme modernisateur également dans le courant majoritaire du marxisme et du communisme. Le cas de Lénine lui-même -celui qui a pu définir le socialisme comme "les soviets plus l'électrification"- est exemplaire à cet égard. Qui prétendrait d'une part que Lénine n'était pas un ennemi résolu du règne de la valeur d'échange, d'autre part qu'il fut en quoi que ce soit "romantique" ?" (p.45)
"Une des principales modalités romantiques de réenchantement du monde est le retour aux traditions religieuses, et parfois mystiques comme le souligne Weber. A tel point que de nombreux critiques considèrent la religion comme le trait principal de l'esprit romantique. [...] Ces remarques ont une part de vérité, mais sont trop unilatérales: d'une part parce qu'il existe un romantisme areligieux (Hoffmann) et même antireligieux (Proudhon, Nietzsche, O. Panizza), et d'autre part, parce qu'elles ne pas de distinguer les formes romantiques des autres formes de religiosité -ainsi certains types de protestantisme qui s'adaptent parfaitement, comme l'avait constaté Max Weber, à l' "esprit du capitalisme"." (p.47)
"Mais la religion [...] n'est pas le seul moyen de "réenchantement" choisi par les romantiques: ils se tournent aussi vers la magie, les arts ésotériques, la sorcellerie, l'alchimie, l'astrologie ; ils redécouvrent les mythes, païens ou chrétiens, les légendes, les contes de fées, les récits "gothiques" ; ils explorent les royaumes cachés du rêve et du fantastique." (p.47-48)
"C'est dans le même contexte qu'il faut interpréter la fascination romantique pour la nuit, comme lieu de sortilège, mystère et magie, que les écrivains opposent à la lumière, cet emblème classique du rationalisme." (p.48)
"Enfin, face à une science de la nature qui, à partir de Newton et de Lavoisier, semble avoir déchiffré les mystères de l'univers, et face à une technique moderne qui développe une approche strictement rationnelle (instrumentale) et utilitaire envers l'environnement -les "matières premières" de l'industrie-, le romantisme aspire à réenchanter la nature." (p.49)
"Nombreux sont les romantiques qui ressentent intuitivement que toutes les caractéristiques négatives de la société moderne -la religion du dieu Argent, ce que Carlyle appelle le "mammonisme", le déclin de toutes les valeurs qualitatives, sociales, religieuses, etc., la dissolution de tous les liens humains qualitatifs, la mort de l'imagination et du romanesque, l'ennuyeuse uniformisation de la vie, le rapport purement "utilitaire" des êtres humains entre eux et avec la nature- découlent de cette source de corruption: la quantification marchande. L'empoisonnement de la vie sociale par l'argent, et celui de l'air par la fumée industrielle, sont saisis par plusieurs romantiques comme des phénomènes parallèles, résultant de la même racine perverse." (p.54)
"Au nom du naturel, de l'organique, du vivant et du "dynamique", les romantiques manifestent souvent une profonde hostilité à tout ce qui est mécanique, artificiel, construit. Nostalgiques de l'harmonie perdue entre l'homme et la nature, vouant à celle-ci un culte mystique, ils observent avec mélancolie et désolation les progrès du machinisme, de l'industrialisation, de la conquête mécanisée de l'environnement." (p.57)
"Beaucoup de romantiques considèrent l'Etat moderne, fondé sur l'individualisme, la propriété, le contrat, l'administration bureaucratique rationnelle, comme une institution aussi mécanique, froide et impersonnelle qu'une usine." (p.59)
"Les alternatives proposées sont non seulement diverses mais souvent contradictoires, allant du retour traditionaliste à un "Etat organique" (généralement monarchique) du passé jusqu'au rejet anarchique de toute forme d'Etat au nom de la libre communauté sociale." (p.60)
"Certains des critiques romantiques de l'abstraction rationaliste se font de l'intérieur du rationalisme lui-même: c'est le cas de la dialectique hégélienne et néo-hégélienne -dont le lien avec le romantisme a été remarqué par de nombreux auteurs- qui se donne pour objectif de substituer à la rationalité analytique (le Verstand) de l'Aufklärung un niveau supérieur et plus concret de la Raison (la Vernunft). C'est le cas aussi, un siècle plus tard, de la Dialectique des Lumières d'Adorno et Horkheimer, qui se veut une "autocritique de la Raison", et une tentative d'opposer à la rationalité instrumentale -au service de la domination sur la nature et sur les êtres humains- une rationalité humaine substantielle." (p.60)
"L'opposition romantique à l'abstraction rationnelle peut aussi s'exprimer en tant que réhabilitation des comportements non rationnels et/ou non rationalisables. Cela vaut, notamment, pour le thème classique de la littérature romantique: l'amour comme émotion pure, élan spontané irréductible à tout calcul et contradictoire avec toutes les stratégies rationnelles de mariage -le mariage d'argent, le "mariage de raison". Ou alors une revalorisation des intuitions, des prémonitions, des instincts, des sentiments -autant de significations intimement liées à l'emploi courant du mot "romantisme" lui-même. Cette démarche peut conduire à une appréciation plus favorable à la folie, en tant que rupture ultime de l'individu avec la "raison" socialement instituée. Le thème de l'amour fou dans la poésie et la littérature surréalistes en est l'expression la plus radicale.
Cette critique de la rationalité peut aussi prendre des formes assez obscurantistes et inquiétantes: irrationalisme, haine de la raison comme "dangereuse", "corrosive" envers la tradition, fanatisme religieux, intolérance, culte irrationnel du "chef" charismatique, de la nation, de la race, etc. Ces éléments sont présents dans certains courants du romantisme, depuis ses origines jusqu'à notre époque, mais réduire toute la culture romantique à l'irrationalisme serait une grossière erreur, faisant l'impasse sur la différence entre l'irrationnel et le non-rationnel- c'est-à-dire entre la négation programmatique de la rationalité et la délimitation de sphères psychiques non réductibles à la raison-, et ignorant les courants romantiques directement issus de la tradition rationaliste des Lumières." (p.61-62)
"Les romantiques ressentent douloureusement l'aliénation des rapports humains, la destruction des anciennes formes "organiques", communautaires de la vie sociale, l'isolement de l'individu dans son moi égoïste -qui constituent une dimension importante de la civilisation capitaliste, dont le haut lieu est la ville. Le Saint-Preux de la Nouvelle Héloïse de Rousseau n'est que le premier d'une longue lignée de héros romantiques qui se sentent seuls, incompris, incapables de communiquer d'une manière significative avec leurs semblables, et ceci au centre même de la vie sociale moderne, dans le "désert de la ville." (p.62-63)
"Chez Luther et les réformateurs allemands, on trouve une dénonciation virulente de leur époque, où le grand commerce et la finance sont en pleine expansion, une condamnation de l'usure, de l'avarice et de l'esprit de gain, une glorification de la société paysanne traditionnelle, nostalgie d'un âge d'or perdu -thématique qui s'appuie sur un courant théologique déjà répandu au Moyen Age.
On pourrait mentionner également la tradition -laïque ou païenne- de la "pastorale" à la Renaissance et au XVIIème siècle, qui elle-même se modèle sur celle de l'Antiquité romaine, et notamment sur Horace et Virgile. Ces derniers opposent la ville, lieu du commerce où règnent l'ambition et l'avarice, génératrices de l'insécurité, à la campagne qui garde toujours des traces d'une époque de bonheur parfait. [...]
Il existe donc une "préhistoire" du romantisme qui prend ses racines dans le développement antique du commerce, de l'argent, des villes, de l'industrie, et qui se manifeste ultérieurement, surtout à la Renaissance, par réaction contre l'évolution, et les brusques poussées, du "progrès" vers la modernité. Comme le capitalisme son antithèse, le romantisme est en gestation sur une longue durée historique." (p.68-69)
"Rousseau est l'auteur clé dans la genèse du romantisme français, car déjà au milieu du XVIIIème siècle il a su articuler toute la vision du monde romantique." (p.78)
"Il nous reste à faire plusieurs remarques à propos du rapport entre le romantisme et les Lumières. Car on a trop souvent voulu opposer ces deux tendances de l'esprit d'une manière absolue, prétendant parfois que le XVIIIème siècle des Lumières avait été rejeté et remplacé par un XIX romantique, ou, dans le cas où l'on reconnaissait l'existence de courants romantiques ou "préromantiques" du XVIIIème siècle, les voyant comme foncièrement autres et antagonistes vis-à-vis du courant dominant des Lumières.
Or il n'en est rien. D'abord, on peut dire que le romantisme et les Lumières coexistent dans tous les siècles de la modernité, du XVIIIème au XXème siècle. Ensuite, que leur rapport est toujours variable et complexe. Comme nous l'avons déjà dit, tandis que l'opposition romantisme/classicisme est tout à fait non nécessaire dans le cadre de notre conceptualisation, celle du romantisme et des Lumières est plus pertinente pour nous étant donné les liens indéniables entre l'esprit des Lumières et la bourgeoisie. Mais il ne faut en aucun cas voir ces liens d'une manière simpliste et mécaniste selon laquelle les Lumières seraient le reflet idéologie du système capitaliste ou de sa classe dominante ; car si l'esprit des Lumières est en rapport étroit avec l' "esprit du capitalisme" (Weber), il garde -comme toute production culturelle- une autonomie relative, et a été utilisé dans des buts qui dépassaient les finalités capitalistes ou qui tendaient même à les subvertir. Bref, il y a Lumières et Lumières.
De la même façon, il y a romantisme et romantisme. Il nous faudra cerner et organiser en certaines configurations typiques sa diversité. Les rapports entre les différents romantiques et l'esprit (ou les esprits) des Lumières n'est pas constant. On ne peut guère conclure, donc, que le romantisme représente, en général et nécessairement, un rejet total des Lumières dans leur ensemble. [...] Beaucoup d'auteurs romantiques [...] tels que Shelley, Heine ou Hugo, seront loin d'être des adversaires des Lumières.
On trouve, en fait, toutes sortes de mélanges, d'articulations, de juxtapositions, d'hésitations et de passages entre les deux perspectives divergentes, certes, mais non pas totalement hétérogènes. Dans les célèbres cas de Schiller et Goethe, l'on est passé d'un romantisme prédominant à un esprit des Lumières prédominant, sans qu'il y ait eu rupture complète entre deux mentalités à l'état pur.
Le romantisme se présente souvent aussi comme une radicalisation, une transformation-continuation de la critique sociale des Lumières. [...] Notamment, la critique sociale développée par les Lumières contre l'aristocratie, les privilèges, l'arbitraire du pouvoir, peut s'étendre à une critique de la bourgeoisie, du règne de l'argent." (p.80-81)
"Une forme de radicalisation des Lumières existe chez celui qui est probablement le plus grand auteur romantique -de par la valeur et l'influence de son œuvre- de cette époque des origines. Et il illustre en même temps la juxtaposition des perspectives, car il y a des textes de Rousseau qui relèvent surtout des Lumières." (p.82)
"Pour l'élaboration d'une typologie du romantisme [...] il nous semble plus cohérent de constituer les types en fonction de l'attitude ou de la position prise par rapport [...] [au] problème de la modernité et de son éventuel dépassement. Il s'agit donc des diverses politiques du romantisme, mais non pas au sens étroit de ce terme, et notre typologie sera plutôt une grille qui associe à la fois l'économique, le social et le politique.
Il s'agira en l'occurrence de "types idéaux" au sens wébérien. Entendons des constructions du chercheur qui d'une part ne prétendent pas être les seules possibles ou valables, et qui d'autres se trouvent souvent articulées ou combinées dans l'œuvre d'un même auteur. En citant des exemples, nous dirons que tel penseur ou écrivain appartient à tel ou tel type lorsque celui-ci constitue l'élément dominant de ses écrits." (p.83-83)
"Nous distinguons les romantismes:
1) restitutionniste
2) conservateur
3) fasciste
4) résigné
5) réformateur
6) révolutionnaire et/ou utopique
A l'intérieur du romantisme révolutionnaire-utopique, on peut dégager plusieurs tendances distinctes:
i) jacobin-démocratique
ii) populiste
iii) socialiste utopico-humaniste
iv) libertaire
v) marxiste." (p.84)
"Dans la constellation des romantismes, le "restitutionnisme" occupe une place privilégiée, et par conséquent constitue un point de départ logique dans la discussion des types. Car on peut estimer que cette articulation de la vision du monde est la plus importante, à la fois du point de vue qualitatif et quantitatif. D'une part, on s'aperçoit que le plus grand nombre d'écrivains et de penseurs romantiques d'envergure se situent principalement dans cette catégorie. D'autre part, il est évident que la perspective restitutionniste est d'une certaine manière la plus proche de l'essence du phénomène global. N'avons-nous pas trouvé la nostalgie d'un état précapitaliste au cœur de cette vision du monde ? Or le type restitutionniste se définit précisément comme aspirant à la restitution -c'est-à-dire à la restauration ou à la re-création de ce passé. Ni résigné par réalisme à un présent dégradé ni orienté vers une transcendance à la fois du passé et du présent, le restitutionnisme désire le retour du passé, de ce qui fut l'objet de la nostalgie. [...]
Le passé qui est l'objet de la nostalgie des restitutionnistes est parfois une société agraire traditionnelle -chez les slavophiles russes, ou dans l'école littéraire du sud des Etats-Unis dans l'entre-deux-guerres, les "Agrarians", -, mais, le plus souvent le restitutionnisme s'attache au Moyen Age. Cette focalisation de l'idéal sur le passé médiéval, surtout dans sa forme féodale, s'explique vraisemblablement par sa relative proximité dans le temps (comparé aux sociétés antiques, pré-historiques, etc.), et par sa différence radicale avec ce que l'on rejette du présent: ce passé est assez proche pour que l'on puisse en envisager la restauration, mais en même temps totalement opposé à l'esprit et aux structures de la vie moderne." (p.85-86)
"L'un de ses foyers prédominants est l'Allemagne. [...] Désillusionnés par la direction que la Révolution avait prise dans ses dernières années, et surtout par la période napoléonienne, les romantiques allemands [restitutionnistes] se tournent vers l'idéal d'une restauration médiévale dont les valeurs dominantes sont l'ordre hiérarchique des Stände, les liens féodaux de personne à personne, la communion de tout le corps social dans la foi religieuse et l'amour du monarque. Développée au niveau de la pensée politique et économique contre le libéralisme d'Adam Smith par Baader, Görres et Adam Müller, et au niveau de la réflexion philosophique et théologique par Ritter, Schleiermacher et les frères Schlegel, cette vision d'un Moyen Age idéalisé et opposé sur tous les points au nouvel ordre bourgeois s'exprime dans le domaine littéraire d'abord chez Tieck, Wackenroder et Novalis." (p.87)
"Le romantisme conservateur ne vise pas à rétablir un passé lointain, mais à maintenir un état traditionnel de la société (et du gouvernement) tel qu'il peut persister dans l'Europe de la fin du XVIIIème siècle et jusque dans la seconde moitié du XIXème, ou, dans le cas de la France, à restaurer le statu quo d'avant la Révolution. Il s'agit donc d'une défense de sociétés qui sont déjà bel et bien engagées sur la voie du développement capitaliste, mais ces sociétés sont prisées précisément pour ce qu'elles retiennent des formes anciennes, antérieures à la modernité." (p.90)
"Le romantisme conservateur se manifeste surtout dans l'œuvre de penseurs politiques situés dans les premières périodes du romantisme, de la fin du XVIIIème jusqu'à la première moitié du XIXème, leur démarche fondamentale étant de légitimer l'ordre établi comme résultat "naturel" de l'évolution historique: dans l'école historique du droit (Hugo, Savigny), dans la philosophie positive de l'Etat de Friedrich Julius Stahl, dans l'idéologie Tory de Disreali. Parmi les grands philosophes du romantisme, c'est probablement Schelling qui en est le plus proche, et dans l'économie politique Malthus n'est pas sans avoir des liens avec cette position.
La frontière avec le romantisme restitutionniste est imprécise: certains auteurs comme les ultras Joseph de Maistre et Louis de Bonald semblent se situer quelque part dans une zone de transition. Une des caractéristiques permettent néanmoins de distinguer les deux types est l'acceptation ou non d'élément de l'ordre capitaliste. Le refus total de l'industrie moderne et de la société bourgeoise est essentiel au type restitutionniste ; leur acceptation entière relève d'une pensée non romantique, quelle que soit la place qu'elle fait à la tradition, à la religion, à l'autoritarisme -par exemple, le positivisme d'Auguste Comte. Le romantisme conservateur adopte la position intermédiaire, en acceptant la situant existant dans l'Europe des périodes concernées, dans laquelle le capitalisme naissant et en plein essor partage le terrain avec des éléments féodaux importants." (p.91)
"Le romantisme fasciste
En abordant le type fasciste, il faut tout d'abord souligner que pour nous il s'agit d'un type parmi d'autres, et qui est loin d'être le plus important ou le plus essentiel du phénomène." (p.93-94)
"L'idéologie nazie -et plus généralement fasciste- et l'esprit romantique ne coïncident [...] pas. Mais cela dit, il est indéniable que le nazisme exerça un pouvoir de fascination sur une quantité non négligeable d'intellectuels authentiquement romantiques dans la période de l'entre-deux-guerres. Outre les cas -assez nombreux- d'auteurs néo-romantiques médiocre ou sans valeurs qui sont devenus les chantres du nazisme et du fascisme -l'expressionniste Hanns Johst, par exemple-, un certain nombre d'écrivains de qualité l'ont également rejoint. Citons notamment Drieu la Rochelle, Ezra Pound et Knut Hamsun.
Quelle est la spécificité du romantisme dans sa forme fasciste ? D'abord, le refus du capitalisme se mêle à une condamnation violente de la démocratie parlementaire, aussi bien que du communisme. De plus, l'anticapitalisme est souvent teinté d'antisémitisme: les capitalistes, les riches, et ceux qui représentent l'esprit des villes et de la vie moderne, apparaissent sous les traits du Juif. Ensuite, la critique romantique de la rationalité est portée à ses ultimes limites, pour devenir la glorification de l'irrationnel à l'état pur, de l'instinct brut dans ses formes les plus agressives. Ainsi le culte romantique de l'amour devient son opposé: la louange de la force et de la cruauté. Enfin, dans sa version fasciste le pôle individualiste du romantisme est fortement atténué, sinon supprimé entièrement: dans le mouvement et l'Etat fascistes le moi romantique malheureux s'anéantit. Les passés nostalgiques les plus caractérisées sont: la préhistoire de l'homme barbare, instinctif et violent ; l'Antiquité gréco-romaine dans ses aspects guerrier, élitiste, esclavagiste ; le Moyen-âge -dans la peinture nazie Hitler apparaît parfois comme un chevalier médiéval ; la Volksgemeinschaft rurale et les temps mythiques des origines." (p.96-97)
"Selon Evola [...] le fascisme et le nazisme permettent pour la première fois de rétablir un lien entre les peuples et la Traditionswelt perdue." (p.97-98)
"Le romantisme résigné surtout à partir de la seconde moitié du XIXème siècle, lorsque l'industrialisation capitaliste apparaît de plus en plus comme un processus irréversible et lorsque l'espoir d'une restauration des rapports sociaux précapitalistes -encore envisageables au début du siècle- tend à s'estomper. Cette forme est donc amenée à conclure, tout en le regrettant profondément, que la modernité constitue un état de fait auquel il faut se résigner. L'acceptation -à contrecœur- du capitalisme rapproche le romantisme résigné du type conservateur, mais sa critique sociale de la civilisation industrielle est plus intense. Selon les auteurs, et on voit là un exemple de superposition possible de deux visions du monde, ce type de romantisme peut donner lieu à une vision tragique du monde (contradiction insurmontable entre les valeurs et la réalité) ou à une démarche réformiste désirant remédier à certains des maux les plus flagrants de la société bourgeoise grâce au rôle régulateur d'institutions traduisant des valeurs précapitalistes.
On peut considérer que beaucoup d'écrivains dont l'œuvre appartient à ce que Lukàcs appelait le "réalisme critique" relèvent de cette forme de romantisme: Dickens, Flaubert, Thomas Mann -Balzac serait peut-être à la charnière entre les romantismes restitutionniste et résigné. Mais c'est en Allemagne, au tournant du siècle, qu'on trouve l'expression la plus caractéristique de ce courant, notamment dans les milieux du mandarinat universitaire, parmi les grands sociologues allemands ; leur principal foyer idéologique fut le Verein für Sozialpolitik, auquel se joindront Ferdinand Tönnies et Max Weber, et leur philosophie sociale se surnomma Kathedersozialismus ("socialisme de la chaire").
D'autres universitaires allemands de cette époque peuvent aussi être considérés comme proches du romantisme résigné. Max Weber exprimait probablement une attitude commune à plusieurs d'entre eux lorsqu'il écrivait en 1904 [...] qu'il fallait accepter le capitalisme "non parce qu'il nous semble meilleur que les anciennes formes de structure sociale, mais parce qu'il est pratiquement inévitable." [...] Malgré sa tendance réformatrice, ce courant est porteur d'une dimension tragique dans la mesure où ses valeurs sociales et culturelles paraissent condamnées au déclin et à la disparition dans la réalité présente." (p.99-100)
"Ce type n'est pas à identifier avec la tendance réformiste du romantisme "résigné". Car si celle-ci envisage les réformes comme simples palliatifs d'une situation inexorable, le romantisme réformateur à proprement parler est convaincu au contraire que les valeurs anciennes peuvent revenir ; seulement, les mesures qu'il préconise pour y parvenir se limitent à des réformes: réformes légales, évolution de la conscience des classes dirigeantes. Dans ce type de romantisme on trouve donc souvent un contraste frappant entre le radicalisme de la critique et la timidité des solutions préconisées.
A cet égard on peut noter que si les réformateurs se réfèrent régulièrement, comme les "jacobins-démocrates" que nous envisagerons ultérieurement, à la Révolution française et à ses valeurs, c'est plutôt à ses éléments modérés, aux girondins plutôt qu'aux jacobins, et leur inspiration révolutionnaire a tendance à s'exprimer dans un registre sentimental, vague ou mythique.
Les cas les plus notables du romantisme réformateur se trouvent concentrés dans la première moitié du XIXème siècle en France -Lamartine, Sainte-Beuve, Michelet, Lamennais et Hugo." (p.101-102)
"Le romantisme révolutionnaire et/ou utopique
Ce type de romantisme -qui contient toute une série de sous-tendances que nous discuterons chacune à son tour- va au-delà des types déjà évoqués pour "investir" la nostalgie du passé précapitaliste dans l'espoir d'un avenir radicalement nouveau. Refusant aussi bien l'illusion d'un retour pur et simple aux communautés organiques du passé que l'acceptation résignée du présent bourgeois ou son amélioration par voie de réformes, il aspire -d'une façon qui peut être plus ou moins radicale, plus ou moins contradictoire- à l'abolition du capitalisme ou à l'avènement d'une utopie égalitaire où se retrouveraient certains traits ou valeurs des sociétés antérieures.
Le romantisme jacobin-démocratique
L'existence d'un type de ce genre est en soi un témoignage éloquent contre toute affirmation de l'opposition absolue entre romantisme et esprit des Lumières. Loin qu'il y ait contradiction et conflit nécessaire entre les deux mouvements, une partie importante du premier est l'héritière spirituelle du second, le lien passant souvent par l'intermédiaire de Rousseau, situé à la charnière entre les deux. Ce qui caractérise ce type de romantisme, c'est qu'il avance une critique radicale à la fois contre l'oppression des forces du passé -la monarchie, l'aristocratie et l'Église- et contre les nouvelles oppressions bourgeoises. Cette double critique se fait (sauf, bien entendu, dans le cas d'écrivains -surtout Rousseau- qui la précèdent) au nom de la Révolution française et des valeurs représentées par sa tendance principale et la plus radicale: le jacobinisme.
Celui-ci se double parfois d'un bonapartisme, dans la mesure où l'on voit dans Napoléon une extension efficace et héroïque du jacobinisme ; l'admiration pour Bonaparte s'arrête souvent, cependant, au 18 Brumaire. A la différence des réformateurs, les jacobins-démocrates n'appellent pas à de lentes évolutions, à des compromis et à des solutions modérées, mais plutôt à des ruptures révolutionnaires et à des bouleversements profonds. Le plus souvent, ils trouvent leurs références précapitalistes dans la Cité grecque et la République romaine." (p.104)
"Nous situons le courant jacobin-démocratique en première place parmi les romantismes révolutionnaires-utopiques tout simplement parce qu'il est chronologiquement premier. [...] Après Rousseau, on peut inclure dans la filiation française du courant les jacobins eux-mêmes, car leur référence passionnée à une Antiquité idéalisée témoigne d'une nostalgie tout à fait romantique, et ils ont souvent été formés beaucoup plus à l'école de Rousseau qu'à celle de l'Encyclopédie. Il est à noter, cependant, que le jacobinisme dans sa version la plus radicale -chez Buonarroti et Babeuf- se rapproche du communisme et à donc tendance à échapper au type. Dans les années postrévolutionnaire, parmi ceux qui étaient à la fois jacobins et bonapartistes il faudrait mentionner Stendhal, bien entendu, mais aussi Musset, le Musset de l'introduction à la Confession d'un enfant du siècle.
En Allemagne, où les membres des premiers mouvements romantiques étaient durant une brève période jacobins-démocrates avant d'être restitutionnistes, certains écrivains d'envergure n'ont jamais renoncé à la première perspective: notamment Hölderlin et Heine." (p.105)
"Le romantisme jacobin-démocratique est assez étroitement circonscrit dans le temps: commençant avec Rousseau, il se concentre surtout dans la période révolutionnaire et dans sa suite immédiate. Son dernier représentant serait Heine. Il se trouve limité dans le temps par sa nature même, qui est de présenter un réquisitoire radical contre la modernité au nom des valeurs de la Révolution ; car avec la transformation de celle-ci en mythe de fondation de la bourgeoisie victorieuse, une critique radicale du présent (et du passé) ne peut pas rester radicale et continuer de se référer à elle seule. Avec la naissance des mouvements socialistes et ouvriers, la critique authentiquement radicale et orientée vers le futur doit se transformer sous peine de se nier." (p.106)
"Le futur -pour Shelley comme pour d'autres ayant une perspective orientée vers l'avenir- ne sera donc pas la simple recréation d'un passé réel, mais la pleine jouissance de toutes les qualités qui n'étaient qu'en bourgeons dans l'époque passée, une réalisation totale qui n'a jamais existé auparavant, une utopie d'amour et de beauté." (p.108)
"Le romantisme populiste
Cette forme de romantisme s'oppose aussi bien au capitalisme industriel qu'à la monarchie et au servage, et aspire à sauver, rétablir ou développer comme altérité sociale les formes de production et de vie communautaire paysanne et artisanale du "peuple" prémoderne.
Si l'œuvre de Sismondi inaugure le populisme comme doctrine économique, c'est en Russie que ce courant connaîtra son plus grand développement comme philosophie sociale et comme mouvement politique, pour des raisons qui relèvent à la fois de la structure sociale du pays et de la situation de ses intellectuels pendant la seconde moitié du XIXème siècle. Des économistes plus ou moins influencés par Sismondi (comme Efroussi, Vorontsov et Nicolaion), et des philosophes révolutionnaires "nihilistes" comme Herzen, sont les principaux représentants d'un romantisme populiste qui voit dans la commune rurale traditionnelle en Russie (obschtchina) le fondement pour une voie spécifiquement russe vers le socialisme, et qui rejette aussi bien l'autocratie tsariste que la civilisation capitaliste de l'Occident. Son expression politique sera le mouvement Narodnaya Volya (La Volonté du Peuple), qui veut "aller au peuple" pour gagner la paysannerie aux nouvelles idées révolutionnaires. De tout les grands écrivains russes, c'est sans doute Tolstoï qui montre la plus grande affinité avec le culte populiste de la paysannerie." (p.109)
"Le socialisme utopico-humaniste
Les auteurs spécifiquement romantiques liés à ce courant construisent un modèle d'alternative socialiste à la civilisation industrielle-bourgeoise, une utopie collectiviste, tout en se référant à certains paradigmes sociaux, certaines valeurs éthiques et/ou religieuses de type précapitaliste. Leur critique ne s'exerce pas au nom d'une classe (le prolétariat) mais au nom de l'humanité tout entière, ou plus particulièrement de l'humanité qui souffre ; et elle s'adresse à tous les hommes de bonne volonté. Ceux qu'on nomme d'habitude les "socialistes utopiques" ne sont pas toujours de sensibilité romantique: Owen et Saint-Simon, notamment, sont avant tout des hommes des Lumières, du progrès et de l'industrie. En revanche, on peut associer au type romantique socialiste des auteurs et tendances tels que Charles Fourier et Pierre Leroux [...], le "vrai socialisme" de Karl Grün en Allemagne, l'expressionniste Ernst Toller, ou l'humaniste marxiste Erich Fromm.
Un exemple très éclairant de cette démarche est l'œuvre de Moses Hess, le socialiste juif allemand qui eut une influence formatrice sur Marx et Engels, et en particulier ses écrits de jeunesse (1837-1845)." (p.110-111)
"Le romantisme libertaire
Le romantisme libertaire, ou anarchiste, ou anarcho-syndicaliste, qui s'inspire de certaines traditions collectivistes précapitalistes des paysans, artisans et ouvriers qualifiés pour mener un combat qui vise tout autant l'Etat moderne que le capitalisme, cherche à établir une fédération décentralisée de communautés locales [...] Proudhon, Bakounine, Kropotkine ou Élisée Reclus, sont dans une large mesure des esprits romantiques.
En même temps, il semble que là où l'anarchisme s'imposa de la manière la plus puissante en tant que mouvement social -en Espagne-, ce mouvement fut romantique au sens où il voulut empêcher que le capitalisme s'y installât." (p.112-113)
"[Le romantisme marxiste]
Il existe une dimension romantique significative, sinon vraiment dominante, chez Marx et Engels eux-mêmes -une dimension que l'on n'a pas souvent relevée, et qui fut évacuée par la suite dans le marxisme "officiel" (fortement marqué par l'évolutionnisme, le positivisme et le fordisme), aussi bien que la IIe et que la IIIe Internationale: dans les écrits d'un Kautsky, d'un Plekhanov, d'un Boukharine, pour ne rien dire de Staline, on chercherait en vain des traces d'un héritage romantique.
Mais la dimension romantique présente chez les pères fondateurs du marxisme devient plus centrale chez certains auteurs se réclamant du marxisme, mais marginaux ou excentriques par rapport à l'orthodoxie. [...]
En dehors de [William Morris, E. P. Thompson et Raymond Williams], c'est surtout dans l'aire culturelle germanique -et sans rapport avec les développements britanniques- que nous trouvons des auteurs et courants marxistes fortement teintés de romantisme: György Luckàcs, Ernst Bloch et l'école de Francfort (notamment Walter Benjamin et Herbert Marcuse). Mais en France on pourrait citer Henri Lefebvre." (p.117-116)
"Il nous semble que la plupart des analyses habituelles des cadres sociaux du romantisme font l'impasse sur une catégorie essentielle: l'intelligentsia, groupe composé d'individus aux origines sociales diverses, dont l'unité et l'autonomie 'relative) résultent d'une position commune dans le processus de production de la culture." (p.118)
"D'une façon générale, il est évident que les producteurs de la vision du monde romantique représentent certains fractions traditionnelles de l'intelligentsia dont le mode de vie et de culture sont hostiles à la civilisation industrielle bourgeoise: écrivains indépendants, religieux ou théologiens (de nombreux romantiques sont fils de pasteurs), poètes et artistes, mandarins universitaires, etc. Quel est le fondement social de cette hostilité ?
L'intelligentsia traditionnelle [...] vit dans un univers mental régi par des valeurs qualitatives, des valeurs éthiques, esthétiques, religieuses, culturelles ou politiques ; toute leur activité de "production spirituelle" -le terme est de Marx, dans L'Idéologie allemande- est inspirée, orientée et façonnée par ces valeurs, qui constituent, pour ainsi dire, leur raison d'être en tant qu'intellectuels. Or, étant donné que le capitalisme est un système dont le fonctionnement est entièrement déterminé par des valeurs quantitatives, il existe une contradiction fondamentale entre l'intelligentsia traditionnelle et l'environnement social moderne, contradiction qui est génératrice de conflits et de révoltes.
Bien entendu, l'intelligentsia de type ancien n'échappe pas, au fur et à mesure que se développe le capitalisme industriel, aux contraintes du marché, et notamment à la nécessité de vendre ses "produits spirituels". Et une partie de cette catégorie sociale finit bel et bien par accepter l'hégémonie de la valeur d'échange, en se pliant intérieurement, parfois même avec ferveur, à ses exigences." (p.118-119)
"Si les créateurs et les porteurs des diverses figures du romantisme sont ainsi issus de cette intelligentsia "classique" -distincte de l'intelligentsia de type plus moderne: scientifiques, techniciens, ingénieurs, économistes, administrateurs, "mass-médiatiseurs"-, son audience, sa base sociale au sens plein, est beaucoup plus vaste. Elle est composée potentiellement de toutes les classes, fractions de classe ou catégories sociales pour lesquelles l'avènement et le développement du capitalisme industriel moderne provoquent un déclin ou une crise de leur statut économique, social ou politique, et/ou portent atteinte à leur mode de vie et aux valeurs culturelles auxquelles elles sont attachées.
Cela peut inclure, par exemple, les différentes couches de l'aristocratie, les propriétaires fonciers, la petite-bourgeoise urbaine et rurale "ancienne", le clergé, et toute une variété de conditions d'intellectuel "traditionnel", y compris dans le corps étudiant. Ajoutons que les femmes, indépendamment de leur origine de classe et en tant qu'écrivains, lectrices de romans, militantes des mouvements féministes -c'est-à-dire à la fois en tant que créateurs, consommateurs et porteurs-, entretiennent depuis le début un rapport privilégié avec le romantisme. Ce lien s'explique sans doute par le fait qu'historiquement les femmes furent exclues de la création des valeurs principales de la modernité (par les scientifiques, les entrepreneurs, les industriels, les politiciens), et que leur rôle social fut défini comme centré sur les valeurs qualitatives: la famille, les sentiments, l'amour, la culture." (p.119-120)
"Les remarques sociologiques précédentes comportent toutefois une limitation: elles tendent à réduire l'audience du romantisme, son public social, à certaines "poches de résistance" archaïques, traditionnelles ou aux marges de la société moderne. Si cela était exact, cette vision du monde serait un phénomène en déclin, condamné à disparaître par le développement même de la modernité. Or il n'en est rien: non seulement une partie significative de la production culturelle contemporaine en est profondément influencée, mais on assiste à l'essor de nouveaux mouvements sociaux à forte coloration romantique.
Toute se passe en effet comme si la civilisation industrielle-capitaliste avait atteint une étape de son développement où ses effets destructeurs sur le tissu social et sur l'environnement naturel ont pris des proportions telles que certains thèmes du romantisme -et certaines formes de nostalgie- exercent une influence sociale diffuse allant bien au-delà des classes ou catégories avec lesquelles il était principalement lié auparavant." (p.120-121)
-Michael Löwy & Robert Sayre, Révolte et mélancolie. Le romantisme à contre-courant de la modernité, Éditions Payot, 1992, 303 pages.
http://www.persee.fr/doc/homso_0018-4306_1984_num_73_1_2169#homso_0018-4306_1984_num_73_1_T1_0158_0000