Source: http://aristidebis.blogspot.fr/2011/10/le-songe-du-blogueur-ou-de-la-guerre.html
« Vanité des vanités », soupire parfois le blogueur, « vanités des vanités, tout est vanité. J’ai vu tout ce qui se fait sous le soleil de la blogosphère ; et voici, tout est vanité et poursuite de vent. »
« Allons mon chéri, pourquoi dis-tu ça ? » essaye de le rassurer son épouse (car le blogueur dont nous parlons, le blogueur qui écrit sur des questions politique, est souvent un homme, l’avez-vous remarqué[1] ?). « C’est très bien ce que tu fais, je t’assure. Et puis souviens-toi, ton dernier billet sur trucmuche a attiré beaucoup de monde. Tu as même dépassé X (ici chacun mettra le nombre qu’il voudra) commentaires. C’est vachement encourageant quand même. »
« Ouais, d’accord », répond le blogueur, « j’ai eu des visites, mais ça ne sert à rien. De toutes façons les blogs politiques ne servent à rien d’autre qu’à faire plaisir à leurs auteurs. Ils n’ont aucune influence. Regarde, malgré tout le mal que j’avais dit de tartempion il y a toujours autant de gens qui en disent du bien, et il serait bien foutu de remporter (ici chacun mettra ce qu’il voudra).
« Non, tout ça ne sert à rien », reprend le blogueur en secouant la tête, « les idées que je défends ne progressent pas. On ne peut pas convaincre les gens, c’est tout. Ils ont leurs idées et tu peux leur dire tout ce que tu veux, ils n’en changeront pas. Hein ? Combien de fois j’ai démontré à ton imbécile de frère qu’il racontait n’importe quoi à propos de (rajoutez un sujet politique de votre choix). Hé bin ! il continue à soutenir mordicus les mêmes conneries. »
Un instant de silence. Puis :
« J’en ai marre. Je crois que je vais fermer mon blog. Il y a des choses plus intéressantes à faire ».
Fin de la transmission.
Ne plaignons pas trop vite notre blogueur anonyme. Peut-être est-il effectivement, pour lui, des choses plus intéressantes et plus importantes à faire. Ne le plaignons donc pas, mais ne nous détournons pas pour autant de la question qu’il nous pose implicitement, à nous qui continuons. Nous, c’est à dire ceux qui tiennent un blog parce qu’ils souhaitent participer à la conversation civique, parce qu’ils aimeraient défendre certaines idées, politiques au sens large, qui leur tiennent à cœur. Bref, tous ceux pour qui les questions politiques constituent, si ce n’est l’essentiel, du moins une part importante de leur activité sur la toile.
A quoi tout cela sert-il ? A quoi sert-il de mener la bataille des idées ?
Cette question - qu’il n’est bien sûr possible de traiter qu’à un niveau général - contient en réalité deux questions distinctes.
1) Peut-on convaincre les gens ? Ou, si l’on veut, les idées mènent-elles le monde ?
2) Comment savoir que l’on a réussi à convaincre ? Ou, si l’on veut, comment mesurer le progrès des idées que nous défendons ?
La première question appelle la réponse suivante : l’homme est un être pensant. Il est ainsi constitué que, chez lui, les passions et les actions sont toujours précédées et accompagnées de certaines opinions (oui, même cette passion là), aussi frustes ou implicites que soient ces opinions. Savoir si cela est un bien ou un mal n’est pas notre propos. L’homme est ainsi fait. Et lorsque les opinions changent, les actions et les passions changent aussi, au moins dans une certaine mesure. Ce ne sont donc pas les idées qui mènent le monde, car le monde ne se réduit pas à l’homme, mais ce sont les idées qui mènent les hommes. Ceux mêmes qui nient que cela soit le cas, ceux qui affirment qu’il est impossible de convaincre qui que ce soit de quoi que ce soit, sont-ils donc nés avec de telles idées ? N’ont ils pas acquis cette conviction que la persuasion rationnelle est impossible par leur propre réflexion - c’est à dire qu’ils se sont persuadés eux-mêmes - et, bien plus souvent qu’ils ne veulent l’admettre, par la lecture de certains livres et l’écoute des propos tenus par certains hommes ?
En vérité, l’idée que la raison est impuissante est une idée qui ne nous vient pas spontanément, car nous expérimentons tous, dans notre vie de tous les jours, la capacité que nous avons à changer d’opinion et à faire changer les autres d’opinion. C’est une idée hautement philosophique, en ce sens qu’elle a été développée par certains auteurs bien précis, qui méritent le titre de philosophe, et qui ont su la diffuser peu à peu vers une partie du grand public. Mais laissons cela, et revenons à nos préoccupations politiques.
Je ne crois pas pouvoir faire beaucoup mieux sur ce thème de la puissance des idées que de reproduire pour vous une partie d’un discours prononcé par Tocqueville devant l’académie des sciences morales et politiques, un jour de 1852. Tocqueville s’adresse à ceux qui estiment que la science politique est vaine - c’est à dire en définitive à ceux qui nient l’influence des grandes idées sur les affaires politiques. Ecoutons-le :
« Mais je m’étonne, messieurs, d’avoir à démontrer l’existence des sciences politiques, dans un pays où leur puissance éclate de toute part. Vous niez ce que sont les sciences politiques et ce qu’elles peuvent ! regardez autour de vous, voyez ces monuments, voyez ces ruines. Qui a élevé les uns, qui a fait les autres ? Qui a changé la face du monde de nos jours à ce point que, si votre grand-père pouvait renaître, il ne reconnaitrait ni les lois, ni les mœurs, ni les idées, ni le costume, ni les usages qu’il a connus ; à peine la langue qu’il a parlée ? Qui a produit cette Révolution Française, en un mot, le plus grand évènement de l’histoire ? (...) Sont-ce les hommes politiques du XVIIIème siècle, les princes, les ministres, les grands seigneurs ? Il ne faut ni bénir ni maudire ceux-là, il faut les plaindre, car ils ont presque toujours fait autrement qu’ils ne voulaient faire, et ont fini par atteindre un résultat qu’ils ont détesté. Les grands artisans de cette révolution formidable sont précisément les seuls hommes de ce temps-là qui n’ont jamais pris la moindre part aux affaires publiques. Ce furent les auteurs, personne ne l’ignore, c’est la science politique, et souvent la science la plus abstraite, qui ont déposé dans l’esprit de nos pères tous ces germes de nouveautés d’où sont écloses soudainement tant d’institutions politiques et de lois civiles, inconnues à leurs devanciers.
Et remarquons que ce que les sciences politiques ont fait là avec une puissance si irrésistible et un si merveilleux éclat, elles le font partout et toujours, quoique avec plus de secret et de lenteur ; chez tous les peuples civilisés, les sciences politiques donnent la naissance ou du moins la forme aux idées générales, d’où sortent ensuite les faits particuliers au milieu desquels les hommes politiques s’agitent, et les lois qu’ils croient inventer ; elles forment autour de chaque société comme une sorte d’atmosphère intellectuelle où respire l’esprit des gouvernés et des gouvernants, et où les uns et les autres puisent, souvent sans le savoir, quelquefois sans le vouloir, les principes de leur conduite. Les barbares sont les seuls où l’on ne reconnaisse dans la politique que la pratique. »
Cette influence de ce que Tocqueville appelle la science politique sur la conduite des gouvernements, et même l’avenir des civilisations, pourrait être montrée par cent autres exemples que celui de la Révolution Française, un exemple il est vrai particulièrement éclatant et indubitable.
Mais le temps nous manque. Le lecteur de blog est un homme (une femme) pressé, qui s’effarouche facilement dès qu’un papier prend de la longueur. Il nous faut donc marcher à très grandes enjambées.
Soit, dira notre sceptique, les idées comptent. Celui qui parvient à changer l’opinion publique change en pratique les lois et le gouvernement. Soit. Mais autour de moi je ne vois qu’obstination, dénigrement, déni de réalité, stupidité invétérée. Rien ne change, mon pays continue sa course folle vers l’abîme. Tout cela est désespérant. Je suis disposé à croire que la persuasion rationnelle est possible, que les idées mènent les hommes. Mais ne pourrais-je en avoir des preuves plus directes ? Hum...soyons francs et honnêtes : ne pourrais-je avoir des preuves que ce que je fais a une influence ? Après tout, j’ai quand même des bons arguments...
Je comprends votre question, mais enfin, quel genre de preuve espérez-vous ? Attendez-vous que l’un de vos contradicteurs vous dise : « Oui, c’est vrai, finalement vous avez raison » ? Nous parlons là d’un vrai contradicteur bien sûr, pas de ceux avec lesquels vous partagez déjà l’essentiel et même plus. Allons, quelle est la dernière fois où vous avez fait vous-même ce genre d’aveu - « Oui, vous avez raison » - à un quasi inconnu et sur un sujet qui vous tenait à cœur ? Cherchez bien, je ne suis pas pressé. Vous me préviendrez quand vous aurez trouvé. Je vous autorise même à élargir la recherche au cercle de vos intimes si vous le voulez.
Ne soyons pas des enfants, voulez-vous ? Ce n’est pas ainsi que les choses se passent, et vous le savez bien. Le fait que ce soit les idées qui mènent les hommes et que les hommes puissent changer d’idées ne signifie pas qu’il soit aisé de les en faire changer. Et encore moins de leur faire reconnaitre qu’ils en ont changé, à moins qu’ils ne puissent attribuer ce changement à leur propre intelligence. La plupart préféreraient se faire couper en morceaux plutôt que d’avouer qu’ils ont été convaincus d’erreur ou d’ignorance - surtout en public.
Peut-être vous contenteriez-vous alors d’une preuve plus indirecte ? Vous voudriez voir vos idées progresser, gagner du terrain dans l’opinion publique, même sans savoir quelle part vous revient dans cette progression ? Mais même cela est trop demander, la plupart du temps.
Les batailles d’idées ont au moins ceci de différent avec les batailles d’hommes que les vainqueurs peuvent rarement être assurés que leurs idées ont vaincu. Il n’y a pas de déroute, pas d’abandon du champ de bataille, pas de reddition officielle, rien enfin qui marque la victoire sans contredit. Ce n’est guère que rétrospectivement, parfois longtemps après, qu’il est possible de retracer les mouvements des combattants et leurs succès ou leurs échecs. Ceux qui prennent part à une bataille d’idées en connaissent rarement l’issue, et ils peuvent facilement être trompés par tel ou tel mouvement superficiel de l’opinion publique, tel ou tel évènement politique qu’ils prennent pour une défaite (ou une victoire), alors qu’elle n’est que le sursaut d’une bête secrètement blessée à mort.
En ce qui concerne les idées fondamentales, le temps de leur évolution peut facilement excéder la durée de la vie d’un homme. La gloire en cette matière est presque toujours post-mortem. Trois exemples, parmi une multitude d’autres possibles, suffiront.
Machiavel mourut dans la disgrâce et le dénuement et ses œuvres politiques ne furent publiées qu’après sa mort.
En 1762, Rousseau fut décrété de prise de corps, certains de ses livres brûlés en public et interdits de publication. A compter de ce moment, ses jours furent faits d’errance et de solitude.
Nietzsche, après avoir commencé à développer ses idées personnelles, se vit refuser tout poste dans une université allemande et dû publier Par delà Bien et Mal à compte d’auteur - avant d’en vendre cinquante exemplaires.
Et pourtant, quelle influence intellectuelle prodigieuse ces trois hommes ont exercé ! Des bibliothèques entières ne suffiraient pas à la retracer. Oui, leur influence, aujourd’hui, s’exerce y compris sur vous, vous qui ne connaissez même pas leur nom et qui n’avez jamais ouvert un livre depuis que vous avez quitté l’école.
Ces grands auteurs sont, en un sens, nos maîtres, et cependant, de leur vivant, n’ont ils pas dû désespérer d’être jamais entendus ? N’ont-ils pas dû craindre que leurs écrits disparaissent avec leur mort ?
Mais descendons de ces hauteurs auxquelles nous n’appartenons pas. Revenons à nos petites existences et à nos petits blogs. Il vous faut en prendre votre parti, je le crains : vous serez sans doute toujours comme Fabrice à Waterloo, participant à la bataille sans comprendre son déroulement, courant en aveugle de droite et de gauche, selon l’endroit où vous semble se dérouler l’action, pour découvrir la plupart du temps la place vide lorsque vous y arrivez. Encore heureux si vous parvenez à savoir un jour qui l’a emporté.
Ne vous lamentez pas, ne vous découragez pas. Il n’y a rien à y faire. L’inconvénient dont vous vous plaignez est dans la nature des choses.
Vous n’êtes pas perdu pour autant. Vous pouvez être sûr, absolument sûr, que la bataille est en cours. A vrai dire, elle ne cesse même jamais tout à fait. Vous pouvez également être sûr, absolument sûr, que cette bataille là se gagne en définitive à coup d’arguments. Cela ne signifie pas que la pure raison suffise : n’oubliez jamais de sacrifier aux Grâces. Mais vous pouvez tranquillement ignorer ceux qui se contentent de faire du bruit avec leur bouche ou avec leur clavier, même s’ils sont incontestablement très nombreux.
Général ou simple soldat, vous ne savez même pas quel est votre grade dans le camp que vous avez choisi. Qu’importe, les armées existent, les enjeux sont décisifs. Cela n’est-il pas amplement suffisant pour vous dicter votre ligne de conduite ?
Ami blogueur, si tu tombes, un blogueur sort de l’ombre à ta place. Ne cherche pas à le décourager en prétendant que tout est vain. Parce que cela est faux. Et parce que la conclusion que tout est vain n’est souvent pas autre chose que la plainte d’une vanité blessée. Cessez donc de vous rêver en Bonaparte au pont d’Arcole. Acceptez l’obscurité qui est notre lot à presque tous, et marchez gaiement au combat. Vos camarades vous attendent.
[1] Je sais fort bien qu’il existe de nombreuses - et très honorables - exceptions. Je ne vous oublie pas mesdames, soyez en sûres.
« Vanité des vanités », soupire parfois le blogueur, « vanités des vanités, tout est vanité. J’ai vu tout ce qui se fait sous le soleil de la blogosphère ; et voici, tout est vanité et poursuite de vent. »
« Allons mon chéri, pourquoi dis-tu ça ? » essaye de le rassurer son épouse (car le blogueur dont nous parlons, le blogueur qui écrit sur des questions politique, est souvent un homme, l’avez-vous remarqué[1] ?). « C’est très bien ce que tu fais, je t’assure. Et puis souviens-toi, ton dernier billet sur trucmuche a attiré beaucoup de monde. Tu as même dépassé X (ici chacun mettra le nombre qu’il voudra) commentaires. C’est vachement encourageant quand même. »
« Ouais, d’accord », répond le blogueur, « j’ai eu des visites, mais ça ne sert à rien. De toutes façons les blogs politiques ne servent à rien d’autre qu’à faire plaisir à leurs auteurs. Ils n’ont aucune influence. Regarde, malgré tout le mal que j’avais dit de tartempion il y a toujours autant de gens qui en disent du bien, et il serait bien foutu de remporter (ici chacun mettra ce qu’il voudra).
« Non, tout ça ne sert à rien », reprend le blogueur en secouant la tête, « les idées que je défends ne progressent pas. On ne peut pas convaincre les gens, c’est tout. Ils ont leurs idées et tu peux leur dire tout ce que tu veux, ils n’en changeront pas. Hein ? Combien de fois j’ai démontré à ton imbécile de frère qu’il racontait n’importe quoi à propos de (rajoutez un sujet politique de votre choix). Hé bin ! il continue à soutenir mordicus les mêmes conneries. »
Un instant de silence. Puis :
« J’en ai marre. Je crois que je vais fermer mon blog. Il y a des choses plus intéressantes à faire ».
Fin de la transmission.
Ne plaignons pas trop vite notre blogueur anonyme. Peut-être est-il effectivement, pour lui, des choses plus intéressantes et plus importantes à faire. Ne le plaignons donc pas, mais ne nous détournons pas pour autant de la question qu’il nous pose implicitement, à nous qui continuons. Nous, c’est à dire ceux qui tiennent un blog parce qu’ils souhaitent participer à la conversation civique, parce qu’ils aimeraient défendre certaines idées, politiques au sens large, qui leur tiennent à cœur. Bref, tous ceux pour qui les questions politiques constituent, si ce n’est l’essentiel, du moins une part importante de leur activité sur la toile.
A quoi tout cela sert-il ? A quoi sert-il de mener la bataille des idées ?
Cette question - qu’il n’est bien sûr possible de traiter qu’à un niveau général - contient en réalité deux questions distinctes.
1) Peut-on convaincre les gens ? Ou, si l’on veut, les idées mènent-elles le monde ?
2) Comment savoir que l’on a réussi à convaincre ? Ou, si l’on veut, comment mesurer le progrès des idées que nous défendons ?
La première question appelle la réponse suivante : l’homme est un être pensant. Il est ainsi constitué que, chez lui, les passions et les actions sont toujours précédées et accompagnées de certaines opinions (oui, même cette passion là), aussi frustes ou implicites que soient ces opinions. Savoir si cela est un bien ou un mal n’est pas notre propos. L’homme est ainsi fait. Et lorsque les opinions changent, les actions et les passions changent aussi, au moins dans une certaine mesure. Ce ne sont donc pas les idées qui mènent le monde, car le monde ne se réduit pas à l’homme, mais ce sont les idées qui mènent les hommes. Ceux mêmes qui nient que cela soit le cas, ceux qui affirment qu’il est impossible de convaincre qui que ce soit de quoi que ce soit, sont-ils donc nés avec de telles idées ? N’ont ils pas acquis cette conviction que la persuasion rationnelle est impossible par leur propre réflexion - c’est à dire qu’ils se sont persuadés eux-mêmes - et, bien plus souvent qu’ils ne veulent l’admettre, par la lecture de certains livres et l’écoute des propos tenus par certains hommes ?
En vérité, l’idée que la raison est impuissante est une idée qui ne nous vient pas spontanément, car nous expérimentons tous, dans notre vie de tous les jours, la capacité que nous avons à changer d’opinion et à faire changer les autres d’opinion. C’est une idée hautement philosophique, en ce sens qu’elle a été développée par certains auteurs bien précis, qui méritent le titre de philosophe, et qui ont su la diffuser peu à peu vers une partie du grand public. Mais laissons cela, et revenons à nos préoccupations politiques.
Je ne crois pas pouvoir faire beaucoup mieux sur ce thème de la puissance des idées que de reproduire pour vous une partie d’un discours prononcé par Tocqueville devant l’académie des sciences morales et politiques, un jour de 1852. Tocqueville s’adresse à ceux qui estiment que la science politique est vaine - c’est à dire en définitive à ceux qui nient l’influence des grandes idées sur les affaires politiques. Ecoutons-le :
« Mais je m’étonne, messieurs, d’avoir à démontrer l’existence des sciences politiques, dans un pays où leur puissance éclate de toute part. Vous niez ce que sont les sciences politiques et ce qu’elles peuvent ! regardez autour de vous, voyez ces monuments, voyez ces ruines. Qui a élevé les uns, qui a fait les autres ? Qui a changé la face du monde de nos jours à ce point que, si votre grand-père pouvait renaître, il ne reconnaitrait ni les lois, ni les mœurs, ni les idées, ni le costume, ni les usages qu’il a connus ; à peine la langue qu’il a parlée ? Qui a produit cette Révolution Française, en un mot, le plus grand évènement de l’histoire ? (...) Sont-ce les hommes politiques du XVIIIème siècle, les princes, les ministres, les grands seigneurs ? Il ne faut ni bénir ni maudire ceux-là, il faut les plaindre, car ils ont presque toujours fait autrement qu’ils ne voulaient faire, et ont fini par atteindre un résultat qu’ils ont détesté. Les grands artisans de cette révolution formidable sont précisément les seuls hommes de ce temps-là qui n’ont jamais pris la moindre part aux affaires publiques. Ce furent les auteurs, personne ne l’ignore, c’est la science politique, et souvent la science la plus abstraite, qui ont déposé dans l’esprit de nos pères tous ces germes de nouveautés d’où sont écloses soudainement tant d’institutions politiques et de lois civiles, inconnues à leurs devanciers.
Et remarquons que ce que les sciences politiques ont fait là avec une puissance si irrésistible et un si merveilleux éclat, elles le font partout et toujours, quoique avec plus de secret et de lenteur ; chez tous les peuples civilisés, les sciences politiques donnent la naissance ou du moins la forme aux idées générales, d’où sortent ensuite les faits particuliers au milieu desquels les hommes politiques s’agitent, et les lois qu’ils croient inventer ; elles forment autour de chaque société comme une sorte d’atmosphère intellectuelle où respire l’esprit des gouvernés et des gouvernants, et où les uns et les autres puisent, souvent sans le savoir, quelquefois sans le vouloir, les principes de leur conduite. Les barbares sont les seuls où l’on ne reconnaisse dans la politique que la pratique. »
Cette influence de ce que Tocqueville appelle la science politique sur la conduite des gouvernements, et même l’avenir des civilisations, pourrait être montrée par cent autres exemples que celui de la Révolution Française, un exemple il est vrai particulièrement éclatant et indubitable.
Mais le temps nous manque. Le lecteur de blog est un homme (une femme) pressé, qui s’effarouche facilement dès qu’un papier prend de la longueur. Il nous faut donc marcher à très grandes enjambées.
Soit, dira notre sceptique, les idées comptent. Celui qui parvient à changer l’opinion publique change en pratique les lois et le gouvernement. Soit. Mais autour de moi je ne vois qu’obstination, dénigrement, déni de réalité, stupidité invétérée. Rien ne change, mon pays continue sa course folle vers l’abîme. Tout cela est désespérant. Je suis disposé à croire que la persuasion rationnelle est possible, que les idées mènent les hommes. Mais ne pourrais-je en avoir des preuves plus directes ? Hum...soyons francs et honnêtes : ne pourrais-je avoir des preuves que ce que je fais a une influence ? Après tout, j’ai quand même des bons arguments...
Je comprends votre question, mais enfin, quel genre de preuve espérez-vous ? Attendez-vous que l’un de vos contradicteurs vous dise : « Oui, c’est vrai, finalement vous avez raison » ? Nous parlons là d’un vrai contradicteur bien sûr, pas de ceux avec lesquels vous partagez déjà l’essentiel et même plus. Allons, quelle est la dernière fois où vous avez fait vous-même ce genre d’aveu - « Oui, vous avez raison » - à un quasi inconnu et sur un sujet qui vous tenait à cœur ? Cherchez bien, je ne suis pas pressé. Vous me préviendrez quand vous aurez trouvé. Je vous autorise même à élargir la recherche au cercle de vos intimes si vous le voulez.
Ne soyons pas des enfants, voulez-vous ? Ce n’est pas ainsi que les choses se passent, et vous le savez bien. Le fait que ce soit les idées qui mènent les hommes et que les hommes puissent changer d’idées ne signifie pas qu’il soit aisé de les en faire changer. Et encore moins de leur faire reconnaitre qu’ils en ont changé, à moins qu’ils ne puissent attribuer ce changement à leur propre intelligence. La plupart préféreraient se faire couper en morceaux plutôt que d’avouer qu’ils ont été convaincus d’erreur ou d’ignorance - surtout en public.
Peut-être vous contenteriez-vous alors d’une preuve plus indirecte ? Vous voudriez voir vos idées progresser, gagner du terrain dans l’opinion publique, même sans savoir quelle part vous revient dans cette progression ? Mais même cela est trop demander, la plupart du temps.
Les batailles d’idées ont au moins ceci de différent avec les batailles d’hommes que les vainqueurs peuvent rarement être assurés que leurs idées ont vaincu. Il n’y a pas de déroute, pas d’abandon du champ de bataille, pas de reddition officielle, rien enfin qui marque la victoire sans contredit. Ce n’est guère que rétrospectivement, parfois longtemps après, qu’il est possible de retracer les mouvements des combattants et leurs succès ou leurs échecs. Ceux qui prennent part à une bataille d’idées en connaissent rarement l’issue, et ils peuvent facilement être trompés par tel ou tel mouvement superficiel de l’opinion publique, tel ou tel évènement politique qu’ils prennent pour une défaite (ou une victoire), alors qu’elle n’est que le sursaut d’une bête secrètement blessée à mort.
En ce qui concerne les idées fondamentales, le temps de leur évolution peut facilement excéder la durée de la vie d’un homme. La gloire en cette matière est presque toujours post-mortem. Trois exemples, parmi une multitude d’autres possibles, suffiront.
Machiavel mourut dans la disgrâce et le dénuement et ses œuvres politiques ne furent publiées qu’après sa mort.
En 1762, Rousseau fut décrété de prise de corps, certains de ses livres brûlés en public et interdits de publication. A compter de ce moment, ses jours furent faits d’errance et de solitude.
Nietzsche, après avoir commencé à développer ses idées personnelles, se vit refuser tout poste dans une université allemande et dû publier Par delà Bien et Mal à compte d’auteur - avant d’en vendre cinquante exemplaires.
Et pourtant, quelle influence intellectuelle prodigieuse ces trois hommes ont exercé ! Des bibliothèques entières ne suffiraient pas à la retracer. Oui, leur influence, aujourd’hui, s’exerce y compris sur vous, vous qui ne connaissez même pas leur nom et qui n’avez jamais ouvert un livre depuis que vous avez quitté l’école.
Ces grands auteurs sont, en un sens, nos maîtres, et cependant, de leur vivant, n’ont ils pas dû désespérer d’être jamais entendus ? N’ont-ils pas dû craindre que leurs écrits disparaissent avec leur mort ?
Mais descendons de ces hauteurs auxquelles nous n’appartenons pas. Revenons à nos petites existences et à nos petits blogs. Il vous faut en prendre votre parti, je le crains : vous serez sans doute toujours comme Fabrice à Waterloo, participant à la bataille sans comprendre son déroulement, courant en aveugle de droite et de gauche, selon l’endroit où vous semble se dérouler l’action, pour découvrir la plupart du temps la place vide lorsque vous y arrivez. Encore heureux si vous parvenez à savoir un jour qui l’a emporté.
Ne vous lamentez pas, ne vous découragez pas. Il n’y a rien à y faire. L’inconvénient dont vous vous plaignez est dans la nature des choses.
Vous n’êtes pas perdu pour autant. Vous pouvez être sûr, absolument sûr, que la bataille est en cours. A vrai dire, elle ne cesse même jamais tout à fait. Vous pouvez également être sûr, absolument sûr, que cette bataille là se gagne en définitive à coup d’arguments. Cela ne signifie pas que la pure raison suffise : n’oubliez jamais de sacrifier aux Grâces. Mais vous pouvez tranquillement ignorer ceux qui se contentent de faire du bruit avec leur bouche ou avec leur clavier, même s’ils sont incontestablement très nombreux.
Général ou simple soldat, vous ne savez même pas quel est votre grade dans le camp que vous avez choisi. Qu’importe, les armées existent, les enjeux sont décisifs. Cela n’est-il pas amplement suffisant pour vous dicter votre ligne de conduite ?
Ami blogueur, si tu tombes, un blogueur sort de l’ombre à ta place. Ne cherche pas à le décourager en prétendant que tout est vain. Parce que cela est faux. Et parce que la conclusion que tout est vain n’est souvent pas autre chose que la plainte d’une vanité blessée. Cessez donc de vous rêver en Bonaparte au pont d’Arcole. Acceptez l’obscurité qui est notre lot à presque tous, et marchez gaiement au combat. Vos camarades vous attendent.
[1] Je sais fort bien qu’il existe de nombreuses - et très honorables - exceptions. Je ne vous oublie pas mesdames, soyez en sûres.