https://fr.wikisource.org/wiki/L%E2%80%99Individualisme_et_l%E2%80%99Anarchie_en_litt%C3%A9rature_-_Fr%C3%A9d%C3%A9ric_Nietzsche_et_sa_Philosophie
"Il y a dans la vie de certaines âmes de brusques voltes-faces, où, prises d’une haine violente contre l’objet de leur culte, elles brûlent ce qu’elles ont adoré et adorent ce qu’elles ont brûlé. En pareil cas, l’idole renversée n’est qu’une occasion qui fait éclater la vraie nature et jaillir du fond de l’homme l’ange ou le démon. Il y a eu un de ces points tournans dans la vie intime de Nietzsche ; ce fut sa rupture avec Richard Wagner." (p.777)
"Je rencontrai Nietzsche à Bayreuth, en 1876, aux premières représentations de l’Anneau du Nibelung. Si ces mémorables fêtes scéniques marquent désormais un point capital dans l’histoire de l’art dramatique, elles furent peut-être aussi l’origine secrète de la nouvelle évolution de Nietzsche. Du moins m’a-t-il semblé qu’il reçut là les premières atteintes du mal qui l’a poussé dans cette voie.
En causant avec lui, je fus frappé de la supériorité de son esprit et de l’étrange té de sa physionomie. Front large, cheveux courts repoussés en brosse, pommettes saillantes du Slave. La forte moustache pendante, la coupe hardie du visage lui auraient donné l’air d’un officier de cavalerie, sans un je ne sais quoi de timide et hautain à la fois dans l’abord. La voix musicale, le parler lent, dénotaient son organisation d’artiste; la démarche prudente et méditative était d’un philosophe. Rien de plus trompeur que le calme apparent de son expression. L’œil fixe trahissait le travail douloureux de la pensée. C’était à la fois l’œil d’un observateur aigu et d’un visionnaire fanatique. Ce double caractère lui donnait quelque chose d’inquiet et d’inquiétant, d’autant plus qu’il semblait toujours rivé sur un point unique. Dans les momens d’efl’usion, ce regard s’humectait d’une douceur de rêve, mais bientôt il redevenait hostile. Toute la manière d’être de Nietzsche avait cet air distant, ce dédain discret et voilé qui caractérise souvent les aristocrates de la pensée. Mme Salomé, qui juge l’homme avec une singulière pénétration, dit : « Ses yeux semblaient les gardiens de trésors muets. Leur regard était tourné au dedans ; ils reflétaient ses impressions intérieures ; regard tourné au loin vers les régions inexplorées de l’âme humaine. Dans une conversation animée, ces yeux pouvaient avoir des éclairs saisissans, mais dans ses heures sombres, la solitude parlait à travers eux avec une expression lugubre, menaçante et comme de profondeurs inconnues. »" (p.782-783)
"Nietzsche assista donc sans enthousiasme aux scènes grandioses de la Walkyrie, de Siegfried et du Crépuscule des Dieux, dont il s’était promis tant de joie. Quand nous partîmes ensemble, aucune critique, aucune parole de blâme ne lui échappa, mais il avait la tristesse résignée d’un vaincu. Je me souviens de l’expression de lassitude et de déception avec laquelle il parla de l’œuvre prochaine du maître et laissa tomber ce propos : « Il m’a dit qu’il voulait relire l’histoire universelle avant d’écrire son poème de Parsifal !... » Ce fut dit avec le sourire et l’accent d’une indulgence ironique, dont le sens caché pouvait être celui-ci : « Voilà bien les illusions des poètes et des musiciens, qui croient faire entrer l’univers dans leurs fantasmagories et n’y mettent qu’eux-mêmes ! » Ajoutons que Nietzsche, païen et antireligieux jusqu’à la racine de son être, en voulait dès lors à Wagner de traiter un mystère chrétien. Il ne comprenait pas qu’en son maître, comme en tout vrai créateur, le poète agissait indépendamment de toute philosophie abstraite et n’obéissait qu’au sentiment intime ; que d’ailleurs ce courant chrétien qui coule déjà à pleins bords dans Tannhæuser et dans Lohengrin venait des sources les plus profondes de sa riche nature ; et qu’ainsi l’hommage au Christ par la glorification du saint Graal, loin d’être une simple fantaisie d’artiste, était peut-être l’acte le plus sincère et le plus sérieux de sa vie. Mais pour Nietzsche, être chrétien à im titre quelconque, fût-ce avec le symbolisme d’un artiste de génie, fût-ce avec l’indépendance d’une foi personnelle et libre, c’était faire acte d’hypocrisie ou de lâcheté. La publication du poème de Parsifal n’eut lieu que deux ans après. En même temps, Nietzsche publiait un livre où il rompait avec tout son passé. Une brouille irrémédiable s’ensuivit. Mais le refroidissement avait précédé la rupture, et je demeure persuadé que l’orgueil blessé du disciple en fut la cause première et secrète.
Le nouveau livre de Nietzsche était un recueil d’aphorismes et de morceaux détachés, avec ce titre bizarre : Choses humaines, par trop humaines. Il ne fallait pas une grande perspicacité pour y reconnaître le contre-coup des déceptions personnelles de l’écrivain." (p.784-785)
"Jamais style plus beau ne fut mis au service d’idées plus meurtrières du véritable, de l’éternel idéal humain." (p.791)
"Écrivain de premier ordre, moraliste pénétrant, penseur profond, satyrique génial, poète puissant à ses heures, ses dons merveilleux semblaient l’appeler à être un réformateur bienfaisant de la pensée pour sa génération. Tout a été englouti dans la pléthore du moi et dans la folie furieuse de l’athéisme. Voilà pourtant celui qu’une fraction de la jeunesse se propose pour modèle et que des esprits légers citent journellement comme le prophète de l’avenir !" (p.805)
-Edouard Schuré, L’Individualisme et l’Anarchie en littérature - Frédéric Nietzsche et sa Philosophie, Revue des Deux Mondes, tome 130, 1895.
"Il y a dans la vie de certaines âmes de brusques voltes-faces, où, prises d’une haine violente contre l’objet de leur culte, elles brûlent ce qu’elles ont adoré et adorent ce qu’elles ont brûlé. En pareil cas, l’idole renversée n’est qu’une occasion qui fait éclater la vraie nature et jaillir du fond de l’homme l’ange ou le démon. Il y a eu un de ces points tournans dans la vie intime de Nietzsche ; ce fut sa rupture avec Richard Wagner." (p.777)
"Je rencontrai Nietzsche à Bayreuth, en 1876, aux premières représentations de l’Anneau du Nibelung. Si ces mémorables fêtes scéniques marquent désormais un point capital dans l’histoire de l’art dramatique, elles furent peut-être aussi l’origine secrète de la nouvelle évolution de Nietzsche. Du moins m’a-t-il semblé qu’il reçut là les premières atteintes du mal qui l’a poussé dans cette voie.
En causant avec lui, je fus frappé de la supériorité de son esprit et de l’étrange té de sa physionomie. Front large, cheveux courts repoussés en brosse, pommettes saillantes du Slave. La forte moustache pendante, la coupe hardie du visage lui auraient donné l’air d’un officier de cavalerie, sans un je ne sais quoi de timide et hautain à la fois dans l’abord. La voix musicale, le parler lent, dénotaient son organisation d’artiste; la démarche prudente et méditative était d’un philosophe. Rien de plus trompeur que le calme apparent de son expression. L’œil fixe trahissait le travail douloureux de la pensée. C’était à la fois l’œil d’un observateur aigu et d’un visionnaire fanatique. Ce double caractère lui donnait quelque chose d’inquiet et d’inquiétant, d’autant plus qu’il semblait toujours rivé sur un point unique. Dans les momens d’efl’usion, ce regard s’humectait d’une douceur de rêve, mais bientôt il redevenait hostile. Toute la manière d’être de Nietzsche avait cet air distant, ce dédain discret et voilé qui caractérise souvent les aristocrates de la pensée. Mme Salomé, qui juge l’homme avec une singulière pénétration, dit : « Ses yeux semblaient les gardiens de trésors muets. Leur regard était tourné au dedans ; ils reflétaient ses impressions intérieures ; regard tourné au loin vers les régions inexplorées de l’âme humaine. Dans une conversation animée, ces yeux pouvaient avoir des éclairs saisissans, mais dans ses heures sombres, la solitude parlait à travers eux avec une expression lugubre, menaçante et comme de profondeurs inconnues. »" (p.782-783)
"Nietzsche assista donc sans enthousiasme aux scènes grandioses de la Walkyrie, de Siegfried et du Crépuscule des Dieux, dont il s’était promis tant de joie. Quand nous partîmes ensemble, aucune critique, aucune parole de blâme ne lui échappa, mais il avait la tristesse résignée d’un vaincu. Je me souviens de l’expression de lassitude et de déception avec laquelle il parla de l’œuvre prochaine du maître et laissa tomber ce propos : « Il m’a dit qu’il voulait relire l’histoire universelle avant d’écrire son poème de Parsifal !... » Ce fut dit avec le sourire et l’accent d’une indulgence ironique, dont le sens caché pouvait être celui-ci : « Voilà bien les illusions des poètes et des musiciens, qui croient faire entrer l’univers dans leurs fantasmagories et n’y mettent qu’eux-mêmes ! » Ajoutons que Nietzsche, païen et antireligieux jusqu’à la racine de son être, en voulait dès lors à Wagner de traiter un mystère chrétien. Il ne comprenait pas qu’en son maître, comme en tout vrai créateur, le poète agissait indépendamment de toute philosophie abstraite et n’obéissait qu’au sentiment intime ; que d’ailleurs ce courant chrétien qui coule déjà à pleins bords dans Tannhæuser et dans Lohengrin venait des sources les plus profondes de sa riche nature ; et qu’ainsi l’hommage au Christ par la glorification du saint Graal, loin d’être une simple fantaisie d’artiste, était peut-être l’acte le plus sincère et le plus sérieux de sa vie. Mais pour Nietzsche, être chrétien à im titre quelconque, fût-ce avec le symbolisme d’un artiste de génie, fût-ce avec l’indépendance d’une foi personnelle et libre, c’était faire acte d’hypocrisie ou de lâcheté. La publication du poème de Parsifal n’eut lieu que deux ans après. En même temps, Nietzsche publiait un livre où il rompait avec tout son passé. Une brouille irrémédiable s’ensuivit. Mais le refroidissement avait précédé la rupture, et je demeure persuadé que l’orgueil blessé du disciple en fut la cause première et secrète.
Le nouveau livre de Nietzsche était un recueil d’aphorismes et de morceaux détachés, avec ce titre bizarre : Choses humaines, par trop humaines. Il ne fallait pas une grande perspicacité pour y reconnaître le contre-coup des déceptions personnelles de l’écrivain." (p.784-785)
"Jamais style plus beau ne fut mis au service d’idées plus meurtrières du véritable, de l’éternel idéal humain." (p.791)
"Écrivain de premier ordre, moraliste pénétrant, penseur profond, satyrique génial, poète puissant à ses heures, ses dons merveilleux semblaient l’appeler à être un réformateur bienfaisant de la pensée pour sa génération. Tout a été englouti dans la pléthore du moi et dans la folie furieuse de l’athéisme. Voilà pourtant celui qu’une fraction de la jeunesse se propose pour modèle et que des esprits légers citent journellement comme le prophète de l’avenir !" (p.805)
-Edouard Schuré, L’Individualisme et l’Anarchie en littérature - Frédéric Nietzsche et sa Philosophie, Revue des Deux Mondes, tome 130, 1895.