https://journals.openedition.org/appareil/583
"Le véritable principe d’individuation n’est donc pas extérieur à la réalité individuée : il est l’individuation elle-même."
"Le postulat ontogénétique impliquera la connaissance de l’individu à travers l’individuation plutôt que l’individuation à partir de l’individu."
"Au lieu de définir l’être à partir de l’idée de substance, et de réduire par conséquent l’individu réel à l’étant naturel, au seul tode ti, le postulat ontogénétique définit l’être comme devenir et le devenir comme être, en donnant une réalité à l’individu, quel que soit le domaine d’individuation considéré. Ainsi rattaché à l’être, l’individu complète la réalité de l’être sans que le postulat ontogénétique ne lui accorde un quelconque privilège."
"Si l’être est devenir, ce qui devient est l’être et ce que devient l’être est être. Ce qui est permanent dans l’être ce n’est pas l’être comme tel, au sens du to ti en eimai, ou de l’hupokeimenon d’Aristote, mais le devenir, au moins sous forme d’un potentiel réel d’être. S’individuer pour l’être, ce n’est pas passer d’une étape à une autre ni acquérir de nouvelles propriétés, le processus d’individuation conduisant nécessairement à l’individu constitué, vérité de l’être achevé en lui-même ; l’individuation est au contraire l’apparition de phases dans l’être, qui sont en même temps les phases de l’être. Ce génitif objectif signifie que le devenir n’est pas le cadre de l’être ni un événement qui lui arrive de l’extérieur, il est « ce par quoi l’être devient en tant qu’il est, comme être », c’est-à-dire potentiel de l’être pré-individuel à se déphaser en individu et milieu associé."
"Relativiser l’individu, signifie le relativiser dans tous les domaines où une individuation a lieu, et donc nécessairement dans la connaissance elle-même, qui est aussi une individuation. Or, la logique fondée sur la non-contradiction, et donc, sur l’idée que l’on ne résonne qu’à partir et en vue de l’identité, rend impossible la connaissance de l’individuation, car elle ne se considère pas elle-même comme une individuation, et sépare arbitrairement le plan ontologique du plan logique."
"La transduction est trois choses dans ce texte : réalité d’un être en voie d’individuation ; démarche de l’invention ; fondement d’un nouveau « paradigmatisme analogique ». La transduction est donc à la fois réalité de l’être, modalité de connaissance et fondement de toute science de l’être. Comment est-ce possible ? Peut-on ainsi confondre tous les plans à la fois, au risque d’obtenir un concept vide ? Sans vouloir résoudre la difficulté, on peut penser que la transduction, parce qu’elle est l’« ontogenèse même », remplira un rôle différent selon le domaine considéré et selon le type de discours adopté, cela sans changer de nature. L’équivocité de la transduction n’est donc qu’apparente, car bien plus qu’un discours sur l’être, la transduction est la problématique résolutrice de l’individu ; ce qui signifie qu’elle n’est pas une “preuve” qu’une genèse a eu lieu dans l’être, elle participe de cette genèse même, elle est la « démarche de l’esprit qui découvre »."
"L’individualité est inséparable de la vie, c’est ce qu’affirme Simondon en l’opposant à l’immortalité (non-mortalité). L’immortalité n’est pas la perpétuation de la vie, c’est la négation de la vie. L’immortalité est l’équilibre stable parfait, tout potentiel ayant été épuisé. Alors que la vie est en quelque manière « un cristal à l’état naissant s’amplifiant sans se stabiliser », elle est en tout cas perpétuation de l’individuation, maintien de la métastabilité du système. Or, si l’individu possède un « quantum d’existence vivante » que la colonie ne possède pas (elle se rapproche donc de l’immortalité), il est le porteur de l’individualité réelle, car vivant, il est non-immortel, il possède ce « caractère thanatologique qui marque l’existence » comme le dit Simondon. Le critère de l’individualité est donc le vivant en tant qu’il meurt ; il n’est pas la séparation spatiale ou matérielle, seule la mortalité est séparation réelle.
Le critère de l’individualité étant attaché à la vitalité comme telle, c’est-à-dire à la mortalité comme preuve en un sens, il renvoie nécessairement au processus de perpétuation de la vie à travers la mort des individus, autrement dit, à la reproduction. Vivre pour un mortel, surtout au niveau des organismes simples comme les Cœlentérés, c’est se perpétuer dans l’espèce par la reproduction. C’est à ce moment de la démonstration, à travers un parallèle effectué par Simondon pour comprendre le rôle à la fois biologique et « tragique » de l’individu qui actualise sa possibilité de vie à part, que l’idée d’« individu pur »."
"Être mortel, c’est donc être fécond, là est le sens de la liberté de l’individu. La liberté est fécondité. On obtient ainsi un paradoxe : la détermination biologique de la reproduction est la condition de la liberté de l’individu, qui, mortel, est le vecteur du non-mortel à venir. Ce paradoxe est la définition de l’individu comme relation transductive. En ce sens, l’individu libre, capable d’une vie à part, est transductif."
"L’individu pur est bien la vie dans ce qu’elle a de créateur, ce qui ne veut pas dire qu’elle soit inconditionnée ou soustraite à tout déterminisme. On pourrait même dire que la vie, parce qu’elle est un déterminisme universel, est créatrice. En étant nécessité pour elle-même, n’existant que relativement à une individuation physique qui la précède et la prépare, la prolongeant en la ralentissant dans ses effets stabilisateurs, la vie se surmonte elle-même comme mortalité."
"La philosophie de Simondon est une philosophie qui refuse le possible et le néant, et nécessite donc de penser en terme de « virtualité » ou plus précisément de potentialité réelle, contre le kantisme de l’a priori ; c’est pourquoi Simondon invoque souvent que l’individuation est auto-constituante, car la réalité pré-individuelle qu’elle « suppose » n’est pas du possible mais du réel à l’état de potentiel non encore structuré."
"La technique, pour éviter tout schéma substantialiste fins/moyens, devra être pensée comme un processus d’individuation."
"Le pouvoir que détient le chef ou le guerrier est postérieur au pouvoir réel de l’individu pur. Le pouvoir de commandement est ainsi un pouvoir second, c’est un pouvoir d’emprise, de contrôle et non pas un pouvoir d’exception, de libération. S’excepter pour un individu pur, c’est donc manifester un pouvoir qui est un pouvoir de avant d’être éventuellement un pouvoir sur. Il est pouvoir avant toute communauté, il est le pouvoir-être de la communauté. Ce « pouvoir » en effet, s’il pouvait apparaître comme une possibilité dans le premier texte étudié, celle de la possibilité de vivre à part et d’endurer le risque vital de la mortalité, il est ici une « puissance ». En tant que puissance, il n’est pas une faculté, qui peut toujours ne pas s’exercer. Il n’est pas non plus une fonction, puisque le pouvoir est à l’origine de la fonction et non l’inverse. Le pouvoir comme puissance de l’individu pur s’oppose donc à la fonction comme possibilité de la société."
"L’individu pur est par-delà bien et mal, il est dans un rapport qui n’exige plus la morale de l’obligation ; il est le vital pur, celui qui seul, peut faire l’« épreuve du transindividuel ». Ni héros, ni martyr, ni sage, il est initiateur du spirituel."
"Le technicien est toujours porteur, même en tant que savant, d’une exception qui le rattache de manière extraordinaire à la nature, en le détachant de la communauté. C’est pourquoi, pour Simondon, les savants d’aujourd’hui sont comme les ingénieurs Ioniens du Ve siècle : ils sont « des hommes qui ont su se dégager de la communauté par un dialogue direct avec le monde ». Le véritable technicien est ainsi celui qui établit un « dialogue direct avec l’objet en tant qu’il est caché ou inaccessible à l’homme de la communauté ». Car lui seul à accès à l’objectivité comme telle, c’est-à-dire en tant qu’elle n’est pas donnée à un sujet, mais ouverte à l’esprit qui recherche. L’exception de l’individu pur est donc celle d’une rencontre exceptionnelle avec l’objectivité. À lui seul elle est donnée, au sens où elle coïncide avec sa nature, ce qui est un pouvoir sous forme de disponibilité. Ce qui fait l’individu pur chez les hommes, ce n’est donc pas (uniquement) une détermination biologique, mais une disposition mentale, qui tient sans doute autant de l’instinct que de la décision."
"Etre capable de vivre à part, avoir le désir de saisir l’inconnu, c’est-à-dire « savoir » qu’il faut s’en saisir pour l’avenir, est sans doute ce que signifierait être un individu libre, c’est-à-dire un individu qui a le sens de la liberté. Le sens de la liberté étant, chez les hommes à la différence des Cœlentérés, une volonté, c’est-à-dire à la fois un instinct et une décision. Ce sens de la liberté, le véritable technicien le manifeste avant tout en étant « celui qui est un médiateur entre la communauté et l’objet caché ou inaccessible52 ». En étant ainsi disponible à l’inconnu, et par son détachement, l’individu pur devient médiateur pour la communauté. Il réalise cette médiation par un « effort technique » qui donne naissance à un objet technique. Cet objet technique n’est pas un ustensile qui répond à une fin extérieure à l’essence de l’homme, au contraire, il est « une certaine cristallisation du geste humain créateur, [qui se] perpétue dans l’être ». Ce qui veut dire que l’objet technique n’est pas un moyen de maîtrise de la nature et d’asservissement de la communauté, mais une véritable médiation de la réalité humaine et de la réalité naturelle ; autrement dit, un support et modèle de participation."
"En se détachant de la communauté, le technicien ne se décharge donc pas d’un poids, au contraire, le sens de la liberté qui le caractérise l’investit d’une responsabilité supérieure (mais en un sens toujours seconde), qui lui confère un privilège par rapport au devenir, un prestige vis-à-vis de la communauté et donne à son acte une valeur éthique universelle, pure de toute obligation. En assumant ce risque social, celui d’inventer, l’individu pur anticipe l’avenir de la communauté, il l’oriente vers ce qui n’est pas encore de l’ordre du connu et qui se structurera ensuite en culture, c’est-à-dire s’individuera à la fois en normes et en valeurs à partir de la médiation instauratrice qu’est l’objet technique. S’excepter de la communauté pour l’individu pur, ce n’est donc pas la nier ni la trahir, c’est tout au contraire en prendre toute la mesure, en respecter toutes les attentes, en anticiper l’avenir. En un mot : c’est la constituer dans la séparation."
-Ludovic Duhem, « L’idée d’« individu pur » dans la pensée de Simondon », Appareil [En ligne], 2 | 2008, mis en ligne le 16 septembre 2008, consulté le 14 septembre 2021. URL : http://journals.openedition.org/appareil/583 ; DOI : https://doi.org/10.4000/appareil.583
"Le véritable principe d’individuation n’est donc pas extérieur à la réalité individuée : il est l’individuation elle-même."
"Le postulat ontogénétique impliquera la connaissance de l’individu à travers l’individuation plutôt que l’individuation à partir de l’individu."
"Au lieu de définir l’être à partir de l’idée de substance, et de réduire par conséquent l’individu réel à l’étant naturel, au seul tode ti, le postulat ontogénétique définit l’être comme devenir et le devenir comme être, en donnant une réalité à l’individu, quel que soit le domaine d’individuation considéré. Ainsi rattaché à l’être, l’individu complète la réalité de l’être sans que le postulat ontogénétique ne lui accorde un quelconque privilège."
"Si l’être est devenir, ce qui devient est l’être et ce que devient l’être est être. Ce qui est permanent dans l’être ce n’est pas l’être comme tel, au sens du to ti en eimai, ou de l’hupokeimenon d’Aristote, mais le devenir, au moins sous forme d’un potentiel réel d’être. S’individuer pour l’être, ce n’est pas passer d’une étape à une autre ni acquérir de nouvelles propriétés, le processus d’individuation conduisant nécessairement à l’individu constitué, vérité de l’être achevé en lui-même ; l’individuation est au contraire l’apparition de phases dans l’être, qui sont en même temps les phases de l’être. Ce génitif objectif signifie que le devenir n’est pas le cadre de l’être ni un événement qui lui arrive de l’extérieur, il est « ce par quoi l’être devient en tant qu’il est, comme être », c’est-à-dire potentiel de l’être pré-individuel à se déphaser en individu et milieu associé."
"Relativiser l’individu, signifie le relativiser dans tous les domaines où une individuation a lieu, et donc nécessairement dans la connaissance elle-même, qui est aussi une individuation. Or, la logique fondée sur la non-contradiction, et donc, sur l’idée que l’on ne résonne qu’à partir et en vue de l’identité, rend impossible la connaissance de l’individuation, car elle ne se considère pas elle-même comme une individuation, et sépare arbitrairement le plan ontologique du plan logique."
"La transduction est trois choses dans ce texte : réalité d’un être en voie d’individuation ; démarche de l’invention ; fondement d’un nouveau « paradigmatisme analogique ». La transduction est donc à la fois réalité de l’être, modalité de connaissance et fondement de toute science de l’être. Comment est-ce possible ? Peut-on ainsi confondre tous les plans à la fois, au risque d’obtenir un concept vide ? Sans vouloir résoudre la difficulté, on peut penser que la transduction, parce qu’elle est l’« ontogenèse même », remplira un rôle différent selon le domaine considéré et selon le type de discours adopté, cela sans changer de nature. L’équivocité de la transduction n’est donc qu’apparente, car bien plus qu’un discours sur l’être, la transduction est la problématique résolutrice de l’individu ; ce qui signifie qu’elle n’est pas une “preuve” qu’une genèse a eu lieu dans l’être, elle participe de cette genèse même, elle est la « démarche de l’esprit qui découvre »."
"L’individualité est inséparable de la vie, c’est ce qu’affirme Simondon en l’opposant à l’immortalité (non-mortalité). L’immortalité n’est pas la perpétuation de la vie, c’est la négation de la vie. L’immortalité est l’équilibre stable parfait, tout potentiel ayant été épuisé. Alors que la vie est en quelque manière « un cristal à l’état naissant s’amplifiant sans se stabiliser », elle est en tout cas perpétuation de l’individuation, maintien de la métastabilité du système. Or, si l’individu possède un « quantum d’existence vivante » que la colonie ne possède pas (elle se rapproche donc de l’immortalité), il est le porteur de l’individualité réelle, car vivant, il est non-immortel, il possède ce « caractère thanatologique qui marque l’existence » comme le dit Simondon. Le critère de l’individualité est donc le vivant en tant qu’il meurt ; il n’est pas la séparation spatiale ou matérielle, seule la mortalité est séparation réelle.
Le critère de l’individualité étant attaché à la vitalité comme telle, c’est-à-dire à la mortalité comme preuve en un sens, il renvoie nécessairement au processus de perpétuation de la vie à travers la mort des individus, autrement dit, à la reproduction. Vivre pour un mortel, surtout au niveau des organismes simples comme les Cœlentérés, c’est se perpétuer dans l’espèce par la reproduction. C’est à ce moment de la démonstration, à travers un parallèle effectué par Simondon pour comprendre le rôle à la fois biologique et « tragique » de l’individu qui actualise sa possibilité de vie à part, que l’idée d’« individu pur »."
"Être mortel, c’est donc être fécond, là est le sens de la liberté de l’individu. La liberté est fécondité. On obtient ainsi un paradoxe : la détermination biologique de la reproduction est la condition de la liberté de l’individu, qui, mortel, est le vecteur du non-mortel à venir. Ce paradoxe est la définition de l’individu comme relation transductive. En ce sens, l’individu libre, capable d’une vie à part, est transductif."
"L’individu pur est bien la vie dans ce qu’elle a de créateur, ce qui ne veut pas dire qu’elle soit inconditionnée ou soustraite à tout déterminisme. On pourrait même dire que la vie, parce qu’elle est un déterminisme universel, est créatrice. En étant nécessité pour elle-même, n’existant que relativement à une individuation physique qui la précède et la prépare, la prolongeant en la ralentissant dans ses effets stabilisateurs, la vie se surmonte elle-même comme mortalité."
"La philosophie de Simondon est une philosophie qui refuse le possible et le néant, et nécessite donc de penser en terme de « virtualité » ou plus précisément de potentialité réelle, contre le kantisme de l’a priori ; c’est pourquoi Simondon invoque souvent que l’individuation est auto-constituante, car la réalité pré-individuelle qu’elle « suppose » n’est pas du possible mais du réel à l’état de potentiel non encore structuré."
"La technique, pour éviter tout schéma substantialiste fins/moyens, devra être pensée comme un processus d’individuation."
"Le pouvoir que détient le chef ou le guerrier est postérieur au pouvoir réel de l’individu pur. Le pouvoir de commandement est ainsi un pouvoir second, c’est un pouvoir d’emprise, de contrôle et non pas un pouvoir d’exception, de libération. S’excepter pour un individu pur, c’est donc manifester un pouvoir qui est un pouvoir de avant d’être éventuellement un pouvoir sur. Il est pouvoir avant toute communauté, il est le pouvoir-être de la communauté. Ce « pouvoir » en effet, s’il pouvait apparaître comme une possibilité dans le premier texte étudié, celle de la possibilité de vivre à part et d’endurer le risque vital de la mortalité, il est ici une « puissance ». En tant que puissance, il n’est pas une faculté, qui peut toujours ne pas s’exercer. Il n’est pas non plus une fonction, puisque le pouvoir est à l’origine de la fonction et non l’inverse. Le pouvoir comme puissance de l’individu pur s’oppose donc à la fonction comme possibilité de la société."
"L’individu pur est par-delà bien et mal, il est dans un rapport qui n’exige plus la morale de l’obligation ; il est le vital pur, celui qui seul, peut faire l’« épreuve du transindividuel ». Ni héros, ni martyr, ni sage, il est initiateur du spirituel."
"Le technicien est toujours porteur, même en tant que savant, d’une exception qui le rattache de manière extraordinaire à la nature, en le détachant de la communauté. C’est pourquoi, pour Simondon, les savants d’aujourd’hui sont comme les ingénieurs Ioniens du Ve siècle : ils sont « des hommes qui ont su se dégager de la communauté par un dialogue direct avec le monde ». Le véritable technicien est ainsi celui qui établit un « dialogue direct avec l’objet en tant qu’il est caché ou inaccessible à l’homme de la communauté ». Car lui seul à accès à l’objectivité comme telle, c’est-à-dire en tant qu’elle n’est pas donnée à un sujet, mais ouverte à l’esprit qui recherche. L’exception de l’individu pur est donc celle d’une rencontre exceptionnelle avec l’objectivité. À lui seul elle est donnée, au sens où elle coïncide avec sa nature, ce qui est un pouvoir sous forme de disponibilité. Ce qui fait l’individu pur chez les hommes, ce n’est donc pas (uniquement) une détermination biologique, mais une disposition mentale, qui tient sans doute autant de l’instinct que de la décision."
"Etre capable de vivre à part, avoir le désir de saisir l’inconnu, c’est-à-dire « savoir » qu’il faut s’en saisir pour l’avenir, est sans doute ce que signifierait être un individu libre, c’est-à-dire un individu qui a le sens de la liberté. Le sens de la liberté étant, chez les hommes à la différence des Cœlentérés, une volonté, c’est-à-dire à la fois un instinct et une décision. Ce sens de la liberté, le véritable technicien le manifeste avant tout en étant « celui qui est un médiateur entre la communauté et l’objet caché ou inaccessible52 ». En étant ainsi disponible à l’inconnu, et par son détachement, l’individu pur devient médiateur pour la communauté. Il réalise cette médiation par un « effort technique » qui donne naissance à un objet technique. Cet objet technique n’est pas un ustensile qui répond à une fin extérieure à l’essence de l’homme, au contraire, il est « une certaine cristallisation du geste humain créateur, [qui se] perpétue dans l’être ». Ce qui veut dire que l’objet technique n’est pas un moyen de maîtrise de la nature et d’asservissement de la communauté, mais une véritable médiation de la réalité humaine et de la réalité naturelle ; autrement dit, un support et modèle de participation."
"En se détachant de la communauté, le technicien ne se décharge donc pas d’un poids, au contraire, le sens de la liberté qui le caractérise l’investit d’une responsabilité supérieure (mais en un sens toujours seconde), qui lui confère un privilège par rapport au devenir, un prestige vis-à-vis de la communauté et donne à son acte une valeur éthique universelle, pure de toute obligation. En assumant ce risque social, celui d’inventer, l’individu pur anticipe l’avenir de la communauté, il l’oriente vers ce qui n’est pas encore de l’ordre du connu et qui se structurera ensuite en culture, c’est-à-dire s’individuera à la fois en normes et en valeurs à partir de la médiation instauratrice qu’est l’objet technique. S’excepter de la communauté pour l’individu pur, ce n’est donc pas la nier ni la trahir, c’est tout au contraire en prendre toute la mesure, en respecter toutes les attentes, en anticiper l’avenir. En un mot : c’est la constituer dans la séparation."
-Ludovic Duhem, « L’idée d’« individu pur » dans la pensée de Simondon », Appareil [En ligne], 2 | 2008, mis en ligne le 16 septembre 2008, consulté le 14 septembre 2021. URL : http://journals.openedition.org/appareil/583 ; DOI : https://doi.org/10.4000/appareil.583