https://monoskop.org/images/b/bb/Combes_Muriel_Simondon_Individu_et_collectivite_Pour_une_philosophie_du_transindividuel.pdf
"Nous voudrions ici explorer un aspect de la pensée de Simondon que les rares commentaires qu’elle a suscités ont laissé de côté, à savoir: l’esquisse d’une éthique et d’une politique adéquates à l’hypothèse de l’être préindividuel. Cette éthique et cette politique se concentrent dans le concept de transindividuel, dont nous avons tenté de faire un point de vue sur la théorie de l’individuation dans son ensemble." (p.4)
"De la même manière que la logique porte sur les énoncés relatifs à l’être après individuation, la philosophie s’intéresse à l’être en tant qu’individué, confond être et être individué. De ce point de vue, la tradition se résume à deux tendances, qui ont en commun leur aveuglement à la réalité de l’être avant toute individuation: l’atomisme et l’hylémorphisme. Le reproche commun adressé à ces deux doctrines est de penser l’être sur le modèle de l’Un et donc de présupposer en quelque sorte l’existence de l’individu dont elles cherchent à rendre compte. Il apparaît dès lors à l’auteur de L’individu et sa genèse... que le problème central de la philosophie, celui autour duquel se concentrent les plus graves erreurs de la tradition dans son ensemble, c’est le problème de l’individuation. La tradition ne s’intéresse au problème de l’individuation qu’à partir de l’individu. Ce faisant, elle s’obstine à vouloir déceler un principe d’individuation, qu’elle ne peut penser que sous la forme d’un terme déjà donné. C’est ainsi que l’atomisme d’Epicure et de Lucrèce pose l’atome comme réalité substantielle première qui, grâce à l’événement miraculeux du clinamen dévie de sa trajectoire et s’assemble avec d’autres atomes pour former un individu ; ou encore, que l’hylémorphisme fait résulter l’individu de la rencontre d’une forme et d’une matière toujours-déjà individuées: ainsi, Thomas d’Aquin situe-t-il le principe d’individuation dans la matière, qui permet selon lui d’individuer des créatures au sein d’une espèce. Aux yeux de Simondon, hylémorphisme et atomisme cherchent à expliquer le résultat de l’individuation par un principe de même nature que lui, ce qui les conduit à penser l’être sous la forme de l’individu. Mais une philosophie qui veut vraiment parvenir à penser l’individuation doit séparer ce que la tradition a toujours confondu et distinguer l’être en tant qu’être de l’être en tant qu’individu. Dans une telle perspective, l’être en tant qu’être se comprend nécessairement dans l’écart qui le sépare de l’être individué. Et on ne saurait du même coup se contenter de constater le « il y a » de l’être, mais il faut préciser que ce qui caractérise en propre « l’être en tant qu’il est », c’est non seulement d’être mais de n’être pas un. L’être en tant qu’être tel que le pense Simondon est non-un, de ce qu’il précède tout individu. Raison pour laquelle il est dit préindividuel." (p.5-6)
"S’il est vrai que « l’unité et l’identité ne s’appliquent qu’à une des phases de l’être, postérieure à l’opération d’individuation » (IG, p. 23), si, par conséquent, l’être avant individuation — c’est-à-dire l’être en tant qu’il est — n’est pas un, qu’en est-il de lui et comment, à partir de cet être non-un comprendre l’existence d’êtres individués ?" (p.6-7)
"La non-identité à soi de l’être n’est pas un simple passage d’une identité à l’autre par négation de celle qui précède. Mais, parce que l’être contient du potentiel, parce que tout ce qui est existe avec une réserve de devenir, la non-identité à soi de l’être doit se dire plus qu’identité. En ce sens, l’être est comme en excès sur lui-même. C’est à la thermodynamique que Simondon emprunte une série de notions afin de préciser sa description de l’être. L’être préindividuel se trouve dès lors présenté comme un système qui, ni stable ni instable, requiert pour être pensé le recours à la notion de métastabilité.
On dit d’un système physique qu’il est en équilibre métastable (ou faux équilibre) lorsque la moindre modification des paramètres du système (pression, température, etc.) suffit à rompre cet équilibre. C’est ainsi que, dans de l’eau surfondue (c’est-à-dire de l’eau restée liquide à une température inférieure au point de congélation), la moindre impureté ayant une structure isomorphe à celle de la glace joue le rôle d’un germe de cristallisation et suffit à faire prendre l’eau en glace. Avant toute individuation, l’être peut être compris comme un système qui contient une énergie potentielle. Bien qu’existant en acte au sein du système, cette énergie est dite potentielle car elle nécessite pour se structurer, c’est-à-dire pour s’actualiser selon des structures, une transformation du système. L’être préindividuel et, d’une manière générale, tout système qui se trouve dans un état métastable, recèle des potentiels qui, parce qu’ils appartiennent à des dimensions hétérogènes de l’être, sont incompatibles. C’est pourquoi il ne peut se perpétuer qu’en se déphasant." (p.7)
"Tout surgissement d’individu du sein de l’être préindividuel doit être conçu comme la résolution d’une tension entre des potentiels appartenant à des ordres de grandeur auparavant séparés. Un végétal, par exemple, fait communiquer un ordre cosmique (celui auquel appartient l’énergie lumineuse) et un ordre infra-moléculaire (celui des sels minéraux, de l’oxygène...). Mais l’opération d’individuation d’un végétal ne donne pas seulement naissance au végétal en question. Car, en se déphasant, l’être donne toujours naissance simultanément à un individu qui médiatise deux ordres de grandeur et à un milieu de même niveau d’être que lui (ainsi, le milieu du végétal sera le sol sur lequel il se trouve et l’environnement immédiat avec lequel il interagit). Nul individu ne saurait exister sans un milieu qui résulte en même temps que lui de l’opération d’individuation et qui est son complément: pour cette raison, il doit être envisagé comme le résultat seulement partiel de l’opération qui lui a donné le jour. Ainsi, d’une manière générale, on peut considérer les individus comme des êtres qui viennent à exister comme autant de solutions partielles à autant de problèmes d’incompatibilité entre des niveaux séparés de l’être. Et c’est parce qu’il y a, entre les potentiels que le préindividuel recèle, tension et incompatibilité que l’être, afin de se perpétuer, se déphase, c’est-à-dire devient. Le devenir, ici, n’affecte pas l’être de l’extérieur, comme un accident affecte une substance, mais constitue une de ses dimensions. L’être n’est qu’en devenant, c’est-à-dire en se structurant en divers domaines d’individuation (physique, biologique, psycho-social mais aussi, en un certain sens, technologique), sous le coup d’opérations." (p.
"L’être « ne possède pas une unité d’identité qui est celle de l’état stable dans lequel aucune transformation n’est possible ; l’être possède une unité transductive » (IG, p. 29). Que l’être soit plus qu’unité ne signifie donc pas qu’il n’y ait pas d’un : mais cela signifie que l’un advient dans l’être, qu’il doit être compris comme le dépôt relatif de l’ « étalement de l’être », de sa capacité à se déphaser. On appellera transduction ce mode d’unité de l’être à travers ses diverses phases, ses multiples individuations. Ici apparaît
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(p.9)
-Muriel Combes, Simondon, Individu et collectivité. Pour une philosophie du transindividuel, Paris, PUF, coll. « Philosophies », 1999, 72 pages.
"Nous voudrions ici explorer un aspect de la pensée de Simondon que les rares commentaires qu’elle a suscités ont laissé de côté, à savoir: l’esquisse d’une éthique et d’une politique adéquates à l’hypothèse de l’être préindividuel. Cette éthique et cette politique se concentrent dans le concept de transindividuel, dont nous avons tenté de faire un point de vue sur la théorie de l’individuation dans son ensemble." (p.4)
"De la même manière que la logique porte sur les énoncés relatifs à l’être après individuation, la philosophie s’intéresse à l’être en tant qu’individué, confond être et être individué. De ce point de vue, la tradition se résume à deux tendances, qui ont en commun leur aveuglement à la réalité de l’être avant toute individuation: l’atomisme et l’hylémorphisme. Le reproche commun adressé à ces deux doctrines est de penser l’être sur le modèle de l’Un et donc de présupposer en quelque sorte l’existence de l’individu dont elles cherchent à rendre compte. Il apparaît dès lors à l’auteur de L’individu et sa genèse... que le problème central de la philosophie, celui autour duquel se concentrent les plus graves erreurs de la tradition dans son ensemble, c’est le problème de l’individuation. La tradition ne s’intéresse au problème de l’individuation qu’à partir de l’individu. Ce faisant, elle s’obstine à vouloir déceler un principe d’individuation, qu’elle ne peut penser que sous la forme d’un terme déjà donné. C’est ainsi que l’atomisme d’Epicure et de Lucrèce pose l’atome comme réalité substantielle première qui, grâce à l’événement miraculeux du clinamen dévie de sa trajectoire et s’assemble avec d’autres atomes pour former un individu ; ou encore, que l’hylémorphisme fait résulter l’individu de la rencontre d’une forme et d’une matière toujours-déjà individuées: ainsi, Thomas d’Aquin situe-t-il le principe d’individuation dans la matière, qui permet selon lui d’individuer des créatures au sein d’une espèce. Aux yeux de Simondon, hylémorphisme et atomisme cherchent à expliquer le résultat de l’individuation par un principe de même nature que lui, ce qui les conduit à penser l’être sous la forme de l’individu. Mais une philosophie qui veut vraiment parvenir à penser l’individuation doit séparer ce que la tradition a toujours confondu et distinguer l’être en tant qu’être de l’être en tant qu’individu. Dans une telle perspective, l’être en tant qu’être se comprend nécessairement dans l’écart qui le sépare de l’être individué. Et on ne saurait du même coup se contenter de constater le « il y a » de l’être, mais il faut préciser que ce qui caractérise en propre « l’être en tant qu’il est », c’est non seulement d’être mais de n’être pas un. L’être en tant qu’être tel que le pense Simondon est non-un, de ce qu’il précède tout individu. Raison pour laquelle il est dit préindividuel." (p.5-6)
"S’il est vrai que « l’unité et l’identité ne s’appliquent qu’à une des phases de l’être, postérieure à l’opération d’individuation » (IG, p. 23), si, par conséquent, l’être avant individuation — c’est-à-dire l’être en tant qu’il est — n’est pas un, qu’en est-il de lui et comment, à partir de cet être non-un comprendre l’existence d’êtres individués ?" (p.6-7)
"La non-identité à soi de l’être n’est pas un simple passage d’une identité à l’autre par négation de celle qui précède. Mais, parce que l’être contient du potentiel, parce que tout ce qui est existe avec une réserve de devenir, la non-identité à soi de l’être doit se dire plus qu’identité. En ce sens, l’être est comme en excès sur lui-même. C’est à la thermodynamique que Simondon emprunte une série de notions afin de préciser sa description de l’être. L’être préindividuel se trouve dès lors présenté comme un système qui, ni stable ni instable, requiert pour être pensé le recours à la notion de métastabilité.
On dit d’un système physique qu’il est en équilibre métastable (ou faux équilibre) lorsque la moindre modification des paramètres du système (pression, température, etc.) suffit à rompre cet équilibre. C’est ainsi que, dans de l’eau surfondue (c’est-à-dire de l’eau restée liquide à une température inférieure au point de congélation), la moindre impureté ayant une structure isomorphe à celle de la glace joue le rôle d’un germe de cristallisation et suffit à faire prendre l’eau en glace. Avant toute individuation, l’être peut être compris comme un système qui contient une énergie potentielle. Bien qu’existant en acte au sein du système, cette énergie est dite potentielle car elle nécessite pour se structurer, c’est-à-dire pour s’actualiser selon des structures, une transformation du système. L’être préindividuel et, d’une manière générale, tout système qui se trouve dans un état métastable, recèle des potentiels qui, parce qu’ils appartiennent à des dimensions hétérogènes de l’être, sont incompatibles. C’est pourquoi il ne peut se perpétuer qu’en se déphasant." (p.7)
"Tout surgissement d’individu du sein de l’être préindividuel doit être conçu comme la résolution d’une tension entre des potentiels appartenant à des ordres de grandeur auparavant séparés. Un végétal, par exemple, fait communiquer un ordre cosmique (celui auquel appartient l’énergie lumineuse) et un ordre infra-moléculaire (celui des sels minéraux, de l’oxygène...). Mais l’opération d’individuation d’un végétal ne donne pas seulement naissance au végétal en question. Car, en se déphasant, l’être donne toujours naissance simultanément à un individu qui médiatise deux ordres de grandeur et à un milieu de même niveau d’être que lui (ainsi, le milieu du végétal sera le sol sur lequel il se trouve et l’environnement immédiat avec lequel il interagit). Nul individu ne saurait exister sans un milieu qui résulte en même temps que lui de l’opération d’individuation et qui est son complément: pour cette raison, il doit être envisagé comme le résultat seulement partiel de l’opération qui lui a donné le jour. Ainsi, d’une manière générale, on peut considérer les individus comme des êtres qui viennent à exister comme autant de solutions partielles à autant de problèmes d’incompatibilité entre des niveaux séparés de l’être. Et c’est parce qu’il y a, entre les potentiels que le préindividuel recèle, tension et incompatibilité que l’être, afin de se perpétuer, se déphase, c’est-à-dire devient. Le devenir, ici, n’affecte pas l’être de l’extérieur, comme un accident affecte une substance, mais constitue une de ses dimensions. L’être n’est qu’en devenant, c’est-à-dire en se structurant en divers domaines d’individuation (physique, biologique, psycho-social mais aussi, en un certain sens, technologique), sous le coup d’opérations." (p.
"L’être « ne possède pas une unité d’identité qui est celle de l’état stable dans lequel aucune transformation n’est possible ; l’être possède une unité transductive » (IG, p. 29). Que l’être soit plus qu’unité ne signifie donc pas qu’il n’y ait pas d’un : mais cela signifie que l’un advient dans l’être, qu’il doit être compris comme le dépôt relatif de l’ « étalement de l’être », de sa capacité à se déphaser. On appellera transduction ce mode d’unité de l’être à travers ses diverses phases, ses multiples individuations. Ici apparaît
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l’élaborat
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(p.9)
-Muriel Combes, Simondon, Individu et collectivité. Pour une philosophie du transindividuel, Paris, PUF, coll. « Philosophies », 1999, 72 pages.