"La confrontation aussi bien explicite qu’implicite à Bergson est centrale dans ILFI et encore présente dans MEOT, tandis que la confrontation aussi bien explicite qu’implicite à Wiener est centrale dans MEOT et déjà présente dans ILFI."
"L’ontologie génétique proposée par ILFI, c’est-à-dire sa théorie générale de la genèse de toute chose – nommée par lui « individuation » et susceptible d’être « physique », « vitale » ou « transindividuelle » -, n’était pas seulement la réécriture, faite en termes de « phases » et de « régimes », de l’ontologie des « ordres » physique, biologique et « humain » offerte par Merleau-Ponty dans La structure du comportement. Elle était aussi, et peut-être d’abord, la réécriture de la cosmogénèse bergsonienne, encore trop vitaliste, à la lumière de l’épistémologie anti-substantialiste livrée aux philosophes par l’œuvre de Gaston Bachelard."
"Simondon est ainsi à la croisée de deux lignées de la philosophie française du 20e siècle : la lignée Bergson-Teilhard de Chardin-Simondon(-Deleuze) et la lignée (Brunschvicg-)Bachelard-Canguilhem-Foucault/Simondon, la pensée de la biologie et de la vie chez Canguilhem ayant elle-même offert certains aspects d’une difficile rencontre de l’ontologie vitaliste de Bergson avec l’épistémologie anti-substantialiste de Bachelard. Quant à Deleuze, placé par moi en fin de lignée et donc après Teilhard et Simondon, il doit aussi, bien sûr, directement à Bergson, même si l’on peut se demander dans quelle mesure sa (re)lecture très précoce de Simondon n’a pas participé à sa (re)lecture de Bergson et à sa pensée du « virtuel »."
"La grande force de Simondon est en effet d’avoir compris en quoi la physique contemporaine – la mécanique einsteinienne et, plus encore, la thermodynamique et la physique quantique – offrait à l’ontologie philosophique des schèmes de pensée permettant une subversion réelle, et donc post-bergsonienne, des oppositions ou alternatives classiques de la tradition philosophique occidentale, telles les alternatives mécanisme/vitalisme et déterminisme/indéterminisme.
Ainsi par exemple, en physique quantique les « quantons » ne sont ni à proprement parler des corpuscules ni à proprement parler des ondes, et c’est pourquoi ils manifestent à la fois des propriétés corpusculaires et des propriétés ondulatoires, étant ainsi théorisables selon deux modes respectivement probabilitaire et non-probabilitaire. La première conséquence, du point de vue de la différence avec Bergson, est que Simondon verra dans le « potentiel quantique » un état de l’être correspondant à ce qu’il nomme du « plus qu’un », c’est-à-dire du « préindividuel » sursaturé d’où procèderait ainsi tout processus d’ « individuation » et donc, chez Simondon, tout processus de genèse physique, biologique et psycho-sociale : ici, nulle tentation d’un vitalisme qui irait jusqu’à déclarer, comme le faisait Bergson et d’une façon qui voisinait même avec le spiritualisme, que « c’est la conscience, ou mieux la supra-conscience, qui est à l’origine de la vie ». L’origine de la vie est « pré-physique et pré-vitale », dit Simondon, mais cela ne signifie pas qu’elle serait spirituelle puisqu’elle n’est pas encore individuée et que la dualité onde-corpuscule seule nous en donne une idée approchée."
"Simondon veut échapper à ce type de coupure « Homme » / « animal » – laquelle, toutefois, reste seulement résiduelle chez Bergson puisque l’idée de « reste de l’animalité » fait bien malgré tout de l’homme un animal -, et il fait le geste singulier de nommer « anthropologie » la tentation de prêter à l’homme une essence qui le distinguerait et le séparerait du reste du vivant, telle la conscience morale selon Bergson."
"La philosophie de la nature qui pense ce devenir est alors une « ontologie » génétique – ou « ontogenèse » – qui permet de refuser, dit à plusieurs reprises Simondon, une classification des êtres en genres qui ne correspond pas à leur genèse, mais à une connaissance prise après la genèse, fondement de toute scolastique à ses yeux. Ici Bergson est bien une source, lui qui, à l’instar des phénoménologues, tentait prioritairement de subvertir les alternatives classiques, en donnant pour tâche au philosophe de penser la « durée », c’est-à-dire le devenir constitutif de l’essence de la conscience elle-même, ainsi que le « principe d’individuation » au nom duquel il faut justement surmonter le découpage du réel en « genres et espèces » auquel procède l’« intelligence »."
"Le « bergsonisme » de Simondon est d’autant plus net ici que ce dernier donnera raison à Bergson contre Husserl en ce qui concerne le moyen de réaliser le dépassement des alternatives classiques : ce moyen est la « réduction » au devenir, et non celle à l’intention[n]alité."
"Contrairement à Bergson, Simondon ne condamne pas le concept comme fondé sur un langage trop général et incapable de dire l’individualité des choses : il le relativise bien plutôt comme incapable de dire le préindividuel. C’est pourquoi la pensée de Simondon se fonde sur un « réalisme des relations » qui n’a pas été pensé par Bergson mais par Bachelard."
"L’« analogie valide », explique Simondon, n’est donc ni rapport d’identité ni même, inversement, simple identité de rapports structuraux – vague « ressemblance » –, mais identité de rapports opératoires. Si donc « la transduction n’est pas seulement démarche de l’esprit », si « elle est aussi intuition », il reste que d’une part cette intuition est réflexive, d’autre part elle est indissociable d’une théorie de l’analogie qui distingue celle-ci de la métaphore comme de la ressemblance structurale."
"Simondon renforce la pensée non anthropologique de l’homme – déjà relativement présente chez Bergson, ainsi qu’on l’a précédemment vu – par une pensée non anthropologique de la technique, ce qui permet de modifier l’idée d’« empire sur les choses ». En effet, le processus de « concrétisation technique » pensé dans MEOT est tel que l’invention technique, par son devenir comme par les contraintes proprement techniques qui pèsent sur elle, déborde en fait les usages qui l’avaient motivée au départ."
"Merleau-Ponty, autre source de Simondon."
-Jean-Hugues Barthélémy, "Simondon et Bergson", 8 février 2019: http://www.implications-philosophiques.org/non-classe/simondon-et-bergson/
https://journals.openedition.org/appareil/2253
"L’ontologie génétique proposée par ILFI, c’est-à-dire sa théorie générale de la genèse de toute chose – nommée par lui « individuation » et susceptible d’être « physique », « vitale » ou « transindividuelle » -, n’était pas seulement la réécriture, faite en termes de « phases » et de « régimes », de l’ontologie des « ordres » physique, biologique et « humain » offerte par Merleau-Ponty dans La structure du comportement. Elle était aussi, et peut-être d’abord, la réécriture de la cosmogénèse bergsonienne, encore trop vitaliste, à la lumière de l’épistémologie anti-substantialiste livrée aux philosophes par l’œuvre de Gaston Bachelard."
"Simondon est ainsi à la croisée de deux lignées de la philosophie française du 20e siècle : la lignée Bergson-Teilhard de Chardin-Simondon(-Deleuze) et la lignée (Brunschvicg-)Bachelard-Canguilhem-Foucault/Simondon, la pensée de la biologie et de la vie chez Canguilhem ayant elle-même offert certains aspects d’une difficile rencontre de l’ontologie vitaliste de Bergson avec l’épistémologie anti-substantialiste de Bachelard. Quant à Deleuze, placé par moi en fin de lignée et donc après Teilhard et Simondon, il doit aussi, bien sûr, directement à Bergson, même si l’on peut se demander dans quelle mesure sa (re)lecture très précoce de Simondon n’a pas participé à sa (re)lecture de Bergson et à sa pensée du « virtuel »."
"La grande force de Simondon est en effet d’avoir compris en quoi la physique contemporaine – la mécanique einsteinienne et, plus encore, la thermodynamique et la physique quantique – offrait à l’ontologie philosophique des schèmes de pensée permettant une subversion réelle, et donc post-bergsonienne, des oppositions ou alternatives classiques de la tradition philosophique occidentale, telles les alternatives mécanisme/vitalisme et déterminisme/indéterminisme.
Ainsi par exemple, en physique quantique les « quantons » ne sont ni à proprement parler des corpuscules ni à proprement parler des ondes, et c’est pourquoi ils manifestent à la fois des propriétés corpusculaires et des propriétés ondulatoires, étant ainsi théorisables selon deux modes respectivement probabilitaire et non-probabilitaire. La première conséquence, du point de vue de la différence avec Bergson, est que Simondon verra dans le « potentiel quantique » un état de l’être correspondant à ce qu’il nomme du « plus qu’un », c’est-à-dire du « préindividuel » sursaturé d’où procèderait ainsi tout processus d’ « individuation » et donc, chez Simondon, tout processus de genèse physique, biologique et psycho-sociale : ici, nulle tentation d’un vitalisme qui irait jusqu’à déclarer, comme le faisait Bergson et d’une façon qui voisinait même avec le spiritualisme, que « c’est la conscience, ou mieux la supra-conscience, qui est à l’origine de la vie ». L’origine de la vie est « pré-physique et pré-vitale », dit Simondon, mais cela ne signifie pas qu’elle serait spirituelle puisqu’elle n’est pas encore individuée et que la dualité onde-corpuscule seule nous en donne une idée approchée."
"Simondon veut échapper à ce type de coupure « Homme » / « animal » – laquelle, toutefois, reste seulement résiduelle chez Bergson puisque l’idée de « reste de l’animalité » fait bien malgré tout de l’homme un animal -, et il fait le geste singulier de nommer « anthropologie » la tentation de prêter à l’homme une essence qui le distinguerait et le séparerait du reste du vivant, telle la conscience morale selon Bergson."
"La philosophie de la nature qui pense ce devenir est alors une « ontologie » génétique – ou « ontogenèse » – qui permet de refuser, dit à plusieurs reprises Simondon, une classification des êtres en genres qui ne correspond pas à leur genèse, mais à une connaissance prise après la genèse, fondement de toute scolastique à ses yeux. Ici Bergson est bien une source, lui qui, à l’instar des phénoménologues, tentait prioritairement de subvertir les alternatives classiques, en donnant pour tâche au philosophe de penser la « durée », c’est-à-dire le devenir constitutif de l’essence de la conscience elle-même, ainsi que le « principe d’individuation » au nom duquel il faut justement surmonter le découpage du réel en « genres et espèces » auquel procède l’« intelligence »."
"Le « bergsonisme » de Simondon est d’autant plus net ici que ce dernier donnera raison à Bergson contre Husserl en ce qui concerne le moyen de réaliser le dépassement des alternatives classiques : ce moyen est la « réduction » au devenir, et non celle à l’intention[n]alité."
"Contrairement à Bergson, Simondon ne condamne pas le concept comme fondé sur un langage trop général et incapable de dire l’individualité des choses : il le relativise bien plutôt comme incapable de dire le préindividuel. C’est pourquoi la pensée de Simondon se fonde sur un « réalisme des relations » qui n’a pas été pensé par Bergson mais par Bachelard."
"L’« analogie valide », explique Simondon, n’est donc ni rapport d’identité ni même, inversement, simple identité de rapports structuraux – vague « ressemblance » –, mais identité de rapports opératoires. Si donc « la transduction n’est pas seulement démarche de l’esprit », si « elle est aussi intuition », il reste que d’une part cette intuition est réflexive, d’autre part elle est indissociable d’une théorie de l’analogie qui distingue celle-ci de la métaphore comme de la ressemblance structurale."
"Simondon renforce la pensée non anthropologique de l’homme – déjà relativement présente chez Bergson, ainsi qu’on l’a précédemment vu – par une pensée non anthropologique de la technique, ce qui permet de modifier l’idée d’« empire sur les choses ». En effet, le processus de « concrétisation technique » pensé dans MEOT est tel que l’invention technique, par son devenir comme par les contraintes proprement techniques qui pèsent sur elle, déborde en fait les usages qui l’avaient motivée au départ."
"Merleau-Ponty, autre source de Simondon."
-Jean-Hugues Barthélémy, "Simondon et Bergson", 8 février 2019: http://www.implications-philosophiques.org/non-classe/simondon-et-bergson/
https://journals.openedition.org/appareil/2253