"Simondon lui-même s'est opposé à la quasi-totalité des traditions intellectuelles: ontologie statique, monisme, pluralisme, idéalisme, réalisme, empirisme, innéisme, mécanisme, vitalisme, positivisme, dialectique et même phénoménologie. [...] Simondon est, à la lettre, un penseur révolutionnaire."
-Préface de Jean-Claude Beaune à Jean-Hugues Barthélémy, Penser l'individuation. Simondon et la philosophie de la nature, L'Harmattan, 2005, 260 pages.
"Ce fil directeur ou cette priorité est la sl/bversion des
alternotives classiques et donc d'abord du sol que constitue, pour ces
alternatives classiques, l'opposition du s1fiet et de l'oo/et. La philosophie
doit pour Simondon se faire autre qu'une connaissance
proprement dite, et cette altérité seule la légitimera dans son
rapport aux sciences, lesquelles en effet n'en finissent pas de
reprendre à la philosophie des objets que cette dernière avait un
moment cru pouvoir se réserver en tant que science à part - donc
encore, et naïvement, science à part. Au lieu de se réserver un objet,
la philosophie doit se définir par un autre rapport à ce que les
sciences ont déjà connu. Elle doit« voir» le non-ob-jet au sein des
ob-jets eux-mêmes.
Pour Simondon, ce non-ob-jet est le « processus
d'individuation », nouveau nom du devenir dont procède 10
connaissance eUe-même, qui ne fait donc pas face à son objet. Or, la
subversion de l'opposition du sujet et de l'objet, ainsi que des
alternatives classiques dont cette opposition fournit le sol, était
déjà d'une part le fil directeur, bien connu désormais, de la
phénoménologie geonano-françaiset • Cette subversion défmissait
d'autre part un mot d'ordre central pour la «philosophie de Ja
nature» conçue comme philosophie du devenir, dont le
représentant pour Simondon était par excellence Bergson, ainsi
que pour ce qu'il est convenu d'appeler «l'épistémologie
française », dont Bachelard reste le grand nom et le fut aussi pour Simondon1• Cllest pourquoi ce demier, dont Gilles Châtelet
rappelle à juste titre qu'il voulait J'abord subvertir les alternatives
dassiques2, se situe à la croisée de trois grandes pensées, qui par
ailleurs participent sans doute toutes de son écoute des sciences:
les pensées de Bergson, Bachelard et Merleau-Ponty, ces deux
derniers ayant été pour lui les enseignants - plus que les maîtres, il,
est vrai - dont l'enseignement fructifie jusqu'à se faire oublier:;,
tandis que le nom du premier apparaît certes, mais toujours dans
l'adversité."
(pp.18-19)
"Bachelard est le seul auteur dont Simondon conseille de lire l'« ensemble des œuvres »." (note 1 p.19)
"Simondon, dans sa volonté novatrice, n'a même pas cité ceux
qui pourtant restaient des ,fOllTCes incontestables. Ainsi en est-il de
Bergson pour le thème récurrent de la« priorité de l'ontogenèse»,
comme pensée du devenir ou de l'opération génétique des êtres, sur
«la critique et l'ontologie »\ ordonnées, elles, aux J/mc/uYes
llniriqms de ces êtres. Cet emprunt à Bergson motivera en retour
des ruptures avec le bergsonisme, notamment dans les modalités
du dépassement de l'alternative opposant mécanisme et vitalisme,
ou encore en ce qui conceme le statut théorico-pratique de la
technique et, par ce biais, de la science. A Merleau-Ponty
Simondon dédie L'individu et Ja genèse physico-bi%gique, mais surtout
il reprend les trois « ordreS» physique, vital et humain de La
sl'l'1lctJln tht comportement, tout en les problématisant plus
radicalement en tant que «régimes d'individuation» physique,
vital et «ttansindividuel ». Merleau-Ponty est également une source essentielle de l'attribution simondoruenne d'un statut de
paradigme méthodologique à la physique quantique, statut qui va
croissant de La stnlcture du comportement au Visible et l'invisible en
passant par le Cours de 1956-57 au Collège de France sur La
nature. Enfin, la critique de r I!Jlémotphisme - dont est encore
emp:runte la théorie kantienne de la connaissance comme union
d'une (<. matière» et d'une «fonne» - doit beaucoup à La
phénoménologie de la perception et à sa critique de 1'« intellectualisme ».
Quant à Bachelard, il est certain que Simondon lui doit une
part de son épistémologie du « réalisme des relations ». Mais cette
épistémologie, telle que S imondon la conçoit, n'est repérable chez
Bachelard qu'à certaines conditions, dont celle de montrer en quoi
la «dialectique» bachelardienne n'est plus une dialectique au sens
propre, mais tend à devenir déjà ce qu'elle sera pleinement chez
Simondon: une «transduction» par « déphasage» à partit d'un
centre. On pourra alors dire que l' « ontogenèse» de
l'individuation n'est ni une cosmogenèse proprement I/Jétaphysique comme chez Bergson, ni une ontologie phénoménologique
comme chez Merleau-Ponty, mais une « philosophie de la nature»
comme devenir, dont Bachelard avait d'autant moins exclu la
possibilité qu'il appelait à une « révolution einsteinienne»l en
philosophie pour laquelle le réalisme des relations s1mondonien
fait écho à la « valeur inductive de la relativité» - en tant que portée
philosophique de la relativité einsteinienne. Ajoutons que Simondon
fut marqué par les enseignements de Desanti et de Hyppolite.
Mais ses grandes lectures, dont on trouve la présence au moins
thématique dans son œuvre, furent, après Bergson, Bachelard et
Merleau-Ponty, les œuvres de Louis de Broglie et ceUes de
Raymond Ruyer." (pp.-19-20)
"
(pp.237-238)
-Jean-Hugues Barthélémy, Penser l'individuation. Simondon et la philosophie de la nature, L'Harmattan, 2005, 260 pages.