"Féministe et socialiste, Madeleine Pelletier garde la nostalgie de cet héritage lorsqu'elle décide d'acheter des pétards, le 14 juillet 1914: "Je voulais ressentir une impression de ma petite enfance", explique-t-elle. "La République m'apparaissait alors comme quelque chose de très beau". Mais la petite fille a grandi: "Mes pétards à la main, je pense combien est vain le fantôme après lequel je cours. Elle n'éclate plus, elle n'éclatera plus jamais la République. Des messieurs très sages, très terre à terre, l'incarnent, qui ne songent qu'à gagner le plus possible d'argent pour des dîners, des autos, des femmes stupides".
La désillusion de Madeleine Pelletier témoigne des faux-semblants d'une République faite de barbes ventripotentes qui néglige ou exclut une partie de la société. A des degrés divers, femmes, ouvriers, immigrés, vagabonds, colonisés, sont les oublié(e)s du régime... Si l'on a pris soin de réserver une place d'honneur, au banquet de 1889, aux maires des communes de Blida, Tunis et Hanoï, nul n'invite les indigènes au grand festin de la nation. Et les classes populaires en recueillent-elles davantage que des miettes ? La simplicité du protocole républicain occulte la réalité inégalitaire d'une société de classes.
De cela, les historiens sont aujourd'hui bien conscients, davantage sans doute que ne l'étaient les contemporains, qui pouvaient se penser comme un modèle démocratique et célébrer -plus ou moins sincèrement- le régime le plus avancé d'Europe: "Les trois républiques doivent être l'objet de notre éternelle gratitude. La Ier nous a donné la terre, la IIe le suffrage et la IIIe le savoir", grave-t-on sur le socle d'une Marianne inaugurée à Savines (Hautes-Alpes) en 1906. En ce temps-là, on aimait aussi bâtir: pour la seule ville de Paris, plus de 150 statues ont été érigées entre 1871 et 1914. En émerge le groupe monumental de Jules Dalou, Le Triomphe de la République: entourée du Travail, de la Justice et de la Paix, accompagnée de ses enfants -l'Instruction, l'Équité et la Richesse-, la République y est représentée sous sa forme combattante, le sein nu et coiffée d'un bonnet phrygien. Installé en 1899 sur la place de la Nation, le modèle de plâtre imitation bronze n'est coulé dans la fonte que dix ans plus tard, au terme d'une cérémonie exceptionnelle par son ampleur et par sa ferveur." (p.8-9)
"Fille de l' "année terrible" (Victor Hugo), la République naît sur les cendres d'une défaite militaire et d'une guerre civile.
Le traumatisme originel pousse les républicains à se projeter dans l'avenir et à ne jamais figer leur projet. Pour l'historien Nicolas Rousselier, "ils relancent à chaque génération l'obligation de poursuivre la tâche". A la recherche de cette "République imaginée", dont parle Vincent Duclert, ils s'inscrivent dans une dynamique progressiste qui correspond parfaitement à l'air du temps positiviste et qui permet surtout de dépasser les tensions du moment: l'enracinement du régime se fait par la promesse de meilleurs lendemains. En ce sens, le triomphe de la République n'est jamais acquis, mais toujours à venir." (p.10)
"Ce chapitre s'ouvre par le ralliement des catholiques monarchistes et s'achève avec l'entrée au gouvernement d'un militant socialiste. C'est dire l'ampleur du chemin parcouru en quelques années, sans qu'on puisse l'expliquer par une rupture électorale: la Chambre élue en 1898 ressemble à sa devancière ; les républicains y disposent d'une large majorité, partagée entre des modérés dominants et des radicaux en progrès, mais aussi en manque de certitudes. Jamais l'héritage de Jules Ferry, qui meurt en 1893, n'avait semblé si partagé. En témoignent la conquête coloniale et le conservatisme social que défendent les grandes figures du moment, notamment Méline et Waldeck-Rousseau. Ces deux disciples de Ferry envisagent pourtant différemment l'avenir de la République: tandis que l'un redoute par-dessus tout le collectivisme, l'autre craint le césarisme et le cléricalisme. C'est cette divergence d'appréciation -et de sensibilité- qui devient, au tournant du siècle, une irréductible ligne de démarcation idéologique. [...]
"C'est bien la peine d'avoir fait la République pour faire commander l'armée française par le tsar et être les protégés du pape !". Attribué au duc de Doudeauville, ce bon mot est repris par Clemenceau en 1892. La convergence de l'alliance russe et du ralliement semble en effet annoncer un véritable changement de base -un reniement, craint plutôt Clemenceau, qui s'éloigne à cette époque d'une vie politique renouvelée par l'entrée en scène de jeunes trentenaires qui occupent leurs premiers fauteuils ministériels: Louis Barthou, Paul Deschanel, Paul Doumer, Raymond Poincaré, rajeunissent des cabinets qui restent toutefois dominés par les figures anciennes de la République des fondateurs, poursuivies par les séquelles du scandale de Panama."(p.215-216)
"C'est d'abord Nicolas II qui visite Paris en octobre 1896. L'événement est considérable: depuis 1870, aucun souverain étranger n'avait rendu visite à la République !" (p.219)
"L'âge d'or du positivisme s'achève paradoxalement au moment où le régime républicain et l'école s'en revendiquent. Pour Gérard Cholvy, l'année 1886 marque une rupture symbolique, avec les conversions au catholicisme de Paul Claudel et de Charles de Foucauld, tandis que la publication du Roman russe de Melchior de Vogüe amorce une nouvelle mode littéraire, le naturalisme et son ambition scientifique s'effaçant derrière le retour du roman psychologique. Paul Bourget rencontre le succès en 1889 avec Le Disciple: l'ouvrage met en scène un philosophe déterministe qui conduit son élève dans une spirale criminelle, enrayée par le retour à la religion. Modèle du roman, Taine le lit avec amertume: "Ma génération est finie", conclut-il.
Autre figure majeure en plein désarroi, Ernest Renan ajoute en 1890 une sombre préface à son Avenir de la science: "Il est possible", explique-t-il, "qu'un abaissement réel du moral de l'humanité date du jour où elle a vu la réalité des choses". Ces doutes font écho à l'air du temps, qui témoigne, à l'échelle européenne, d'une première remise en cause du rationalisme." (p.220)
"A Rome, Léon XIII, épaulé par le cardinal Rampolla, réoriente habilement la stratégie pontificale pour "adapter le monde moderne à l'Église" (Jérôme Grondeux). S'il condamne sans appel "la secte maçonnique" (Humanum Genus, 1884), il encourage l'émergence du christianisme social (Rerum Novarum, 1891) et prend clairement position en faveur du ralliement des catholiques français à la République (Au milieu des sollicitudes, publiée en français en 1892). Il confirme la position avancée, le 12 novembre 1890, par le cardinal Lavigerie. Archevêque d'Alger, monarchiste de coeur, mais acteur de la colonisation républicaine, le prélat avait affiché sa volonté de "mettre un terme à nos divisions" et d'accepter le régime légal [...]
Le "toast d'Alger" et l'encyclique pontificale se heurtent toutefois à de profondes résistances, dont témoignent, par exemple, les professions de foi des conservateurs élus dans la Loire-Inférieure en 1893." (p.220-221)
"Nommé en novembre 1895, Léon Bourgeois compose le premier gouvernement franchement radical de la Troisième République. Il est néanmoins dépourvu de véritables majorité parlementaire. Si Alexandre Millerand lui promet, au nom des socialistes, "une union plus étroite et plus cordiale que jamais", ces voix d'extrême gauche restent fragiles et contribuent surtout à révulser une droite particulièrement remontée contre l'expérience radicale. "Ce cabinet Bourgeois ! Ah, l'horreur", s'insurge dans son journal intime la jeune Catherine Pozzi, fille d'un riche médecin parisien. Répétant tous les clichés de son milieu, l'adolescente lui reproche, en vrac, de faire la politique de la franc-maçonnerie, de mettre en péril l'alliance russe, d'accabler les Français de taxes: "Nous sommes le pays le plus imposé de tous !"
Défendu par Paul Doumer, le projet d'impôt sur le revenu constitue un casus belli. Chacun sait pourtant que le système fiscal hérité de la Révolution se caractérise par son archaïsme: surnommés les "quatre vieille", les contributions directes obéissent à un mode de prélèvement aussi opaque qu'injuste qu'il est devenu nécessaire de réformer. De là à admettre la progressivité de l'impôt, il y a un pas que les milieux d'affaires répugnent à franchir. Quant à la déclaration obligatoire des revenus, elle suscite une vive levée de boucliers relayée par les notables locaux et les conseils généraux. On crie à l'inquisition fiscale, et le Sénat déclenche l'assaut par des votes de défiance répétés qui aboutissent à la démission du cabinet." (p.224-225)
"La France devient un pays d'immigration: de 1872 à 1886, on note un doublement de la population étrangère, qui atteint 1.2 million de personnes. Cette accélération des flux s'explique en partie par la facilité des communications, mais elle est surtout la contrepartie d'un modèle social républicain fondé sur la petite exploitation paysanne et sur la faible natalité. Pour le dire autrement, la France manque de bras, principalement pour ses usines. Elle doit compter sur l'apport traditionnel d'une main-d’œuvre belge réputée docile, dure à l'effort et bon marché. Vers la fin du siècle, ce sont toutefois les Italiens, venus en nombre participer à la construction du chemin de fer, qui forment la première communauté étrangère, tandis que des immigrés d'Arménie ou d'Europe orientale fuient la misère ou les persécutions et trouvent refuge en France.
Franchie en 1881, la barre du million d'étrangers suscite de premières réactions hostiles qui se développent avec la crise économique. Ces incidents isolés peuvent dégénérer, comme le montre l'exemple des "vêpres marseillaises" de juin 1881, qui font trois morts parmi les ouvriers italiens. Dans un contexte de rivalité coloniale exacerbée, cette affaire fait l'objet d'une lecture politique: pour la presse républicaine, l'immigration devient un vrai sujet d'inquiétude ; on n'hésite plus à accabler l'étranger -voleur, barbare, sinon espion- de tous les maux. A Lyon comme dans d'autres villes, l'annonce de l'assassinat du président Carnot par un anarchiste italien déclenche des violences qui émaillent le mois de juillet 1894. Port cosmopolite par excellence, Marseille voit s'installer une légende noire qui l'érigera bientôt en "capitale du crime" livrée aux nervi italiens.
Les tensions xénophobes se multiplient: l'historien Laurent Dornel en recense une vingtaine dans les années 1870, une soixantaine pour la décennie suivante et plus de cent dans les années 1890. Dans les mines du Pas-de-Calais, où les ouvriers français reprochent aux Belges de travailler pour des salaires dérisoires, un grand mouvement de foule part de Drocourt, en août 1892, semant la panique dans les corons et poussant plusieurs centaines de Belges à la fuite. Un an plus tard, le 17 août 1893, au moins huit Italiens sont massacrés à Aigues-Mortes, où les "macaroni" travaillant aux Salines du Midi dans des conditions effroyables étaient haïs des ouvriers français. Si l'affaire déchaîne un tollé diplomatique, elle se solde par un acquittement général qui témoigne de la banalisation du discours xénophobe.
Le fait est nouveau dans une République bâtie par un naturalisée, Gambetta, et par d'anciens exilés politiques. Dès 1883, le conservateur Adolphe Pieyre puis le radical Christophe Pradon déposent des projets de lois pour taxer le travail des étrangers. Rejetée par les libéraux, tant en vertu des droits de l'homme qu'au nom des intérêts du patronat, l'idée revient régulièrement sur les bancs de la Chambre." (p.233-234)
"La naturalisation est également facilitée -environ un million d'étrangers en profitent avant 1914.
Les Belges -et les autres- acceptent d'autant plus facilement la nationalité française qu'ils sont victimes de nouvelles discriminations légales. Des mesures limitant l'emploi des étrangers sont en effet adoptées pour les professions médicales, puis élargies à de nombreux autres secteurs par les décrets Millerand de 1899. Tenus à l'écart des avantages syndicaux, traités à part dans la loi sur les accidents du travail (1899), les étrangers font également l'objet d'une surveillance particulière qui leur impose de déclarer leur résidence en mairie et d'obtenir un permis de travail." (p.235)
"De la "défense républicaine" de 1899 aux élections de combat (1902 et 1906), l'aube du XXe siècle est marquée par une exacerbation des passions politiques -une radicalisation, puisque c'est désormais le parti radical qui domine la scène politique, gouvernant avec les modérés et avec le soutien fragile des socialistes. Pour la première fois depuis bien longtemps, la République n'a -presque- plus d'ennemis à gauche. Rien n'illustre mieux ce coup de barre que le parcours étonnant de Francis de Pressensé: chroniqueur diplomatique, ce conservateur bascule avec l'affaire Dreyfus, entre dans la vie politique et se fait élire député socialiste. Le "Ravachol du Temps", selon l'un des nombreux surnoms qui lui sont donnés, témoigne des recompositions déclenchées par l'Affaire.
Cette nouvelle gauche, élargie et gouvernementale, se regroupe sous la bannière fédératrice de l'anticléricalisme, mais elle engage aussi un mouvement de démocratisation et suscite même un élan libéral -contrarié- qui mérite attention. Il faut en effet restituer à cette période trop souvent caricaturée son indétermination -la victoire n'a jamais semblé évidente- et sa complexité: derrière le "petit père Combes-, se profile la barbe blanche du président Loubet, qu'une "peur invincible du radicalisme", écrit Combes lui-même, conduit au compromis et au consensus." (p.253-254)
"Le législateur durcit donc la répression, notamment par la loi du 7 juillet 1904 qui interdit aux religieux "l'enseignement de tout ordre et de tout nature". Visés par la loi, les Frères des écoles chrétiennes doivent fermer plus de 2000 écoles. Si certains des 150 000 enfants concernés rejoignent l'enseignement laïque, la plupart entrent des d'autres écoles privées, plus ou moins laïcisées. Dans le Nord, beaucoup -comme le jeune Charles de Gaulle- suivent les écoles congréganistes qui ont déménagé de l'autre côté de la frontière belge." (p.266)
"Au-delà des principes, ce sont donc les détails de la loi qui font débat quand s'ouvre, le 21 mars 1905, l'une des plus longues discussions parlementaires de la Troisième République. Sont en effet déposés 320 amendements, "320 rochers à travers lesquels il a fallu conduire la barque", dira Briand, qui tient la tribune avec talent, tirant profit de l'important travail préparatoire mené avec une équipe au sein de laquelle se distingue un jeune protestant, Louis Méjan. Souvent cités, les débats font preuve d'une hauteur de vue et d'une éloquence qui témoignent tant de l'importance des enjeux que de la maturité du régime.
A droite et à gauche, deux minorités font bloc contre le projet. Pour les députés de l'Action libérale populaire, Groussau en tête, la séparation est une "espèce de persécution religieuse mieux organisée" et un "obstacle absolu à la tranquillité du pays". Tout aussi déterminée, une frange de libres-penseurs se réunit autour d'Édouard Vaillant et de Maurice Allard pour demander une "vraie séparation", la substitution des fêtes civiques aux fêtes religieuses, la remise des églises aux municipalités, qui en feront "des bibliothèques, des cours, des œuvres sociales".
Les modérés débattent principalement de l'article 4, qui prévoit, sur la suggestion de Francis de Pressensé et de Jean Jaurès, la mise en place d'associations cultuelles auxquelles reviendront les biens du clergé et la jouissance des lieux de culte. "Nous ne devons rien faire qui soit une atteinte à la libre constitution de ces églises", estime Briand, à qui l'on reproche de favoriser des schismes et de vouloir briser l'unité catholique. Les garanties qu'il offre, avec l'appui de Jaurès, inquiètent les radicaux -Clemenceau et Pelletan dénoncent "une loi qui consacre l'asservissement des fidèles au joug du pape romain" -et rassurent les modérés et la droite catholique. "Il est de toute nécessité que la presse catholique ne fasse pas état du succès obtenu, ce serait de mauvaise politique", note le cardinal Merry del Val, habile stratège qui s'inquiète en revanche de l'article 6, qui fait du Conseil d'Etat l'arbitre des conflits à venir.
"Je n'ai pas reculé devant les concessions nécessaires", conclut Aristide Briand, qui appelle chacun à reconnaître l'équilibre du compromis. De fait, l'abbé Lemire vote contre sans cacher qu'il le fait "avec des arguments qui font qu'il pourrait être pour" (sic)... Avec 341 voix contre 233, la majorité dépasse les espérances. A son tour, le Sénat vote la loi, qui définitivement adoptée le 6 décembre 1905. Alors qu'apparaissent de nouveaux sujets d'inquiétude sur le front international, la question religieuse semble apaisée." (p.276-278)
"Jaurès associait, en 1902, la question cléricale à la question sociale. La moitié du travail est accomplie, mais l'autre reste en friche. Aux obsèques de Louise Michel, inhumée en janvier 1905, au moment même où Combes démissionne, puis lors des grandes grèves qui marquent l'année 1906, s'expriment "des forces de protestation sociale que même la plus à gauche des Républiques ne pouvait toutes canaliser" (Maurice Agulhon)." (p.285)
"Vers 1914, 42% des défunts détiennent 0.3% du patrimoine national, tandis que 1% des héritages représentent 55% de la valeur des successions. Ces valeurs ont-elles évolué depuis que la République est installée ? A Lille, en 1872, l'écart entre les successions des industriels et celles des ouvriers était de 1 à 20 000 ; en 1912, il n'est plus que de 1 à 10 000. Convenons, avec Ernest Labrousse, qu' "il n'y a pas là de mutation qualitative". Comme le montre Thomas Piketty, il est impossible, contrairement à ce qu'affirment Paul Leroy-Beaulieu et les économistes libéraux, de prouver une quelconque réduction des inégalités.
Encore bien imprécises, ce qui témoignent d'une certaine myopie républicaine, ces statistiques ont gagné en précision grâce à la loi de 1901 sur la fiscalité des successions. L'administration peut désormais recueillir des informations qui montrent l'ampleur des inégalités. Comme l'admet en 1907 le ministre des Finances, Joseph Caillaux, "le fait est qu'un nombre fort restreint de personnes détiennent la plus grande partie de la fortune du pays"." (p.288)
"En l'espace d'une génération, les conditions de vie et la culture ouvrières ont évolué, moins en raison des rares avancées législatives que par l'effet d'une inversion de la conjoncture. La reprise économique se manifeste dès 1896 et plus encore après 1905: le succès de l'Exposition de 1900 est révélateur d'un climat d'euphorie retrouvé. La question cruciale de l'intégration républicaine des 6.6 millions d'ouvriers entre par conséquent dans une nouvelle phase.
Avec 222 700 grévistes recensés en 1900, l'Office du travail enregistrait un record qui est battu dès 1904 (271 000), puis encore en 1906 (438 500). Cette forte poussée s'explique, en partie du moins, par le raidissement du mouvement social. Après l'espoir et les déceptions du ministère Millerand, la CGT adopte une position plus dure dont témoigne l'avènement, à sa tête, de sa frange la plus révolutionnaire: Victor Griffuelhes, Émile Pouget, Georges Yvetot, incarnent une ligne intransigeante qui bataille pour l'émancipation ouvrière. Ne croyant guère aux sirènes de l'action parlementaire, ils défendent un "syndicalisme d'action directe" qui se traduit, dans les usines, par un surcroît de combativité: composée par Eugène Pottier en 1871, L'Internationale se diffuse dans l'ensemble du pays au cours des années 1890.
Le plus souvent spontanées, les grèves obéissent néanmoins à des logiques conjoncturelles, comme le montre l'exemple de Courrières, au printemps 1906." (p.289)
"La tension n'a pas le temps de retomber en ce terrible printemps 1906. La CGT organise en effet un "premier mai de combat" qui doit mobiliser ses troupes en faveur de la journée de huit heures [...] "comme s'ils n'ont pas déjà assez de temps pour boire !" ironise quand à lui le président de la chambre de commerce de Lyon... La grève est un réel succès, bien qu'inférieur aux espérances. [...]
Surnommé "le premier flic de France" et "le briseur de grèves", Clemenceau joue sur plusieurs tableaux. S'il fait voter la loi du 13 juillet 1906 sur le repos hebdomadaire, il ordonne surtout l'arrestation de plusieurs dirigeants cégétistes, auxquels il adjoint quelques nationalistes afin de réveiller le réflexe de défense républicaine contre le péril d'une conjonction des extrêmes. Mais le climat social reste profondément troublé, marqué par la révolte du Midi [...] et par la multiplication des conflits ouvriers. Paris prend peur -ou espoir, c'est selon- avec la grève des électriciens qui plonge la capitale dans l'obscurité, le 8 mars 1907." (p.291)
-Arnaud-Dominique Houte, Le triomphe de la République (1871-1914), La France contemporaine vol. 4, Paris, Éditions du Seuil, coll. Points Histoire, 2014, 470 pages.
La désillusion de Madeleine Pelletier témoigne des faux-semblants d'une République faite de barbes ventripotentes qui néglige ou exclut une partie de la société. A des degrés divers, femmes, ouvriers, immigrés, vagabonds, colonisés, sont les oublié(e)s du régime... Si l'on a pris soin de réserver une place d'honneur, au banquet de 1889, aux maires des communes de Blida, Tunis et Hanoï, nul n'invite les indigènes au grand festin de la nation. Et les classes populaires en recueillent-elles davantage que des miettes ? La simplicité du protocole républicain occulte la réalité inégalitaire d'une société de classes.
De cela, les historiens sont aujourd'hui bien conscients, davantage sans doute que ne l'étaient les contemporains, qui pouvaient se penser comme un modèle démocratique et célébrer -plus ou moins sincèrement- le régime le plus avancé d'Europe: "Les trois républiques doivent être l'objet de notre éternelle gratitude. La Ier nous a donné la terre, la IIe le suffrage et la IIIe le savoir", grave-t-on sur le socle d'une Marianne inaugurée à Savines (Hautes-Alpes) en 1906. En ce temps-là, on aimait aussi bâtir: pour la seule ville de Paris, plus de 150 statues ont été érigées entre 1871 et 1914. En émerge le groupe monumental de Jules Dalou, Le Triomphe de la République: entourée du Travail, de la Justice et de la Paix, accompagnée de ses enfants -l'Instruction, l'Équité et la Richesse-, la République y est représentée sous sa forme combattante, le sein nu et coiffée d'un bonnet phrygien. Installé en 1899 sur la place de la Nation, le modèle de plâtre imitation bronze n'est coulé dans la fonte que dix ans plus tard, au terme d'une cérémonie exceptionnelle par son ampleur et par sa ferveur." (p.8-9)
"Fille de l' "année terrible" (Victor Hugo), la République naît sur les cendres d'une défaite militaire et d'une guerre civile.
Le traumatisme originel pousse les républicains à se projeter dans l'avenir et à ne jamais figer leur projet. Pour l'historien Nicolas Rousselier, "ils relancent à chaque génération l'obligation de poursuivre la tâche". A la recherche de cette "République imaginée", dont parle Vincent Duclert, ils s'inscrivent dans une dynamique progressiste qui correspond parfaitement à l'air du temps positiviste et qui permet surtout de dépasser les tensions du moment: l'enracinement du régime se fait par la promesse de meilleurs lendemains. En ce sens, le triomphe de la République n'est jamais acquis, mais toujours à venir." (p.10)
"Ce chapitre s'ouvre par le ralliement des catholiques monarchistes et s'achève avec l'entrée au gouvernement d'un militant socialiste. C'est dire l'ampleur du chemin parcouru en quelques années, sans qu'on puisse l'expliquer par une rupture électorale: la Chambre élue en 1898 ressemble à sa devancière ; les républicains y disposent d'une large majorité, partagée entre des modérés dominants et des radicaux en progrès, mais aussi en manque de certitudes. Jamais l'héritage de Jules Ferry, qui meurt en 1893, n'avait semblé si partagé. En témoignent la conquête coloniale et le conservatisme social que défendent les grandes figures du moment, notamment Méline et Waldeck-Rousseau. Ces deux disciples de Ferry envisagent pourtant différemment l'avenir de la République: tandis que l'un redoute par-dessus tout le collectivisme, l'autre craint le césarisme et le cléricalisme. C'est cette divergence d'appréciation -et de sensibilité- qui devient, au tournant du siècle, une irréductible ligne de démarcation idéologique. [...]
"C'est bien la peine d'avoir fait la République pour faire commander l'armée française par le tsar et être les protégés du pape !". Attribué au duc de Doudeauville, ce bon mot est repris par Clemenceau en 1892. La convergence de l'alliance russe et du ralliement semble en effet annoncer un véritable changement de base -un reniement, craint plutôt Clemenceau, qui s'éloigne à cette époque d'une vie politique renouvelée par l'entrée en scène de jeunes trentenaires qui occupent leurs premiers fauteuils ministériels: Louis Barthou, Paul Deschanel, Paul Doumer, Raymond Poincaré, rajeunissent des cabinets qui restent toutefois dominés par les figures anciennes de la République des fondateurs, poursuivies par les séquelles du scandale de Panama."(p.215-216)
"C'est d'abord Nicolas II qui visite Paris en octobre 1896. L'événement est considérable: depuis 1870, aucun souverain étranger n'avait rendu visite à la République !" (p.219)
"L'âge d'or du positivisme s'achève paradoxalement au moment où le régime républicain et l'école s'en revendiquent. Pour Gérard Cholvy, l'année 1886 marque une rupture symbolique, avec les conversions au catholicisme de Paul Claudel et de Charles de Foucauld, tandis que la publication du Roman russe de Melchior de Vogüe amorce une nouvelle mode littéraire, le naturalisme et son ambition scientifique s'effaçant derrière le retour du roman psychologique. Paul Bourget rencontre le succès en 1889 avec Le Disciple: l'ouvrage met en scène un philosophe déterministe qui conduit son élève dans une spirale criminelle, enrayée par le retour à la religion. Modèle du roman, Taine le lit avec amertume: "Ma génération est finie", conclut-il.
Autre figure majeure en plein désarroi, Ernest Renan ajoute en 1890 une sombre préface à son Avenir de la science: "Il est possible", explique-t-il, "qu'un abaissement réel du moral de l'humanité date du jour où elle a vu la réalité des choses". Ces doutes font écho à l'air du temps, qui témoigne, à l'échelle européenne, d'une première remise en cause du rationalisme." (p.220)
"A Rome, Léon XIII, épaulé par le cardinal Rampolla, réoriente habilement la stratégie pontificale pour "adapter le monde moderne à l'Église" (Jérôme Grondeux). S'il condamne sans appel "la secte maçonnique" (Humanum Genus, 1884), il encourage l'émergence du christianisme social (Rerum Novarum, 1891) et prend clairement position en faveur du ralliement des catholiques français à la République (Au milieu des sollicitudes, publiée en français en 1892). Il confirme la position avancée, le 12 novembre 1890, par le cardinal Lavigerie. Archevêque d'Alger, monarchiste de coeur, mais acteur de la colonisation républicaine, le prélat avait affiché sa volonté de "mettre un terme à nos divisions" et d'accepter le régime légal [...]
Le "toast d'Alger" et l'encyclique pontificale se heurtent toutefois à de profondes résistances, dont témoignent, par exemple, les professions de foi des conservateurs élus dans la Loire-Inférieure en 1893." (p.220-221)
"Nommé en novembre 1895, Léon Bourgeois compose le premier gouvernement franchement radical de la Troisième République. Il est néanmoins dépourvu de véritables majorité parlementaire. Si Alexandre Millerand lui promet, au nom des socialistes, "une union plus étroite et plus cordiale que jamais", ces voix d'extrême gauche restent fragiles et contribuent surtout à révulser une droite particulièrement remontée contre l'expérience radicale. "Ce cabinet Bourgeois ! Ah, l'horreur", s'insurge dans son journal intime la jeune Catherine Pozzi, fille d'un riche médecin parisien. Répétant tous les clichés de son milieu, l'adolescente lui reproche, en vrac, de faire la politique de la franc-maçonnerie, de mettre en péril l'alliance russe, d'accabler les Français de taxes: "Nous sommes le pays le plus imposé de tous !"
Défendu par Paul Doumer, le projet d'impôt sur le revenu constitue un casus belli. Chacun sait pourtant que le système fiscal hérité de la Révolution se caractérise par son archaïsme: surnommés les "quatre vieille", les contributions directes obéissent à un mode de prélèvement aussi opaque qu'injuste qu'il est devenu nécessaire de réformer. De là à admettre la progressivité de l'impôt, il y a un pas que les milieux d'affaires répugnent à franchir. Quant à la déclaration obligatoire des revenus, elle suscite une vive levée de boucliers relayée par les notables locaux et les conseils généraux. On crie à l'inquisition fiscale, et le Sénat déclenche l'assaut par des votes de défiance répétés qui aboutissent à la démission du cabinet." (p.224-225)
"La France devient un pays d'immigration: de 1872 à 1886, on note un doublement de la population étrangère, qui atteint 1.2 million de personnes. Cette accélération des flux s'explique en partie par la facilité des communications, mais elle est surtout la contrepartie d'un modèle social républicain fondé sur la petite exploitation paysanne et sur la faible natalité. Pour le dire autrement, la France manque de bras, principalement pour ses usines. Elle doit compter sur l'apport traditionnel d'une main-d’œuvre belge réputée docile, dure à l'effort et bon marché. Vers la fin du siècle, ce sont toutefois les Italiens, venus en nombre participer à la construction du chemin de fer, qui forment la première communauté étrangère, tandis que des immigrés d'Arménie ou d'Europe orientale fuient la misère ou les persécutions et trouvent refuge en France.
Franchie en 1881, la barre du million d'étrangers suscite de premières réactions hostiles qui se développent avec la crise économique. Ces incidents isolés peuvent dégénérer, comme le montre l'exemple des "vêpres marseillaises" de juin 1881, qui font trois morts parmi les ouvriers italiens. Dans un contexte de rivalité coloniale exacerbée, cette affaire fait l'objet d'une lecture politique: pour la presse républicaine, l'immigration devient un vrai sujet d'inquiétude ; on n'hésite plus à accabler l'étranger -voleur, barbare, sinon espion- de tous les maux. A Lyon comme dans d'autres villes, l'annonce de l'assassinat du président Carnot par un anarchiste italien déclenche des violences qui émaillent le mois de juillet 1894. Port cosmopolite par excellence, Marseille voit s'installer une légende noire qui l'érigera bientôt en "capitale du crime" livrée aux nervi italiens.
Les tensions xénophobes se multiplient: l'historien Laurent Dornel en recense une vingtaine dans les années 1870, une soixantaine pour la décennie suivante et plus de cent dans les années 1890. Dans les mines du Pas-de-Calais, où les ouvriers français reprochent aux Belges de travailler pour des salaires dérisoires, un grand mouvement de foule part de Drocourt, en août 1892, semant la panique dans les corons et poussant plusieurs centaines de Belges à la fuite. Un an plus tard, le 17 août 1893, au moins huit Italiens sont massacrés à Aigues-Mortes, où les "macaroni" travaillant aux Salines du Midi dans des conditions effroyables étaient haïs des ouvriers français. Si l'affaire déchaîne un tollé diplomatique, elle se solde par un acquittement général qui témoigne de la banalisation du discours xénophobe.
Le fait est nouveau dans une République bâtie par un naturalisée, Gambetta, et par d'anciens exilés politiques. Dès 1883, le conservateur Adolphe Pieyre puis le radical Christophe Pradon déposent des projets de lois pour taxer le travail des étrangers. Rejetée par les libéraux, tant en vertu des droits de l'homme qu'au nom des intérêts du patronat, l'idée revient régulièrement sur les bancs de la Chambre." (p.233-234)
"La naturalisation est également facilitée -environ un million d'étrangers en profitent avant 1914.
Les Belges -et les autres- acceptent d'autant plus facilement la nationalité française qu'ils sont victimes de nouvelles discriminations légales. Des mesures limitant l'emploi des étrangers sont en effet adoptées pour les professions médicales, puis élargies à de nombreux autres secteurs par les décrets Millerand de 1899. Tenus à l'écart des avantages syndicaux, traités à part dans la loi sur les accidents du travail (1899), les étrangers font également l'objet d'une surveillance particulière qui leur impose de déclarer leur résidence en mairie et d'obtenir un permis de travail." (p.235)
"De la "défense républicaine" de 1899 aux élections de combat (1902 et 1906), l'aube du XXe siècle est marquée par une exacerbation des passions politiques -une radicalisation, puisque c'est désormais le parti radical qui domine la scène politique, gouvernant avec les modérés et avec le soutien fragile des socialistes. Pour la première fois depuis bien longtemps, la République n'a -presque- plus d'ennemis à gauche. Rien n'illustre mieux ce coup de barre que le parcours étonnant de Francis de Pressensé: chroniqueur diplomatique, ce conservateur bascule avec l'affaire Dreyfus, entre dans la vie politique et se fait élire député socialiste. Le "Ravachol du Temps", selon l'un des nombreux surnoms qui lui sont donnés, témoigne des recompositions déclenchées par l'Affaire.
Cette nouvelle gauche, élargie et gouvernementale, se regroupe sous la bannière fédératrice de l'anticléricalisme, mais elle engage aussi un mouvement de démocratisation et suscite même un élan libéral -contrarié- qui mérite attention. Il faut en effet restituer à cette période trop souvent caricaturée son indétermination -la victoire n'a jamais semblé évidente- et sa complexité: derrière le "petit père Combes-, se profile la barbe blanche du président Loubet, qu'une "peur invincible du radicalisme", écrit Combes lui-même, conduit au compromis et au consensus." (p.253-254)
"Le législateur durcit donc la répression, notamment par la loi du 7 juillet 1904 qui interdit aux religieux "l'enseignement de tout ordre et de tout nature". Visés par la loi, les Frères des écoles chrétiennes doivent fermer plus de 2000 écoles. Si certains des 150 000 enfants concernés rejoignent l'enseignement laïque, la plupart entrent des d'autres écoles privées, plus ou moins laïcisées. Dans le Nord, beaucoup -comme le jeune Charles de Gaulle- suivent les écoles congréganistes qui ont déménagé de l'autre côté de la frontière belge." (p.266)
"Au-delà des principes, ce sont donc les détails de la loi qui font débat quand s'ouvre, le 21 mars 1905, l'une des plus longues discussions parlementaires de la Troisième République. Sont en effet déposés 320 amendements, "320 rochers à travers lesquels il a fallu conduire la barque", dira Briand, qui tient la tribune avec talent, tirant profit de l'important travail préparatoire mené avec une équipe au sein de laquelle se distingue un jeune protestant, Louis Méjan. Souvent cités, les débats font preuve d'une hauteur de vue et d'une éloquence qui témoignent tant de l'importance des enjeux que de la maturité du régime.
A droite et à gauche, deux minorités font bloc contre le projet. Pour les députés de l'Action libérale populaire, Groussau en tête, la séparation est une "espèce de persécution religieuse mieux organisée" et un "obstacle absolu à la tranquillité du pays". Tout aussi déterminée, une frange de libres-penseurs se réunit autour d'Édouard Vaillant et de Maurice Allard pour demander une "vraie séparation", la substitution des fêtes civiques aux fêtes religieuses, la remise des églises aux municipalités, qui en feront "des bibliothèques, des cours, des œuvres sociales".
Les modérés débattent principalement de l'article 4, qui prévoit, sur la suggestion de Francis de Pressensé et de Jean Jaurès, la mise en place d'associations cultuelles auxquelles reviendront les biens du clergé et la jouissance des lieux de culte. "Nous ne devons rien faire qui soit une atteinte à la libre constitution de ces églises", estime Briand, à qui l'on reproche de favoriser des schismes et de vouloir briser l'unité catholique. Les garanties qu'il offre, avec l'appui de Jaurès, inquiètent les radicaux -Clemenceau et Pelletan dénoncent "une loi qui consacre l'asservissement des fidèles au joug du pape romain" -et rassurent les modérés et la droite catholique. "Il est de toute nécessité que la presse catholique ne fasse pas état du succès obtenu, ce serait de mauvaise politique", note le cardinal Merry del Val, habile stratège qui s'inquiète en revanche de l'article 6, qui fait du Conseil d'Etat l'arbitre des conflits à venir.
"Je n'ai pas reculé devant les concessions nécessaires", conclut Aristide Briand, qui appelle chacun à reconnaître l'équilibre du compromis. De fait, l'abbé Lemire vote contre sans cacher qu'il le fait "avec des arguments qui font qu'il pourrait être pour" (sic)... Avec 341 voix contre 233, la majorité dépasse les espérances. A son tour, le Sénat vote la loi, qui définitivement adoptée le 6 décembre 1905. Alors qu'apparaissent de nouveaux sujets d'inquiétude sur le front international, la question religieuse semble apaisée." (p.276-278)
"Jaurès associait, en 1902, la question cléricale à la question sociale. La moitié du travail est accomplie, mais l'autre reste en friche. Aux obsèques de Louise Michel, inhumée en janvier 1905, au moment même où Combes démissionne, puis lors des grandes grèves qui marquent l'année 1906, s'expriment "des forces de protestation sociale que même la plus à gauche des Républiques ne pouvait toutes canaliser" (Maurice Agulhon)." (p.285)
"Vers 1914, 42% des défunts détiennent 0.3% du patrimoine national, tandis que 1% des héritages représentent 55% de la valeur des successions. Ces valeurs ont-elles évolué depuis que la République est installée ? A Lille, en 1872, l'écart entre les successions des industriels et celles des ouvriers était de 1 à 20 000 ; en 1912, il n'est plus que de 1 à 10 000. Convenons, avec Ernest Labrousse, qu' "il n'y a pas là de mutation qualitative". Comme le montre Thomas Piketty, il est impossible, contrairement à ce qu'affirment Paul Leroy-Beaulieu et les économistes libéraux, de prouver une quelconque réduction des inégalités.
Encore bien imprécises, ce qui témoignent d'une certaine myopie républicaine, ces statistiques ont gagné en précision grâce à la loi de 1901 sur la fiscalité des successions. L'administration peut désormais recueillir des informations qui montrent l'ampleur des inégalités. Comme l'admet en 1907 le ministre des Finances, Joseph Caillaux, "le fait est qu'un nombre fort restreint de personnes détiennent la plus grande partie de la fortune du pays"." (p.288)
"En l'espace d'une génération, les conditions de vie et la culture ouvrières ont évolué, moins en raison des rares avancées législatives que par l'effet d'une inversion de la conjoncture. La reprise économique se manifeste dès 1896 et plus encore après 1905: le succès de l'Exposition de 1900 est révélateur d'un climat d'euphorie retrouvé. La question cruciale de l'intégration républicaine des 6.6 millions d'ouvriers entre par conséquent dans une nouvelle phase.
Avec 222 700 grévistes recensés en 1900, l'Office du travail enregistrait un record qui est battu dès 1904 (271 000), puis encore en 1906 (438 500). Cette forte poussée s'explique, en partie du moins, par le raidissement du mouvement social. Après l'espoir et les déceptions du ministère Millerand, la CGT adopte une position plus dure dont témoigne l'avènement, à sa tête, de sa frange la plus révolutionnaire: Victor Griffuelhes, Émile Pouget, Georges Yvetot, incarnent une ligne intransigeante qui bataille pour l'émancipation ouvrière. Ne croyant guère aux sirènes de l'action parlementaire, ils défendent un "syndicalisme d'action directe" qui se traduit, dans les usines, par un surcroît de combativité: composée par Eugène Pottier en 1871, L'Internationale se diffuse dans l'ensemble du pays au cours des années 1890.
Le plus souvent spontanées, les grèves obéissent néanmoins à des logiques conjoncturelles, comme le montre l'exemple de Courrières, au printemps 1906." (p.289)
"La tension n'a pas le temps de retomber en ce terrible printemps 1906. La CGT organise en effet un "premier mai de combat" qui doit mobiliser ses troupes en faveur de la journée de huit heures [...] "comme s'ils n'ont pas déjà assez de temps pour boire !" ironise quand à lui le président de la chambre de commerce de Lyon... La grève est un réel succès, bien qu'inférieur aux espérances. [...]
Surnommé "le premier flic de France" et "le briseur de grèves", Clemenceau joue sur plusieurs tableaux. S'il fait voter la loi du 13 juillet 1906 sur le repos hebdomadaire, il ordonne surtout l'arrestation de plusieurs dirigeants cégétistes, auxquels il adjoint quelques nationalistes afin de réveiller le réflexe de défense républicaine contre le péril d'une conjonction des extrêmes. Mais le climat social reste profondément troublé, marqué par la révolte du Midi [...] et par la multiplication des conflits ouvriers. Paris prend peur -ou espoir, c'est selon- avec la grève des électriciens qui plonge la capitale dans l'obscurité, le 8 mars 1907." (p.291)
-Arnaud-Dominique Houte, Le triomphe de la République (1871-1914), La France contemporaine vol. 4, Paris, Éditions du Seuil, coll. Points Histoire, 2014, 470 pages.