https://www.cairn.info/revue-parlements1-2013-3-page-59.htm
"Tout au long de la décennie séparant les deux crises boulangiste et dreyfusienne, divers épisodes successifs viennent alimenter l’antiparlementarisme latent et préparer sa résurgence.
L’échec du boulangisme et surtout sa liquidation abrupte par les vainqueurs nourrissent chez les vaincus une rancœur et un désir de revanche qui vont laisser des traces durables. Ce sera d’ailleurs l’un des leitmotivs dreyfusards, « la boulange renaît », et l’on va retrouver, en 1898, dans chaque camp, une bonne partie des anciens adversaires qui, par-delà le cas du capitaine Dreyfus, cherchent à régler d’autres comptes plus généraux et plus anciens."
"Sur un plan plus intellectuel, la dernière décennie du siècle voit s’épanouir une contestation idéologique de la démocratie parlementaire qui prépare le terrain à l’Action française. La vérité, c’est l’efficacité, c’est-à-dire l’autorité, le chef, la décision, pas les bavardages interminables des élus et les batailles d’ordres du jour ; au rationalisme kantien s’opposent désormais l’intuition, l’élan vital, l’idée qu’il existe d’autres voies plus efficaces d’appréhender le réel que la seule raison desséchante et un moralisme abstrait. On constate à l’époque une intense fermentation qui va donner vie au nationalisme et dont on connaît la riche expression littéraire : Le Disciple de Bourget (1889), la « faillite de la science » annoncée par Brunetière en 1895, Le Roman de l’énergie nationale auquel Barrès songe dès 1896, Les Morts qui parlent de Vogüé (1899), satire autobiographique du Palais-Bourbon, etc. C’est maintenant toute l’assise idéologique de la République parlementaire qui est méthodiquement remise en cause."
"Le véritable antiparlementarisme récuse a priori l’existence même du Parlement, soit par rejet absolu de la démocratie, soit par attachement à la démocratie directe, jugée seule valable et donc incompatible avec toute idée de représentation ou de délégation de pouvoir, assimilée à une confiscation bourgeoise de la souveraineté populaire. Or les adversaires avoués de la démocratie sont extrêmement rares avant l’Action française, y compris dans les rangs nationalistes ; aucun groupement n’inscrit à son programme la suppression pure et simple des chambres et d’un minimum de contrôle exercé sur le pouvoir exécutif. Certes on peut estimer que certains y songent et, pour ne pas effaroucher l’opinion dominante, dissimulent leurs vœux sous des formules moins précises (appel au coup d’État, apologie du chef), mais bien peu osent s’exprimer avec franchise et réclamer nettement une dictature définitive : recevant le 24 mars 1898 Hanotaux sous la Coupole, Vogüé qualifie le 2 décembre 1851 d’« opération de police un peu rude » et le mot fait scandale sur le moment. Même Drumont n’ose pas définir précisément le gouvernement de ses rêves, alors que tout permet de croire qu’il le voit sous des couleurs plus qu’énergiques. C’est en cela précisément que l’Action française fera la différence avec le nationalisme antidreyfusard originel, en assumant violemment son programme autoritaire. Quant aux tenants de la démocratie directe, on les trouve dans les rangs anarchistes et certaines franges du socialisme, mais leur audience paraît alors limitée."
"On ne peut confondre ce rejet catégorique avec les vues des partisans d’un régime présidentiel plus ou moins inspiré des États-Unis, réclamant l’élection du président de la République au suffrage universel et des ministres pris hors du Parlement et responsables seulement devant le chef de l’État. Déroulède appelle ce modèle la République plébiscitaire, sans réaliser que cette titulature malencontreuse donne à son projet un aspect césarien propre à le rendre inaudible, alors qu’il propose en réalité un système qu’on qualifiera plus justement de « pré-gaullien ». Il est d’ailleurs suggestif de constater combien ce terme de République plébiscitaire passe mal chez les nationalistes, y compris dans les rangs les plus fidèles de la Ligue des patriotes. Déroulède ne songe nullement à supprimer le Parlement et son droit de contrôle et il déclare à plusieurs reprises son rejet de toute dictature, mais il veut relever l’exécutif et rééquilibrer les rapports entre les deux pouvoirs par des voies qui heurtent toute la culture politique de son temps, puisque pour la quasi-totalité des Français, décembre 1848 conduit forcément à décembre 1851."
"Si l’antiparlementarisme antidreyfusard reprend globalement les thèmes déjà rodés par le boulangisme, il y ajoute quelques ingrédients inconnus dix ans plus tôt et le premier tient à la présence d’arguments antisémites : le parlementarisme, assurent Drumont et son clan, favorise la domination juive ou judéo-maçonnique, ce que confirment les divers débats sur la question juive à leurs yeux . D’autre part, l’hostilité aux chambres s’exprime de façon plus ouvertement agressive que par le passé : les boulangistes avaient popularisé le thème du balai et c’était même le titre d’une de leurs feuilles ; il s’agissait de balayer par les urnes la chambre élue en 1885 pour lui substituer une chambre honnête et efficace. En 1899, le sabre a remplacé le balai électoral et certains nationalistes appellent explicitement l’Armée à intervenir : « N’y aura-t-il point, parmi vous, un homme de résolution et de caractère ? », lance la Civilisation du 14 mai 1899 aux officiers, et le poète Coppée renchérit en bon bonapartiste dans la Patrie du 30 mars 1900 : « Depuis vingt ans, la France souffre d’un de ces fibromes qui s’appelle le parlementarisme. Allons, vite, un chirurgien ! »."
"Le projet de république présidentielle défendu par Déroulède inspire à ce dernier force diatribes contre le régime de 1875, imposé, dit-il, à la France par Bismarck pour l’affaiblir à l’intérieur et l’isoler à l’extérieur, mais la virulence de la forme dissimule un fond relativement modéré. En 1890, le tribun lance à la Chambre ces propos en totale contradiction avec la culture politique du temps : « Il y a plusieurs formes de République ; vous n’êtes pas la République, vous êtes une République, la République parlementaire », et il ajoute : « Certes, sous cette forme que je combats, elle a rendu des services au pays, je ne le conteste pas. ». À l’apogée du boulangisme et au moment où tous ses alliés célébraient déjà la mort prochaine du parlementarisme, il avait même déclaré : « Nous ne voulons pas l’abolition du parlementarisme, mas sa réglementation. » On perçoit ainsi toute la contradiction de sa démarche, juxtaposant fins modérées et moyens violents : Déroulède prône un régime proche de ce que sera la Ve République mais est prêt à recourir à la force pour l’imposer, alors que plusieurs de ses ligueurs ont l’attitude inverse et ne répugneraient sans doute pas à un régime à poigne, mais n’entendent prendre aucun risque pour l’obtenir.
Déroulède n’a jamais approfondi sérieusement ses conceptions ni rédigé le moindre projet de constitution. Il s’est borné à résumer ses idées en 1901 dans un tract intitulé La République du peuple, pour et par le peuple, très abondamment diffusé, qui mélange la constitution de 1848 et celle des États-Unis. Mais, quelles que soient l’imprécision du schéma et ses variations (par exemple sur le Sénat, à supprimer puis à maintenir), Déroulède est le seul meneur nationaliste à tenter de dépasser la simple imprécation contre le Parlement, parce qu’il sait que l’on ne détruit que ce que l’on remplace. Il propose une alternative que l’avenir jugera crédible mais que ses contemporains ne comprennent absolument pas, y compris ses propres alliés qui accueillent ces idées avec indifférence voire mépris et s’effarouchent du mot plébiscite."
-Bertrand Joly, « L'antiparlementarisme des nationalistes antidreyfusards », Parlement[s], Revue d'histoire politique, 2013/3 (n° HS 9), p. 59-71.
https://www.cairn.info/revue-mil-neuf-cent-2001-1-page-109.htm
"On estime généralement que le rôle politique de Déroulède et de sa ligue s’arrête en 1899, brisé net par la répression policière et judiciaire du gouvernement de défense républicaine, et qu’il en est de même pour l’ensemble du nationalisme antidreyfusard, définitivement battu aux législatives de 1902 et presque aussitôt dispersé. Cette vision traditionnelle, globalement fondée, ne permet toutefois pas d’expliquer pourquoi, à la veille de la guerre, ce sont deux membres de la Ligue des patriotes qui président le Conseil municipal de Paris et le Conseil général de la Seine, avec le soutien d’une partie de l’ancienne majorité dreyfusarde."
"La coalition antidreyfusarde est extrêmement hétérogène, voire hétéroclite [...] les affrontements en son sein sont permanents et par conséquent [...] les rapports de force internes y ont beaucoup évolué depuis 1897. Or, l’élimination des activistes à l’été 1899 donne soudain la direction du mouvement nationaliste à la Ligue de la patrie française, c’est-à-dire, pour simplifier, aux éléments les plus modérés, qui ne s’y attendaient pas, n’y sont pas préparés et ne seront guère à la hauteur de leur tâche. Confortés par la victoire aux municipales de Paris (mai 1900), ils vont mener l’opposition jusqu’en 1902, en occupant une position intermédiaire entre ses diverses composantes qui se détestent et en nouant de discrets contacts avec les amis de Méline : il leur faut impérativement être crédibles et rassurer les électeurs, ce qui implique la marginalisation des éléments les plus excités et explique notamment la liquidation énergique des groupes antisémites en 1901 (Ligue antisémitique de Guérin et Jeunesse antisémitique de Dubuc). Dans cet ensemble discordant, la Ligue des patriotes, rendue suspecte par ses velléités séditieuses et affaiblie par l’exil de son chef, a beaucoup de difficultés à exercer une influence quelconque et va longtemps rester très discrète."
"Tel est le cadre général, peu favorable, dans lequel Déroulède, en exil à Saint-Sébastien, va tenter de poursuivre son combat. Or, il a fort peu d’atouts dans son jeu, beaucoup moins encore qu’il ne se l’imagine, et il va lui falloir près de trois ans pour l’admettre. En effet, aux difficultés évidentes liées à l’éloignement, s’ajoutent deux handicaps insurmontables : le premier est la situation de sa ligue, dont les effectifs et les moyens financiers baissent dangereusement ; le second est Déroulède lui-même dont les conceptions politiques déplaisent souverainement à ses alliés. Ce qu’il appelle bien malencontreusement la « République plébiscitaire », c’est-à-dire une République dont le président, élu au suffrage universel, exercerait l’essentiel du pouvoir exécutif, évoque beaucoup trop l’Empire pour convaincre, et les ligueurs eux-mêmes, malgré leur grande fidélité à leur chef, refusent catégoriquement de faire campagne sur un programme aussi impopulaire ; en outre, Déroulède représente l’agitation au moment où l’opposition se vante d’incarner l’ordre ; enfin il refuse les nécessités du combat unitaire, c’est-à-dire l’alliance avec les monarchistes et les parlementaires mélinistes d’une part, les principaux thèmes nationalistes (antisémitisme, antiprotestantisme, anglophobie) de l’autre, au nom d’une orthodoxie républicaine jugée intempestive par ses alliés."
"La défaite modifie considérablement la situation à droite en rompant l’unité d’ailleurs fragile de l’opposition, en condamnant les anciens mouvements antidreyfusards et en lançant le signal d’un lent et profond travail de reclassement qui va se poursuivre pendant plusieurs années. Comme de nouveaux partis ou ligues se créent ou émergent, il va peu à peu apparaître que les vaincus de 1902 ont à choisir entre trois orientations, s’ils veulent politiquement survivre :
– L’Action française représente à la fois le maintien d’une opposition absolue au régime et en même temps un approfondissement de cette opposition, tant dans la doctrine que par la pratique, résolument factieuse et anti-électoraliste, au moins en paroles. Elle présente toutefois l’inconvénient d’être royaliste, ce qui peut heurter le républicanisme des derniers héritiers du boulangisme, et son implantation médiocre dans les premières années du siècle n’en fait pas un candidat encore très crédible au pouvoir.
– L’Action libérale populaire incarne le Ralliement, donc une opposition modérée au régime, et paraît alors avoir plus d’avenir. Gérée avec un sérieux qui tranche sur les habitudes des ligues, elle a des principes, des moyens financiers et bientôt des effectifs importants, mais elle est trop cléricale et la question religieuse qui se rouvre la rejette forcément dans une opposition plus tranchée qu’elle ne le souhaitait au départ.
– Restent les Républicains modérés hostiles au Bloc des gauches, ceux qui vont former la Fédération républicaine en 1903. Ils ont, pour bien des nationalistes, le défaut de rester fidèles au parlementarisme et eux-mêmes se méfient des aventuriers de l’opposition, mais ils constituent l’unique voie pour cette partie du nationalisme qui reste malgré tout attachée à la République.
Il ne faut pas s’y tromper : cette apparente clarté du choix à faire est très largement rétrospective. Aux yeux des contemporains, la situation ne se décante que progressivement, au rythme des défaites électorales successives et de divers incidents que l’on va décrire, ce qui explique les hésitations bien visibles des années 1902-1904 (voire 1906) et aggravées encore par la question religieuse."
"Les derniers revers du nationalisme en 1904 vont confirmer que l’action purement politique est une impasse dont il faut sortir. Aux municipales parisiennes de 1904, la coalition nationaliste perd la majorité, ce qui donne le coup de grâce à la Ligue de la patrie française et aux derniers antisémites. Cette défaite consacre la domination des modérés sur la coalition antiministérielle, décourage les éléments actifs qui rejoignent l’Action française et montre aux derniers nationalistes l’urgence d’un reclassement ; elle prouve aussi que seuls survivent les élus qui savent se modérer et, en mordant vers le centre, réunir un électorat plus large que le vote protestataire de 1900."
"Dès 1903, Déroulède songe à revenir à la ligue de 1882, c’est-à-dire à une action plus patriotique que politique. Au cours des mois qui suivent et alors qu’il renonce (amnistie oblige) à tout projet d’agitation, il commence à entrevoir la possibilité d’une nouvelle alliance avec les modérés qui l’avaient aidé jadis à fonder sa ligue, au moment où l’aile droite du Bloc des gauches donne des signes de lassitude. L’affaire Delsor et quelques indices supplémentaires (comme la campagne contre Pelletan, l’évolution socialiste et l’affaire des fiches) confirment ces vues : une faille existe du côté des progressistes et de certains radicaux, prémices d’une éventuelle recomposition politique. L’ennemi, ce n’est plus le bloc indistinct des dreyfusards mais son aile gauche seule, et la bête noire, ce n’est plus Waldeck ou même Combes, mais Jaurès que le Drapeau, organe (peu lu) de la ligue, poursuit d’une haine frénétique. Il faut par conséquent tirer un trait sur le passé, cesser une opposition manifestement stérile, tendre la main à d’anciens ennemis et livrer bataille sur les questions patriotiques. On résume là un tournant lent et peu visible, en germe depuis 1902 et encore inachevé à la fin de l’exil, mais on peut admettre de façon plausible que les grandes lignes de la nouvelle orientation se mettent en place à la fin de l’hiver 1903-1904. Un incident symbolise bien cette évolution : apprenant la mort de Waldeck-Rousseau, Déroulède envoie à sa veuve, le 11 août 1904, un télégramme de condoléances rendant un hommage appuyé au défunt et évoquant leurs « premières et cordiales relations chez Gambetta » : rappel des vieilles solidarités gambettistes et politique de la main tendue, qui provoque stupéfaction et indignation dans son propre camp.
Cette nouvelle stratégie réclame forcément diverses concessions de la part de Déroulède et des siens. La plus douloureuse pour l’exilé est l’abandon de son cher plébiscite, nom qu’il donnait imprudemment à l’élection du président de la République au suffrage universel ; il cesse d’y faire constamment allusion dans ses interventions puis, en 1906, le radiera officiellement de son programme . Les autres sacrifices semblent plus légers : modération dans l’affaire des fiches, refus de toute intervention dans l’agitation religieuse, rappel des troupes à l’orthodoxie républicaine (cela vise l’Action française, mais aussi l’Action libérale), vote par quatre députés nationalistes de la loi de Séparation , plus tard acceptation sans réserve de la conclusion donnée à l’affaire Dreyfus. En décembre 1904, le duel assez ridicule avec Jaurès désigne l’unique ennemi à combattre désormais : l’extrême gauche antimilitariste et pacifiste, ceux que l’on appelle globalement les « sans-patrie ».
Déjà très affaiblie, la Ligue des patriotes commence par maugréer face à un changement aussi radical puis, dans l’ensemble, finit par se soumettre, Henri Galli, qui a remplacé Déroulède pendant l’exil, jouant d’ailleurs un grand rôle dans le rapprochement avec les modérés à l’Hôtel de ville. Il est évident que les élus de la ligue, qui ont impérieusement besoin des voix du centre, poussent vivement dans le même sens. Le prix à payer est forcément le départ des éléments les plus offensifs, déçus par la nouvelle ligne du mouvement qui se transforme lentement en cercle de notables parisiens."
"Insensiblement, il se rapproche du pouvoir que l’éloignement socialiste déporte à droite, et la ligue soutient désormais Barthou, Briand, Doumer, Millerand, Viviani et même Clemenceau, en plaçant de grands espoirs en Poincaré. [...] En 1913, les ligueurs appartiendront sans réserves à la majorité poincariste et Galli, nouvel élu du ive arrondissement, s’inscrira au groupe parlementaire progressiste."
-Bertrand Joly, « L'évolution de Paul Déroulède et de la Ligue des patriotes (1900-1913) », Mil neuf cent. Revue d'histoire intellectuelle, 2001/1 (n° 19), p. 109-117.
"Tout au long de la décennie séparant les deux crises boulangiste et dreyfusienne, divers épisodes successifs viennent alimenter l’antiparlementarisme latent et préparer sa résurgence.
L’échec du boulangisme et surtout sa liquidation abrupte par les vainqueurs nourrissent chez les vaincus une rancœur et un désir de revanche qui vont laisser des traces durables. Ce sera d’ailleurs l’un des leitmotivs dreyfusards, « la boulange renaît », et l’on va retrouver, en 1898, dans chaque camp, une bonne partie des anciens adversaires qui, par-delà le cas du capitaine Dreyfus, cherchent à régler d’autres comptes plus généraux et plus anciens."
"Sur un plan plus intellectuel, la dernière décennie du siècle voit s’épanouir une contestation idéologique de la démocratie parlementaire qui prépare le terrain à l’Action française. La vérité, c’est l’efficacité, c’est-à-dire l’autorité, le chef, la décision, pas les bavardages interminables des élus et les batailles d’ordres du jour ; au rationalisme kantien s’opposent désormais l’intuition, l’élan vital, l’idée qu’il existe d’autres voies plus efficaces d’appréhender le réel que la seule raison desséchante et un moralisme abstrait. On constate à l’époque une intense fermentation qui va donner vie au nationalisme et dont on connaît la riche expression littéraire : Le Disciple de Bourget (1889), la « faillite de la science » annoncée par Brunetière en 1895, Le Roman de l’énergie nationale auquel Barrès songe dès 1896, Les Morts qui parlent de Vogüé (1899), satire autobiographique du Palais-Bourbon, etc. C’est maintenant toute l’assise idéologique de la République parlementaire qui est méthodiquement remise en cause."
"Le véritable antiparlementarisme récuse a priori l’existence même du Parlement, soit par rejet absolu de la démocratie, soit par attachement à la démocratie directe, jugée seule valable et donc incompatible avec toute idée de représentation ou de délégation de pouvoir, assimilée à une confiscation bourgeoise de la souveraineté populaire. Or les adversaires avoués de la démocratie sont extrêmement rares avant l’Action française, y compris dans les rangs nationalistes ; aucun groupement n’inscrit à son programme la suppression pure et simple des chambres et d’un minimum de contrôle exercé sur le pouvoir exécutif. Certes on peut estimer que certains y songent et, pour ne pas effaroucher l’opinion dominante, dissimulent leurs vœux sous des formules moins précises (appel au coup d’État, apologie du chef), mais bien peu osent s’exprimer avec franchise et réclamer nettement une dictature définitive : recevant le 24 mars 1898 Hanotaux sous la Coupole, Vogüé qualifie le 2 décembre 1851 d’« opération de police un peu rude » et le mot fait scandale sur le moment. Même Drumont n’ose pas définir précisément le gouvernement de ses rêves, alors que tout permet de croire qu’il le voit sous des couleurs plus qu’énergiques. C’est en cela précisément que l’Action française fera la différence avec le nationalisme antidreyfusard originel, en assumant violemment son programme autoritaire. Quant aux tenants de la démocratie directe, on les trouve dans les rangs anarchistes et certaines franges du socialisme, mais leur audience paraît alors limitée."
"On ne peut confondre ce rejet catégorique avec les vues des partisans d’un régime présidentiel plus ou moins inspiré des États-Unis, réclamant l’élection du président de la République au suffrage universel et des ministres pris hors du Parlement et responsables seulement devant le chef de l’État. Déroulède appelle ce modèle la République plébiscitaire, sans réaliser que cette titulature malencontreuse donne à son projet un aspect césarien propre à le rendre inaudible, alors qu’il propose en réalité un système qu’on qualifiera plus justement de « pré-gaullien ». Il est d’ailleurs suggestif de constater combien ce terme de République plébiscitaire passe mal chez les nationalistes, y compris dans les rangs les plus fidèles de la Ligue des patriotes. Déroulède ne songe nullement à supprimer le Parlement et son droit de contrôle et il déclare à plusieurs reprises son rejet de toute dictature, mais il veut relever l’exécutif et rééquilibrer les rapports entre les deux pouvoirs par des voies qui heurtent toute la culture politique de son temps, puisque pour la quasi-totalité des Français, décembre 1848 conduit forcément à décembre 1851."
"Si l’antiparlementarisme antidreyfusard reprend globalement les thèmes déjà rodés par le boulangisme, il y ajoute quelques ingrédients inconnus dix ans plus tôt et le premier tient à la présence d’arguments antisémites : le parlementarisme, assurent Drumont et son clan, favorise la domination juive ou judéo-maçonnique, ce que confirment les divers débats sur la question juive à leurs yeux . D’autre part, l’hostilité aux chambres s’exprime de façon plus ouvertement agressive que par le passé : les boulangistes avaient popularisé le thème du balai et c’était même le titre d’une de leurs feuilles ; il s’agissait de balayer par les urnes la chambre élue en 1885 pour lui substituer une chambre honnête et efficace. En 1899, le sabre a remplacé le balai électoral et certains nationalistes appellent explicitement l’Armée à intervenir : « N’y aura-t-il point, parmi vous, un homme de résolution et de caractère ? », lance la Civilisation du 14 mai 1899 aux officiers, et le poète Coppée renchérit en bon bonapartiste dans la Patrie du 30 mars 1900 : « Depuis vingt ans, la France souffre d’un de ces fibromes qui s’appelle le parlementarisme. Allons, vite, un chirurgien ! »."
"Le projet de république présidentielle défendu par Déroulède inspire à ce dernier force diatribes contre le régime de 1875, imposé, dit-il, à la France par Bismarck pour l’affaiblir à l’intérieur et l’isoler à l’extérieur, mais la virulence de la forme dissimule un fond relativement modéré. En 1890, le tribun lance à la Chambre ces propos en totale contradiction avec la culture politique du temps : « Il y a plusieurs formes de République ; vous n’êtes pas la République, vous êtes une République, la République parlementaire », et il ajoute : « Certes, sous cette forme que je combats, elle a rendu des services au pays, je ne le conteste pas. ». À l’apogée du boulangisme et au moment où tous ses alliés célébraient déjà la mort prochaine du parlementarisme, il avait même déclaré : « Nous ne voulons pas l’abolition du parlementarisme, mas sa réglementation. » On perçoit ainsi toute la contradiction de sa démarche, juxtaposant fins modérées et moyens violents : Déroulède prône un régime proche de ce que sera la Ve République mais est prêt à recourir à la force pour l’imposer, alors que plusieurs de ses ligueurs ont l’attitude inverse et ne répugneraient sans doute pas à un régime à poigne, mais n’entendent prendre aucun risque pour l’obtenir.
Déroulède n’a jamais approfondi sérieusement ses conceptions ni rédigé le moindre projet de constitution. Il s’est borné à résumer ses idées en 1901 dans un tract intitulé La République du peuple, pour et par le peuple, très abondamment diffusé, qui mélange la constitution de 1848 et celle des États-Unis. Mais, quelles que soient l’imprécision du schéma et ses variations (par exemple sur le Sénat, à supprimer puis à maintenir), Déroulède est le seul meneur nationaliste à tenter de dépasser la simple imprécation contre le Parlement, parce qu’il sait que l’on ne détruit que ce que l’on remplace. Il propose une alternative que l’avenir jugera crédible mais que ses contemporains ne comprennent absolument pas, y compris ses propres alliés qui accueillent ces idées avec indifférence voire mépris et s’effarouchent du mot plébiscite."
-Bertrand Joly, « L'antiparlementarisme des nationalistes antidreyfusards », Parlement[s], Revue d'histoire politique, 2013/3 (n° HS 9), p. 59-71.
https://www.cairn.info/revue-mil-neuf-cent-2001-1-page-109.htm
"On estime généralement que le rôle politique de Déroulède et de sa ligue s’arrête en 1899, brisé net par la répression policière et judiciaire du gouvernement de défense républicaine, et qu’il en est de même pour l’ensemble du nationalisme antidreyfusard, définitivement battu aux législatives de 1902 et presque aussitôt dispersé. Cette vision traditionnelle, globalement fondée, ne permet toutefois pas d’expliquer pourquoi, à la veille de la guerre, ce sont deux membres de la Ligue des patriotes qui président le Conseil municipal de Paris et le Conseil général de la Seine, avec le soutien d’une partie de l’ancienne majorité dreyfusarde."
"La coalition antidreyfusarde est extrêmement hétérogène, voire hétéroclite [...] les affrontements en son sein sont permanents et par conséquent [...] les rapports de force internes y ont beaucoup évolué depuis 1897. Or, l’élimination des activistes à l’été 1899 donne soudain la direction du mouvement nationaliste à la Ligue de la patrie française, c’est-à-dire, pour simplifier, aux éléments les plus modérés, qui ne s’y attendaient pas, n’y sont pas préparés et ne seront guère à la hauteur de leur tâche. Confortés par la victoire aux municipales de Paris (mai 1900), ils vont mener l’opposition jusqu’en 1902, en occupant une position intermédiaire entre ses diverses composantes qui se détestent et en nouant de discrets contacts avec les amis de Méline : il leur faut impérativement être crédibles et rassurer les électeurs, ce qui implique la marginalisation des éléments les plus excités et explique notamment la liquidation énergique des groupes antisémites en 1901 (Ligue antisémitique de Guérin et Jeunesse antisémitique de Dubuc). Dans cet ensemble discordant, la Ligue des patriotes, rendue suspecte par ses velléités séditieuses et affaiblie par l’exil de son chef, a beaucoup de difficultés à exercer une influence quelconque et va longtemps rester très discrète."
"Tel est le cadre général, peu favorable, dans lequel Déroulède, en exil à Saint-Sébastien, va tenter de poursuivre son combat. Or, il a fort peu d’atouts dans son jeu, beaucoup moins encore qu’il ne se l’imagine, et il va lui falloir près de trois ans pour l’admettre. En effet, aux difficultés évidentes liées à l’éloignement, s’ajoutent deux handicaps insurmontables : le premier est la situation de sa ligue, dont les effectifs et les moyens financiers baissent dangereusement ; le second est Déroulède lui-même dont les conceptions politiques déplaisent souverainement à ses alliés. Ce qu’il appelle bien malencontreusement la « République plébiscitaire », c’est-à-dire une République dont le président, élu au suffrage universel, exercerait l’essentiel du pouvoir exécutif, évoque beaucoup trop l’Empire pour convaincre, et les ligueurs eux-mêmes, malgré leur grande fidélité à leur chef, refusent catégoriquement de faire campagne sur un programme aussi impopulaire ; en outre, Déroulède représente l’agitation au moment où l’opposition se vante d’incarner l’ordre ; enfin il refuse les nécessités du combat unitaire, c’est-à-dire l’alliance avec les monarchistes et les parlementaires mélinistes d’une part, les principaux thèmes nationalistes (antisémitisme, antiprotestantisme, anglophobie) de l’autre, au nom d’une orthodoxie républicaine jugée intempestive par ses alliés."
"La défaite modifie considérablement la situation à droite en rompant l’unité d’ailleurs fragile de l’opposition, en condamnant les anciens mouvements antidreyfusards et en lançant le signal d’un lent et profond travail de reclassement qui va se poursuivre pendant plusieurs années. Comme de nouveaux partis ou ligues se créent ou émergent, il va peu à peu apparaître que les vaincus de 1902 ont à choisir entre trois orientations, s’ils veulent politiquement survivre :
– L’Action française représente à la fois le maintien d’une opposition absolue au régime et en même temps un approfondissement de cette opposition, tant dans la doctrine que par la pratique, résolument factieuse et anti-électoraliste, au moins en paroles. Elle présente toutefois l’inconvénient d’être royaliste, ce qui peut heurter le républicanisme des derniers héritiers du boulangisme, et son implantation médiocre dans les premières années du siècle n’en fait pas un candidat encore très crédible au pouvoir.
– L’Action libérale populaire incarne le Ralliement, donc une opposition modérée au régime, et paraît alors avoir plus d’avenir. Gérée avec un sérieux qui tranche sur les habitudes des ligues, elle a des principes, des moyens financiers et bientôt des effectifs importants, mais elle est trop cléricale et la question religieuse qui se rouvre la rejette forcément dans une opposition plus tranchée qu’elle ne le souhaitait au départ.
– Restent les Républicains modérés hostiles au Bloc des gauches, ceux qui vont former la Fédération républicaine en 1903. Ils ont, pour bien des nationalistes, le défaut de rester fidèles au parlementarisme et eux-mêmes se méfient des aventuriers de l’opposition, mais ils constituent l’unique voie pour cette partie du nationalisme qui reste malgré tout attachée à la République.
Il ne faut pas s’y tromper : cette apparente clarté du choix à faire est très largement rétrospective. Aux yeux des contemporains, la situation ne se décante que progressivement, au rythme des défaites électorales successives et de divers incidents que l’on va décrire, ce qui explique les hésitations bien visibles des années 1902-1904 (voire 1906) et aggravées encore par la question religieuse."
"Les derniers revers du nationalisme en 1904 vont confirmer que l’action purement politique est une impasse dont il faut sortir. Aux municipales parisiennes de 1904, la coalition nationaliste perd la majorité, ce qui donne le coup de grâce à la Ligue de la patrie française et aux derniers antisémites. Cette défaite consacre la domination des modérés sur la coalition antiministérielle, décourage les éléments actifs qui rejoignent l’Action française et montre aux derniers nationalistes l’urgence d’un reclassement ; elle prouve aussi que seuls survivent les élus qui savent se modérer et, en mordant vers le centre, réunir un électorat plus large que le vote protestataire de 1900."
"Dès 1903, Déroulède songe à revenir à la ligue de 1882, c’est-à-dire à une action plus patriotique que politique. Au cours des mois qui suivent et alors qu’il renonce (amnistie oblige) à tout projet d’agitation, il commence à entrevoir la possibilité d’une nouvelle alliance avec les modérés qui l’avaient aidé jadis à fonder sa ligue, au moment où l’aile droite du Bloc des gauches donne des signes de lassitude. L’affaire Delsor et quelques indices supplémentaires (comme la campagne contre Pelletan, l’évolution socialiste et l’affaire des fiches) confirment ces vues : une faille existe du côté des progressistes et de certains radicaux, prémices d’une éventuelle recomposition politique. L’ennemi, ce n’est plus le bloc indistinct des dreyfusards mais son aile gauche seule, et la bête noire, ce n’est plus Waldeck ou même Combes, mais Jaurès que le Drapeau, organe (peu lu) de la ligue, poursuit d’une haine frénétique. Il faut par conséquent tirer un trait sur le passé, cesser une opposition manifestement stérile, tendre la main à d’anciens ennemis et livrer bataille sur les questions patriotiques. On résume là un tournant lent et peu visible, en germe depuis 1902 et encore inachevé à la fin de l’exil, mais on peut admettre de façon plausible que les grandes lignes de la nouvelle orientation se mettent en place à la fin de l’hiver 1903-1904. Un incident symbolise bien cette évolution : apprenant la mort de Waldeck-Rousseau, Déroulède envoie à sa veuve, le 11 août 1904, un télégramme de condoléances rendant un hommage appuyé au défunt et évoquant leurs « premières et cordiales relations chez Gambetta » : rappel des vieilles solidarités gambettistes et politique de la main tendue, qui provoque stupéfaction et indignation dans son propre camp.
Cette nouvelle stratégie réclame forcément diverses concessions de la part de Déroulède et des siens. La plus douloureuse pour l’exilé est l’abandon de son cher plébiscite, nom qu’il donnait imprudemment à l’élection du président de la République au suffrage universel ; il cesse d’y faire constamment allusion dans ses interventions puis, en 1906, le radiera officiellement de son programme . Les autres sacrifices semblent plus légers : modération dans l’affaire des fiches, refus de toute intervention dans l’agitation religieuse, rappel des troupes à l’orthodoxie républicaine (cela vise l’Action française, mais aussi l’Action libérale), vote par quatre députés nationalistes de la loi de Séparation , plus tard acceptation sans réserve de la conclusion donnée à l’affaire Dreyfus. En décembre 1904, le duel assez ridicule avec Jaurès désigne l’unique ennemi à combattre désormais : l’extrême gauche antimilitariste et pacifiste, ceux que l’on appelle globalement les « sans-patrie ».
Déjà très affaiblie, la Ligue des patriotes commence par maugréer face à un changement aussi radical puis, dans l’ensemble, finit par se soumettre, Henri Galli, qui a remplacé Déroulède pendant l’exil, jouant d’ailleurs un grand rôle dans le rapprochement avec les modérés à l’Hôtel de ville. Il est évident que les élus de la ligue, qui ont impérieusement besoin des voix du centre, poussent vivement dans le même sens. Le prix à payer est forcément le départ des éléments les plus offensifs, déçus par la nouvelle ligne du mouvement qui se transforme lentement en cercle de notables parisiens."
"Insensiblement, il se rapproche du pouvoir que l’éloignement socialiste déporte à droite, et la ligue soutient désormais Barthou, Briand, Doumer, Millerand, Viviani et même Clemenceau, en plaçant de grands espoirs en Poincaré. [...] En 1913, les ligueurs appartiendront sans réserves à la majorité poincariste et Galli, nouvel élu du ive arrondissement, s’inscrira au groupe parlementaire progressiste."
-Bertrand Joly, « L'évolution de Paul Déroulède et de la Ligue des patriotes (1900-1913) », Mil neuf cent. Revue d'histoire intellectuelle, 2001/1 (n° 19), p. 109-117.