"Pour que l'histoire soit objective, il nous faut croire à l'existence de valeurs universelles." -Raymond Aron, La philosophie critique de l'histoire, p.184.
"A André Malraux et Eric Weil." (p.
"H.-I. Marrou devait en avril 1939 signer [une critique] dans Esprit sous le nom de H. Davenson ["Tristesse de l'historien", 18 avril 1939]." (p.III)
"C'est seulement une fois déconstruites les illusions spéculatives en leur prétention à détenir a priori le sens global du devenir, qu'est libérée la possibilités même d'une connaissance historique, certes moins ambitieuse, mais plus soucieuse de certitude." (p.V)
"La fécondité de l'Introduction pourrait bien se mesurer avant tout à son aptitude à mettre en question successivement les naïvetés et les excès de deux climats intellectuels aussi dissemblables que possible." (p.VIII)
-Note sur la présente édition.
"Nous faisons abstraction des préférences individuelles de l'historien, nous considérons, pour ainsi dire, un historien idéal. Objectivité ne signifie pas impartialité, mais universalité. Étant donné un certain état de nos connaissances expérimentales, une loi physique s'impose à tous. Peut-on prêter la même validité, en fonction d'un certain état de l'érudition, à une reconstitution historique ?
Nous excluons de notre enquête tout ce qui touche à l'établissement des faits et à la critique des textes. Nous admettons par hypothèse le caractère rigoureusement scientifique de ces démarches préliminaires. Pour reprendre des expressions commodes, notre étude porte sur la seule synthèse (choix, interprétation, organisation des matériaux)." (p.9)
"Notre propos n'est pas de mesurer le savoir historique à un critère a priori. Nous ne tâchons pas de le ramener à un type de science proclamé à l'avance seul véritablement scientifique. Tout au contraire, nous suivons le mouvement naturel qui va de la connaissance de soi à celle du devenir collectif. Nous utilisons une méthode descriptive ou, si l'on veut, phénoménologique." (p.10)
"Quant à la critique précise des limites de l'objectivité, elle se confond avec la question critique ou transcendantale. Mais, au lieu de la formule kantienne: "A quelles conditions une science historique est-elle possible ?", nous nous demanderons: "Une science historique universellement valable est-elle possible ? Dans quelle mesure l'est-elle ?" Faute d'une science historique dont l'existence serait indiscutée, nous substituons la recherche des limites à celle des fondements." (p.10)
"Nous nous demandons si la science historique, comme la sciences de la nature, se développe selon un rythme d'accumulation et de progrès ou bien si, au contraire, chaque société récrit son histoire parce qu'elle se choisit, recrée son passé." (p.11)
"L'histoire est pour l'homme non pas quelque chose d'extérieur, mais l'essence de son être." (p.12)
"Au point de vue épistémologique, nous cherchons à distinguer les démarches rigoureusement objectives, soumises aux seules règles de la logique et de la probabilité, des démarches subjectives, qui expriment une individualité ou une époque. Distinction décisive contre le positivisme, puisqu'elle permet de tracer les frontières du savoir universellement valable et de réserver, au-delà de la science, les droits non de la croyance mais de la philosophie." (p.12)
[Section I. "Le passé et les concept d'histoire"]
"L'histoire, au sens étroit, est la science du passé humain. Au sens large, elle étudie le devenir de la terre, du ciel et des espèces aussi bien que de la civilisation. [...]
Nous prendrons pour point de départ la doctrine de Cournot qui tout entière porte sur l'histoire tant naturelle qu'humaine (paragr. 1). Nous nous efforcerons ensuite de marquer l'opposition méthodologique (paragr. 2) et réelle (paragr. 3) entre les diverses histoires.
Nous en viendrons ainsi à délimiter le cadre de notre étude. L'originalité de la dimension historique dans l'ordre humain exclut la confusion des sciences et l'assimilation des règnes." (p.17)
[I. Théorie et Histoire (ordre et hasard)]
"Cournot distingue deux catégories de sciences, sciences théoriques et sciences historiques. D'une part, nous organisons le système des lois selon lesquelles s'enchaînent les phénomènes, d'autre part nous remontons de l'état actuel de l'univers aux états qui l'ont précédé et nous tâchons de reconstituer l'évolution.
Cette opposition, au premier abord, est claire et nous pouvons lui donner une première signification, en faisant abstraction du concept fondamental de Cournot, l'ordre. En effet, supposons qu'une pierre tombe: ou bien nous envisageons le fait comme susceptible de répétition afin d'analyser les lois selon lesquelles tombent tous les corps (soit à la surface de la terre, soit même en tout lieu) ; ou bien, au contraire, nous nous attacherons aux caractères singuliers de cette chute, la pierre est tombée de tel rocher, tel mouvement en a été cause, etc. Plus nous nous rapprocherons du concret absolu, de cette chute localisée, décrite exactement, moins l'événement sera séparable de l'ensemble spatio-temporel auquel il appartient, moins il sera légitime de discerner singularité (qualitative) et unicité (temporelle). Car les caractères singuliers de l'événement ne s'expliquent que par toutes les circonstances qui l'ont conditionné. [...]
Cette première définition, en tout état de cause, est insuffisante. Le réel passé ne représente pas le but de la construction scientifique, il ne suggère pas l'idée d'une discipline achevée. Au reste, cette définition ne coïncide pas avec la pensée de Cournot, car celui-ci n'oppose pas l'une à l'autre deux directions de la recherche, pas davantage le donné sensible aux lois, il sépare deux secteurs différents de l'univers, la nature et le monde (cosmos). Toute succession n'est pas historique, il faut encore qu'elle ne s'explique pas intégralement par des lois. Le fait historique est, par essence, irréductible à l'ordre: le hasard est le fondement de l'histoire.
On connaît la définition du hasard que propose Cournot: rencontre de deux séries indépendantes ou rencontre d'un système et d'un accident. Qu'une tuile soit décrochée d'un toit par le grand vent est intelligible en fonction de lois connues, que telle personne passe sous le toit pour se rendre sur la personne est une rencontre à la fois nécessaire et irrationnelle. Nécessaire, puisqu'elle résulte des déterminismes qui gouvernent les séries ; irrationnelle, puisque, même pour un esprit divin, elle n'obéit à aucune loi. [...] Ainsi l'histoire s'intéresse aux événements essentiellement définis par leur localisation spatio-temporelle, au contraire les sciences théoriques établissent des lois, abstraites du réel et valables pour des ensembles isolés. Nous aboutissons ainsi à un deuxième concept d'histoire: non plus l'univers concret dans son devenir, mais les événements qu'on appellera accidents, hasards ou rencontres, qui se produisent plutôt qu'ils ne sont et qui échappent définitivement à la raison." (p.19-20)
"L'histoire commence lorsque notre intérêt s'attache à des réalités individuelles (nous entendons par là non des choses indivisibles, mais simplement des choses qualifiées, distinctes des autres phénomènes de même espèce). Il y a une histoire de la terre et une histoire du ciel, mais non des phénomènes physiques." (p.34-35)
"L'historien s'intéresse à des individus, et non pas comme le biologiste aux exemplaires d'une espèce, à des événements exactement localisés, et non pas seulement à des phénomènes astronomiques, géologiques ou géographiques, qui se sont répétés ou qui ont duré, et qui n'ont de signification que dans leurs traits généraux. L'historien est capable de comprendre directement, et non par l'intermédiaire des lois, une succession de faits. Il suffit, pour comprendre une décision de César, de lui attribuer une intention, comme nous en attribuons une aux gestes ou aux paroles de ceux qui nous entourent. Or, l'activité humaine laisse des traces du fait qu'elle produit des œuvres. Pour ranimer le passé humain, nous n'avons pas besoin de science, mais seulement de documents et de notre expérience." (p.37)
[III. Histoire Naturelle et Histoire Humaine]
"Notre but limité est toujours de répondre à la question: est-il possible, est-il nécessaire de définir l'histoire de l'homme à partir du concept général d'histoire ? Or, nous avons montré que celui-ci, dans la doctrine de Cournot, tenait son apparente unité d'une métaphysique qui menait à la providence. Nous avons ensuite mis en lumière les différences méthodologiques entre l'histoire naturelle et l'histoire humaine, mais ne reste-t-il pas l'argument-massue, que le bon sens suggère: l'histoire de l'homme est le prolongement de l'histoire des espèces, les transformations sociales prennent la suite de l'évolution vitale. La continuité du devenir cosmique et du passé humain n'est-elle pas ainsi évidente ? Et cette continuité n'impose-t-elle pas une théorie unique de l'histoire, qui remonterait jusqu'aux temps les plus reculés, antérieurs à la formation de notre planète, pour revenir, en dernière analyse, jusqu'au présent ?
Von Gottl-Ottilienfeld, qui a réfléchi sur ce problème, s'est efforcé de réfuter cette prétendue continuité." (p.39)
"La Pensée serait à l'origine, bien que la pensée humaine ne se manifeste qu'au terme du mouvement. Car celui-ci tout entier serait la manifestation d'un élan créateur, d'essence spirituelle, qui dans l'homme atteindrait à la lucidité. [...]
Solution [idéaliste] à la fois facile et vague. [...]
Certes, lorsque l'on dispose d'un élan spirituel, capable de créer, d'innover subitement, peu importe l'hétérogénéité des êtres rapprochés dans une série évolutive. La continuité est alors aussi facile à affirmer que difficile à démontrer et impossible à réfuter. Pour la science positive, la continuité véritable impliquerait la réduction du supérieur à l'inférieur, ou du moins l'explication de celui-là par celui-ci. Or le mécanisme de l'évolution des espèces nous reste mystérieux, nous ne comprenons pas davantage le surgissement de la vie à partir du non-vivant. Pas davantage la naissance de l'homme ou de l'intelligence. Dans ces conditions, même si l'on admet le fait de la succession, la vision historique n'impose ni n'implique aucune conséquence philosophique. Chacun a le droit d'interpréter le passé dont nous recueillons les traces et fixons les moments." (p.41)
"L'affirmation que l'homme a une histoire ne se borne pas à constater l'existence d'une discipline scientifique ou le fait que les sociétés humaines se transforment et se succèdent. Une telle affirmation va plus loin, elle implique une certaine manière de concevoir la conservation du passé dans le présent et suggère que l'histoire est inséparable de l'essence même de l'homme. Admettons que les espèces soient sorties les unes des autres le singe est resté singe après avoir donné naissance à l'homme. Pour une espèce animale, l'histoire consiste à naître, à se répandre, puis à disparaître. Que, par le fait des mutations germinales ou sous l'influence du milieu, il se forme un groupe nouveau, c'est là un événement. Mais les individus n'en resteront pas moins naturels et non historiques, car ceux qui sont restés les mêmes comme ceux qui sont devenus autres, n'auront rien appris les uns des autres, rien créé les uns pour les autres.
Au contraire, l'homme a une histoire parce qu'il devient à travers le temps, parce qu'il édifie des œuvres qui lui survivent, parce qu'il recueille les monuments du passé. L'histoire-réalité et l'histoire-science existent authentiquement à partir du moment où les hommes se transmettent leurs conquêtes communes et progressent par cet enchaînement. Car la reprise de ce qui a été vécu ou pensé introduit la double possibilité de revivre inconsciemment le passé ou de le reconnaître pour l’accueillir ou le rejeter. Dès lors, maîtresse de son choix, l'humanité a une histoire parce qu'elle se cherche une vocation." (p.43)
"Seul l'homme a une histoire parce que son histoire fait partie de sa nature, ou mieux, est sa nature.
Même si, selon une certaine métaphysique, on définissait l'homme comme un animal qui construit des outils, on aurait implicitement reconnu cette originalité. Car l'acte par lequel l'homme a déterminé ses conditions d'existence en créant ses moyens de production, acte premier de l'histoire, exige de l'acteur aussi bien que de ses compagnons une manière d'intelligence. Et c'est pourquoi on peut dire, sans que cette définition mène à un spiritualisme opposé au matérialisme, que l'histoire humaine implique entre les individus un lien spirituel. L'histoire est toujours celle de l'esprit, même lorsqu'elle est celle des forces de production." (p.44)
"L'impossibilité de déduire la conscience est évidente, car cette déduction implique la conscience elle-même. Le premier terme de la déduction suppose déjà sa prétendue conséquence. Sans doute, certains verront là une simple servitude de notre intelligence et affirmeront sans hésiter que la biologie retrace la genèse de la conscience. Mais il y a là une illusion sur la signification des résultats scientifiques.
Nous avons admis le fait de la succession, nous ne mettons pas en doute que l'homme ne soit apparu à une certaine date. Et l'apparition de l'homme coïncide temporellement avec celle de la conscience. Mais, à supposer que l'on découvre le mécanisme de cette apparition, on n'aurait pas expliqué encore la formation de l'esprit. La biologie, par principe de méthode, ne connaît pas la conscience elle-même, ou bien elle la connaît comme une chose entre d'autres, comme une forme de comportement ou un ensemble de signes. Elle néglige donc, et ne saurait dissoudre, ce que la conscience est en soi et pour elle-même. Nous ne prétendons pas que l'homme a toujours existé, mais que l'ordre spirituel est transcendant aux réalités qu'explorent les sciences de la nature." (p.45)
[IV. Le Temps et les concepts d'histoire]
"Nous avons, dans les pages précédentes, dégagé trois concepts d'histoire. Les deux premiers, formels, nous sont apparus dès le début: l'un, lié à la notion de hasard, implique la discontinuité de la trame causale, l'autre rattaché à la notion d'évolution implique, au contraire, un mouvement global et orienté. D'autre part, nous avons opposé à toute histoire naturelle l'histoire humaine définie par la conservation et la reprise consciente du passé.
Nous voudrions montrer que les deux premiers concepts valent pour toutes les histoires, mais qu'ils prennent, selon qu'ils s'appliquent à la nature ou à l'humanité, une valeur différente. Ils définissent la réalité du temps, mais seule la reprise consciente du passé permet de définir l'historicité authentique." (p.47)
"Seule l'irréversibilité, et non l'unicité et la régularité, du cours temporel intéresse l'historien. Or, il semble que nous concevions inévitablement l'univers comme temporellement orienté en même temps que déterminé: en effet, nous ne pensons successifs deux états différents qu'en les rattachant l'un à l'autre par un rapport de causalité. La règle du déterminisme constitue l'ordre de la durée. La chaîne pourrait-elle, en se dévidant, ramener à l'origine ? Pour répondre, demandons-nous quelles représentations sont possibles d'une suite réversible. Il faut supposer des assemblages d'actions et de réactions tels que des cycles se reproduisant exactement, le terme dernier d'un cycle ramenant l'état initial. Un mécanisme idéal échapperait au devenir: c'est dire, en d'autres termes, qu'un mécanisme réel se transforme du fait des influences multiples auxquelles il est sans cesse exposé. Le temps participe de l'irréversibilité du déterminisme lacunaire et tout déterminisme, projeté dans la nature, est inévitablement lacunaire, composé de séries et d'ensembles relativement isolés -ce qui implique des rencontres fortuites, aux conséquences qui se prolongent. Sans doute est-ce là une certaine représentation du réel, obtenue en donnant une valeur objective à une certaine expérience, perceptive ou scientifique. Mais celle-ci ne semble guère pouvoir être démentie, car toute connaissance positive, analytique et partielle par essence, isole un fragment du monde. Or, si certaines lois suppriment d'un certain point de vue l'histoire, elles impliquent aussi une trame causale discontinue qui exclut l'exacte répétition d'un état de l'univers total. En tout cas, à notre échelle, si nous considérons les unités relatives et provisoires que représentent les choses et les êtres, nous constatons une multiplicité réelle qui entraîne, en même temps que l'opposition des hasards et des évolutions, l'irréversibilité du devenir." (p.49)
"Pour être conservé en tant que naturel, un événement a besoin d'être élaboré, inséré à l'intérieur d'un déterminisme. [...]
Au contraire, l'événement humain peut être conservé sans être traduit en termes de causalité, parce qu'il est en tant que tel compréhensible. La chute de pluie, événement naturel, deviendra un fait historique: à un moment déterminé, la condensation de vapeur d'eau a entraîné la précipitation, condensation elle-même suite d'un refroidissement dû à telles masses d'air, etc. En revanche, ma réaction à cet événement, si instantanée et évanouissante qu'on la suppose, est saisissable dans son devenir fugitif, dans la mesure où elle est raisonnable. La conduite d'un fou n'est pas intelligible aux autres: comme l'événement naturel, elle exigerait la construction d'un déterminisme. L'acte d'un esprit est, en tant qu'acte, accessible au seul sujet, en tant que raisonnable, accessible à tous." (p.50-51)
"Tout ce développement est dirigé contre l'illusion réaliste selon laquelle l'historien travaille sur des "faits bruts" dont il viserait seulement la "reproduction". [...] De ces deux directions de la construction du fait historique (en tant que naturel, en tant que proprement humain), résulte l'exigence de combiner démarche explicative et démarche compréhensive (mécanisme et finalité)." (note 1 p.21, p.471)
"Tous les hommes, comme les animaux, vont vers le néant. Mais cette fois, au niveau supérieur, s'ouvrent des horizons indéfinis. C'est en s'élevant à la totalité que se découvre l'essence du devenir humain. Seule l'espèce humaine est engagée dans une aventure dont le but n'est pas la mort, mais la réalisation d'elle-même." (p.52)
"Puisque l'histoire humaine est essentiellement distincte, nous l'envisagerons seule. Puisque la connaissance du passé est un aspect de la réalité historique, nous ne séparerons pas réflexion sur la science et description du devenir." (p.53)
-Raymond Aron, Introduction à la philosophie de l'histoire. Essai sur les limites de l'objectivité historique, Gallimard, 1986 (1938 pour la première édition), 521 pages.
"A André Malraux et Eric Weil." (p.
"H.-I. Marrou devait en avril 1939 signer [une critique] dans Esprit sous le nom de H. Davenson ["Tristesse de l'historien", 18 avril 1939]." (p.III)
"C'est seulement une fois déconstruites les illusions spéculatives en leur prétention à détenir a priori le sens global du devenir, qu'est libérée la possibilités même d'une connaissance historique, certes moins ambitieuse, mais plus soucieuse de certitude." (p.V)
"La fécondité de l'Introduction pourrait bien se mesurer avant tout à son aptitude à mettre en question successivement les naïvetés et les excès de deux climats intellectuels aussi dissemblables que possible." (p.VIII)
-Note sur la présente édition.
"Nous faisons abstraction des préférences individuelles de l'historien, nous considérons, pour ainsi dire, un historien idéal. Objectivité ne signifie pas impartialité, mais universalité. Étant donné un certain état de nos connaissances expérimentales, une loi physique s'impose à tous. Peut-on prêter la même validité, en fonction d'un certain état de l'érudition, à une reconstitution historique ?
Nous excluons de notre enquête tout ce qui touche à l'établissement des faits et à la critique des textes. Nous admettons par hypothèse le caractère rigoureusement scientifique de ces démarches préliminaires. Pour reprendre des expressions commodes, notre étude porte sur la seule synthèse (choix, interprétation, organisation des matériaux)." (p.9)
"Notre propos n'est pas de mesurer le savoir historique à un critère a priori. Nous ne tâchons pas de le ramener à un type de science proclamé à l'avance seul véritablement scientifique. Tout au contraire, nous suivons le mouvement naturel qui va de la connaissance de soi à celle du devenir collectif. Nous utilisons une méthode descriptive ou, si l'on veut, phénoménologique." (p.10)
"Quant à la critique précise des limites de l'objectivité, elle se confond avec la question critique ou transcendantale. Mais, au lieu de la formule kantienne: "A quelles conditions une science historique est-elle possible ?", nous nous demanderons: "Une science historique universellement valable est-elle possible ? Dans quelle mesure l'est-elle ?" Faute d'une science historique dont l'existence serait indiscutée, nous substituons la recherche des limites à celle des fondements." (p.10)
"Nous nous demandons si la science historique, comme la sciences de la nature, se développe selon un rythme d'accumulation et de progrès ou bien si, au contraire, chaque société récrit son histoire parce qu'elle se choisit, recrée son passé." (p.11)
"L'histoire est pour l'homme non pas quelque chose d'extérieur, mais l'essence de son être." (p.12)
"Au point de vue épistémologique, nous cherchons à distinguer les démarches rigoureusement objectives, soumises aux seules règles de la logique et de la probabilité, des démarches subjectives, qui expriment une individualité ou une époque. Distinction décisive contre le positivisme, puisqu'elle permet de tracer les frontières du savoir universellement valable et de réserver, au-delà de la science, les droits non de la croyance mais de la philosophie." (p.12)
[Section I. "Le passé et les concept d'histoire"]
"L'histoire, au sens étroit, est la science du passé humain. Au sens large, elle étudie le devenir de la terre, du ciel et des espèces aussi bien que de la civilisation. [...]
Nous prendrons pour point de départ la doctrine de Cournot qui tout entière porte sur l'histoire tant naturelle qu'humaine (paragr. 1). Nous nous efforcerons ensuite de marquer l'opposition méthodologique (paragr. 2) et réelle (paragr. 3) entre les diverses histoires.
Nous en viendrons ainsi à délimiter le cadre de notre étude. L'originalité de la dimension historique dans l'ordre humain exclut la confusion des sciences et l'assimilation des règnes." (p.17)
[I. Théorie et Histoire (ordre et hasard)]
"Cournot distingue deux catégories de sciences, sciences théoriques et sciences historiques. D'une part, nous organisons le système des lois selon lesquelles s'enchaînent les phénomènes, d'autre part nous remontons de l'état actuel de l'univers aux états qui l'ont précédé et nous tâchons de reconstituer l'évolution.
Cette opposition, au premier abord, est claire et nous pouvons lui donner une première signification, en faisant abstraction du concept fondamental de Cournot, l'ordre. En effet, supposons qu'une pierre tombe: ou bien nous envisageons le fait comme susceptible de répétition afin d'analyser les lois selon lesquelles tombent tous les corps (soit à la surface de la terre, soit même en tout lieu) ; ou bien, au contraire, nous nous attacherons aux caractères singuliers de cette chute, la pierre est tombée de tel rocher, tel mouvement en a été cause, etc. Plus nous nous rapprocherons du concret absolu, de cette chute localisée, décrite exactement, moins l'événement sera séparable de l'ensemble spatio-temporel auquel il appartient, moins il sera légitime de discerner singularité (qualitative) et unicité (temporelle). Car les caractères singuliers de l'événement ne s'expliquent que par toutes les circonstances qui l'ont conditionné. [...]
Cette première définition, en tout état de cause, est insuffisante. Le réel passé ne représente pas le but de la construction scientifique, il ne suggère pas l'idée d'une discipline achevée. Au reste, cette définition ne coïncide pas avec la pensée de Cournot, car celui-ci n'oppose pas l'une à l'autre deux directions de la recherche, pas davantage le donné sensible aux lois, il sépare deux secteurs différents de l'univers, la nature et le monde (cosmos). Toute succession n'est pas historique, il faut encore qu'elle ne s'explique pas intégralement par des lois. Le fait historique est, par essence, irréductible à l'ordre: le hasard est le fondement de l'histoire.
On connaît la définition du hasard que propose Cournot: rencontre de deux séries indépendantes ou rencontre d'un système et d'un accident. Qu'une tuile soit décrochée d'un toit par le grand vent est intelligible en fonction de lois connues, que telle personne passe sous le toit pour se rendre sur la personne est une rencontre à la fois nécessaire et irrationnelle. Nécessaire, puisqu'elle résulte des déterminismes qui gouvernent les séries ; irrationnelle, puisque, même pour un esprit divin, elle n'obéit à aucune loi. [...] Ainsi l'histoire s'intéresse aux événements essentiellement définis par leur localisation spatio-temporelle, au contraire les sciences théoriques établissent des lois, abstraites du réel et valables pour des ensembles isolés. Nous aboutissons ainsi à un deuxième concept d'histoire: non plus l'univers concret dans son devenir, mais les événements qu'on appellera accidents, hasards ou rencontres, qui se produisent plutôt qu'ils ne sont et qui échappent définitivement à la raison." (p.19-20)
"L'histoire commence lorsque notre intérêt s'attache à des réalités individuelles (nous entendons par là non des choses indivisibles, mais simplement des choses qualifiées, distinctes des autres phénomènes de même espèce). Il y a une histoire de la terre et une histoire du ciel, mais non des phénomènes physiques." (p.34-35)
"L'historien s'intéresse à des individus, et non pas comme le biologiste aux exemplaires d'une espèce, à des événements exactement localisés, et non pas seulement à des phénomènes astronomiques, géologiques ou géographiques, qui se sont répétés ou qui ont duré, et qui n'ont de signification que dans leurs traits généraux. L'historien est capable de comprendre directement, et non par l'intermédiaire des lois, une succession de faits. Il suffit, pour comprendre une décision de César, de lui attribuer une intention, comme nous en attribuons une aux gestes ou aux paroles de ceux qui nous entourent. Or, l'activité humaine laisse des traces du fait qu'elle produit des œuvres. Pour ranimer le passé humain, nous n'avons pas besoin de science, mais seulement de documents et de notre expérience." (p.37)
[III. Histoire Naturelle et Histoire Humaine]
"Notre but limité est toujours de répondre à la question: est-il possible, est-il nécessaire de définir l'histoire de l'homme à partir du concept général d'histoire ? Or, nous avons montré que celui-ci, dans la doctrine de Cournot, tenait son apparente unité d'une métaphysique qui menait à la providence. Nous avons ensuite mis en lumière les différences méthodologiques entre l'histoire naturelle et l'histoire humaine, mais ne reste-t-il pas l'argument-massue, que le bon sens suggère: l'histoire de l'homme est le prolongement de l'histoire des espèces, les transformations sociales prennent la suite de l'évolution vitale. La continuité du devenir cosmique et du passé humain n'est-elle pas ainsi évidente ? Et cette continuité n'impose-t-elle pas une théorie unique de l'histoire, qui remonterait jusqu'aux temps les plus reculés, antérieurs à la formation de notre planète, pour revenir, en dernière analyse, jusqu'au présent ?
Von Gottl-Ottilienfeld, qui a réfléchi sur ce problème, s'est efforcé de réfuter cette prétendue continuité." (p.39)
"La Pensée serait à l'origine, bien que la pensée humaine ne se manifeste qu'au terme du mouvement. Car celui-ci tout entier serait la manifestation d'un élan créateur, d'essence spirituelle, qui dans l'homme atteindrait à la lucidité. [...]
Solution [idéaliste] à la fois facile et vague. [...]
Certes, lorsque l'on dispose d'un élan spirituel, capable de créer, d'innover subitement, peu importe l'hétérogénéité des êtres rapprochés dans une série évolutive. La continuité est alors aussi facile à affirmer que difficile à démontrer et impossible à réfuter. Pour la science positive, la continuité véritable impliquerait la réduction du supérieur à l'inférieur, ou du moins l'explication de celui-là par celui-ci. Or le mécanisme de l'évolution des espèces nous reste mystérieux, nous ne comprenons pas davantage le surgissement de la vie à partir du non-vivant. Pas davantage la naissance de l'homme ou de l'intelligence. Dans ces conditions, même si l'on admet le fait de la succession, la vision historique n'impose ni n'implique aucune conséquence philosophique. Chacun a le droit d'interpréter le passé dont nous recueillons les traces et fixons les moments." (p.41)
"L'affirmation que l'homme a une histoire ne se borne pas à constater l'existence d'une discipline scientifique ou le fait que les sociétés humaines se transforment et se succèdent. Une telle affirmation va plus loin, elle implique une certaine manière de concevoir la conservation du passé dans le présent et suggère que l'histoire est inséparable de l'essence même de l'homme. Admettons que les espèces soient sorties les unes des autres le singe est resté singe après avoir donné naissance à l'homme. Pour une espèce animale, l'histoire consiste à naître, à se répandre, puis à disparaître. Que, par le fait des mutations germinales ou sous l'influence du milieu, il se forme un groupe nouveau, c'est là un événement. Mais les individus n'en resteront pas moins naturels et non historiques, car ceux qui sont restés les mêmes comme ceux qui sont devenus autres, n'auront rien appris les uns des autres, rien créé les uns pour les autres.
Au contraire, l'homme a une histoire parce qu'il devient à travers le temps, parce qu'il édifie des œuvres qui lui survivent, parce qu'il recueille les monuments du passé. L'histoire-réalité et l'histoire-science existent authentiquement à partir du moment où les hommes se transmettent leurs conquêtes communes et progressent par cet enchaînement. Car la reprise de ce qui a été vécu ou pensé introduit la double possibilité de revivre inconsciemment le passé ou de le reconnaître pour l’accueillir ou le rejeter. Dès lors, maîtresse de son choix, l'humanité a une histoire parce qu'elle se cherche une vocation." (p.43)
"Seul l'homme a une histoire parce que son histoire fait partie de sa nature, ou mieux, est sa nature.
Même si, selon une certaine métaphysique, on définissait l'homme comme un animal qui construit des outils, on aurait implicitement reconnu cette originalité. Car l'acte par lequel l'homme a déterminé ses conditions d'existence en créant ses moyens de production, acte premier de l'histoire, exige de l'acteur aussi bien que de ses compagnons une manière d'intelligence. Et c'est pourquoi on peut dire, sans que cette définition mène à un spiritualisme opposé au matérialisme, que l'histoire humaine implique entre les individus un lien spirituel. L'histoire est toujours celle de l'esprit, même lorsqu'elle est celle des forces de production." (p.44)
"L'impossibilité de déduire la conscience est évidente, car cette déduction implique la conscience elle-même. Le premier terme de la déduction suppose déjà sa prétendue conséquence. Sans doute, certains verront là une simple servitude de notre intelligence et affirmeront sans hésiter que la biologie retrace la genèse de la conscience. Mais il y a là une illusion sur la signification des résultats scientifiques.
Nous avons admis le fait de la succession, nous ne mettons pas en doute que l'homme ne soit apparu à une certaine date. Et l'apparition de l'homme coïncide temporellement avec celle de la conscience. Mais, à supposer que l'on découvre le mécanisme de cette apparition, on n'aurait pas expliqué encore la formation de l'esprit. La biologie, par principe de méthode, ne connaît pas la conscience elle-même, ou bien elle la connaît comme une chose entre d'autres, comme une forme de comportement ou un ensemble de signes. Elle néglige donc, et ne saurait dissoudre, ce que la conscience est en soi et pour elle-même. Nous ne prétendons pas que l'homme a toujours existé, mais que l'ordre spirituel est transcendant aux réalités qu'explorent les sciences de la nature." (p.45)
[IV. Le Temps et les concepts d'histoire]
"Nous avons, dans les pages précédentes, dégagé trois concepts d'histoire. Les deux premiers, formels, nous sont apparus dès le début: l'un, lié à la notion de hasard, implique la discontinuité de la trame causale, l'autre rattaché à la notion d'évolution implique, au contraire, un mouvement global et orienté. D'autre part, nous avons opposé à toute histoire naturelle l'histoire humaine définie par la conservation et la reprise consciente du passé.
Nous voudrions montrer que les deux premiers concepts valent pour toutes les histoires, mais qu'ils prennent, selon qu'ils s'appliquent à la nature ou à l'humanité, une valeur différente. Ils définissent la réalité du temps, mais seule la reprise consciente du passé permet de définir l'historicité authentique." (p.47)
"Seule l'irréversibilité, et non l'unicité et la régularité, du cours temporel intéresse l'historien. Or, il semble que nous concevions inévitablement l'univers comme temporellement orienté en même temps que déterminé: en effet, nous ne pensons successifs deux états différents qu'en les rattachant l'un à l'autre par un rapport de causalité. La règle du déterminisme constitue l'ordre de la durée. La chaîne pourrait-elle, en se dévidant, ramener à l'origine ? Pour répondre, demandons-nous quelles représentations sont possibles d'une suite réversible. Il faut supposer des assemblages d'actions et de réactions tels que des cycles se reproduisant exactement, le terme dernier d'un cycle ramenant l'état initial. Un mécanisme idéal échapperait au devenir: c'est dire, en d'autres termes, qu'un mécanisme réel se transforme du fait des influences multiples auxquelles il est sans cesse exposé. Le temps participe de l'irréversibilité du déterminisme lacunaire et tout déterminisme, projeté dans la nature, est inévitablement lacunaire, composé de séries et d'ensembles relativement isolés -ce qui implique des rencontres fortuites, aux conséquences qui se prolongent. Sans doute est-ce là une certaine représentation du réel, obtenue en donnant une valeur objective à une certaine expérience, perceptive ou scientifique. Mais celle-ci ne semble guère pouvoir être démentie, car toute connaissance positive, analytique et partielle par essence, isole un fragment du monde. Or, si certaines lois suppriment d'un certain point de vue l'histoire, elles impliquent aussi une trame causale discontinue qui exclut l'exacte répétition d'un état de l'univers total. En tout cas, à notre échelle, si nous considérons les unités relatives et provisoires que représentent les choses et les êtres, nous constatons une multiplicité réelle qui entraîne, en même temps que l'opposition des hasards et des évolutions, l'irréversibilité du devenir." (p.49)
"Pour être conservé en tant que naturel, un événement a besoin d'être élaboré, inséré à l'intérieur d'un déterminisme. [...]
Au contraire, l'événement humain peut être conservé sans être traduit en termes de causalité, parce qu'il est en tant que tel compréhensible. La chute de pluie, événement naturel, deviendra un fait historique: à un moment déterminé, la condensation de vapeur d'eau a entraîné la précipitation, condensation elle-même suite d'un refroidissement dû à telles masses d'air, etc. En revanche, ma réaction à cet événement, si instantanée et évanouissante qu'on la suppose, est saisissable dans son devenir fugitif, dans la mesure où elle est raisonnable. La conduite d'un fou n'est pas intelligible aux autres: comme l'événement naturel, elle exigerait la construction d'un déterminisme. L'acte d'un esprit est, en tant qu'acte, accessible au seul sujet, en tant que raisonnable, accessible à tous." (p.50-51)
"Tout ce développement est dirigé contre l'illusion réaliste selon laquelle l'historien travaille sur des "faits bruts" dont il viserait seulement la "reproduction". [...] De ces deux directions de la construction du fait historique (en tant que naturel, en tant que proprement humain), résulte l'exigence de combiner démarche explicative et démarche compréhensive (mécanisme et finalité)." (note 1 p.21, p.471)
"Tous les hommes, comme les animaux, vont vers le néant. Mais cette fois, au niveau supérieur, s'ouvrent des horizons indéfinis. C'est en s'élevant à la totalité que se découvre l'essence du devenir humain. Seule l'espèce humaine est engagée dans une aventure dont le but n'est pas la mort, mais la réalisation d'elle-même." (p.52)
"Puisque l'histoire humaine est essentiellement distincte, nous l'envisagerons seule. Puisque la connaissance du passé est un aspect de la réalité historique, nous ne séparerons pas réflexion sur la science et description du devenir." (p.53)
-Raymond Aron, Introduction à la philosophie de l'histoire. Essai sur les limites de l'objectivité historique, Gallimard, 1986 (1938 pour la première édition), 521 pages.
Dernière édition par Johnathan R. Razorback le Mer 6 Mar - 11:55, édité 1 fois