https://fr.wikipedia.org/wiki/Pierre_Rosanvallon
"L'affirmation du libéralisme économique traduit l'aspiration à l'avènement d'une société civile immédiate à elle-même, autorégulée. Cette perspective, a-politique au sens fort du terme, fait de la société de marché l'archétype d'une nouvelle représentation du social: c'est le marché (économique) et non pas le contrat (politique) qui est le vrai régulateur de la société (et pas seulement de l'économie). L'idée de marché renvoie dans cette mesure à toute l'histoire intellectuelle de la modernité. La pensée politique moderne, à partir du XVIe siècle, était centrée sur la notion de contrat social: c'est lui qui fondait l'existence même de la société par un pacte politique." (p.II)
"L'idée de marché constitue alors plutôt une sorte de modèle politique alternatif. Aux figures formelles et hiérarchiques de l'autorité et du commandement, le marché oppose la possibilité d'un type d'organisation et de prise de décision largement dissocié de toute forme d'autorité : il réalise des ajustements automatiques, procède à des transferts et à des redistributions sans que la volonté des individus en général et des chefs de la société en particulier joue aucun rôle. En témoigne le sens très large du mot « commerce» au XVIIIe siècle. Le terme englobe en fait tout ce qui donne consistance au lien social indépendamment des formes de pouvoir et d'autorité. Il est d'ailleurs fréquent d'opposer en ce sens le doux commerce aux duretés des relations de pouvoir." (p.IV)
"Les idées de marché, de pluralisme politique, de tolérance religieuse et de liberté morale participent d'un même refus: celui d'accepter un certain mode d'institution de l'autorité sur les individus. Dans chacun de ces domaines, un même principe s'affirme: celui de l'autonomie individuelle fondé sur la dénégation de toutes les souverainetés absolues. S'il y a un tronc commun qui permet de parler de libéralisme au singulier, c'est bien celui-là." (p.VI)
"Il me semble peu productif d'opposer le libéralisme économique et le libéralisme politique ou, comme on l'a fait plus récemment, le libéralisme des contrepouvoirs au libéralisme de la régulation automatique. L'histoire intellectuelle de l'idée de marché, dans cette perspective, ne contribue pas seulement à éclairer une "dimension" du libéralisme : elle opère une coupe transversale qui permet d'en mieux saisir le mouvement et les contradictions.
La difficulté à laquelle on se trouve confronté en permanence lorsqu'on tente d'aborder la question du libéralisme est celle du caractère proliférant et parfois contradictoire des grands textes que l'on peut rattacher à cette tradition. Mais ce caractère proliférant et contradictoire n'est gênant que si l'on aborde le problème comme s'il s'agissait de comprendre le libéralisme comme une doctrine, c'est-à-dire un corps à la fois cohérent et différencié de jugements et d'analyses. Il n'y a pas en effet d'unité doctrinale du libéralisme. Le libéralisme est une culture, et non pas une doctrine. D'où les traits de ce qui fait son unité et de ce qui tisse ses contradictions." (p.VIII)
"L'image d'une société autorégulée va alors déserter le champ économique - le monde du capitalisme triomphant ne pouvant plus être assimilé à celui du doux commerce - et se réinvestir dans toutes les grandes visions du dépérissement de la politique et de la substitution d'une administration des choses au gouvernement des hommes : Marx est en ce sens l'héritier naturel de Smith. L'utopie économique libérale du XVIIIe siècle et l'utopie politique socialiste du XIXe siècle participent paradoxalement d'une même représentation de la société fondée sur un idéal d'abolition de la politique. Au-delà de leurs divergences, le libéralisme et le socialisme correspondent en ce sens au même moment de maturation et d'interrogation des sociétés modernes." (p.X)
"La grande question de la modernité c'est de penser une société laïque, désenchantée, pour reprendre l'expression de Max Weber. Plus précisément encore, c'est de penser la société comme auto-instituée, ne reposant sur aucun ordre extérieur à l'homme." (p.11)
"Stewart, bien que n'étant pas membre de l'école historique. anglaise, développe une thèse analogue dans sa Recherche des principes de l'économie politique. C'est à partir de l'économie qu'il tente de comprendre les différentes formes de régime politique. C'est dans cette mesure qu'il est amené à rejeter la théorie du contrat primitif comme inopérante. Pour Stewart, en effet, le contrat primitif, qu'il soit tacite ou explicite, impliquerait logiquement une similitude des différentes formes de gouvernement. Or, il constate que tel n'est pas le cas. Il est ainsi amené à introduire une lecture historique de la politique; dimension historique qui était pratiquement niée par la réduction de l'histoire aux deux grandes phases étales de l'état de nature et de la société civile dans la théorie politique dominante de son temps. Dans un très pénétrant chapitre de sa Recherche, il développe ainsi toute une théorie historique de J'évolution des régimes politiques à partir d'une analyse des structures économiques. Il montre comment les différentes formes de subordination politique peuvent s'expliquer à partir des différents modes de dépendance économique en distinguant quatre principaux types de dépendance: la dépendance d'un autre pour la conservation de sa propre vie; la dépendance d'un autre pour toute sa subsistance; la dépendance d'un autre pour les moyens de gagner sa subsistance; la dépendance vis-à-vis de la vente du produit de sa propre industrie. A chacun de ces types correspond un rapport social particulier (maître/esclave; parent/enfant; laboureur/seigneur féodal; manufacturier/ patron) et une forme spécifique de gouvernement politique (esclavagiste, patriarcal, féodal, démocratique). Stewart comprend ainsi économiquement l'apparition du sujet comme catégorie politique. La liberté moderne n'est à ses yeux qu'une conséquence de l'indépendance économique que traduit le fait de produire pour le marché. Il pose que « toute autorité est en proportion de la dépendance (économique), et doit varier suivant les circonstances» (Recherche, t. I, ch. XIII, p. 441. Il renverse la problématique classique des rapports entre la société et la forme de gouvernement. « Le désavantage de la forme monarchique, relativement au commerce et à l'industrie, écrit-il, ne provient pas de l'inégalité qu'elle établit parmi les citoyens, mais il est la conséquence de cette inégalité, souvent accompagnée d'une subordination arbitraire et indéterminée entre les individus des classes supérieures et inférieures, ou entre ceux qui sont chargés de l'exécution des lois et le corps du peuple" (ibid., p. 446). A ses yeux, l'avènement d'un régime républicain, qui est le plus favorable au commerce et à l'industrie, ou d'un régime démocratique, qui est le meilleur pour donner naissance au commerce étranger, s'inscrit ainsi naturellement dans le cadre du développement des forces productives : « Le commerce et l'industrie sont appelés partout, et leur établissement produit une fermentation étonnante avec les restes de la férocité de la constitution féodale » (ibid., p. 454). Stewart développe
même longuement la contradiction historique de la monarchie. En même temps que l'ambition des souverains les amène à réduire le pouvoir des grands seigneurs et à développer le commerce et l'industrie, explique-t-il, ils creusent en effet leur propre tombe dans la mesure où ce développement réduit les
liens de dépendance économique et modifie en conséquence les termes de la subordination politique. Avec Stewart le marché ne fait pas que se substituer au contrat, il devient la force motrice de l'avènement de la démocratie." (pp.48-49)
"Au contraire de Machiavel, dont on aura toujours cherché à se débarrasser, comme s'il incarnait toute la mauvaise conscience de la modernité, Smith connaitra le succès immédiat de ceux qui délivrent des inquiétudes somnolentes. A son insu, Smith se pose en effet comme un véritable anti-Machiavel.
Il achève la dérive commencée avec Hobbes. En transposant Machiavel sur le terrain du droit naturel dans l'état de nature, Hobbes pensait déjà avoir circonscrit la lancinante question de la division sociale que le Florentin ne cessait de poser. En effaçant la distinction entre société civile et état de nature
dont Hobbes avait eu besoin pour exorciser Machiavel, l'idéologie économique qui s'affirme au XVIIIème siècle supprime définitivement tout rapport avec l'auteur du Prince. C'est en ce sens que l'idéologie économique, en tant que radicale émancipation, se présente comme le sommet de la modernité, dans tout son aveuglement." (p.61)
"Pour John Locke, société civile et société politique sont deux termes interchangeables." (p.65)
"C'est Adam Smith qui sera le premier, bien avant Hegel, à comprendre économiquement la société civile. Il faut pourtant noter qu'il n'emploie jamais le terme de société civile dans la Richesse des nations. Il parle plus généralement de société, tout court. Ce problème de vocabulaire ne doit pas nous arrêter. Pour Smith, en effet, la notion de société civile est définitivement acquise, comme pour toute la philosophie anglaise depuis près d'un siècle. Il faut donc lire société civile lorsqu'il écrit société. Mais il emploie en fait assez rarement ce terme. En revanche, il parle sans cesse de la nation; la nation et la société civile sont deux réalités identiques pour Smith.
On peut néanmoins se demander ce qui justifie chez lui cet écart par rapport au langage dominant. La réponse est simple : Smith se sert du terme de nation pour faire passer la société civile d'un sens juridico-politique à un sens économique. C'est pour éviter les équivoques qu'il parle ainsi de nation, le sens de société civile étant très précis dans l'esprit de ses contemporains. Le terme de nation est, au contraire, encore très vague au XVIIème siècle; c'est en outre un mot relativement peu usité." (p.68)
"Smith comprend en effet l'égalité de droit, l'égalité naturelle, comme l'égalité des droits de propriété. Il fonde sa sociologie dans une théorie des droits de propriété. L'influence de Locke est visiblement très forte sur ce point." (p.71)
"Les fonctionnaires et les militaires, les prêtres et les juges étaient choqués d'être considérés économiquement comme des farceurs ou des domestiques et de n'apparaitre que comme les parasites des véritables producteurs. Marx se fera sur ce point le défenseur de Smith et il ne cachera pas dans ses Théories sur la plus-value son accord avec le côté radical de l'analyse de Smith.
La société de marché renverse les préséances et les distinctions sociales établies." (p.80)
"L'entretien de colonies est donc à ses yeux une redoutable erreur politique et économique. Les nations européennes paient très cher le fait de maintenir en temps de paix, et de défendre en temps de guerre, la « puissance oppressive» (l'expression est de Smith) qu'elles se sont arrogée sur les colonies." (p.93)
"C'est ne pas comprendre le libéralisme que de le réduire à la revendication du libre-échange. La représentation libérale de l'homme et la société trouve d'abord son origine dans sa conception de l'échange économique comme structurant la réalité sociale. Le libre-échange n'est qu'une conséquence." (p.98)
"Historiquement, la politique de centralisation industrielle de Colbert s'était d'ailleurs traduite par un véritable échec. A la fin du règne de Louis XIV, la plupart des créations de Colbert avaient disparu. Au XVIIIe siècle, ce sont au contraire les petits fabricants de la ville et de la campagne qui permirent à la France de se relever de la crise économique provoquée par la décadence des manufactures." (p.101)
"Comprendre de façon unifiée la formation des Etats-nations et la naissance de l'économie de marché." (p.113)
"En participant à la libération de l'individu de ses formes antérieures de dépendance et de solidarité, il développe l'atomisation de la société dont il a besoin pour exister. C'est, en effet, dans le mouvement de cette atomisation que l'Etat peut s'affirmer comme métastructure différenciée de sociabilité; il tend à égaliser la société dans le sens où son but est d'assigner tous les individus à la même faiblesse devant lui. Sa formation est ainsi indissociable de la constitution d'une société civile indifférenciée, morcelée, atomisée. L'État accompagne l'affirmation de l'individu comme sujet suffisant, encaissant les dividendes d'une mutation culturelle qu'il a contribué à accélérer, voire à susciter, dans la mesure où son effort pour autonomiser la politique vis-à-vis de la religion implique également l'autonomisation de l'individu par rapport aux formes de sociabilité intermédiaires. Il prépare en ce sens la société de marché à laquelle son existence est liée." (p.115-116)
"L'État mena une politique active de lutte contre l'économie domestique et parallèlement d'encouragement aux échanges commerciaux. L'Etat se donna d'abord pour tâche de poursuivre la lutte contre l'économie familiale, déjà entamée sur certains points dès le haut Moyen Age (cf. l'établissement des banalités par exemple). Les échanges non marchands, intracommunautaires étaient en effet insaisissables, ils ne pouvaient donc pas donner lieu à un prélèvement fiscal moderne." (p.117)
"Le mercantilisme ne se définit pas d'abord comme une politique protectionniste ou par l'attrait de métaux précieux. Le mercantilisme est avant tout une politique fiscale. Son but est d'accélérer les rentes fiscales en stimulant "économie et le commerce. Le contrôle de "économie, l'établissement de manufactures ont pour but de favoriser des conditions propres à augmenter le rendement des impôts beaucoup plus que d'instaurer un dirigisme économique qui aurait été considéré comme un bien en soi. « Le commerce est la source des finances, et les finances sont le nerf de la guerre », écrivait Colbert dans une instruction célèbre. Sa devise aurait pu être que ce qui est bon pour le fisc est bon pour la société." (p.118)
"Le changement historique, en effet, ne peut être compris comme une nécessité." (p.126)
"L'économie reste sans sujet tant qu'il n'y a pas de véritable société civile. C'est pourquoi elle est sans objet. C'est en ce sens que l'on ne peut pas comprendre la formation de la science économique comme une lente maturation de concepts qui se seraient progressivement affinés et construits.
Son développement est également lié à la nature des rapports entre la société et l'État." (p.135)
"Chez lui, la simplicité politique se traduit en effet principalement par une intériorisation absolue de la politique par la société civile. La politique se dissout, littéralement, dans le jugement privé de l'ensemble des individus. C'est pourquoi la « sincérité positive » et le "contrôle public" sont au cœur de son système philosophique. L'ordre social est totalement intérieur à la société: il est le produit de l'existence de chacun sous le regard de tous. « Le contrôle de chacun sur la conduite de ses voisins, écrit-il, constituera une censure tout à fait irrésistible » (Enquiry, p. 554). La loi positive et le gouvernement, c'est-à-dire la politique, sont remplacés en dernière instance chez Godwin par l'œil attentif et censeur de l'opinion publique.
Il estime ainsi que et la politique et la justice comme institutions peuvent être éliminées de la vie sociale. Sa dénonciation du principe de la punition sociale comme moyen d'obliger les hommes à faire le bien (principe systématisé par Bentham) s'accompagne ainsi logiquement d'une intériorisation absolue de la contrainte sociale. Son « œil de jugement public » fait de la société tout entière une vaste prison, à l'image du panoptique dont rêvait Bentham. Son anarchisme démocratique se transforme directement en un totalitarisme à visage humain: celui de la contrainte invisible, omniprésente, sans limites, que la société tout entière fait peser sur elle-même, effaçant toute frontière entre le domaine privé et le domaine public." (p.151-152)
"En Angleterre même, la Chambre de commerce de Manchester, véritable citadelle du libre-échangisme qui avait formé l'anti-Com-law league en 1839, réclamera en 1887 le retour au tarif." (p.209)
-Pierre Rosanvallon, Le Libéralisme économique. Histoire de l'idée de marché, Seuil, coll. Points Essais,, 1999 (1979 pour la première édition), 243 pages.
"L'affirmation du libéralisme économique traduit l'aspiration à l'avènement d'une société civile immédiate à elle-même, autorégulée. Cette perspective, a-politique au sens fort du terme, fait de la société de marché l'archétype d'une nouvelle représentation du social: c'est le marché (économique) et non pas le contrat (politique) qui est le vrai régulateur de la société (et pas seulement de l'économie). L'idée de marché renvoie dans cette mesure à toute l'histoire intellectuelle de la modernité. La pensée politique moderne, à partir du XVIe siècle, était centrée sur la notion de contrat social: c'est lui qui fondait l'existence même de la société par un pacte politique." (p.II)
"L'idée de marché constitue alors plutôt une sorte de modèle politique alternatif. Aux figures formelles et hiérarchiques de l'autorité et du commandement, le marché oppose la possibilité d'un type d'organisation et de prise de décision largement dissocié de toute forme d'autorité : il réalise des ajustements automatiques, procède à des transferts et à des redistributions sans que la volonté des individus en général et des chefs de la société en particulier joue aucun rôle. En témoigne le sens très large du mot « commerce» au XVIIIe siècle. Le terme englobe en fait tout ce qui donne consistance au lien social indépendamment des formes de pouvoir et d'autorité. Il est d'ailleurs fréquent d'opposer en ce sens le doux commerce aux duretés des relations de pouvoir." (p.IV)
"Les idées de marché, de pluralisme politique, de tolérance religieuse et de liberté morale participent d'un même refus: celui d'accepter un certain mode d'institution de l'autorité sur les individus. Dans chacun de ces domaines, un même principe s'affirme: celui de l'autonomie individuelle fondé sur la dénégation de toutes les souverainetés absolues. S'il y a un tronc commun qui permet de parler de libéralisme au singulier, c'est bien celui-là." (p.VI)
"Il me semble peu productif d'opposer le libéralisme économique et le libéralisme politique ou, comme on l'a fait plus récemment, le libéralisme des contrepouvoirs au libéralisme de la régulation automatique. L'histoire intellectuelle de l'idée de marché, dans cette perspective, ne contribue pas seulement à éclairer une "dimension" du libéralisme : elle opère une coupe transversale qui permet d'en mieux saisir le mouvement et les contradictions.
La difficulté à laquelle on se trouve confronté en permanence lorsqu'on tente d'aborder la question du libéralisme est celle du caractère proliférant et parfois contradictoire des grands textes que l'on peut rattacher à cette tradition. Mais ce caractère proliférant et contradictoire n'est gênant que si l'on aborde le problème comme s'il s'agissait de comprendre le libéralisme comme une doctrine, c'est-à-dire un corps à la fois cohérent et différencié de jugements et d'analyses. Il n'y a pas en effet d'unité doctrinale du libéralisme. Le libéralisme est une culture, et non pas une doctrine. D'où les traits de ce qui fait son unité et de ce qui tisse ses contradictions." (p.VIII)
"L'image d'une société autorégulée va alors déserter le champ économique - le monde du capitalisme triomphant ne pouvant plus être assimilé à celui du doux commerce - et se réinvestir dans toutes les grandes visions du dépérissement de la politique et de la substitution d'une administration des choses au gouvernement des hommes : Marx est en ce sens l'héritier naturel de Smith. L'utopie économique libérale du XVIIIe siècle et l'utopie politique socialiste du XIXe siècle participent paradoxalement d'une même représentation de la société fondée sur un idéal d'abolition de la politique. Au-delà de leurs divergences, le libéralisme et le socialisme correspondent en ce sens au même moment de maturation et d'interrogation des sociétés modernes." (p.X)
"La grande question de la modernité c'est de penser une société laïque, désenchantée, pour reprendre l'expression de Max Weber. Plus précisément encore, c'est de penser la société comme auto-instituée, ne reposant sur aucun ordre extérieur à l'homme." (p.11)
"Stewart, bien que n'étant pas membre de l'école historique. anglaise, développe une thèse analogue dans sa Recherche des principes de l'économie politique. C'est à partir de l'économie qu'il tente de comprendre les différentes formes de régime politique. C'est dans cette mesure qu'il est amené à rejeter la théorie du contrat primitif comme inopérante. Pour Stewart, en effet, le contrat primitif, qu'il soit tacite ou explicite, impliquerait logiquement une similitude des différentes formes de gouvernement. Or, il constate que tel n'est pas le cas. Il est ainsi amené à introduire une lecture historique de la politique; dimension historique qui était pratiquement niée par la réduction de l'histoire aux deux grandes phases étales de l'état de nature et de la société civile dans la théorie politique dominante de son temps. Dans un très pénétrant chapitre de sa Recherche, il développe ainsi toute une théorie historique de J'évolution des régimes politiques à partir d'une analyse des structures économiques. Il montre comment les différentes formes de subordination politique peuvent s'expliquer à partir des différents modes de dépendance économique en distinguant quatre principaux types de dépendance: la dépendance d'un autre pour la conservation de sa propre vie; la dépendance d'un autre pour toute sa subsistance; la dépendance d'un autre pour les moyens de gagner sa subsistance; la dépendance vis-à-vis de la vente du produit de sa propre industrie. A chacun de ces types correspond un rapport social particulier (maître/esclave; parent/enfant; laboureur/seigneur féodal; manufacturier/ patron) et une forme spécifique de gouvernement politique (esclavagiste, patriarcal, féodal, démocratique). Stewart comprend ainsi économiquement l'apparition du sujet comme catégorie politique. La liberté moderne n'est à ses yeux qu'une conséquence de l'indépendance économique que traduit le fait de produire pour le marché. Il pose que « toute autorité est en proportion de la dépendance (économique), et doit varier suivant les circonstances» (Recherche, t. I, ch. XIII, p. 441. Il renverse la problématique classique des rapports entre la société et la forme de gouvernement. « Le désavantage de la forme monarchique, relativement au commerce et à l'industrie, écrit-il, ne provient pas de l'inégalité qu'elle établit parmi les citoyens, mais il est la conséquence de cette inégalité, souvent accompagnée d'une subordination arbitraire et indéterminée entre les individus des classes supérieures et inférieures, ou entre ceux qui sont chargés de l'exécution des lois et le corps du peuple" (ibid., p. 446). A ses yeux, l'avènement d'un régime républicain, qui est le plus favorable au commerce et à l'industrie, ou d'un régime démocratique, qui est le meilleur pour donner naissance au commerce étranger, s'inscrit ainsi naturellement dans le cadre du développement des forces productives : « Le commerce et l'industrie sont appelés partout, et leur établissement produit une fermentation étonnante avec les restes de la férocité de la constitution féodale » (ibid., p. 454). Stewart développe
même longuement la contradiction historique de la monarchie. En même temps que l'ambition des souverains les amène à réduire le pouvoir des grands seigneurs et à développer le commerce et l'industrie, explique-t-il, ils creusent en effet leur propre tombe dans la mesure où ce développement réduit les
liens de dépendance économique et modifie en conséquence les termes de la subordination politique. Avec Stewart le marché ne fait pas que se substituer au contrat, il devient la force motrice de l'avènement de la démocratie." (pp.48-49)
"Au contraire de Machiavel, dont on aura toujours cherché à se débarrasser, comme s'il incarnait toute la mauvaise conscience de la modernité, Smith connaitra le succès immédiat de ceux qui délivrent des inquiétudes somnolentes. A son insu, Smith se pose en effet comme un véritable anti-Machiavel.
Il achève la dérive commencée avec Hobbes. En transposant Machiavel sur le terrain du droit naturel dans l'état de nature, Hobbes pensait déjà avoir circonscrit la lancinante question de la division sociale que le Florentin ne cessait de poser. En effaçant la distinction entre société civile et état de nature
dont Hobbes avait eu besoin pour exorciser Machiavel, l'idéologie économique qui s'affirme au XVIIIème siècle supprime définitivement tout rapport avec l'auteur du Prince. C'est en ce sens que l'idéologie économique, en tant que radicale émancipation, se présente comme le sommet de la modernité, dans tout son aveuglement." (p.61)
"Pour John Locke, société civile et société politique sont deux termes interchangeables." (p.65)
"C'est Adam Smith qui sera le premier, bien avant Hegel, à comprendre économiquement la société civile. Il faut pourtant noter qu'il n'emploie jamais le terme de société civile dans la Richesse des nations. Il parle plus généralement de société, tout court. Ce problème de vocabulaire ne doit pas nous arrêter. Pour Smith, en effet, la notion de société civile est définitivement acquise, comme pour toute la philosophie anglaise depuis près d'un siècle. Il faut donc lire société civile lorsqu'il écrit société. Mais il emploie en fait assez rarement ce terme. En revanche, il parle sans cesse de la nation; la nation et la société civile sont deux réalités identiques pour Smith.
On peut néanmoins se demander ce qui justifie chez lui cet écart par rapport au langage dominant. La réponse est simple : Smith se sert du terme de nation pour faire passer la société civile d'un sens juridico-politique à un sens économique. C'est pour éviter les équivoques qu'il parle ainsi de nation, le sens de société civile étant très précis dans l'esprit de ses contemporains. Le terme de nation est, au contraire, encore très vague au XVIIème siècle; c'est en outre un mot relativement peu usité." (p.68)
"Smith comprend en effet l'égalité de droit, l'égalité naturelle, comme l'égalité des droits de propriété. Il fonde sa sociologie dans une théorie des droits de propriété. L'influence de Locke est visiblement très forte sur ce point." (p.71)
"Les fonctionnaires et les militaires, les prêtres et les juges étaient choqués d'être considérés économiquement comme des farceurs ou des domestiques et de n'apparaitre que comme les parasites des véritables producteurs. Marx se fera sur ce point le défenseur de Smith et il ne cachera pas dans ses Théories sur la plus-value son accord avec le côté radical de l'analyse de Smith.
La société de marché renverse les préséances et les distinctions sociales établies." (p.80)
"L'entretien de colonies est donc à ses yeux une redoutable erreur politique et économique. Les nations européennes paient très cher le fait de maintenir en temps de paix, et de défendre en temps de guerre, la « puissance oppressive» (l'expression est de Smith) qu'elles se sont arrogée sur les colonies." (p.93)
"C'est ne pas comprendre le libéralisme que de le réduire à la revendication du libre-échange. La représentation libérale de l'homme et la société trouve d'abord son origine dans sa conception de l'échange économique comme structurant la réalité sociale. Le libre-échange n'est qu'une conséquence." (p.98)
"Historiquement, la politique de centralisation industrielle de Colbert s'était d'ailleurs traduite par un véritable échec. A la fin du règne de Louis XIV, la plupart des créations de Colbert avaient disparu. Au XVIIIe siècle, ce sont au contraire les petits fabricants de la ville et de la campagne qui permirent à la France de se relever de la crise économique provoquée par la décadence des manufactures." (p.101)
"Comprendre de façon unifiée la formation des Etats-nations et la naissance de l'économie de marché." (p.113)
"En participant à la libération de l'individu de ses formes antérieures de dépendance et de solidarité, il développe l'atomisation de la société dont il a besoin pour exister. C'est, en effet, dans le mouvement de cette atomisation que l'Etat peut s'affirmer comme métastructure différenciée de sociabilité; il tend à égaliser la société dans le sens où son but est d'assigner tous les individus à la même faiblesse devant lui. Sa formation est ainsi indissociable de la constitution d'une société civile indifférenciée, morcelée, atomisée. L'État accompagne l'affirmation de l'individu comme sujet suffisant, encaissant les dividendes d'une mutation culturelle qu'il a contribué à accélérer, voire à susciter, dans la mesure où son effort pour autonomiser la politique vis-à-vis de la religion implique également l'autonomisation de l'individu par rapport aux formes de sociabilité intermédiaires. Il prépare en ce sens la société de marché à laquelle son existence est liée." (p.115-116)
"L'État mena une politique active de lutte contre l'économie domestique et parallèlement d'encouragement aux échanges commerciaux. L'Etat se donna d'abord pour tâche de poursuivre la lutte contre l'économie familiale, déjà entamée sur certains points dès le haut Moyen Age (cf. l'établissement des banalités par exemple). Les échanges non marchands, intracommunautaires étaient en effet insaisissables, ils ne pouvaient donc pas donner lieu à un prélèvement fiscal moderne." (p.117)
"Le mercantilisme ne se définit pas d'abord comme une politique protectionniste ou par l'attrait de métaux précieux. Le mercantilisme est avant tout une politique fiscale. Son but est d'accélérer les rentes fiscales en stimulant "économie et le commerce. Le contrôle de "économie, l'établissement de manufactures ont pour but de favoriser des conditions propres à augmenter le rendement des impôts beaucoup plus que d'instaurer un dirigisme économique qui aurait été considéré comme un bien en soi. « Le commerce est la source des finances, et les finances sont le nerf de la guerre », écrivait Colbert dans une instruction célèbre. Sa devise aurait pu être que ce qui est bon pour le fisc est bon pour la société." (p.118)
"Le changement historique, en effet, ne peut être compris comme une nécessité." (p.126)
"L'économie reste sans sujet tant qu'il n'y a pas de véritable société civile. C'est pourquoi elle est sans objet. C'est en ce sens que l'on ne peut pas comprendre la formation de la science économique comme une lente maturation de concepts qui se seraient progressivement affinés et construits.
Son développement est également lié à la nature des rapports entre la société et l'État." (p.135)
"Chez lui, la simplicité politique se traduit en effet principalement par une intériorisation absolue de la politique par la société civile. La politique se dissout, littéralement, dans le jugement privé de l'ensemble des individus. C'est pourquoi la « sincérité positive » et le "contrôle public" sont au cœur de son système philosophique. L'ordre social est totalement intérieur à la société: il est le produit de l'existence de chacun sous le regard de tous. « Le contrôle de chacun sur la conduite de ses voisins, écrit-il, constituera une censure tout à fait irrésistible » (Enquiry, p. 554). La loi positive et le gouvernement, c'est-à-dire la politique, sont remplacés en dernière instance chez Godwin par l'œil attentif et censeur de l'opinion publique.
Il estime ainsi que et la politique et la justice comme institutions peuvent être éliminées de la vie sociale. Sa dénonciation du principe de la punition sociale comme moyen d'obliger les hommes à faire le bien (principe systématisé par Bentham) s'accompagne ainsi logiquement d'une intériorisation absolue de la contrainte sociale. Son « œil de jugement public » fait de la société tout entière une vaste prison, à l'image du panoptique dont rêvait Bentham. Son anarchisme démocratique se transforme directement en un totalitarisme à visage humain: celui de la contrainte invisible, omniprésente, sans limites, que la société tout entière fait peser sur elle-même, effaçant toute frontière entre le domaine privé et le domaine public." (p.151-152)
"En Angleterre même, la Chambre de commerce de Manchester, véritable citadelle du libre-échangisme qui avait formé l'anti-Com-law league en 1839, réclamera en 1887 le retour au tarif." (p.209)
-Pierre Rosanvallon, Le Libéralisme économique. Histoire de l'idée de marché, Seuil, coll. Points Essais,, 1999 (1979 pour la première édition), 243 pages.