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    Bernard Baertschi, Justice et santé. Chacun doit-il recevoir des soins en proportion de ses besoins ?

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    Bernard Baertschi, Justice et santé. Chacun doit-il recevoir des soins en proportion de ses besoins ? Empty Bernard Baertschi, Justice et santé. Chacun doit-il recevoir des soins en proportion de ses besoins ?

    Message par Johnathan R. Razorback Sam 8 Fév - 22:47

    https://www.cairn.info/revue-de-metaphysique-et-de-morale-2002-1-page-83.htm

    "Lorsqu’il y a conflit d’allocation, on se demande souvent : qui a le plus besoin du soin à distribuer ? La force du besoin est donc un critère de justice, qui paraît s’apparenter aux considérations rawlsiennes sur la priorité du plus défavorisé (maximin). Malheureusement, ce qu’on croit être un gain de clarté introduit en fait de nouvelles complications. En effet, l’expression « le plus grand besoin » a au moins quatre sens différents :

    L’urgence : quelqu’un qui va mourir incessamment a plus besoin d’un cœur que quelqu’un qui peut attendre. Plus généralement, les risques vitaux créent un besoin particulier, que certains subsument sous la rubrique « règle de secours [rescue] » : on veut, on doit faire quelque chose pour eux car la perte de la vie est la perte la plus radicale qui soit.

    L’efficacité : personne n’a besoin de soins inefficaces. Il y a donc un seuil absolu : des soins inefficaces sont « futiles », ils ne doivent donc pas être disponibles (refuser un traitement inefficace n’est donc pas à proprement parler du rationnement). Mais il y a aussi un seuil relatif : il faut donner à celui à qui ce sera le plus profitable, parce qu’il est le plus capable d’en bénéficier soit absolument (ce qui est en partie calculable par exemple en termes de QALY s : qualité de vie et longévité), soit relativement, ces deux manières de calculer entrant par ailleurs parfois en conflit : si, à la suite du traitement, l’amélioration du patient I est plus conséquente que celle du patient II, alors que le patient II se trouverait dans un état meilleur que I.

    La sévérité : celui qui est dans l’état le pire, qui est le plus mal loti, a un besoin plus grand. Jon Elster contraste ainsi ce qu’il appelle le principe du niveau avec celui de l’incrémentation (qui est le principe du bénéfice relatif) : soit deux individus, I et II, « selon le principe du niveau, on doit donner le bien à I si et seulement si YI < YII [où Y est l’utilité ou le bien-être]. Selon le principe d’incrémentation, on doit donner le bien à I si et seulement si (Y’I - YI) > (Y’II - YII) ». Le premier dit qu’il faut donner la priorité au plus mal loti et le second à celui qui en tire le plus de bénéfice relatif.

    La presse : le besoin d’une prothèse de hanche est plus pressant chez un travailleur qui a besoin d’utiliser ses jambes pour subvenir à ses besoins que chez un retraité. La presse est, si l’on veut, l’urgence en fonction du mode de vie. Cela rappelle que la notion de besoin n’est pas indépendante du genre de vie que l’on mène, et donc que les questions d’allocation des ressources médicales ne doivent pas être tranchées de manière identique dans toutes les cultures. Comme dit Emanuel, cela « reflète les valeurs et les idéaux de la communauté ». 

    Comme on le voit déjà, et c’est la source de bien des difficultés dans l’utilisation du critère du besoin, ces quatre acceptions ne pointent pas toujours dans la même direction. Quelques exemples le souligneront encore. Plus un patient en besoin de transplantation cardiaque reste sur une liste d’attente, plus son besoin devient urgent (et pressant), mais moins la transplantation sera efficace, car son état de santé sera moins bon et son espérance de vie plus faible (la sévérité de son état augmente). Si soigner un patient moins atteint permet de le remettre sur pieds (fonctionnement normal), alors que soigner un patient dans un état pire ne l’améliore que peu, l’efficacité et la sévérité seront en conflit. Un écrivain qui souffre d’une arthrose rhumatismale de la hanche accompagnée de douleurs aura un besoin plus urgent mais moins pressant qu’un athlète souffrant d’une pathologie osseuse indolore. On n’est donc pas étonné de lire sous la plume de Rebecca Dresser que, lors du débat en Oregon, « les participants étaient en désaccord sur des questions comme celle de savoir si la priorité devait être donnée au traitement des patients les plus sévèrement malades ou de ceux pour qui il apporterait le plus grand bénéfice ».

    Il s’ensuit notamment qu’une procédure d’allocation comme le maximin — qui a la préférence « spontanée » de bien des théoriciens de la justice — est parfois fort peu judicieuse, ainsi que le souligne Frances Kamm : « Si nous pensons que le résultat est pertinent pour déterminer qui doit recevoir une ressource rare, nous refuserons le maximin ». Allouer justement implique qu’on alloue efficacement, qu’on ne « gaspille » pas le peu de ressources que l’on a. Parfois, cela signifie donner au plus favorisé (ou plutôt au moins défavorisé). Ici, un principe d’agrégation comme les QALY s paraît plus équitable mais il n’en va pas toujours ainsi : sauver une vie, même pour peu de temps et de qualité médiocre, peut valoir mieux qu’améliorer durablement la qualité d’une existence, si celle-ci est déjà bonne.

    Un pessimiste tirera de ces réflexions sur la notion de besoin que le critère proposé ne mène nulle part. Mais ce serait par trop broyer du noir; en effet, d’abord il y a des cas où les quatre acceptions concordent et il y en a d’autres où le bien est divisible, voire réutilisable — ce qui n’est pas le cas de la plupart des organes, évidemment —, où donc on peut le distribuer en proportion du besoin, pris en un sens ou en un autre, selon la situation (par exemple si la pénurie est temporaire, on raisonnera en termes d’urgence, non si elle est durable). Ensuite, parler d’urgence, d’efficacité, de sévérité et de presse complique certes, mais c’est au profit d’une plus grande précision : le critère du besoin devient réellement utilisable, même s’il ne l’est pas toujours et partout
    ."

    "Outre le juste, il existe des biens multiples, domaine de l’axiologie."
    -Bernard Baertschi, "Justice et santé. Chacun doit-il recevoir des soins en proportion de ses besoins ?", Revue de métaphysique et de morale, 2002/1 (n° 33), p. 83-101. DOI : 10.3917/rmm.021.0083. URL : https://www.cairn.info/revue-de-metaphysique-et-de-morale-2002-1-page-83.htm



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