https://fr.wikipedia.org/wiki/Angela_Davis
https://fr.book4you.org/book/21297134/6766b0
"L’historien ou l’historienne qui orientera sa recherche sur les expériences des femmes esclaves rendra un service inestimable à l’histoire. Il ne faut pas seulement envisager une telle enquête sous l’angle de la vérité historique, car certaines leçons de ce passé éclairent d’un jour nouveau les luttes actuelles d’émancipation des femmes noires et de toutes les femmes. En tant que profane, je ne peux que suggérer une nouvelle étude de l’histoire des esclaves noires."
"Les femmes noires ont toujours été plus nombreuses à travailler à l’extérieur que leurs sœurs blanches. Pour elles, l’importance actuelle du travail découle d’une structure établie dès le début de l’esclavage. Le travail forcé éclipsait tous les autres aspects de leur vie. C’est donc à travers leur rôle de travailleuses qu’il faut appréhender leur histoire. [...]
À l’exemple des hommes de leur communauté, elles travaillaient très souvent aux champs. Tandis que les états frontaliers transformaient sans doute la majorité des esclaves en domestiques, le Sud, creuset de l’esclavagisme, produisait surtout des ouvriers agricoles. Vers le milieu du XIXe siècle, sept esclaves sur huit, hommes et femmes confondus, étaient aux champs.
Tout comme les garçons en âge de travailler, les filles devaient creuser la terre, cueillir le coton, couper la canne à sucre et récolter le tabac."
"Elles connaissaient pourtant d’autres formes d’oppression, les agressions sexuelles et autres traitements barbares qui leur étaient réservés. L’attitude des propriétaires était opportuniste. Lorsqu’il était question de travail, rien ne différenciait la force et la productivité d’un homme ou d’une femme, mais lorsqu’il s’agissait d’exploiter, de punir ou de brimer un être, les femmes étaient renvoyées à des rôles exclusivement féminins.
Quand l’abolition de la traite internationale des Noirs commença de menacer la jeune et dynamique industrie du coton, la classe esclavagiste fut obligée de s’en remettre à la reproduction naturelle pour augmenter sa population de domestiques. La capacité reproductrice des femmes esclaves fut donc primée. Pendant les décennies qui précédèrent la guerre de Sécession, elles furent de plus en plus jugées en fonction de leur fécondité (ou de leur stérilité). Celles qui pouvaient produire dix, douze, quatorze enfants ou plus devenaient un trésor enviable. Mais leur statut de mère ne leur attira pas plus de respect que le statut de travailleuse. Le culte de la maternité, certes très populaire au XIXe siècle, ne s’appliquait pas à elles. En fait, aux yeux des esclavagistes, les Noires n’étaient pas des mères ; elles étaient simplement des instruments de renouvellement de la main-d’œuvre. Elles étaient seulement des ventres, du bétail, dont la valeur était fonction de leurs capacités à se multiplier."
"En tant que femmes, les esclaves étaient naturellement en butte à toutes sortes de contraintes sexuelles. Si, pour les hommes, les châtiments les plus violents étaient le fouet, la mutilation, les femmes étaient violées par-dessus le marché. En fait, le viol exprimait clairement la domination économique du propriétaire d’esclaves et l’autorité du surveillant sur les travailleuses noires."
"Dans d’autres plantations, les femmes laissaient leur bébé à la garde des enfants ou des vieillards inaptes aux travaux pénibles. Comme elles ne pouvaient les allaiter régulièrement, leurs seins congestionnés les torturaient."
"Les femmes enceintes étaient non seulement contraintes d’accomplir un travail normal aux champs, mais elles recevaient aussi des coups de fouet quand leur rendement journalier était trop faible ou lorsqu’elles protestaient."
"Les femmes n’étaient jamais trop « féminines » pour travailler dans les mines de charbon, les usines métallurgiques, pour remplacer les bûcherons ou les terrassiers. Le canal Santee, en Caroline du Nord, fut creusé par autant de femmes que d’hommes esclaves ; elles participèrent aussi à la construction de digues en Louisiane et à l’installation de nombreuses voies ferrées encore en service dans le Sud."
"Les premières expériences de mécanisation antérieures à la guerre de Sécession furent suivies d’une industrialisation générale qui priva beaucoup d’Américaines blanches de l’expérience productrice. Les usines textiles avaient rendu les rouets inutiles. Tout le matériel de fabrication des chandelles avait été relégué dans les musées, aux côtés de nombreux outils autrefois utiles à la production des biens nécessaires à la famille. Comme les nouveaux magazines féminins et les récits romanesques vantaient une idéologie de la féminité inspirée par l’industrialisation, les femmes blanches furent totalement dissociées du monde de la production. L’industrie capitaliste introduisit un clivage entre l’économie domestique et l’économie sociale qui vint renforcer le sentiment de l’infériorité féminine. Dans la propagande dominante, le mot « femme » devint synonyme de « mère » et de « maîtresse de maison », et ces fonctions étaient définies comme inférieures. Mais ce vocabulaire n’était jamais employé chez les Noires asservies. Les aménagements économiques de l’esclavage contredisaient cette nouvelle idéologie au niveau de la hiérarchie sexuelle. Les relations hommes-femmes dans la communauté esclave ne pouvaient donc s’intégrer à l’idéologie dominante."
"Il est vrai que la vie domestique prenait une place trop grande dans la vie sociale des esclaves, car c’était la seule dimension humaine qui leur fût accordée. Ainsi, contrairement aux femmes blanches, les femmes noires n’étaient pas infériorisées par les tâches domestiques. Sans doute cela tient-il aussi au fait qu’elles travaillaient autant que leur mari. On ne pouvait les considérer comme de simples « ménagères ». En déduire qu’elles dominaient leur mari est pourtant une déformation de la réalité."
-Angela Davis, Femmes, race et classe, Éditions Zulma, 2022 (1981 pour la première édition états-unienne).
https://fr.book4you.org/book/21297134/6766b0
"L’historien ou l’historienne qui orientera sa recherche sur les expériences des femmes esclaves rendra un service inestimable à l’histoire. Il ne faut pas seulement envisager une telle enquête sous l’angle de la vérité historique, car certaines leçons de ce passé éclairent d’un jour nouveau les luttes actuelles d’émancipation des femmes noires et de toutes les femmes. En tant que profane, je ne peux que suggérer une nouvelle étude de l’histoire des esclaves noires."
"Les femmes noires ont toujours été plus nombreuses à travailler à l’extérieur que leurs sœurs blanches. Pour elles, l’importance actuelle du travail découle d’une structure établie dès le début de l’esclavage. Le travail forcé éclipsait tous les autres aspects de leur vie. C’est donc à travers leur rôle de travailleuses qu’il faut appréhender leur histoire. [...]
À l’exemple des hommes de leur communauté, elles travaillaient très souvent aux champs. Tandis que les états frontaliers transformaient sans doute la majorité des esclaves en domestiques, le Sud, creuset de l’esclavagisme, produisait surtout des ouvriers agricoles. Vers le milieu du XIXe siècle, sept esclaves sur huit, hommes et femmes confondus, étaient aux champs.
Tout comme les garçons en âge de travailler, les filles devaient creuser la terre, cueillir le coton, couper la canne à sucre et récolter le tabac."
"Elles connaissaient pourtant d’autres formes d’oppression, les agressions sexuelles et autres traitements barbares qui leur étaient réservés. L’attitude des propriétaires était opportuniste. Lorsqu’il était question de travail, rien ne différenciait la force et la productivité d’un homme ou d’une femme, mais lorsqu’il s’agissait d’exploiter, de punir ou de brimer un être, les femmes étaient renvoyées à des rôles exclusivement féminins.
Quand l’abolition de la traite internationale des Noirs commença de menacer la jeune et dynamique industrie du coton, la classe esclavagiste fut obligée de s’en remettre à la reproduction naturelle pour augmenter sa population de domestiques. La capacité reproductrice des femmes esclaves fut donc primée. Pendant les décennies qui précédèrent la guerre de Sécession, elles furent de plus en plus jugées en fonction de leur fécondité (ou de leur stérilité). Celles qui pouvaient produire dix, douze, quatorze enfants ou plus devenaient un trésor enviable. Mais leur statut de mère ne leur attira pas plus de respect que le statut de travailleuse. Le culte de la maternité, certes très populaire au XIXe siècle, ne s’appliquait pas à elles. En fait, aux yeux des esclavagistes, les Noires n’étaient pas des mères ; elles étaient simplement des instruments de renouvellement de la main-d’œuvre. Elles étaient seulement des ventres, du bétail, dont la valeur était fonction de leurs capacités à se multiplier."
"En tant que femmes, les esclaves étaient naturellement en butte à toutes sortes de contraintes sexuelles. Si, pour les hommes, les châtiments les plus violents étaient le fouet, la mutilation, les femmes étaient violées par-dessus le marché. En fait, le viol exprimait clairement la domination économique du propriétaire d’esclaves et l’autorité du surveillant sur les travailleuses noires."
"Dans d’autres plantations, les femmes laissaient leur bébé à la garde des enfants ou des vieillards inaptes aux travaux pénibles. Comme elles ne pouvaient les allaiter régulièrement, leurs seins congestionnés les torturaient."
"Les femmes enceintes étaient non seulement contraintes d’accomplir un travail normal aux champs, mais elles recevaient aussi des coups de fouet quand leur rendement journalier était trop faible ou lorsqu’elles protestaient."
"Les femmes n’étaient jamais trop « féminines » pour travailler dans les mines de charbon, les usines métallurgiques, pour remplacer les bûcherons ou les terrassiers. Le canal Santee, en Caroline du Nord, fut creusé par autant de femmes que d’hommes esclaves ; elles participèrent aussi à la construction de digues en Louisiane et à l’installation de nombreuses voies ferrées encore en service dans le Sud."
"Les premières expériences de mécanisation antérieures à la guerre de Sécession furent suivies d’une industrialisation générale qui priva beaucoup d’Américaines blanches de l’expérience productrice. Les usines textiles avaient rendu les rouets inutiles. Tout le matériel de fabrication des chandelles avait été relégué dans les musées, aux côtés de nombreux outils autrefois utiles à la production des biens nécessaires à la famille. Comme les nouveaux magazines féminins et les récits romanesques vantaient une idéologie de la féminité inspirée par l’industrialisation, les femmes blanches furent totalement dissociées du monde de la production. L’industrie capitaliste introduisit un clivage entre l’économie domestique et l’économie sociale qui vint renforcer le sentiment de l’infériorité féminine. Dans la propagande dominante, le mot « femme » devint synonyme de « mère » et de « maîtresse de maison », et ces fonctions étaient définies comme inférieures. Mais ce vocabulaire n’était jamais employé chez les Noires asservies. Les aménagements économiques de l’esclavage contredisaient cette nouvelle idéologie au niveau de la hiérarchie sexuelle. Les relations hommes-femmes dans la communauté esclave ne pouvaient donc s’intégrer à l’idéologie dominante."
"Il est vrai que la vie domestique prenait une place trop grande dans la vie sociale des esclaves, car c’était la seule dimension humaine qui leur fût accordée. Ainsi, contrairement aux femmes blanches, les femmes noires n’étaient pas infériorisées par les tâches domestiques. Sans doute cela tient-il aussi au fait qu’elles travaillaient autant que leur mari. On ne pouvait les considérer comme de simples « ménagères ». En déduire qu’elles dominaient leur mari est pourtant une déformation de la réalité."
-Angela Davis, Femmes, race et classe, Éditions Zulma, 2022 (1981 pour la première édition états-unienne).