"C’est en France, dans le deuxième quart du XIXe siècle, que cette pratique tend à se répandre : on commence à parler de peinture « révolutionnaire », « réactionnaire » ou « juste milieu ». Les styles sont assimilés à des tendances politiques, à la droite et à la gauche, non d’ailleurs sans d’étranges chassés croisés. Cette importation du discours politique dans le discours esthétique est d’abord une commodité : il est plus facile d’adapter un système d’oppositions lexicales que d’en inventer un."
"Le conservatisme, au sens absolu, se définit par une attitude politique ayant un contenu déterminé, et s’oppose aux conservatismes, qui peuvent être relatifs à n’importe quel objet.
Un saut des pratiques à la théorie apparaît également nécessaire. Faire comme on a toujours fait, est-ce du conservatisme ? Vu de l’intérieur, la réponse est négative : c’est suivre la ou sa nature, respecter les bons usages, appliquer les recettes éprouvées qui marcheront puisqu’elles ont marché, ou plus simplement parce qu’on n’en connaît pas d’autres. Vu de l’extérieur, en revanche, elle peut être positive : le « conservateur », c’est l’autre. L’usage péjoratif du terme, ou plutôt son usage tout court, suppose cependant l’existence d’une norme : l’autre devrait agir autrement, adopter l’innovation, être « moderne ». Pour qu’il y ait conservatisme, il faut que l’individu connaisse l’existence (alléguée) de cette norme et qu’il la récuse. Dans ce cas il se sentira et se proclamera conservateur. Ainsi l’autodéfinition et la définition externe en viennent à coïncider : le conservateur n’est plus celui qui observe des pratiques jugées conservatrices par autrui mais celui qui revendique une doctrine du conservatisme."
"L’art, même le plus classique, se définit par l’innovation. Il s’oppose en cela à la décoration qui peut être répétitive car elle est fonctionnelle. Autrement dit, de l’artiste, quel qu’il soit, quels que soient son époque et son style, on attend par définition du nouveau. L’œuvre d’art ne peut être considérée comme telle que si elle s’avère différente de toute œuvre antérieure. Un objet usuel doit être propre à un usage : pour qu’une chaise soit une chaise, il est nécessaire et suffisant qu’on puisse s’asseoir dessus. Une voiture demeure une voiture, même si des milliers de personnes en possèdent une identique. L’œuvre d’art au contraire ne s’épuise pas dans sa fonction, même si elle a une fonction (garder une trace visuelle d’un événement ou d’un visage, témoigner de la piété d’un donateur, de la richesse d’un mécène, de la magnificence d’un roi, remplir un espace vide, etc.). Si l’on achète un tableau à un artiste, c’est d’abord pour acquérir un objet que personne d’autre ne possède : on achète pour ainsi dire de l’altérité."
"La vraie rupture intervient en 1863. Le contexte est tout différent. Le Salon annuel est devenu un événement international, où se pressent amateurs et acheteurs du monde entier. Comme avant 1791, l’exposition n’est pas libre : il faut être agréé par un jury dont les choix sont âprement controversés. L’agitation qui s’ensuit va pousser Napoléon III, autoritaire en politique mais libéral en art, à organiser un deuxième Salon : le public pourra juger sur pièces, et donc juger les juges. C’est le fameux « Salon des refusés ». Le résultat, à court terme, fut sans appel : le public ratifia massivement les choix du jury. La chose était, bien sûr, prévisible : il eût été surprenant que le goût des visiteurs se révélât plus excentrique que celui des artistes, même académiciens. Aussi l’expérience ne fût-elle pas renouvelée. Mais parmi les exposants de cette unique manifestation on trouvait les noms de Courbet, Manet, Jongkind, Whistler, Pissarro. S’inaugure ainsi un clivage absolument inédit dans l’histoire de l’art.
On connaissait en effet des distinctions éprouvées : art populaire et art savant, art à la mode contre art démodé, art des grands centres contre art provincial, précurseur contre attardé, des chefs de file et des suiveurs… Les changements de style étaient fréquents, parfois très brusques : la Renaissance engendre le maniérisme, le baroque se transforme en classique, l’art galant de Boucher est supplanté par l’art austère de son neveu David, qui lui-même est démodé par le romantisme, etc. Mais le clivage dont l’art moderne est un pôle ne se réduit à aucun de ces systèmes d’opposition. L’art à la mode démodait son prédécesseur et le condamnait à l’oubli simplement parce qu’il était plus récent, comme c’est encore le cas pour tout ce qui relève précisément, aujourd’hui, de la mode. Or des œuvres qui ont plus d’un siècle (les toiles cubistes de Braque et Picasso, la première aquarelle abstraite de Kandinsky) sont encore, à l’heure actuelle, modernes, alors qu’un tableau dont la peinture n’est pas sèche est susceptible de ne pas l’être – ou plutôt ne l’est certainement pas car, en utilisant des pinceaux, l’auteur se dénonce comme peintre et non comme artiste plasticien. Le moderne n’est pas seulement du nouveau, caractère par nature relatif. Il possède maintenant un contenu, qui en fait un absolu.
Le phénomène, toutefois, n’est étrange que dans la mesure où l’on oppose traditionnellement « moderne » à « ancien ». Si l’on remplace « art moderne » par « art d’avant-garde », le propos cesse de paraître paradoxal : le clivage s’impose tout simplement parce que l’avant-garde a gagné la guerre, et même doublement. Les refusés, du moins certains d’entre eux, sont devenus célèbres, et riches s’ils ont vécu assez vieux. Mais en même temps s’est imposée l’idée que l’art véritable ne saurait se réduire à un art autre : il doit être un autre art. La transgression permanente légitime seule l’art en tant qu’art. Ainsi s’affirme l’idéologie que Jean Clair résume (pour la discuter) en disant que « non seulement l’avant-garde a une histoire, mais l’avant-garde est l’histoire ».
On voit l’immense portée d’une telle vision des choses. Si l’avant-garde est l’histoire, l’art qui n’est pas d’avant-garde se trouve exclu de l’histoire. Fait significatif, il n’a pas de nom : « académique », « bourgeois », « pompier » ou « kitsch » sont des qualificatifs polémiques et surtout locaux ou conjoncturels. Ils ne sauraient désigner le phénomène dans sa généralité. Pourtant la survivance de celui-ci est nécessaire : sans arrière-garde, il ne saurait y avoir d’avant-garde. Chassé de l’histoire, l’objet se trouve ainsi paradoxalement élevé à la qualité d’absolu. Auparavant n’existait que des conservateurs, c’est-à-dire des attardés relativement à l’époque. Tandis que l’artiste qui ignore ou refuse le devoir d’être absolument moderne, donc d’avant-garde – ce qui n’exclut pas d’être à la mode, mais ne l’implique pas non plus – peut être qualifié, absolument, de conservateur. La catégorie est pensable, même si les artistes eux-mêmes préfèrent généralement se définir comme classiques ou respectueux de la tradition.
Le conservatisme esthétique n’est donc plus un phénomène de retard individuel, celui d’un artiste qui peindrait en 1800 à la manière de Boucher ou, en 1850, de David. C’est un choix, celui des artistes qui refusent l’avant-garde en ce double sens qu’ils ne produisent pas des œuvres d’avant-garde – ils sont fidèles, par exemple, à un réalisme illusionniste – et qu’ils ne tiennent pas l’appartenance à l’avant-garde pour la seule justification légitime de l’œuvre d’art. Ils sont contemporains, ils peuvent même être modernes en un des sens du terme car, objectivement, leurs œuvres ne ressemblent pas aux œuvres du passé. Mais n’étant pas modernes au sens d’avant-gardistes, ils sont objectivement conservateurs."
-Jean-Marie Denquin, « Le conservatisme esthétique », Revue Française d'Histoire des Idées Politiques, 2014/1 (N° 39), p. 117-128. DOI : 10.3917/rfhip.039.0117. URL : https://www.cairn.info/revue-francaise-d-histoire-des-idees-politiques1-2014-1-page-117.htm
"Le conservatisme, au sens absolu, se définit par une attitude politique ayant un contenu déterminé, et s’oppose aux conservatismes, qui peuvent être relatifs à n’importe quel objet.
Un saut des pratiques à la théorie apparaît également nécessaire. Faire comme on a toujours fait, est-ce du conservatisme ? Vu de l’intérieur, la réponse est négative : c’est suivre la ou sa nature, respecter les bons usages, appliquer les recettes éprouvées qui marcheront puisqu’elles ont marché, ou plus simplement parce qu’on n’en connaît pas d’autres. Vu de l’extérieur, en revanche, elle peut être positive : le « conservateur », c’est l’autre. L’usage péjoratif du terme, ou plutôt son usage tout court, suppose cependant l’existence d’une norme : l’autre devrait agir autrement, adopter l’innovation, être « moderne ». Pour qu’il y ait conservatisme, il faut que l’individu connaisse l’existence (alléguée) de cette norme et qu’il la récuse. Dans ce cas il se sentira et se proclamera conservateur. Ainsi l’autodéfinition et la définition externe en viennent à coïncider : le conservateur n’est plus celui qui observe des pratiques jugées conservatrices par autrui mais celui qui revendique une doctrine du conservatisme."
"L’art, même le plus classique, se définit par l’innovation. Il s’oppose en cela à la décoration qui peut être répétitive car elle est fonctionnelle. Autrement dit, de l’artiste, quel qu’il soit, quels que soient son époque et son style, on attend par définition du nouveau. L’œuvre d’art ne peut être considérée comme telle que si elle s’avère différente de toute œuvre antérieure. Un objet usuel doit être propre à un usage : pour qu’une chaise soit une chaise, il est nécessaire et suffisant qu’on puisse s’asseoir dessus. Une voiture demeure une voiture, même si des milliers de personnes en possèdent une identique. L’œuvre d’art au contraire ne s’épuise pas dans sa fonction, même si elle a une fonction (garder une trace visuelle d’un événement ou d’un visage, témoigner de la piété d’un donateur, de la richesse d’un mécène, de la magnificence d’un roi, remplir un espace vide, etc.). Si l’on achète un tableau à un artiste, c’est d’abord pour acquérir un objet que personne d’autre ne possède : on achète pour ainsi dire de l’altérité."
"La vraie rupture intervient en 1863. Le contexte est tout différent. Le Salon annuel est devenu un événement international, où se pressent amateurs et acheteurs du monde entier. Comme avant 1791, l’exposition n’est pas libre : il faut être agréé par un jury dont les choix sont âprement controversés. L’agitation qui s’ensuit va pousser Napoléon III, autoritaire en politique mais libéral en art, à organiser un deuxième Salon : le public pourra juger sur pièces, et donc juger les juges. C’est le fameux « Salon des refusés ». Le résultat, à court terme, fut sans appel : le public ratifia massivement les choix du jury. La chose était, bien sûr, prévisible : il eût été surprenant que le goût des visiteurs se révélât plus excentrique que celui des artistes, même académiciens. Aussi l’expérience ne fût-elle pas renouvelée. Mais parmi les exposants de cette unique manifestation on trouvait les noms de Courbet, Manet, Jongkind, Whistler, Pissarro. S’inaugure ainsi un clivage absolument inédit dans l’histoire de l’art.
On connaissait en effet des distinctions éprouvées : art populaire et art savant, art à la mode contre art démodé, art des grands centres contre art provincial, précurseur contre attardé, des chefs de file et des suiveurs… Les changements de style étaient fréquents, parfois très brusques : la Renaissance engendre le maniérisme, le baroque se transforme en classique, l’art galant de Boucher est supplanté par l’art austère de son neveu David, qui lui-même est démodé par le romantisme, etc. Mais le clivage dont l’art moderne est un pôle ne se réduit à aucun de ces systèmes d’opposition. L’art à la mode démodait son prédécesseur et le condamnait à l’oubli simplement parce qu’il était plus récent, comme c’est encore le cas pour tout ce qui relève précisément, aujourd’hui, de la mode. Or des œuvres qui ont plus d’un siècle (les toiles cubistes de Braque et Picasso, la première aquarelle abstraite de Kandinsky) sont encore, à l’heure actuelle, modernes, alors qu’un tableau dont la peinture n’est pas sèche est susceptible de ne pas l’être – ou plutôt ne l’est certainement pas car, en utilisant des pinceaux, l’auteur se dénonce comme peintre et non comme artiste plasticien. Le moderne n’est pas seulement du nouveau, caractère par nature relatif. Il possède maintenant un contenu, qui en fait un absolu.
Le phénomène, toutefois, n’est étrange que dans la mesure où l’on oppose traditionnellement « moderne » à « ancien ». Si l’on remplace « art moderne » par « art d’avant-garde », le propos cesse de paraître paradoxal : le clivage s’impose tout simplement parce que l’avant-garde a gagné la guerre, et même doublement. Les refusés, du moins certains d’entre eux, sont devenus célèbres, et riches s’ils ont vécu assez vieux. Mais en même temps s’est imposée l’idée que l’art véritable ne saurait se réduire à un art autre : il doit être un autre art. La transgression permanente légitime seule l’art en tant qu’art. Ainsi s’affirme l’idéologie que Jean Clair résume (pour la discuter) en disant que « non seulement l’avant-garde a une histoire, mais l’avant-garde est l’histoire ».
On voit l’immense portée d’une telle vision des choses. Si l’avant-garde est l’histoire, l’art qui n’est pas d’avant-garde se trouve exclu de l’histoire. Fait significatif, il n’a pas de nom : « académique », « bourgeois », « pompier » ou « kitsch » sont des qualificatifs polémiques et surtout locaux ou conjoncturels. Ils ne sauraient désigner le phénomène dans sa généralité. Pourtant la survivance de celui-ci est nécessaire : sans arrière-garde, il ne saurait y avoir d’avant-garde. Chassé de l’histoire, l’objet se trouve ainsi paradoxalement élevé à la qualité d’absolu. Auparavant n’existait que des conservateurs, c’est-à-dire des attardés relativement à l’époque. Tandis que l’artiste qui ignore ou refuse le devoir d’être absolument moderne, donc d’avant-garde – ce qui n’exclut pas d’être à la mode, mais ne l’implique pas non plus – peut être qualifié, absolument, de conservateur. La catégorie est pensable, même si les artistes eux-mêmes préfèrent généralement se définir comme classiques ou respectueux de la tradition.
Le conservatisme esthétique n’est donc plus un phénomène de retard individuel, celui d’un artiste qui peindrait en 1800 à la manière de Boucher ou, en 1850, de David. C’est un choix, celui des artistes qui refusent l’avant-garde en ce double sens qu’ils ne produisent pas des œuvres d’avant-garde – ils sont fidèles, par exemple, à un réalisme illusionniste – et qu’ils ne tiennent pas l’appartenance à l’avant-garde pour la seule justification légitime de l’œuvre d’art. Ils sont contemporains, ils peuvent même être modernes en un des sens du terme car, objectivement, leurs œuvres ne ressemblent pas aux œuvres du passé. Mais n’étant pas modernes au sens d’avant-gardistes, ils sont objectivement conservateurs."
-Jean-Marie Denquin, « Le conservatisme esthétique », Revue Française d'Histoire des Idées Politiques, 2014/1 (N° 39), p. 117-128. DOI : 10.3917/rfhip.039.0117. URL : https://www.cairn.info/revue-francaise-d-histoire-des-idees-politiques1-2014-1-page-117.htm