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    William H. Sewell, La confraternité des prolétaires : conscience de classe sous la monarchie de Juillet

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    Messages : 20739
    Date d'inscription : 12/08/2013
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    William H. Sewell, La confraternité des prolétaires : conscience de classe sous la monarchie de Juillet Empty William H. Sewell, La confraternité des prolétaires : conscience de classe sous la monarchie de Juillet

    Message par Johnathan R. Razorback Lun 2 Nov - 21:19

    https://www.persee.fr/doc/ahess_0395-2649_1981_num_36_4_282774

    "La mentalité de classe procède d'une transformation de la mentalité corporative.
    La plupart des historiens situent le début du mouvement ouvrier français dans les années 1830-1834. Mais en quoi l'année 1830 marque-t-elle une rupture avec le passé ? Les ouvriers n'avaient pas attendu cette date pour se mettre à lutter contre leurs employeurs. Un coup d'œil sur les documents de la Restauration, ou même des dernières décennies de l'Ancien Régime, révèle que les ouvriers qualifiés des villes étaient depuis longtemps organisés et capables de monter des actions efficaces contre leurs patrons. D'autre part, les ouvriers non qualifiés, les ouvriers en usine et les travailleurs à domicile n'étaient généralement pas organisés, ni avant ni après 1830. Ce qui se passe entre 1830 et 1834, c'est que beaucoup d'artisans urbains, déjà organisés sous la Restauration, envisagent d'une façon nouvelle leur place dans la société, commencent à justifier différemment leurs actes et à concevoir autrement leurs organisations -à développer ce que Faure et Rancière ont appelé "une parole ouvrière". Le changement fondamental de ces années est d'ordre conceptuel: cette transformation de la mentalité des ouvriers leur permet de se considérer comme une classe sociale distincte et solidaire, luttant pour les droits des travailleurs contre une bourgeoisie propriétaire.

    Cette mutation de la mentalité ouvrière est le résultat de la Révolution de juillet et ne peut donc être comprise par une historiographie peu attentive aux événements. La Révolution de juillet entraîne les ouvriers dans l'arène politique et définit les termes de leur participation à la vie publique. Pour s'engager dans une action politique en 1830, les ouvriers ne pouvaient faire autrement que de formuler leurs demandes dans les termes employés par le nouveau régime -une version actualisée du discours libéral de 1789. Mais il fallait pour cela remanier le discours révolutionnaire de façon à donner aux ouvriers un rôle politique actif et à réconcilier le langage individualiste de la révolution avec les exigences des corporations et les traditions des corps d'artisans. C'est ce processus de fusion entre les idiomes corporatifs et révolutionnaires -déterminé par des raisons politiques- qui est à l'origine de l'éveil de la conscience de classe des ouvriers français du XIXe siècle
    ." pp.650-651)

    "Pratiquement toutes les organisations ouvrières du début du XIXe siècle sont soit des compagnonnages, soit des sociétés d'aide mutuelle et gardent un caractère corporatif indiscutable. Si l'on reconstitue rapidement l'histoire des compagnonnages, ils apparaissent, dès la fin du XVe siècle, comme une contrepartie des corporations de maîtres. Des XVIe et XVIIe siècles jusqu'au XIXe siècle, ils luttent pied à pied avec leurs maîtres pour des questions de salaire, de conditions de travail et d'emploi. Ils sont réputés pour leur symbolisme et leurs cérémonies, qui s'inspirent parfois des corporations des maîtres, mais qui s'en distinguent par leur exotisme et leur originalité. [...] Les querelles entre corps de métiers pour des questions de préséance au sein de chaque secte du compagnonnage donnent souvent lieu à des violences.
    En comparaison, les sociétés de secours mutuel semblent beaucoup moins pittoresques et infiniment plus "modernes". Ce sont, en principe, des associations volontaires sérieuses constituées avec l'autorisation de l'Etat pour fournir aux travailleurs une assurance en cas de maladie, de vieillesse et de décès. Mais elles descendent directement des confraternités qui avaient été les contreparties religieuses des corporations d'Ancien Régime. Elles ont les mêmes saints patrons, les mêmes pratiques de charité mutuelle, souvent les mêmes cycles de cérémonies et des règlements internes similaires. Malgré leur vernis "moderne", les sociétés de secours mutuel ont donc une forme aussi corporative que les compagnonnages." (pp.651-652)

    "Les sociétés de secours mutuel de cette période sont, elles aussi, fortement marquées par le rituel et le symbolisme religieux. [...] L'enterrement corporatif [...] événement essentiel pour les compagnonnages et pour les sociétés d'aide mutuelle, qui invitent tous leurs membres à y assister." (p.652)

    "Dans de nombreux métiers qualifiés, des ateliers organisés d'une façon traditionnelle se trouvaient menacés par la concurrence grandissante d'entrepreneurs plus inventifs qui, travaillant à une plus grande échelle, expérimentaient une division accrue du travail, la standardisation des produits, des techniques et des machines nouvelles, l'emploi de travailleurs à domicile, le recours aux sous-traitants, la confection au lieu de la fabrication sur mesure, etc. En conséquence, l'habileté technique et les salaires des ouvriers tendirent à se dégrader, et les conditions de travail se diversifièrent de plus en plus au sein des corps de métiers. Dans ces conditions, les corporations d'ouvriers se fixèrent comme but principal le rétablissement des règlements collectifs dans des termes qui leur seraient favorables. Pour arriver à leurs fins ils firent grève, ordonnèrent des arrêts de travail ponctuels, contrôlèrent l'embauche, négocièrent des accords de salaires avec les maîtres, etc., obtenant parfois de véritables succès ; même leurs victoires restaient cependant extrêmement précaires parce que le système judiciaire ne reconnaissait aucun règlement collectif obligatoire, mais seulement les droits absolus des propriétaires individuels." (pp.652-653)

    "Les travailleurs étaient généralement indifférents aux problèmes des autres, quand ils ne se montraient pas carrément méfiants et hostiles. C'est dans ce contexte de luttes parallèles mais désunies qu'intervient la Révolution de 1830." (p.653)

    "Le peuple de Paris, et surtout les ouvriers, se battent dans les rues pour la Révolution de Juillet, et pendant leurs jours qui suivent leur victoire on fit publiquement l'éloge de leur bons sens et de leur patriotisme. Mais cette ère de bons sentiments ne devait pas durer. Encouragés par la reconnaissance publique de leur rôle décisif dans la révolution, les ouvriers parisiens sentent qu'ils peuvent légitimement présenter les demandes qu'ils avaient jusqu'alors formulées discrètement au sein de leurs corps de métiers respectifs. En août et en septembre 1830, un grand nombre de corps de métiers manifestent dans la rue ou envoient des délégations au gouvernement, lui demandant de proscrire l'usage des machines, d'augmenter les salaires, d'en établir un tarif uniforme, de réduire la journée de travail, etc.
    La réponse du gouvernement fut un mélange de stupéfaction, d'incompréhension et de sévère réprobation. Par exemple, lorsque les maçons parisiens lancèrent un appel au préfet, dans lequel ils lui demandaient d'interdire le travail au pièces et de limiter le nombre d'heures de travail, il répondit en les sermonnant pour cette proposition "irréfléchie", qu'il considérait comme indigne "de leur conduite passée et de leur loyauté habituelle". Il avaient, poursuivit-il:

    oublié un moment tous les principes pour lesquels ils avaient combattu et que plusieurs d'entre eux avaient scellés de leur sang [...] Ils avaient perdu de vue que la liberté du travail n'est pas moins sacrée que toutes nos autres libertés.


    Une autre proclamation avertit les ouvriers que leurs manifestations seraient désormais considérées comme des violations de l'ordre public, et qu'ils risquaient d'être poursuivis d'après le code pénal pour coalition." (p.653)

    "La répression n'eut pas tout à fait le résultat souhaité: quelques militants ouvriers entreprirent de reformuler leur point de vue avec plus de force. Ce phénomène se traduisit par la fondation de journaux dirigés et écrits exclusivement par les ouvriers, qui parurent vers la fin de septembre 1830: L'Artisan, journal de la classe ouvrière ; Le Journal des ouvriers ; et Le Peuple, journal général des ouvriers, rédigé par eux-mêmes." (p.654)

    "De même que l'abbé Sieyès avait commencé Qu'est-ce que le Tiers Etat ? en démontrant que ce dernier exécutait tous les travaux utiles de la société, de même L'Artisan affirme d'abord la primauté de la classe ouvrière [...] L'Artisan se réfère à la vénérable opposition révolutionnaire entre une aristocratie tyrannique et un peuple opprimé, les ouvriers jouant le rôle du peuple à la place du tiers état. [...]
    Cette innovation se manifeste dès la première phrase:
    "La classe la plus nombreuse et la plus utile de la société est, sans contredit, la classe des ouvriers". Bien sûr cette phrase n'est pas tirée de la Révolution mais de Saint-Simon -à un détail près. Dans sa version, les revendications ouvrières se fondent sur leurs souffrances, et dépendent de la pitié philanthropique de leurs supérieurs ; pour L'Artisan, elles reposent sur l'utilité des ouvriers. En changeant de mot, L'Artisan transforme la masse souffrante et passive de la classe ouvrière en un peuple souverain actif, et fait de ses revendications une affaire de droits et non plus de charité." (p.656)

    "Dès septembre 1830, L'Artisan peut donc dire de "la classe des ouvriers" qu'elle est "exploitée" par la bourgeoisie et affirmer son droit à s' "affranchir à jamais de la servitude"." (p.657)

    "Le concept de base [de l'association] proposé dans L'Artisan dès octobre 1830 et que le théoricien socialiste Buchez approfondit plus systématiquement par la suite, était le suivant: les ouvriers devaient créer, "en association", des ateliers dans lesquels ils partageraient la propriété des moyens de production. Ces ateliers seraient financés au départ par les contributions hebdomadaires régulières des associés, puis ils gagneraient toute l'industrie [...]
    Donc, par des moyens purement pacifiques et légaux, les ouvriers peuvent enfin espérer supplanter la production privée par la production associée et transformer ainsi la société tout entière." (p.659)

    "En élaborant ce nouveau discours, les ouvriers opposaient constamment, et de façon explicite, la notion d' "association" à la conception de la liberté soutenue par la Monarchie de juillet qu'ils définissaient comme une forme d' "égoïsme", d' "isolement", ou d' "individualisme"." (p.659)

    "1831 marque l'étiage du mouvement ouvrier parisien et, malgré un réveil en 1832, il faut attendre la reprise économique de 1833 pour assister à une nouvelle vague de grèves. L'action des ouvriers dans le reste de la France suit généralement le même rythme, avec une exception importante à Lyon, où une querelle qui couvait depuis longtemps dans l'industrie de la soie provoque un soulèvement d'envergure qui gagne toute la ville pendant plusieurs jours en novembre 1831. Si les canuts victorieux n'avaient pas de programme politique et abandonnent bientôt pacifiquement leur pouvoir aux autorités, leur rébellion scandalise et stupéfie l'Europe tout entière et sert d'inspiration aux ouvriers mécontents. Leur slogan "Vivre en travaillant ou mourir en combattant !" semble annoncer une nouvelle ère de terribles conflits sociaux.

    Du soulèvement de 1831 aux insurrections d'avril 1834 qui marquent la fin de cette période d'agitation ouvrière, les canuts de Lyon sont les ouvriers les mieux organisés, les plus sûrs d'eux-mêmes et -aux yeux du gouvernement- les plus dangereux de France. Ils ont constitué nombre d'associations, dont la plus importante est de loin la Société de Surveillance et d'Indication Mutuelle, connue simplement sous le nom de "Mutualisme". Ils restent actifs pendant les années de stagnation (1831 et 1832), travaillant sans relâche pour maintenir la vigueur de leurs organisations et pressant les négociants d'accepter un tarif général. Signe de cette activité intense, une presse ouvrière fleurit. Alors que les journaux fondés par les ouvriers parisiens en automne 1830 avaient disparu au bout de quelques semaines, la publication hebdomadaire de L'Echo de la fabrique, créé par les mutualistes à la veille du soulèvement de 1831, continue régulièrement jusqu'à son interdiction après l'insurrection d'avril 1834. Et en 1833 un autre journal est fondé, L'Echo des Travailleurs." (pp.660-661)

    "Soixante-douze grèves en 1833, quatre fois plus qu'en 1831 et 1832. [...] Presque toutes affectent les métiers urbains qualifiés, et plus de la moitié à Paris et à Lyon. Des grèves éclatent aussi dans la plupart des grandes villes de France -Marseille, Rouen, Nantes, Le Havre, Toulon, Dijon, Montpellier, Metz, Orléans, Le Mans, etc. Le mouvement touche des corps de métiers très variés -des tisseurs de soie aux charpentiers, des tailleurs et des cordonniers aux fabricants de ciseaux et aux bourreliers. [...] Dans ces industries, les grèves semblent avoir été organisées et coordonnées. L'apparition de liaisons interurbaines entre les grévistes aggrave l'inquiétude déjà profonde des autorités devant cette vague de grèves, et le gouvernement intervient fréquemment pour les briser en arrêtant leurs leaders pour coalition. [...]
    Le gouvernement avait un autre sujet d'inquiétude pendant l'automne 1833: le républicanisme progressait à grands pas chez les ouvriers, particulièrement à Paris. Le principal agent de cette avance était la Société des Droits de l'Homme. Petite secte républicaine militante, cette société commence à recruter des membres dans la classe ouvrière en 1832 [...] les ouvriers constituent probablement, dès l'automne 1833, la majorité de ses membres, à Paris tout au moins. Cet afflux d'ouvriers dans la société indique à la fois une prise de conscience politique de la part des travailleurs et un changement du mode de pensée et de propagande de certains républicains qui, après s'être préoccupés exclusivement de questions politiques pendant les mois qui suivent la Révolution de juillet, réalisent de plus en plus l'importance des problèmes sociaux et économiques. Les républicains trouvent aussi un terrain d'entente avec les ouvriers sur le problème de l'association. Après tout, l'existence des sociétés républicaines dépendait de la reconnaissance du droit d'association par le gouvernement. D'où une convergence d'intérêts, d'idées et d'activités entre les plus radicaux des républicains et les plus militants des travailleurs de Paris." (p.661)

    "Les sentiments de solidarité de classe, quand ils apparurent pour la première fois vers 1830, étaient une généralisation, une projection à un niveau supérieur, des sentiments de solidarité corporative, selon l'image merveilleusement appropriée qu'employèrent les ouvriers de Lyon, "si toutes les fraternités voulaient [...] se donner la main pour se soutenir", elles pourraient "parvenir à former les liens de la confraternité des prolétaires." [...]
    Ce phénomène se produit en partie à la suite de la grande vague de grèves de l'automne 1833. Mais la simple simultanéité de toutes ces grèves n'était pas en soi une condition suffisante. Après tout, les vagues de grèves s'étaient produites avant la Révolution française sans avoir ce résultat. C'est seulement quand les corporations d'ouvriers furent considérées elles-mêmes comme des libres associations de travailleurs productifs et non plus comme des corps distincts, attachés à la perfection d'un art particulier, que cette large fraternité devint concevable." (pp.665-666)

    "Il fallut attendre 1839 et 1840 pour assister à un renouveau d'agitation. Il y eut l'insurrection manquée de Blanqui en 1839: l'énorme vague de grèves parisiennes en 1840 ; la publication presque simultanée du Voyage en Icarie de Cabet (1839), de l'Organisation du Travail de Louis Blanc (1839) et de Qu'est-ce que la propriété ? de Proudhon (1840) ; la nouvelle presse ouvrière (La ruche populaire en 1839, L'atelier en 1840): tous ces événements marquèrent un réveil significatif. Après 1840, les idées socialistes commencent à imprégner les discours publics, et la révolution de février 1848 provoque le mouvement massif immédiat des ouvriers conscients de leur classe, non seulement à Paris mais dans des villes de tout le pays. On ne peut parler d'un mouvement national des ouvriers animés par la conscience de classe qu'au printemps 1848. Cependant les années 1830-1834 ressortent comme la période la plus importante au niveau de la percée conceptuelle." (p.667)

    "L'explication marxiste classique -selon laquelle la conscience apparut surtout à cause de la concentration de la main-d'œuvre dans les usines- n'a plus cours." (p.667)
    -William H. Sewell, "La confraternité des prolétaires : conscience de classe sous la monarchie de Juillet", Annales, Année 1981, 36-4, pp. 650-671.




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