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    Serge Audier, Les théories de la république

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    Serge Audier, Les théories de la république Empty Serge Audier, Les théories de la république

    Message par Johnathan R. Razorback Mar 1 Déc - 16:46

    « Une des mutations intellectuelles des dernières décennies du XXe siècle aura été le retour de l'idée républicaine. Si elle n'a jamais déserté le vocabulaire politique, elle avait rarement fait l'objet d'investigations philosophiques rigoureuses depuis le début du siècle. Dans les travaux anglophones, le républicanisme était en partie oublié, au point d'être absent des dictionnaires de philosophie politique. En France, bien que le discours républicain ait perduré, l'effort de conceptualisation est tombé en sommeil. Les raisons de cet effacement sont complexes. L'une d'elles tient à la montée des critiques socialistes et surtout marxistes du libéralisme, reléguant dans l'ombre la référence républicaine. Le poids de la science politique, des sciences sociales ou de certains courants philosophiques - de Michel Foucault au « postmodernisme » - a aussi contribué à recouvrir une tradition politique perçue comme dépassée. En effet, le républicanisme semble peu scientifique et très ancien, nous ramenant à l'Antiquité avec ses valeurs centrales du bien commun, de la vertu civique et du règne des lois. Cependant, le regain d'intérêt pour le républicanisme a été préparé de longue date, sous des modalités diverses, au cours du XXe siècle. Une esquisse historiographique est déjà instructive quant aux usages et traditions politiques hétérogènes qui ont mobilisé l'héritage républicain. Dans le champ académique anglophone, le retour du républicanisme a été précédé d'investigations sur l’« humanisme civique » de la Renaissance. Un rôle clé revient ici à Hans Baron (1900-1988). Ce grand historien allemand, puis américain, de la Renaissance et des idées républicaines était aussi un intellectuel juif soucieux de la fragilité de la République de Weimar et bouleversé par l'arrivée d'Hitler au pouvoir. Son travail prend le contre-pied de celui de l'historien jacob Burckhardt qui avait centré son analyse de la Renaissance sur l'individualisme. Baron insiste, lui, sur la culture civique des petites cités républicaines et sur la combinaison entre formation classique et nouvelle mentalité bourgeoise des milieux marchands de Florence. Dès les années 1920, il parle d’« humanisme civique » (plus précisément, de Bürgerhumanismus) pour définir sa vision du républicanisme et il persistera après son exil américain [Baron, 1955, 1988]*, exerçant une influence considérable dans les milieux intellectuels. Cette exhumation du républicanisme sera bientôt enrichie des travaux sur la tradition anglaise du xvne siècle de Zera Fink [1945] et Carolyn Robbins [1959]. Les recherches sur la République de Venise par les Américains Frederic C. Lane et William j. Bouwsma apportent aussi, dès les années 1960-1970, un nouvel éclairage à ces problématiques. Mais ce sont surtout les investigations consacrées à la tradition politique et aux sources de la Révolution américaine qui réactivent la référence au républicanisme : les historiens Bernard Baylin [1967] et Gordon Wood [1969], chacun à leur façon, combattent la conviction selon laquelle les idéaux américains procéderaient seulement d'une culture des droits naturels propre au libéralisme de John Locke. Autour des thèmes de la vertu, de la corruption et du bien commun, un républicanisme venu d'Angleterre et d'Europe aurait inspiré les révolutionnaires américains. Les enjeux théoriques et politiques de ce « révisionnisme républicain» trouvent une expression saisissante avec la fresque controversée de John Pocock (né en 1924), Le Moment machiavélien, paru en 1975 :dans sa quête d'un langage républicain remontant à Aristote et à l'idéal de l'homme comme «animal politique», l'historien veut reconstruire un récit alternatif au paradigme libéral, en focalisant son approche internationale - de la Renaissance aux États-Unis en passant par l'Angleterre - autour des idées de vertu et de civisme. » (pp.3-4)

    « Combinée à des enjeux de méthodologie historique, cette recherche se reconfigure avec les travaux de l'école de Cambridge et du « néo-républicanisme » - Quentin Skinner, Maurizio Viroli ou Philip Pettit - qui puisent dans le passé une vision républicaine de la liberté alternative au libéralisme. » (p.5)

    « En France, des historiens soucieux de la chose publique, comme Maurice Aghulon (1926-2014) et surtout le spécialiste de la Rome antique Claude Nicolet (1930-2010), ont marqué ce domaine. Le jeune Nicolet avait été un de ces universitaires et intellectuels qui s'étaient engagés dans le Parti radical après l'appel de Pierre Mendès France en 1954. Il participe à l'aventure des Cahiers de la République qui redessine les contours d'une gauche modernisée et ouverte, entre communisme marxiste d'un côté et gaullisme de l'autre, mais aussi à distance des libéraux. Publié dès 1957, son livre de la collection « Que sais-je ? », Le Radicalisme, ouvre un champ de recherches qui aboutira à son ouvrage majeur de 1982, L'Idée républicaine en France, qui redécouvre la pensée des républicains de la IIIème République. Ici, le républicanisme est indissociable d'une certaine apologie du rôle de l'État, de la rationalité scientifique et de la laïcité. » (p.5)

    « Le mot « république », de l'expression res publica, a un sens complexe, désignant « l'activité publique », « les affaires publiques », « l'intérêt public », « la communauté constituée par le peuple ». La res publica, antithèse de res privata, désignait dans le monde romain les biens du domaine public servant aux nécessités et à la vie politique de la cité, mais son sens était bien plus large - juridique, symbolique et politique [Stark, 193 7 ; Poma, 1998 ; Kharkhordin, 2009 ; Moatti, 2009]. En un sens, les idées républicaines remontent à l'Antiquité grecque, mais « res publica » n'y a pas de strict équivalent. Quand les Romains traduisent en grec « res pub/ica », ils usent parfois de l'expression « ta dèmosia pragmata », « les choses du peuple ». Un équivalent grec semble être « to koinon », la « communauté », ou « to koinon agathon », le « bien commun>> [Schofield, 2001]. En tout cas, la genèse de l'idée républicaine est indissociable de la naissance de la politique avec la démocratie athénienne. C'est en effet en Grèce que s'invente une notion de la politique comme domaine spécifique, à partir du clivage entre les affaires communes (to koinon) et ce qui appartient au particulier (to idion), dont le lieu est la famille (oikos). L'idée de république trouve aussi une origine lointaine dans l'idée de liberté (éleutheria), antithèse de la servitude.

    La source philosophique majeure du républicanisme se trouve […] chez Aristote (384-322 av. j.-C.), qui anticipe la philosophie de la république en distinguant, dans La Politique (Politika), les régimes qui visent le « bien commun » et ceux qui sont au service du « bien particulier » des gouvernants. »  (pp.7-Cool

    « Il y a trois formes « bonnes » de constitutions : la monarchie, l’aristocratie et la politeia (ce qu'on a souvent traduit, en italien, français ou allemand, par « république », ou « gouvernement constitutionnel », comme régime « droit » de la majorité). Et il y aussi trois formes « mauvaises » : la tyrannie, l'oligarchie et la démocratie. Les interprètes et traducteurs ont souvent été intrigués par le fait qu'Aristote utilise volontairement le même mot, politeia, pour désigner à la fois les diverses constitutions et la constitution « droite » du plus grand nombre. Certains ont jugé prudent de garder le mot grec, tout en précisant qu'il s'agissait de « l'authentique forme de gouvernement républicain ». Déjà au temps de la Renaissance italienne, on traduit parfois politeia chez Aristote par « république ». » (p.9)

    « Le républicanisme romain réinvestit certaines idées grecques, en les transformant en profondeur, dans un contexte tout autre que celui de la petite démocratie athénienne. Au cœur du républicanisme romain se trouve la notion de liberté (libertas). Comme chez les Grecs, le statut d'homme libre s'oppose au statut d'esclave. L'idée majeure, chez Tite-Live ou Salluste, est celle du gouvernement des lois, opposé à l'arbitraire du pouvoir personnel. L'opposition entre gouvernement de la loi et règne monarchique arbitraire est ainsi fréquente dans le discours républicain, avec le thème de la « haine de la royauté » (odium regni). La théorisation la plus élaborée du républicanisme est celle consignée par l'orateur et homme politique Cicéron ( -106--43 av. J.-C.), qui écrit le De Republica en 54, alors que la République romaine est en crise. Dans De legibus (52 av. J.-C.), il définit la politeia de Platon comme res publica, mais en donnant un sens spécifique au concept. La communauté est pour Cicéron une république si elle est la volonté commune du peuple, et non de telle ou telle faction. Le peuple doit donc avoir sa part dans le gouvernement des affaires publiques. » (p.11)

    « L'élément le plus ambigu de cette définition est le mot « res » de res publica. Selon M. Schofield [2001], il faut traduire littéralement res par « chose », et même par « propriété ». Les affaires du peuple devraient être conçues y compris « métaphoriquement » comme étant sa propriété : quand un tyran ou une faction ne respecte pas ses intérêts ou se conduit comme s'il s'agissait de ses affaires privées, alors c'est comme si sa « propriété » lui avait été volée. Ceci montrerait le lien entre la liberté politique et les conditions d'existence de la res publica : le peuple n'est plus libre lorsque sa res lui est subtilisée par d'autres. Serait donc désigné ici le droit du peuple d'user de sa « propriété ». En ce sens, la res publica est un critère de légitimité politique. En outre, Cicéron reformule la typologie grecque, en distinguant la monarchie, l'aristocratie et la démocratie. Chacune a des limites spécifiques.
    Ainsi, la monarchie menace de dégénérer en tyrannie, l'aristocratie en oligarchie, la démocratie en gouvernement arbitraire de la multitude. Quand c'est le peuple qui s'occupe de tout, on pourrait croire que c'est une république, puisque « tout appartient au peuple, et nous avons dit que la république était la chose du peuple » mais en vérité, la domination illimitée de la multitude est, là aussi, l'antithèse de la république car elle consacre le règne de l'arbitraire. Comme Polybe […] Cicéron plaide pour la « constitution mixte », même s'il ne le rejoint pas entièrement sur l'idée
    d'anakyklosis, c'est-à-dire d'un cycle semblable à une loi naturelle. Mais la meilleure « constitution » semble être celle qui, combinant les différents éléments, présente la plus grande stabilité. Il faut donc équilibrer harmonieusement des éléments de pouvoir monarchique, aristocratique et démocratique. » (pp.11-12)

    « L'indépendance des communes de l'Italie du Nord et centrale s'accompagne d'une réactivation du républicanisme antique, grâce à la traduction et diffusion de La Politique d'Aristote au XIIIe siècle, à la redécouverte du républicanisme de Cicéron, et à l'exhumation des écrits de Polybe. Certes, l'idée républicaine n'a jamais été totalement oubliée : elle trouve une réélaboration chrétienne chez Augustin (354-430) qui discute Cicéron, puis Thomas d'Aquin (1227-1274) qui reprend la théorie de la constitution « mixte ». Mais c'est avec Marsile de Padoue (1275/1280-1342/1343) dans le Défenseur de la paix (Defensor pacis, 1324), et avec les grands humanistes de la Renaissance que les thèmes républicains réapparaissent, adaptés aux cités italiennes. Abolissant le primat de la vita contemplativa, certains humanistes défendent une idée novatrice de la vita activa : la vocation de l'homme ne consiste plus à contempler un monde hiérarchisé, mais à construire un ordre humain face à l'imprévisibilité de la « fortune ». » (p.14)

    « Dans le contexte des divisions qui déchirent les cités, singulièrement Florence, l'éloge du « bien commun » prend une portée politique. Ainsi, Giordano da Pisa (1260-1311), dans ses prédications, invoque l'amour du « bien commun de tous », de même que le dominicain florentin Remigio dei Girolami (1246/1247-1319). Inspiré par la Bible et Thomas d'Aquin, mais aussi par Aristote et Cicéron, l'auteur de De bono comuni défend ces « Romains vertueux » qui « s’exposaient très souvent à la mort en défense de la chose publique, c'est-à-dire du bien commun du peuple », car « plus que de leur propre bien ils s'occupaient en effet du bien commun ». Remigio dei Girolami sera lu par des humanistes florentins et contribuera à l'avènement du discours républicain. Une de ses expressions les plus marquantes vient de Matteo Palmieri {1406-1475), penseur et acteur politique, en tant que gonfalonier de justice, ambassadeur et capitaine. Son traité, Della vita civile, écrit vers 1430 et édité en 1529, se nourrit de Platon, Aristote et Cicéron. Fidèle aux idéaux républicains, il préconise la recherche de l'utilité non de ceux qui gouvernent, mais des gouvernés. En introduction, il entend « démontrer quels doivent être les mœurs (costumi) et les vertus (virtù) d'un citoyen parfait durant toute sa vie mortelle ». Le livre II précise que le « citoyen privé » dans la République doit viser la paix, les « choses tranquilles et honnêtes » et « toujours faire prévaloir l'honneur, l'utile et le bien de la patrie sur ses commodités propres ». Tout l'ouvrage détaille la manière dont la vie des hommes peut devenir « civile » grâce à la justice et autres vertus politiques : le meilleur citoyen doit vivre selon les vertus de prudence, de tempérance et de force (fortezza), en respectant les lois. L'objectif est de maintenir la paix et la concorde, d'éviter les conflits déchirant Florence. Le propos, qui exalte le règne des lois, prend aussi une tonalité moderne dans sa justification de l'utile, facteur de prospérité de la cité. Ainsi rompt-il avec les apologies de la vie ascétique, préférant célébrer l'activité humaine ici-bas. » (pp.15-16)

    « Ce sont surtout Coluccio Salutati (1331-1406) et Leonardo Bruni (1370-1444) qui incarnèrent la réaffirmation des idéaux civiques républicains et la redécouverte de Cicéron et d’Aristote. Déjà Salutati, chancelier de Florence depuis 1375, exaltait un idéal de liberté civique et analysait l'histoire romaine dans un horizon républicain, érigeant Florence en héritière de Rome. Son ami et successeur Bruni reformulera ces idéaux dès son hymne de 1403-1404 à la Florence républicaine, la Laudatio florentine urbis, une vision idéalisée qu'il défend en temps de difficultés politiques pour Florence, marquée par des tendances oligarchiques et expansionnistes. Alors qu'un partisan du régime des Visconti de Milan dénonce ces travers florentins, Bruni radicalise un discours qui dénonce la tyrannie milanaise et voit en Florence la descendante de la liberté républicaine romaine. Son panégyrique, qui compare la beauté de la cité toscane à Athènes, glorifie la liberté du peuple (libertas populi) et la liberté florentine (florentina libertas), défend le règne des lois, condition de la liberté. Dans son histoire de Florence, Bruni souligne que « la liberté donna lieu à la puissance de l'Empire, et, après la destruction de la liberté, la vertu s'éteignit ». Son programme humaniste vise à harmoniser culture, éducation de l'homme et vie politique active dans une cité libre. Il exercera aussi une influence par ses traductions d'Aristote : l'Éthique à Nicomaque, les Économiques et la Politique (1435-1438) dont sa présentation défend la res publica. Une République que Bruni, comme Salutati, conçoit sous un jour assez aristocratique : pour ces humanistes, souvent traumatisés par la révolte en 1378 des Ciompi - les ouvriers de la laine -, le peuple de Florence n'incluait qu'une part de la population. En tout cas, l'idéal républicain survivra à l'abolition de la République. En témoigne le cas d’Alamanno Rinuccini (1426-1499) : cet érudit en littérature grecque et latine sera l'auteur d'un dialogue, De libertate, sorte de manifeste en faveur de la liberté républicaine publié en 1479 contre le régime des Médicis accusé d'avoir restauré la tyrannie. Nourri de Cicéron, Rinuccini montre qu'obéir à la loi est la plus grande liberté. De même, sa fresque historique Ricordi storici, affirme qu'une vie libre devrait interdire à quiconque d'avoir plus de pouvoir que les lois. » (pp.16-17)

    « Le « réalisme » du Prince se retrouve dans les écrits républicains. À ce titre, Machiavel rompt avec le républicanisme classique. On ne peut pas dire, comme Pocock [1975], qu'il prolonge les thèses d'Aristote sur l’« animal politique » : selon son analyse « pessimiste», l'homme ne fait le bien que par nécessité. La défense de procédés violents, le rôle crucial conféré à des individus exceptionnels, sont présents dans les Discours. Cependant, si Machiavel rompt avec la thématique classique du « meilleur régime », il avance des arguments sur la supériorité des républiques, qui visent le bien commun et la liberté des citoyens, mais aussi la conquête militaire. L'enjeu sous-jacent des Discours est sans doute de comprendre la faiblesse politique et stratégique de la cité florentine à la lumière de la réussite de la République romaine : alors que la première n'a connu que l'instabilité et les dissensions, la seconde est parvenue à la liberté et la puissance. Dans les deux cas, l'analyse porte sur le conflit social et son expression politique : d'un côté, à Rome, la lutte entre la plèbe et la noblesse a été, avec l'institution des tribuns de la plèbe, un facteur de liberté et d’expansion ; de l'autre, à Florence, les conflits, loin de favoriser le bien commun, ont dégénéré en luttes stériles entre factions. Cette analyse rompt avec l'humanisme florentin précédent de Salutati ou de Bruni. Tandis que ceux-ci célébraient la liberté florentine comme l'héritière de la Rome républicaine, Machiavel suggère que la réussite romaine révèle les limites de la politique florentine, son échec à rendre productives ses dissensions. De là une oscillation de régimes, faute d'avoir institué un conflit fécond laissant aux nobles une part de leur pouvoir et offrant au peuple un débouché légal et politique à son désir de liberté. Dans le républicanisme avant Machiavel, et dans celui des Anciens, le conflit apparaît comme une menace pour le bien commun et la survie de la cité. À l'inverse, Machiavel insiste sur le rôle potentiellement bénéfique de l'antagonisme dans un cadre institutionnel ouvert et dynamique. […] Sa thèse selon laquelle les « bonnes lois » peuvent naître de la « désunion » (desunione) choquera les humanistes de son temps, comme Guichardin. Machiavel ne serait donc pas l'héritier direct de la théorie de la « constitution mixte », au cœur du républicanisme classique, même s'il a contribué, après Bruni, à faire connaître le modèle de Polybe. Sur ce point, les interprètes divergent. Les uns, comme Skinner [1978], ont parfois suggéré que Machiavel reprenait le modèle de constitution mixte ; d'autres, comme C. Lefort [1972], ont souligné de façon convaincante l'ampleur de la rupture de Machiavel avec les classiques, en particulier Aristote, par son refus de subordonner la politique à l'idée d'un « bon régime », impliquant une harmonie des différents éléments de la communauté. La discussion est d'autant plus complexe que Machiavel n'a pas écrit les Discours de façon continue, et que l'on n'a pas de certitude absolue sur ses connaissances de Polybe. Il semble en avoir repris des éléments, mais en le transformant. L'étude de F. Bausi [1985] souligne cette distance, tant Machiavel insiste sur le conflit entre les grands et le peuple : c'est l'esprit même de la « constitution mixte » qui est ici fragilisé. Mais on peut aussi avancer une lecture intermédiaire, inspirée de G. Sasso et R. Esposito [1984] : si Machiavel semble parfois reprendre la forme du régime mixte, il en subvertit le contenu en insistant sur la dynamique conflictuelle de la république romaine, et en valorisant l'un de ses éléments : le peuple. » (pp.17-19)

    « La confrontation entre le désir de dominer, propre à l’« humeur » des grands, et le désir de ne pas être dominé, propre au peuple, le conduit à opter pour le second. Ce choix, qui diverge de celui des principaux humanistes, attachés à la domination d'une aristocratie, sous-tend l'hostilité de Machiavel vis-à-vis de la République aristocratique de Venise. De même, Machiavel opte pour Rome plutôt que Sparte, car seule la république romaine a construit sa puissance en affrontant les accidents de l'histoire. Si Rome avait adopté un modèle « spartiate », en refusant les étrangers et en ne s'appuyant pas sur le peuple, sans doute aurait-elle enlevé la cause de ses « tumultes », mais l'extinction du conflit, loin d'engendrer sa prospérité, aurait conduit à la perte de sa liberté et de sa puissance militaire. Chez Machiavel, les régimes républicains procurent aux citoyens des garanties de liberté et de sûreté. En ce sens, l'idée de liberté n'est pas seulement politique. Il n'y a pas toutefois dans Machiavel de définition philosophique de ce terme. La liberté se reconnaît à ses effets bénéfiques, en ce qu'elle protège la sûreté des citoyens, qui doivent se sentir à l'abri des agressions arbitraires de quiconque visant leur vie et leurs biens. D'où le rôle des lois pour les préserver des influences menaçantes. On a parfois vu dans cette importance accordée à la liberté du citoyen une anticipation de la thématique des « droits individuels ». » (p.19)

    « En plaidant pour que le peuple soit armé, Machiavel définit le moyen de canaliser l'énergie populaire en faveur de la patrie et du bien commun. Les lois doivent maintenir les hommes dans une relative égalité, et même dans la frugalité, facteur de mobilisation des citoyens-soldats. Mais la pauvreté n'est pas la misère : elle est une condition de la citoyenneté. L'amour de la patrie implique en outre l'attachement aux lois garantissant la liberté commune. Le concept clé est ici la virtù, appliqué tant aux princes qu'aux peuples, désignant l'énergie face à l'adversité. Des qualités qui se retrouvent selon Machiavel chez les milices suisses. Sous cet angle, le Florentin accorde à la religion, comme déjà Polybe, un rôle capital. Il l'examine selon son efficacité politique, c'està-dire sa capacité à renforcer l'attachement des citoyens à la liberté commune. Car c'est à la religion païenne que Rome doit aussi sa grandeur. Le propos vise ici la religion chrétienne : si le paganisme a nourri le lien des citoyens à la cité, le christianisme lui a été fatal. » (p.20)

    « Francesco Guicciardini (1483-1540) qui, en 1526 dans le Dialogo del reggimento di Firenze, défend ce système mélangé et tempéré qui « participe de toutes les espèces de gouvernement, d'un, de plusieurs et de beaucoup ». Mais il était choqué par l'éloge machiavélien des « tumultes ». Et Machiavel ne sera pas suivi non plus dans sa critique du modèle « mixte » de Venise, république aristocratique et commerçante privée des vertus militaires et expansionnistes de la Rome antique. Emblématique est Donato Giannotti {1492-1531), défenseur d'une constitution « mixte » pour la République florentine dans Della republica fiorentina, rédigé en 1531. Pour surmonter l'échec de la République, il prône un modèle offrant une issue aux humeurs des groupes antagonistes de la cité en vue d'une conciliation : la forme mixte permet le vivre-ensemble entre « les grands, les pauvres et les gens de condition moyenne (mediocri) ». Dans son Libro della republica de' Viniziani de 1525-1526, publié en 1540, il impose le mythe de Venise comme réalisation d'un mélange équilibré. Une vision reformulée par le cardinal et théologien Gaspare Contarini (1483-1542) dans son De magistratibus et Republica Venetorum de 1524-1534, publié en 1543. La République des Vénitiens y est célébrée en tant que modèle de liberté et de stabilité grâce à une structure garantie par des ordres aristocratiques et un sage équilibre constitutionnel : la stabilité vénitienne vient d'une ingénieuse combinaison entre élite aristocratique, pouvoir d'un seul - le doge - et majorité, avec le Conseil majeur. Plus tard, Paolo Paruta (1540-1598), devenu historien officiel de Venise, auteur de Della perfezione della vita politica {1572-1579) perpétue l'éloge de Venise contre ceux qui lui reprochent, avec Machiavel, de n'avoir pas su comme Rome s'agrandir par la conquête. » (p.20-21)

    « Le mythe de Venise marquera ensuite des républicains tels que l'Anglais James Harrington, lecteur de Contarini et Giannotti. Mais ce modèle sera attaqué par des théoriciens de l'absolutisme monarchique comme Jean Bodin (cf encadré) ou Thomas Hobbes. » (p.21)

    « D'origine aristocratique, Harrington redéfinit le républicanisme avec son utopie Oceana [The Commonwealth of Oceana, 1656], dédicacée à Cromwell, dans la période troublée de son protectorat. Selon certains, Harrington serait, à quelques différences près, un disciple de Machiavel (Pocock, 1975]. Pourtant, même s'il s'en nourrit, ille critique également et s'en détache. Certes, il voit en lui un partisan de la liberté républicaine, et insiste à son tour sur le rôle du citoyen armé. Mais, contrairement à Machiavel, pour qui les institutions sont toujours menacées de destruction, il imagine un ordre durable en permanence grâce à des mécanismes prévenant l'apparition d'une oligarchie. À la différence du Florentin, il est fasciné par la République aristocratique de Venise, qu'il connaît par Giannotti et Contarini, et dont il admire la stabilité. En outre, loin de prolonger la valorisation machiavélienne du conflit comme source de la liberté républicaine, Harrington se montre en désaccord avec le récit de Machiavel sur le rôle des antagonismes dans l'histoire de Rome, et il conçoit les mécanismes de la république comme un moyen de neutraliser l'influence des partis organisés. Une république harmonieuse, fondée sur des dispositifs assurant une circulation des responsabilités, ne laisse plus guère de place aux réels antagonismes. À cet égard, Harrington semble plus proche de Guichardin que de Machiavel. Son originalité tient dans ce cadre à son insistance sur les conditions socioéconomiques d'un gouvernement stable : l'équilibre de la propriété, essentiellement la terre, doit garantir une société libre fondée sur des citoyens indépendants. Ce projet se nourrit en partie d'une fascination pour la République des Hébreux dont le Hollandais Petrus Cunaeus avait diffusé le modèle. Si la répartition de la propriété est inégale et bénéficie à la noblesse, il en résulte un déséquilibre politique funeste. Sur cette base, Harrington définit des procédures institutionnelles prévenant la corruption : rotation des charges, vote secret, division des pouvoirs. Si donc le gouvernement républicain est populaire, il n'est pas anti-aristocratique : les membres de la « gentry », dès lors que leur nombre limité les empêche de devenir une noblesse, loin de nuire au Commonwealth, en sont un élément de stabilité. C'est là une divergence avec Machiavel, car la noblesse n'est pas pour Harrington hostile au gouvernement populaire, si sa puissance reste limitée. En outre, il insiste bien moins que le Florentin sur la vigilance et la participation civique des citoyens. Certes, la légitimité du peuple est pour lui prépondérante, mais son rôle se réduit surtout, dans les faits, à accepter ou non les choix issus d'une délibération aristocratique. » (pp.26-27)

    « Au croisement des idéaux civiques classiques et du langage libéral des droits, Cato's Letters marque l'avènement d'un républicanisme moderne. » (p.30)

    « [Montesquieu] hérite de la pensée de Polybe, de Cicéron, de Machiavel, mais aussi de Harrington et surtout de Sidney. » (p.30)

    « Parmi les théoriciens du marché et de la « société civile, l'écossais Adam Ferguson (1723-1816), l'exact contemporain d'Adam Smith (1723-1790), occupe une place singulière, qui le situe aussi dans l'histoire du républicanisme (son livre sur la république romaine, History of the Progress and Termination of the Roman Republic, 1783, témoigne d'une familiarité avec Montesquieu et Machiavel, dont il évoque notamment les réflexions sur le rôle de la religion à Rome). Dès 1767, l'auteur de l'Essai sur l'histoire de la société civile développe une des analyses les plus élaborées de l'avènement de la société marchande et de la division du travail. Toutefois, loin de brosser un tableau euphorique du nouveau monde régi par le commerce, il souligne les effets déshumanisants et dépolitisants de la division du travail (qui conduit à la création d'armées professionnelles et à la disparition des citoyens-soldats) et les menaces que fait peser sur la liberté politique la recherche des intérêts privés. Bien davantage que Montesquieu, il décrit la face sombre des sociétés commerçantes. Son analyse fait ainsi apparaître le risque d'une perte des vertus civiques au profit d'une « tranquillité » garantie par un État proche du despotisme. C'est dans ce cadre que l'on trouve chez Ferguson un éloge du conflit, qui renoue en partie avec la tradition machiavélienne. Ferguson insiste en effet sur la fécondité de l'émulation et des dissensions, y compris la guerre. Selon ces analyses, où il se réfère parfois à Montesquieu, la liberté émerge du conflit entre des citoyens engagés dans la vie de la cité, en sorte que l'ordre politique le meilleur semble être celui qui accepte les divergences pour leur faire jouer un rôle productif. Cette défense du conflit est indissociable de la critique de la « tranquillité » à laquelle tendent les sociétés marchandes, dès lors que les citoyens délaissent les affaires publiques pour se consacrer à leurs activités commerçantes et à leur bonheur privé, abandonnant la charge de la liberté à un groupe séparé de politiciens professionnels. À cet égard, Ferguson anticipe la crainte que manifestera Tocqueville, au XIXe siècle, d'un « nouveau despotisme » dans une société individualiste. On a parfois associé Ferguson et Rousseau, mais son originalité tient à son analyse de la division du travail, et il ne prône pas - comme l'a cru Pocock - un retour à l'économie prémodeme. On a évoqué aussi Hegel et Marx sur le thème de l’« aliénation » (Le Capital cite Ferguson). Cependant, il n'anticipe qu'en partie l'étude marxiste du capitalisme, et annonce là encore Tocqueville, qui indiquera les menaces du nouveau monde marchand et industriel sans rejeter lui non plus toute l'économie moderne, mais en cherchant à défendre la liberté à l'âge du commerce. Ajoutons que si Ferguson appartient à l'histoire des Lumières et du républicanisme, ses positions ne sont pas celles d'un apôtre du régime républicain, comme en témoignent ses Principes of Moral and Political Science de 1792. Partisan de la monarchie « mixte » britannique, il se montra critique vis-à-vis du modèle de démocratie républicaine à la française. Son hostilité à la Révolution française l'oppose à d'autres figures des Lumières anglophones, tels les radicaux comme Paine. » (p.32)

    « Mably avait rencontré Rousseau en 1742, était devenu son ami, avant leur brouille. On retrouve chez lui un culte républicain de l'Antiquité, surtout de Sparte, une critique de l'économie libérale et du luxe, une apologie des mœurs vertueuses. » (p.37)

    « Gaetano Filangieri (1753-1788) s'impose comme un philosophe de l'Europe des Lumières avec sa Science de la législation (1780-1791). De la réforme judiciaire contre l'arbitraire jusqu'à l'éducation, cette somme définit ce qu'on « devrait faire » pour un État garantissant liberté et bonheur à tous. Elle prône l'abolition du monde féodal, injuste et obscurantiste, en vue d'un républicanisme fondé sur les droits sacrés de l'individu. Admirateur de la Révolution américaine, Filangieri s'est lié à Benjamin Franklin qui contribua au rayonnement de sa pensée. Contrairement à Montesquieu, il rejette la monarchie anglaise : l'avenir est à une République fondée sur la souveraineté du peuple. Mais, contrairement à Rousseau, il défend le système représentatif et, à la différence de Mably, l'économie libérale des physiocrates. Son républicanisme se sépare aussi des modèles de la Renaissance, notamment de Machiavel, jugés tributaires d'un contexte instable et belliqueux. Réformateur social, Filangieri justifie donc la prospérité économique, mais à condition d'éviter de graves inégalités funestes au « bien public » (bene pubblico) : «Je n'entends pas par aisance ou commodité publique les richesses exorbitantes de quelques classes de citoyens ; encore moins l'état de ceux qui, immergés dans l'oisiveté, peuvent impunément fomenter ce vice destructeur de la société. Les richesses exorbitantes de quelques citoyens, et l'oisiveté de quelques autres, supposent le malheur et la misère de la plus grande partie. » Un État n'est vraiment riche et heureux que si « chaque citoyen, par un travail décent de quelques heures, peut commodément suppléer à ses besoins et à ceux de sa famille » [Filangieri, 1780, p. 60]. Aussi exhorte-t-il l'État à bien répartir richesses et propriété, pour abolir le clivage entre une minorité de « propriétaires » et une majorité de « non-propriétaires ». Ce républicanisme des droits se veut aussi un républicanisme social. » (pp.39-40)

    « Le Fédéraliste n'exprime qu'une partie du républicanisme américain. Une vision alternative est celle de Thomas Jefferson (17 43-1826), le troisième président des États-Unis, de 1801 à 1809. L’un des pères de la Déclaration d'indépendance peut être situé dans le sillage du libéralisme lockéen et de sa doctrine des droits naturels. Apôtre du droit originel de chacun au bonheur et de la félicité publique, il fut un partisan de l'instruction publique et de la tolérance religieuse. Sa plus grande originalité par rapport à Hamilton et Madison tient à deux éléments indissociables. D'abord, il se méfiait de la centralisation du modèle fédéral et prônait un auto-gouvernement démocratique ancré dans les communautés locales. Ensuite, la liberté républicaine supposait selon lui l'indépendance des petits propriétaires et fermiers : hostile à la civilisation urbaine et industrielle, il prônait un modèle agricole en lien avec la nature et préservant les citoyens de toute corruption morale. » (p.43)

    « Sa mémoire sombrera en partie après la Convention thermidorienne puis la fin de la République en 1799. Mais il sera redécouvert par les fondateurs de la Ille République et salué par certains socialistes comme Jean Jaurès. […] Comme devait le soutenir un des philosophes de la Ille République, Henry Michel, on peut dire que Condorcet, par ses projets d'intervention de la puissance publique en faveur d'une plus grande égalité socio-économique, a esquissé une théorie de l'État qui assigne à celui-ci des responsabilités sociales. » (p.48)

    « Radicalisant le pôle le plus égalitariste du républicanisme, le babouvisme affronte la question sociale à la fois dans le prolongement et en rupture avec la Révolution française. Sa figure centrale, François Noël Babeuf, dit Gracchus (1760-1797), fut l'instigateur, contre le Directoire, de la conspiration pour l'Égalité, qui échoua en 1796. Sa vision de la République est centrée sur la lutte des pauvres contre les riches et le combat pour l'égalité. Il va ainsi très au-delà de la seule limitation à la propriété privée qu'on trouve chez Rousseau et Robespierre. Dans un de ses manifestes, il explique que l'égalité de fait, loin d'être une chimère, avait été réalisée à Sparte par Lycurgue, qui avait institué « ce système admirable, où les charges et les avantages de la société étaient également répartis, où la suffisance était le partage imperdable de tous, et où personne ne pouvait atteindre le superflu » [Babeuf, 1795, p. 84]. Il ne s'agit pas pour lui d'une utopie antiquisante, mais du seul projet nécessaire et juste, qui suppose égalité et sobriété : « Tout ce qu'un membre du corps social a au-dessus de la suffisance de ses besoins de toute espèce et de tous les jours, est le résultat d'un vol fait aux autres coassociés, qui en prive nécessairement un nombre plus ou moins grand, de sa quote-part dans les biens communs ». Ce programme suppose un système de protection sociale qui réussisse à « enchaîner le sort » et à « rendre celui de chaque coassocié indépendant des chances et des circonstances heureuses et malheureuses ». En outre, un nouveau modèle d'« administration commune » sera requis : il faudra « supprimer la propriété particulière », « attacher chaque homme au talent, à l'industrie qu'il connaît», «l'obliger à en déposer le fruit en nature au magasin commun » et enfin « établir une simple administration de distribution, une administration des subsistances, qui, tenant registre de tous les individus et de toutes les choses, fera répartir ces dernières dans la plus scrupuleuse égalité, et les fera déposer dans le domicile de chaque citoyen ». » (p.50)

    « Défenseur de la liberté de la presse, d'association et des autonomies locales, Carrel incarne un républicanisme libéral et décentralisateur, à côté d'un républicanisme aux tendances antilibérales inspiré des héritiers de Babeuf. Sans partager leurs projets de communisme, il soulignait aussi que la misère ouvrière était due à une mauvaise constitution sociale et politique. » (p.51)

    « Le républicanisme de Mazzini veut rompre en bonne partie avec les tendances dictatoriales et autoritaires du babouvisme. Il en va de même du socialisme républicain de Pierre Leroux, inspirateur de Mazzini qui, dès les années 1830, dénonce les tendances liberticides du babouvisme. » (p.52)

    « Par socialisme, Leroux désigne alors ce qu'il appellera plus tard le« socialisme absolu»- pour le différencier d'un socialisme connoté positivement -, à savoir une conception autoritaire, héritée de l'égalitarisme extrême de Babeuf et de la doctrine saint-simonienne. Le projet de Leroux est de dépasser les limites de l'individualisme des libéraux, qui s'accommode des inégalités et de la fragmentation de la société en individus égoïstes, mais aussi du « socialisme absolu » des saint-simoniens, qui se fonde sur un modèle organique de société aux effets liberticides. En défendant un socialisme démocratique intégrant le legs républicain, il s'agit de trouver une voie originale entre ces deux écueils, qui synthétise le meilleur de la tradition libérale et de la tradition socialiste. Le modèle de l’« Association», emprunté aux saint-simoniens, apparaît à Leroux comme une réponse aux difficultés sociales et politiques suscitées par la conception individualiste héritée de la Révolution française. L'individualisme radical est en effet un facteur majeur de dislocation de la société, qui favorise l'égoïsme aux dépens de toute solidarité sociale. Si, par socialisme, Leroux n'entend donc pas une doctrine conférant tout pouvoir à l'État (contrairement au « socialisme absolu »), il ne s'agit pas non plus de prôner l'abolition de l'État, selon la position libertaire d'un Proudhon, qui lui sera très hostile. Le but est d'encourager le développement d'un tissu associatif qui limite d'un côté l'emprise du marché, et de l'autre celle de l'État [Viard, 2002]. En refusant ainsi la disqualification du politique opéré par Proudhon, Leroux dessine une troisième voie, synthèse à la fois socialiste, libérale et républicaine. » (pp.52-53)

    « Son républicanisme témoigne d'un esprit de synthèse : ainsi défend-il un patriotisme universaliste combinant l'idée de la nation héritée de Herder (que Mazzini connaît par la traduction de son ami Quinet), et l'idée progressiste des Lumières reprise à Paine et Condorcet. Proche d'Alexandre Ledru-Rollin et surtout de Leroux, qu'il rencontrera par George Sand, Mazzini radicalisera certaines analyses de celui-ci en montrant que le socialisme, dont il s'était d'abord lui-même réclamé, n'est que l'héritier de l'utilitarisme de Bentham, et qu'il ne peut donc plus incarner les idéaux généreux du mouvement démocratique. De là sa rupture finale avec Leroux, non dénuée d'aspects tactiques. Mazzini et les « mazziniens » apparaîtront en outre, tant à Marx et Engels qu'à Bakounine, comme des adversaires à éliminer au sein de la Ire Internationale. Pourtant, Mazzini sera souvent considéré comme un authentique socialiste, précurseur des théories de la coopération. » (p.54)

    « Pour Mendès France, moderniser la République signifie rompre avec la vision gaullienne de la politique, centralisée et autoritaire, qui empêche toute respiration démocratique : adversaire de la Constitution de 1958, il refuse les institutions de la Ve République. La modernisation signifie aussi une planification souple dans le cadre d'une économie mixte. Pour lui, « ce qui compte essentiellement, ce n'est pas de savoir si une entreprise donnée est ou non propriété publique, mais si elle est au service des buts que l'État démocratique lui a assignés. […] Il n'y a […] pas de démocratie possible« sans démocrates». Ce qui suppose un «état d'esprit» constitué «d'un intérêt profond pour le destin de la communauté à laquelle on appartient et du désir d'y participer à tous les niveaux (compréhension, décision, action), du sentiment qu'une vie humaine sera toujours amputée si elle reste bornée à un horizon individuel, de la conviction aussi que ce monde n'est pas le meilleur possible, que plus de raison et de justice doivent y régner et qu'il faut lutter pour les faire triompher» (p. 294]. Ainsi, le républicanisme mendésiste invoque l'« esprit civique » que Montesquieu appelait « vertu » ou « amour de la République » entendue comme la « chose publique ». » (p.71)

    « Rejet radical de la démocratie représentative [chez Arendt]. » (p.75)

    « Plus analytique qu'historique, l'essai de Philip Pettit, Républicanisme [1997] prolonge et infléchit les thèses de Skinner et Viroli pour reformuler la conception républicaine de la liberté [Pettit, 2002]. Son propos est aussi de réhabiliter la théorie républicaine classique qui voit dans la liberté le contraire de la dépendance à la volonté arbitraire d'autrui. Ainsi s'agit-il de renouer avec l'idée grecque d'éleutheria et, surtout, avec la libertas romaine définissant d'abord la liberté par l'absence de servitude. La thèse néo-républicaine est en effet que la conception dite « libérale », centrée sur la défense de la sphère individuelle contre les interférences de l'État, n'a pas été assez attentive aux situations dans lesquelles l'individu, sans nécessairement subir les agressions ou atteintes effectives d'autrui, se trouve néanmoins sous la menace de l'arbitraire, objet d'humiliations et de vexations. Les libéraux n'accorderaient qu'un poids secondaire à la souffrance des individus soumis à leurs « supérieurs », toujours obligés de vivre dans la peur et la déférence. Les exemples de l'assujettissement des femmes, ou de l'exploitation du prolétariat, confirment cet intérêt persistant de l'idée républicaine de liberté : pour Pettit, les combats des féministes ou du mouvement ouvrier peuvent se traduire dans le langage de la non-domination. Ces deux cas (comme celui des minorités culturelles dominées) illustrent en outre la capacité de l'idée républicaine à s'universaliser. Car si cette idée, au départ, a concerné avant tout les hommes aisés, elle s'est finalement élargie. Les combats féministes ont réactualisé le projet républicain de vivre sans subir de pressions et vexations - le mariage traditionnel étant dénoncé comme l'équivalent de l'état de servitude. Quant aux dénonciations par Marx et ses précurseurs de l'état de servitude des prolétaires, soumis au bon vouloir de leur patron, elles illustreraient aussi, veut croire Pettit, la validité de son néo-républicanisme. On notera ici qu'il avance une autre analyse que celle de Pocock concernant la critique marxiste du capitalisme et du salariat. Ce que Pocock [1975, 1985] retient surtout de celle-ci, c'est la mutilation de la personnalité par la division du travail, le fait que l'ouvrier ne réalise pas ses potentialités. Plus éloigné du marxisme, Pettit insiste sur la critique de la dépendance personnelle, qui légitime une résistance telle que la grève : tandis que, pour les libéraux du XIXe siècle, celle-ci viole le contrat de travail souscrit « librement », elle constitue pour les socialistes - renouant ainsi avec l'idée républicaine de la liberté - un moyen au service de la non-domination d'individus souffrant d'humiliations partagées. Bref, Pettit oppose à la liberté dite libérale- l'absence d'interférence - la liberté républicaine qui prévient la domination. Il y a domination dès que le sujet subit la volonté arbitraire d'autrui : ainsi, un « supérieur », durant une longue période, peut ne pas interférer effectivement, tout en exerçant une vraie domination. D'où la conviction de Pettit, comme de Skinner et Viroli, que les débats sur la liberté ont été faussés par la distinction du libéral Berlin entre « liberté positive » et « liberté négative ». Lui aussi refuse de choisir entre une vision « aristotélicienne » de la liberté - qui y voit, comme Arendt et Pocock, un accomplissement des potentialités humaines les plus hautes - et une vision étroitement individualiste libérale. Un régime républicain n'a donc pas vocation, selon Pettit, à privilégier la participation directe, voire moralement obligatoire, à la vie politique : l'enjeu est plutôt de préserver la liberté comme non-domination, par des mécanismes institutionnels - typiques de l'État de droit - et la délibération publique, en valorisant l'aptitude des citoyens à contester les décisions du pouvoir politique. Si la loi et l'État jouent un rôle crucial pour promouvoir la liberté comme non-domination, l'État à son tour doit être surveillé afin qu'il ne devienne pas lui-même une menace. » (pp.82-84)

    « À cette vision du républicanisme classique, Rawls oppose l’ « humanisme civique », défini comme une forme d'« aristotélisme ». On retrouve ici, par la médiation du républicanisme de Charles Taylor [1997], l'interprétation de Pocock, pour qui l'idée républicaine suppose une conception de l'homme comme « animal politique », ne pouvant déployer son essence que grâce à son investissement continu dans la vie publique. Dans ce cas, la participation n'est ni un moyen de défendre les libertés fondamentales, ni une forme de bien parmi d'autres possibles, mais essentiellement la forme privilégiée de la vie bonne. […]
    Parmi les versions contemporaines de cet « humanisme civique », Rawls évoque Arendt, pour qui l'action politique semble être un mode privilégié de réalisation personnelle. Cette conception serait incompatible avec le libéralisme politique, qui refuse l'idéal d'une communauté unifiée selon une doctrine unique - religieuse, philosophique ou morale. En définitive, l'humanisme civique ne répond plus aux exigences d'une société pluraliste et tolérante. » (p.89)

    « Tandis que Skinner, Pettit et les proches de l'école de Cambridge minimisent trop le poids persistant de l'aristotélisme dans le républicanisme renaissant, ils sous-estiment aussi la césure que marque Machiavel par son éloge de la « désunion ». » (p.108)

    « Les courants de la fin du XIXe et du XXe siècle sont allés beaucoup plus loin que la seule liberté « néo-romaine » en réclamant une profonde démocratisation de la société ou d'amples formes de socialisation- et, en ce sens, ils ont souvent marqué un progrès par rapport au républicanisme classique. » (p.108)

    « Même des républicains modérés qui ont posé les bases philosophiques de l'État social et des services publics ont subverti l'idéologie propriétariste, sans aller jusqu'aux socialisations des socialistes. » (p.112)

    « Ultime distinction typologique entre un républicanisme productiviste et un républicanisme écologique, qu'on appellera ici éco-républicanisme. Sur ces enjeux écologiques, le néo-républicanisme à la façon de Skinner ou de Pettit s'avère là aussi très insatisfaisant. La théorie de la liberté comme « non-domination » ne permet pas de conceptualiser la liberté républicaine dans un cadre écologique de solidarité intergénérationnelle de très long terme. Ce qui est à penser, c'est la construction de l'autonomie individuelle et collective dans l'interdépendance. Nous sommes en effet liés à la société et à l'environnement local et global par des interdépendances qui apportent le pire - les épidémies- et le meilleur. Comment convertir cette interdépendance de fait dans l'horizon de l'émancipation, de la réciprocité et de la coopération, du respect des équilibres écologiques, en élargissant à toute l'humanité - et en prenant en compte d'autres espèces - et sur le long terme les idéaux de liberté, de justice et d'égalité ? Et ce sans céder à une vision irénique, en assumant le caractère conflictuel de ces enjeux ? Ces difficiles défis peuvent être pris en charge par un républicanisme transformé, tant les concepts de « bien commun » et de « chose publique »  gardent une pertinence dans la perspective écologique. Mais cela suppose aussi tout un travail de la pensée républicaine sur elle-même. Souvent, à partir du XIX siècle, le républicanisme a en effet été porteur d'un projet technique et scientifique de transformation illimitée de la nature. Ce modèle a eu sa grandeur, mais la façon dont le républicanisme a fait sien le modèle productiviste dominant exige un examen critique. Non pas pour récuser la science et la technique, ni même pour dire adieu à l'idée même de progrès. Mais dans cette approche éco-républicaine, le « progrès » doit être pensé autrement, à l'aune d'un nouveau modèle de société écologique. » (p.114)
    -Serge Audier, Les théories de la république, Paris, Éditions La Découverte, coll. Repères, 2015 (2004 pour la première édition), 125 pages.



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