"« Comment a-t-on pu être marxiste ? », semblent en effet se demander certains aujourd'hui avec une naïveté toute relative - en général, tout à fait feinte. « La rencontre avec le marxisme était inévitable », écrit pourtant Castoriadis en 1972, alors qu'il a totalement rompu avec Marx depuis presque dix ans. Et là, le faux naïf fait la moue. Qu'est-ce à dire, inévitable ? Y aurait-il eu des choses que l'on ne savait pas à la fin des années trente et que l'on n'aurait apprises qu'au début des années soixante ? C'est oublier, ce qui devrait pourtant aller de soi, qu'il n'y a pas forcément de sédimentation de l'expérience des générations, que chacune doit parfois explorer et découvrir à ses frais, trébucher ou tâtonner là où d'autres avaient déjà trouvé une porte de sortie. C'est oublier surtout ce qu'ont été l'horizon et les souvenirs du jeune homme qui arrive à 23 ans à Paris en décembre 1945. Il vient d'un pays, la Grèce, qui a subi l'une des occupations les plus terribles qu'ait connues l'Europe. Il est né au lendemain d'une guerre effroyable qui a conduit inexorablement à celle qui est venue vingt ans plus tard. Son enfance, son adolescence, se sont écoulées à l'ombre de la catastrophe, passée ou à venir. Faut-il vraiment s'étonner de voir un adolescent adhérer à un mouvement et à une interprétation de l'histoire qui lui semblaient porter en eux la promesse - laissons entre parenthèses la question de savoir s'il y a jamais eu la moindre chance pour que ces promesses soient tenues - de la fin du cycle des catastrophes ? Un tout jeune marxiste grec, donc (le « Chaulieu » qui écrit en 1948 l'éditorial « Socialisme ou Barbarie » a vingt-six ans), passé par le trotskisme, qui essaie de réfléchir sur le monde contemporain et d'agir dans le cadre du marxisme, puis entre 1953 et 1964 - une phase de maturation relativement longue - s'efforce de concilier ce qui était inconciliable, puis rompt définitivement avec le marxisme dans des textes de 1964-1965 publiés dans la revue S ou B. et repris comme première partie de son œuvre principale (1975), tout en maintenant l'idée d'une nécessaire transformation en profondeur de la société. Cela parce qu'il a fini par considérer que Marx et, avec lui, le mouvement auquel celui-ci a donné naissance participent au fond de l'esprit de cette société qu'ils prétendent combattre; qu'ils sont restés prisonniers, dira-t-il quelques années plus tard dans son propre langage, des significations imaginaires centrales du capitalisme; que cette société est caractérisée essentiellement par l'expansion illimitée d'une (pseudo) maîtrise (pseudo) rationnelle, fausse maîtrise et fausse rationalité qui mènent l'humanité à une impasse ; que, sous divers masques, que l'on prétende défendre le « marché » ou le « plan », une même logique est à l'œuvre." (pp.20-21)
"L'extraordinaire degré d'activité politique de la population dans une telle société ne va nullement de soi - mais Castoriadis a continué de croire jusqu'au bout que la « forme » Conseil (l'assemblée de représentants élus, révocables à tout moment, rendant compte devant leurs mandants de leurs activités et unissant les fonctions de délibération, de décision et d'exécution) était le seul instrument concevable de l'autogouvernement de la société." (p.28)
"Le leurre du « Marx ésotérique » n'a d'ailleurs pas fini de faire des ravages. Il est des milieux où il n'est permis de faire de commentaires que sur des brouillons de brouillons de Marx, le postulat caché de ce genre d'entreprise étant que Marx se trompait systématiquement sur le choix de ce qu'il avait à publier et que le unknown Marx de 1857-1858 était infiniment plus intelligent que celui, trop connu semble-t-il, de la « Préface » de 1859. Ce que l'on devient bête en un an. Il faudrait forcer certains « marxistes » (et marxologues) à relire tous les soirs à haute voix avant de s'endormir ladite « Préface » et le chapitre xxxii du Livre I du Capital." (p.37)
"Quant à la privatisation, la destruction des significations et l'irresponsabilité générale, ce serait peu dire qu'elles sont toujours présentes : ce sont des traits essentiels de la société du début du XXIème siècle." (p.40)
"Si l' « usine et la communauté ouvrière » s'opposent radicalement à la logique et aux valeurs du capitalisme, une solution du problème, pour le système, était de les supprimer. Que cela soit à long terme viable, et que des pays qui veulent jouer un rôle dans le monde (ou, tout simplement, ne pas être effacés de la carte) ne puissent pas se contenter, comme dira à peu près Castoriadis plus tard, de produire des logiciels et d'occuper la population dans des « services », c'est une autre affaire. Il semble que l'on commence à s'en apercevoir, avec quelques décennies de retard." (p.43)
"Le « révoltisme » qui s'est diffusé sous de nombreuses formes dans tous les pays occidentaux depuis le début des années 70 - résistons au système, mais ne visons surtout pas le pouvoir - n'a contribué ni à modifier cette société, ni à résister d'ailleurs à quoi que ce soit." (p.45)
"Il est évident que l'ancienne classe ouvrière des années 50 ne représente plus que 15 % à peine de la population active, alors qu'elle en avait représenté plus de la moitié. Si l'on s'adresse à la majorité de la société, il faut tenir compte de cela. Mais l'« adieu » au rôle rédempteur de la classe ouvrière s'est accompagné chez certains d'un oubli, d'une ignorance volontairement entretenue sur la situation réelle de cette classe naguère encensée, d'un désintérêt total pour la question de la condition ouvrière. Le terme « trahison », Castoriadis le rappelle plus d'une fois dans ces textes, n'a guère de sens, ou n'a pas de sens rigoureux, dans l'analyse des relations sociales - mais s'il y a des gens qui ont pu avoir, à juste titre, le sentiment d'avoir été abandonnés et trahis par tous durant les dernières décennies, ce sont bien les ouvriers des anciens pays industrialisés.
Et abandonnés surtout, pourrait-on dire, par tous ceux qui, soit ont voulu trouver à tout prix des « substituts » à la classe ouvrière, soit continuent de la mythifier sous diverses formes, qui toutes la défigurent. Les ouvriers (au sens strict) ne sont ni le centre de l'histoire ni une catégorie particulièrement rétrograde dont on ne pourrait que souhaiter la disparition rapide car elle « vote Front national » (elle s'abstient plutôt massivement, comme certains l'ont souvent rappelé, mais on ne veut pas le savoir) ou son remplacement par des populations venues d'ailleurs, miraculeusement immunisées contre toutes les dérives. En tout cas, ils ne sont certainement pas moins dignes d'intérêt que d'autres catégories. Du point de vue de la réflexion historique, ils le sont certainement plus." (pp.48-49)
-E.E, préface à Cornelius Castoriadis, La question du mouvement ouvrier. (Écrits politiques, 1945-1997, tome1), Éditions du Sandre, 2012, 417 pages.
"Au printemps 1947 le parti stalinien sortait du gouvernement. Il y était forcé par la révolte des ouvriers, qui n'avalaient plus un « produire d'abord » conduisant à une misère croissante, et aussi par l'impossibilité de continuer son double jeu sur la question de l'Indochine. L'année 1947, marquée par de grandes luttes ouvrières, a été dépensée par les staliniens à réadapter leur politique. Ouvertement contre les grèves au départ, ils ont essayé ensuite de les réduire de l'intérieur, mais l'approfondissement rapide de la rupture URSS-USA et le passage définitif de la France du côté américain les ont obligés à modifier totalement leur stratégie et leur tactique. Les grèves de novembre-décembre 1947, où la mobilisation générale des ouvriers a échoué sans que le parti stalinien l'ait un seul moment clairement voulue, demandée ou organisée, marquent la fin de cette pénible réadaptation. Dès lors, le but de la politique stalinienne en France a été de saboter l'économie capitaliste (surtout en 1948-1949), de dresser la population contre la politique atlantique des gouvernements et en fin de compte de se préparer à désorganiser les arrières du front américain au moment de la guerre." (p.55)
"Que le PC et la CGT aient maintenu depuis 1948 leurs voix aux élections politiques ou syndicales ne contredit nullement cette constatation : le lien entre les masses et les organisations bureaucratiques s'est aminci à l'épaisseur d'un bulletin de vote. Le choix électoral est toujours un choix du moindre mal ; l'ouvrier pense qu'un effondrement de la CGT donnerait le signal d'une offensive du patronat, la pourriture de la SFIO supprime toute alternative lors des élections politiques." (p.57)
"L'histoire n'est généralement pas comparable à un syllogisme, mais cette fois-ci il n'y avait rien dans la conclusion qui ne fût déjà dans les prémisses." (p.57)
"L'inattendu, si l'on préfère, l'irrationnel, est arrivé sous forme d'une série d'articles de Sartre. Ayant épuisé le savoir comme Faust, et dissipé sa jeunesse comme César, celui-ci se sent de plus en plus travaillé par le démon de l'action et décidé, tel Platon, à quitter les prés de Saint-Germain pour la Sicile chaque fois qu'il y a un Congrès à Vienne. Une première « prière d'être inséré dans l'Histoire » par le truchement du RDR ayant été refusée il y a quatre ans, Sartre en avait aussitôt tiré la leçon : en politique, de « gauche » non moins que de «droite », ce qui compte ne sont pas les idées mais le succès ; comme il l'écrira élégamment, « l'idée vraie c'est l'action efficace ». Remplir le Vel' d'Hiv', récolter cinq millions de voix aux élections, voilà du vrai, voilà de l'efficace. En vertu de ces considérants, Sartre entreprit de s'approcher du stalinisme. Entreprise pénible, si l'on se souvient de la manière dont les staliniens l'avaient traité jusque-là; mais on sait également que neuf fois sur dix un intellectuel n'accepte de sortir de la tour d'ivoire que s'il est assuré de recevoir des coups de pied. Il participa donc au Congrès de la Paix, et abreuva d'injures son ami Camus, qui était en train d'accomplir le mouvement opposé. Pathétique, il lui fit remarquer qu'ils étaient tous deux des bourgeois, mais qu'au moins, lui, Sartre, « veillerait à payer ». Sévère, il lui intima de chercher dans la Phénoménologie de l'Esprit les raisons de l'excellence du stalinisme et de revenir en octobre." (p.58)
"Une organisation indépendante ne pourra donc se former qu'à condition de pouvoir montrer que les divergences qui la séparent du stalinisme sont fondamentales, c'est-à-dire concernent la nature même du stalinisme, en URSS et ailleurs. Elle ne pourra acquérir d'existence au sein du prolétariat que par une lutte permanente et irréconciliable contre l'idéologie et la politique stalinienne (et bourgeoise, faut-il le dire). Dans ces conditions, pourra-t-elle être « en liaison avec le PC » ? Il est ridicule même de se poser la question." (p.61)
"L'inéluctable n'a pas de place dans l'histoire." (p.62)
"Sartre est beaucoup plus rentable pour le PC en n'étant pas membre du parti : « Puisque quelqu'un d'indépendant, comme Sartre, reconnaît lui aussi, etc. »." (p.63)
"Sartre a voulu répondre à Claude Lefort. Dans le numéro d'avril des Temps modernes Lefort avait montré que Sartre n'arrivait à défendre et à justifier le stalinisme qu'en déformant constamment le marxisme et en le ravalant au niveau d'un empirisme rationaliste. La réponse de Sartre, deux fois plus longue que la critique, fourmille d'inepties, de non-sens, de grossièretés personnelles, d'erreurs de vocabulaire et apparaît surtout comme une explosion d'hystérie ; car en suivant les « démonstrations » de Sartre on s'aperçoit que saisi d'une curieuse ataxie syllogistique il prouve tantôt trop, tantôt pas assez. Cette impression se renforce quand on découvre la masse des contradictions qui y sont contenues ; par exemple : « Si l'on voulait mettre en lumière le finalisme honteux qui se cache sous toutes les dialectiques... » (p. 1575). - « Marx nous a fait retrouver le temps vrai de la dialectique » (p. 1606). Est-ce que toute dialectique cache un finalisme honteux, ou est-ce que la dialectique marxiste n'en cache pas ?" (pp.63-64)
"Sartre consacre régulièrement cinq, dix ou vingt pages dont l'ardeur donne le frisson, à démontrer que sans le parti la classe n'est rien, que les ouvriers sont abrutis, écrasés, transformés en choses par l'exploitation, qu'ils sont passion et le parti action pure - puis une phrase négligente nous affirme çà et là que le prolétariat a une nature révolutionnaire, qu'il tire profit de tout, qu'il se fait lui-même par son action quotidienne, qu'il est maintenu en mouvement par les conséquences de ses actes. Il indique donc lui-même qu'il ne pense sérieusement que la moitié de ce qu'il dit, et que le reste c'est de la confiture." (p.64)
"Sartre va expliquer ce qu'est le prolétariat, son parti, et comment on peut sauver « la classe ouvrière, la collectivité française tout entière et la paix », sans « faire ou refaire une théorie du prolétariat ». Cette théorie, dit-il, il lui paraissait « inutile, dangereux et d'ailleurs outrecuidant » de la faire.
Ce qui est inutile, dangereux et surtout outrecuidant c'est évidemment de bavardocher pendant deux cents pages sur le prolétariat, le parti, leurs rapports, etc., sans en avoir une conception générale. C'est là l'attitude d'un rebouteux politique. Mais Sartre est innocent de ce crime dont il s'accable lui-même, et c'est plutôt de ne pas savoir ce qu'il fait qu'il faut l'accuser. Il lui eût été évidemment impossible d'écrire tout ce qu'il a écrit sans avoir une théorie (ou plusieurs), et en fait, de la théorie sur le prolétariat, Sartre il en a à revendre; il en dégouline, des pieds à la tête. Ce qu'il y a, c'est que comme toute théorie qui ne se sait pas comme telle sa théorie n'est qu'un ramassis confus et contradictoire de préjugés, d'ouï-dire et d'idées mal digérées. Il ne suffit pas de vouloir faire de la théorie pour en faire de la bonne; mais ne pas vouloir en faire conduit obligatoirement à en faire de la mauvaise.
La preuve, Sartre l'avait fournie lui-même quatre lignes auparavant, en émettant cette proposition: « Pour moi, la classe se fait, se défait, se refait sans cesse, ce qui ne veut nullement dire qu'elle revienne au point de départ. » Le lecteur tant soit peu sagace aura reconnu là une proposition théorique générale, tellement générale d'ailleurs qu'elle dépasse le terrain de la classe et peut être fécondement appliquée aux quatre éléments, aux gouvernements français, aux expéditions coloniales et aux ratons laveurs." (pp.65-66)
"Qu'est-ce qui permet à Sartre de ne voir dans l'histoire du prolétariat américain que « les lamentables compromissions du CIO » et « une indifférence grandissante »? Quoi, sinon son horizon de paroissien de Saint-Germain-des-Prés et sa conviction profonde que ce qui se passe en France est la norme universelle [...] Si dans l'histoire du prolétariat américain il n'y a que des « lamentables compromissions » et une « indifférence grandissante » qu'est-ce qui y explique la puissance des syndicats, le niveau de vie ouvrier trois fois plus élevé qu'en France ? La bonté des trusts, peut-être ?" (p.67)
"Nous pensons, nous, que Trotski se trompait, en jugeant la bureaucratie inefficace - car il la jugeait par rapport à un objectif, le communisme, qui n'est pas l'objectif de la bureaucratie. Il est vrai que tout ce que fait la bureaucratie tend à supprimer la possibilité d'une révolution communiste, mais il est vrai aussi qu'en faisant cela la bureaucratie est efficace ; elle l'est par rapport à elle-même et son objectif qui n'est pas le communisme, mais la consolidation et l'extension de son pouvoir et son régime." (p.83)
"Notre sujet, dit sans pudeur Sartre, n'est pas si la classe ouvrière est exploitée en Russie, mais si elle s'oppose à l'exploitation. Ainsi le bourgeois paternaliste proclame : mes ouvriers sont heureux de leur sort et savent ce qu'il leur faut mieux que les meneurs de votre genre." (p.86)
"Si cette opposition n'existait pas en Russie, pourquoi les « crimes économiques », le stakhanovisme, le paiement aux pièces, les malfaçons dans la production - dont est constamment remplie la presse russe ? Tout cela traduirait-il l'adhésion des ouvriers au régime qui les exploite? [...] Du reste, cette opposition sourde se transforme en opposition
explicite dès qu'une faille se produit dans la carapace totalitaire - comme le prouvent les derniers événements d'Allemagne orientale et de Tchécoslovaquie." (p.87)
"Supposons qu'il n'y ait aucune information matérielle sur ce qui se passe en Russie. Qui ne voit que ce fait lui-même, l'absence d'informations, est une mine d'informations? Pourquoi n'aurait-on pas d'informations? Parce que les orages ont détruit les communications, ou que personne à Paris ne comprend le russe ? Non, c'est parce que la bureaucratie russe n'en donne pas. Et pourquoi ? Pour des raisons militaires ? Mais alors pourquoi les USA, la France, l'Angleterre en donnent ? Et qu'est-ce qu'il faudrait cacher, du point de vue de la sécurité militaire ? Les nouvelles armes, les procédés de fabrication, l'emplacement des usines, le nombre de gens sous les drapeaux ? Mais nous ne demandons pas cela. À la rigueur, le potentiel économique global, la production de charbon, d'acier, de pétrole, de tracteurs ? Mais celui-là on le publie ! À partir des informations publiées, les services logistiques américains connaissent à l'heure [...] actuelle le potentiel militaire russe à 5 % près.
Ce que la bureaucratie essaie de cacher autant que possible, c'est autre chose : c'est le pouvoir d'achat, et c'est la distribution des revenus. Et cela c'est en effet des armes de guerre; car dans la guerre qui se prépare, avec ses aspects sociaux et idéologiques, la vérité là-dessus est une arme; et le fait qu'elle soit cachée signifie qu'elle est une arme contre la bureaucratie russe. Autrement celle-ci l'utiliserait.
Et sous quelles conditions des informations sur le pouvoir d'achat et la distribution des revenus en Russie deviendraient une arme contre le régime ? Si elles tendaient à établir qu'il n'y a pas de différence essentielle entre ce régime et le régime capitaliste pour ce qui est de la situation de la classe ouvrière. Donc, si la bureaucratie se tait sur ces questions, ces deux points doivent être simultanément vrais :
a) l'inégalité de la distribution des revenus doit être comparable ou pire que dans les pays capitalistes ;
b) le niveau de vie des ouvriers doit s'élever aussi lentement que dans les pays capitalistes, ou encore plus lentement.
Car il est clair que si la bureaucratie pouvait montrer effectivement soit qu'en Russie la répartition des revenus est plus égalitaire qu'en Occident, soit que le niveau de vie des ouvriers s'y élève plus rapidement qu'ailleurs, on n'entendrait plus parler que de ça." (pp.87-88)
"Bien entendu, l'histoire des « informations » qui manqueraient est en réalité une douce plaisanterie. Sartre, malgré ce qu'il veut faire croire, n'est pas tombé du ciel et sait que les informations qui démontrent l'exploitation des ouvriers et des paysans existent -la bureaucratie ne peut évidemment pas organiser le secret absolu, ni empêcher que tout ce qui transpire de son régime concoure à établir la même signification. Il sait que la pyramide des revenus est extrêmement élevée en URSS, et que s'il y vivait, il serait millionnaire (ou purgé)." (p.89)
"Le prolétariat a créé des formes d'organisation diverses - partis, communes, syndicats, soviets. Il a suivi des organisations à idéologies différentes - marxistes tout court, anarchistes, réformistes, léninistes, staliniennes. Les formes d'organisation se sont écroulées ou vidées de leur substance - les partis politiques ont disparu, ou ont « trahi ». En fin de compte, l'histoire du mouvement ouvrier apparaît tout d'abord comme une série de défaites - extérieures ou intérieures." (p.95)
"Est-ce la peine d'ajouter que de ce que chaque parti exprime à un moment donné de son existence une étape nécessaire de ce développement du prolétariat il ne résulte nullement qu'on a à soutenir toujours le parti « ouvrier » le plus fort dans le pays où l'on se trouve ? Seule une âme de valet ou de parlementaire pourrait tirer une conclusion pareille." (p.98)
-Cornelius Castoriadis, "Sartre, le stalinisme et les ouvriers", in Socialisme ou Barbarie, n° 12 (août 1953) <rééd. « 10/18», EMO, 1 (1974), p. 179-248. Repris dans Cornelius Castoriadis, La question du mouvement ouvrier. (Écrits politiques, 1945-1997, tome1), Éditions du Sandre, 2012, 417 pages.
"De même que la seule « garantie » contre l'erreur consiste dans l'exercice même de la pensée, de même la seule « garantie » contre la bureaucratisation consiste dans une action permanente dans un sens antibureaucratique, en luttant contre la bureaucratie et en démontrant pratiquement qu'une organisation non bureaucratique de l'avant-garde est possible, et qu'elle peut organiser des rapports non bureaucratiques avec la classe. Car la bureaucratie ne naît pas de conceptions théoriques fausses, mais des nécessités propres de l'action ouvrière à une certaine étape de celle-ci, et c'est dans l'action qu'il s'agit de montrer que le prolétariat peut se passer de la bureaucratie. En fin de compte, rester surtout préoccupé par la peur de la bureaucratisation, c'est oublier que dans les conditions actuelles une organisation ne saurait acquérir une influence notable auprès des masses qu'à condition d'exprimer et de réaliser leurs aspirations antibureaucratiques; c'est oublier qu'un groupe d'avant-garde ne pourra parvenir à une existence véritable qu'en se modelant perpétuellement sur ces aspirations des masses; c'est oublier qu'il n'y a plus de place pour l'apparition d'une nouvelle organisation bureaucratique. L'échec permanent des tentatives trotskistes de recréer purement et simplement une organisation « bolchevik » trouve là sa cause la plus profonde.
Pour clore ces quelques réflexions, je ne pense pas non plus qu'on puisse dire que dans la période actuelle (et d'ici la révolution) la tâche d'un groupe d'avant-garde soit une tâche « théorique ». Je crois que cette tâche est aussi et surtout une tâche de lutte et d'organisation. Car la lutte de classe est permanente, à travers ses hauts et ses bas, et la maturation idéologique de la classe ouvrière se fait à travers cette lutte. Or le prolétariat et ses luttes sont actuellement dominés par les organisations (syndicats et partis) bureaucratiques, ce qui a comme résultat de rendre les luttes impossibles, de les dévier de leur but de classe ou de les conduire à la défaite. Une organisation d'avant-garde ne peut pas assister indifférente à ce spectacle, ni se borner à apparaître comme l'oiseau de Minerve à la tombée de la nuit, laissant choir de son bec des tracts expliquant aux ouvriers les raisons de leur défaite. Elle doit être capable d'intervenir dans ces luttes." (p.105)
"Ce qui fait de la révolution russe une révolution prolétarienne, c'est que le prolétariat y est intervenu comme la force dominante avec son propre drapeau, son visage, ses revendications, ses moyens de lutte, ses propres formes d'organisation : c'est que non seulement il a constitué des organismes de masse visant à s'approprier tout le pouvoir, mais qu'il a passé de lui-même à l'expropriation des capitalistes et commença à réaliser la gestion ouvrière des usines. Tout cela fait à jamais de la révolution russe une révolution prolétarienne, quel qu'ait pu être son sort ultérieur - de même que ni ses faiblesses, ni sa confusion, ni sa défaite finale n'empêchent la Commune de Paris d'avoir été une révolution prolétarienne.
Cette divergence peut paraître à première vue théorique : je pense cependant qu'elle a une importance pratique dans la mesure où elle traduit une différence de méthodologie à propos d'un problème actuel par excellence : le problème de la bureaucratie. Le fait que la dégénérescence de la révolution russe n'a pas donné lieu à une restauration de la bourgeoisie mais à la formation d'une nouvelle couche exploiteuse, la bureaucratie; que le régime qui porte cette couche, malgré son identité profonde avec le capitalisme (en tant que domination du travail mort sur le travail vivant), en diffère sous une foule d'aspects qu'on ne saurait négliger sans se refuser à y comprendre quoi que ce soit; que cette même couche, depuis 1945, est en train d'étendre sa domination sur le monde ; qu'elle est représentée dans les pays d'Europe occidentale par des partis profondément enracinés dans la classe ouvrière -, tout cela fait que nous pensons que se borner à dire que la révolution russe a été une révolution bourgeoise équivaut à fermer volontairement ses yeux devant les traits les plus importants de la situation mondiale d'aujourd'hui." (pp.106-107)
-Cornelius Castoriadis, "Réponse au camarade Pannekoek", in S. ou B., n° 14 (avril 1954) <rééd. « 10/18 », EMO, 1 (1974), p. 249-259>, reproduite in Cornelius Castoriadis, La question du mouvement ouvrier. (Écrits politiques, 1945-1997, tome1), Éditions du Sandre, 2012, 417 pages.
"Pour comprendre les luttes ouvrières de l'été 1955, en particulier celles de Nantes, il faut les placer dans le contexte du développement du prolétariat en France depuis 1945. Par opposition à la première période consécutive à la Libération, où les ouvriers suivent en gros la politique des organisations bureaucratiques et en particulier du PC, on constate dès 1947-1948 un « décollement » de plus en plus accentué entre les ouvriers et ces organisations. À partir de son expérience de leur attitude réelle, le prolétariat soumet à une critique silencieuse les organisations et traduit cette critique dans la réalité en refusant de suivre sans plus leurs consignes. Ce « décollement », ce refus prennent des formes bien distinctes qui se succèdent dans le temps :
a) De 1948 à 1952, le refus total et obstiné des ouvriers de suivre les mots d'ordre bureaucratiques s'exprime par l'inaction et l'apathie. Les grèves décidées par les staliniens ne sont pas suivies dans la grande majorité des cas, non seulement lorsqu'il s'agit de grèves « politiques », mais même dans le cas de grèves revendicatives. Il ne s'agit pas simplement de découragement; il y a aussi la conscience de ce que les luttes ouvrières sont utilisées par le PC, et détournées de leurs buts de classe pour servir la politique russe. La preuve en est que, dans les rares cas où « l'unité d'action » entre syndicats staliniens, réformistes et chrétiens se réalise, les ouvriers sont prompts à entrer en action - non pas parce qu'ils attachent une valeur à cette unité comme telle, mais parce qu'ils y voient la preuve que la lutte considérée pourra difficilement être détournée vers des buts bureaucratiques et qu'ils ne s'y trouveront pas divisés entre eux-mêmes.
b) En août 1953, des millions de travailleurs entrent spontanément en grève, sans directives des bureaucraties syndicales ou à rencontre de celles-ci. Cependant, une fois en grève, ils en laissent la direction effective aux syndicats et la grève elle-même est « passive » ; les cas d'occupation des locaux sont rarissimes, aux réunions des grévistes la base ne se manifeste presque jamais autrement que par ses votes.
c) En l'été 1955, les ouvriers entrent à nouveau en lutte spontanément; mais ils ne se limitent plus à cela. A Nantes, à Saint Nazaire, en d'autres localités encore, ils ne sont pas simplement en grève, ni même ne se contentent d'occuper les locaux. Ils passent à l'attaque, appuient leurs revendications par une pression physique extraordinaire, manifestent dans les rues, se battent contre les CRS. Ils ne laissent pas non plus la direction de la lutte aux bureaucrates syndicaux; aux moments culminants de la lutte, à Nantes, ils exercent par leur pression collective directe un contrôle total sur les bureaucrates syndicaux, à tel point que dans les négociations avec le patronat ceux-ci ne jouent plus qu'un rôle de commis, mieux : de porte-voix, et que les véritables dirigeants sont les ouvriers eux-mêmes. Il est impossible de confondre les significations différentes de ces attitudes successives. Leur est commun le détachement par rapport aux directions traditionnelles; mais la conscience de l'opposition entre les intérêts ouvriers et la politique bureaucratique, en se développant, se traduit par un comportement concret des ouvriers de plus en plus actif." (pp.163-164)
"La condition fondamentale a été l'unanimité pratiquement totale des participants. Cette unanimité, la véritable unité ouvrière, ne doit évidemment pas être confondue avec l'unité d'action des staliniens ou des trotskistes. Celle-ci, même lorsqu'elle prétend se préoccuper de la base, n'est en fait que l'unité des bureaucraties ; elle a existé à Nantes, mais elle a été le résultat de l'unité ouvrière, elle a été imposée à la bureaucratie par les ouvriers. Non pas que ceux-ci s'en soient occupé un instant, aient « demandé » à leurs directions de s'unir; ils les ont en fait ignorées, et ont agi dans l'unanimité. Les bureaucrates comprirent alors que leur seule chance de garder un minimum de contact avec le mouvement était de se présenter « unis ».
L'unanimité ouvrière s'est manifestée d'abord sur le plan de la définition de la revendication. Personne à ce jour, sauf erreur, ne sait « qui » a mis en avant le mot d'ordre de 40 francs d'augmentation pour tous. En tout cas pas les syndicats ; on chercherait en vain dans leurs programmes un tel objectif. Plus même, par son caractère non hiérarchisé, la revendication des ouvriers de Nantes va directement à l'encontre de tous les programmes syndicaux. L'unanimité qui s'est réalisée parmi des travailleurs aux rémunérations fortement différenciées sur la demande d'une augmentation uniforme pour tous n'en est que plus remarquable.
L'unanimité s'est manifestée également sur les moyens, et ceci tout au long de la lutte : à chaque transformation de la situation « tactique », les travailleurs ont spontanément et collectivement apporté la réponse adéquate, passant de la grève illimitée à l'occupation des usines, puis à l'action contre les CRS." (p.170-171)
"La démocratie des masses à Nantes découlait de l'unanimité ouvrière ; celle-ci à son tour résultait d'une conscience des intérêts élémentaires et d'une expérience commune du capitalisme et de la bureaucratie, dont les prémisses sont amplifiées jour après jour par l'action même des capitalistes et des bureaucrates." (p.171)
-Cornelius Castoriadis, "Les ouvriers face à la bureaucratie", S ou B., n° 18 (janvier 1956) <rééd. « 10/18 », EMO, 1 (1974), p. 333-355>, repris in Cornelius Castoriadis, La question du mouvement ouvrier. (Écrits politiques, 1945-1997, tome1), Éditions du Sandre, 2012, 417 pages.
"Il y a un an et demi que l'équilibre précaire sur lequel vit depuis la guerre le capitalisme britannique menace à nouveau de se rompre. Les prix montent, les importations augmentent, les exportations, sous la pression croissante de la concurrence internationale, en particulier allemande et japonaise, stagnent. Considérant que les racines du mal se trouvent dans une demande intérieure excessive, qui absorbe une part trop grande de la production et n'en laisse pas assez pour l'exportation, le gouvernement conservateur d'Eden a essayé de combattre les « pressions inflationnistes » par des augmentations d'impôts et des restrictions au crédit, en particulier au crédit à la vente des automobiles; il visait aussi, par ces mesures, à provoquer une certaine augmentation du chômage, que les capitalistes anglais considèrent comme un excellent moyen de discipliner les ouvriers et de les obliger à « modérer leurs revendications ». Les mesures gouvernementales n'ont eu jusqu'ici qu'un effet tardif, limité et incertain sur la balance extérieure ; en revanche, elles ont réussi à provoquer un arrêt de l'augmentation de la production, pratiquement stagnante depuis un an, et à frapper sérieusement l'industrie automobile, où la durée du travail a été réduite à plusieurs reprises depuis le début de cette année.
C'est dans ce climat que se situe la grève d'avril-mai 1956 des ouvriers de la Standard Motor Company Ltd à Coventry. Déjà au mois de mars un conflit avait éclaté, les ouvriers n'acceptant pas la mise au chômage à tour de rôle de 250 ouvriers par jour décidée par la compagnie. Mais lorsque, le 27 avril, les 11000 ouvriers de la Standard se mirent en grève, refusant le licenciement de 3 000 d'entre eux, l'événement avait une portée infiniment plus grande. La Standard, un des « cinq grands » de l'industrie automobile anglaise, possède à Coventry l'usine de Canley où 6 000 ouvriers fabriquent des automobiles, et l'usine de Banner Lane, où 5 000 ouvriers produisent 70 000 tracteurs par an (la moitié environ de la production anglaise). Le licenciement de 3000 ouvriers était le résultat de la réorganisation et du rééquipement complet de l'usine de tracteurs; l'introduction de méthodes « automatisées » dans celle-ci permettra d'élever la production annuelle à 100000 tracteurs, en réduisant de moitié le personnel employé. La réduction du personnel a été présentée par la compagnie comme « temporaire », accompagnée de promesses de réembauche une fois le rééquipement terminé. Les ouvriers refusèrent de l'accepter, et leurs délégués présentèrent des contre-propositions visant une réduction du temps de travail pour tout le personnel et une réorganisation des plans de production de la compagnie. Ces propositions ont été repoussées par la direction. La grève dura quinze jours. Elle a pris fin le 11 mai sur un recul partiel de la direction et sa promesse de réexaminer le problème en consultation avec les délégués des ouvriers. Le 25 mai la direction acceptait une partie des propositions ouvrières, mais le 31 mai elle rejetait les autres et déclarait qu'elle allait licencier 2 600 ouvriers. Depuis, un conflit est en train de se développer entre les hommes et leurs délégués d'atelier, d'un côté, qui veulent se mettre en grève, et les syndicats officiels qui essaient par des manœuvres de toutes sortes d'éviter la lutte, de l'autre.
La grève des ouvriers de la Standard a eu un immense retentissement en Angleterre. Il n'est pas exagéré de dire que, depuis le 26 avril, l'« automation » est devenue une préoccupation majeure des ouvriers, des syndicats, des capitalistes et du gouvernement anglais. Ce qui n'était pendant longtemps qu'utopie et « science-fiction », ce qui était la veille encore objet des calculs des ingénieurs et des grands comptables de l'industrie, est devenu en quelques jours un facteur dominant de l'histoire sociale de notre temps et thème d'énormes titres à la « une » des journaux à grande circulation." (p.178-179)
"Le rôle joué par les délégués d'atelier (shop-stewards) pendant la grève de la Standard rend nécessaires quelques explications sur cette forme d'organisation des ouvriers anglais, qui n'a pas d'équivalent en France (où les délégués d'atelier ont été entièrement intégrés dans l'appareil syndical).
Les délégués d'atelier anglais sont en fait indépendants des syndicats. Ils sont élus par chaque département de l'usine ; ils peuvent être révoqués par une simple assemblée des ouvriers du département, par un vote de « non-confiance », auquel cas un nouveau délégué est immédiatement élu. Ce sont les délégués qui mènent la plupart des négociations avec la direction sur les conflits qui surgissent quotidiennement à propos de la production, des normes, des taux, etc. En fait, le rôle des syndicats tend à être réduit à la formulation, une fois par an, de revendications sur les taux des salaires de base, qui, en Angleterre comme partout ailleurs, n'ont qu'une relation de plus en plus lointaine avec les salaires effectifs des ouvriers.
Le mouvement des délégués d'atelier est apparu en Angleterre vers la fin de la Première Guerre mondiale. Entre les deux guerres, il a été constamment l'enjeu d'une lutte entre ouvriers et capitalistes, ceux-ci refusant de reconnaître les délégués et les licenciant dès qu'ils le pouvaient; obligés souvent de les recevoir, ils profitaient du premier relâchement de la pression ouvrière pour les attaquer de nouveau. Mais pendant la Deuxième Guerre mondiale, les capitalistes ont été contraints de comprendre que le développement de la production dont dépendait le sort de l'Angleterre serait impossible s'ils ne reconnaissaient pas les délégués d'atelier. Ainsi ceux-ci ont accédé à un statut semi-légal." (p.179)
"Les syndicats contrôlent théoriquement le mouvement des délégués d'atelier car ils délivrent à ceux-ci l'attestation certifiant leur qualité. Mais en fait il n'y a pas un seul exemple où le syndicat ait refusé de reconnaître un délégué élu par les ouvriers (en France, comme on sait, les délégués sont pratiquement désignés par les syndicats, et c'est pour tel ou tel syndicat que les ouvriers sont en fait appelés à voter). L'indépendance de fait des délégués d'atelier s'exprime clairement lors des grèves. Comme la plupart du temps les syndicats s'opposent à la grève, les délégués commencent par déclencher la grève que demandent les hommes ; ils se rendent ensuite au syndicat, et demandent que la grève soit « reconnue » (ce qui permettrait aux ouvriers de recevoir une allocation de grève sur les fonds importants dont disposent les syndicats). Le syndicat dira alors presque toujours que cela est impossible et demandera au délégué de persuader les hommes de reprendre le travail. Le délégué convoquera une réunion des hommes, pour la forme, puis retournera au syndicat pour expliquer qu'il n'y a rien à faire. La plupart du temps, le syndicat cédera et reconnaîtra la grève. S'il ne cède pas, les délégués poursuivront en règle générale leur action en l'ignorant.
Mais l'aspect le plus caractéristique du mouvement des délégués d'atelier est qu'il tend à dépasser le niveau de l'atelier ou de l'usine et à s'organiser sur une échelle beaucoup plus vaste, au niveau de l'industrie et au niveau de la région. Des réunions régulières, totalement non officielles, de délégués d'atelier représentant des usines des quatre coins du pays ont lieu dans le cas de la plupart des grandes branches de l'industrie ; à l'occasion, les délégués de toutes les branches d'industrie d'une région donnée se réunissent. Après avoir pendant des années ignoré ou prétendu ignorer ce fait, la presse bourgeoise est amenée maintenant à en rendre compte." (p.180)
"En 1954, la direction de la Standard a édicté une réglementation de l'activité et des droits des délégués d'atelier - ce qui montre déjà le degré de tension permanente existant dans l'entreprise. Les délégués n'en ont tenu compte que pour autant qu'ils le trouvaient bon. En décembre 1954 la direction licenciait trois délégués pour inobservation du règlement en question. Les 11 000 ouvriers de l'usine se mirent en grève, et après quelques jours la direction capitulait et réembauchait les délégués." (p.182)
"L'exploit qu'implique pour l'ouvrier individuel le fait d'acquérir une qualification, de trouver un logement et de s'y installer peut difficilement être répété deux fois dans une vie. Du point de vue capitaliste, ces aspects ne peuvent pas être pris en considération; une firme ne peut pas régler son équipement et sa production sur le principe du maintien de l'emploi de ses ouvriers actuels. Il est dans la logique absolue de la production capitaliste de traiter l'ouvrier comme n'importe quelle autre marchandise, qui doit se déplacer pour aller rencontrer la demande, se transformer pour répondre à ses exigences. Le fait que l'objet de ce déplacement ou de cette transformation est la personne même de l'ouvrier ne change rien à l'affaire. À la limite, si l'ouvrier ne peut pas être transformé pour répondre aux exigences de l'univers mécanique en perpétuelle révolution, son sort ne peut et ne doit pas être différent de celui de n'importe quel autre instrument de production qui s'est démodé avant son usure complète : le rebut. C'est en effet ainsi que le capitalisme a « réglé » le problème du chômage technologique par le passé. Mais ce qui avait été possible au XIXe siècle ne l'est plus avec le prolétariat contemporain. Sa puissance effective au sein de la société interdit qu'on puisse prétendre laisser les ouvriers mourir de faim ou se tirer d'affaire eux-mêmes ; les capitalistes savent que les ouvriers pourraient dans ce cas se tirer d'affaire d'une façon tout à fait différente." (p.188)
"Ne pouvant pas supporter la résistance permanente des ouvriers, le capital estropie l'application de la technique à la production et la subordonne à la poursuite de son but utopique: l'élimination de la sphère de la production de l'homme en tant qu'homme. Mais à chaque étape cette élimination s'avère à nouveau impossible : la nouvelle technique ne peut être appliquée en masse que si des millions d'ouvriers se l'approprient, elle ouvre elle-même de nouvelles possibilités qui ne peuvent être exploitées si ces ouvriers n'y collaborent pas." (p.192)
-Cornelius Castoriadis, "Les grèves de l'automation en Angleterre", * -S. ou B., n° 19 (juillet 1956) <rééd. « 10/18 », EMO, 1 (1974), p. 357-382>, repris dans Cornelius Castoriadis, La question du mouvement ouvrier. (Écrits politiques, 1945-1997, tome1), Éditions du Sandre, 2012, 417 pages.
"L'extraordinaire degré d'activité politique de la population dans une telle société ne va nullement de soi - mais Castoriadis a continué de croire jusqu'au bout que la « forme » Conseil (l'assemblée de représentants élus, révocables à tout moment, rendant compte devant leurs mandants de leurs activités et unissant les fonctions de délibération, de décision et d'exécution) était le seul instrument concevable de l'autogouvernement de la société." (p.28)
"Le leurre du « Marx ésotérique » n'a d'ailleurs pas fini de faire des ravages. Il est des milieux où il n'est permis de faire de commentaires que sur des brouillons de brouillons de Marx, le postulat caché de ce genre d'entreprise étant que Marx se trompait systématiquement sur le choix de ce qu'il avait à publier et que le unknown Marx de 1857-1858 était infiniment plus intelligent que celui, trop connu semble-t-il, de la « Préface » de 1859. Ce que l'on devient bête en un an. Il faudrait forcer certains « marxistes » (et marxologues) à relire tous les soirs à haute voix avant de s'endormir ladite « Préface » et le chapitre xxxii du Livre I du Capital." (p.37)
"Quant à la privatisation, la destruction des significations et l'irresponsabilité générale, ce serait peu dire qu'elles sont toujours présentes : ce sont des traits essentiels de la société du début du XXIème siècle." (p.40)
"Si l' « usine et la communauté ouvrière » s'opposent radicalement à la logique et aux valeurs du capitalisme, une solution du problème, pour le système, était de les supprimer. Que cela soit à long terme viable, et que des pays qui veulent jouer un rôle dans le monde (ou, tout simplement, ne pas être effacés de la carte) ne puissent pas se contenter, comme dira à peu près Castoriadis plus tard, de produire des logiciels et d'occuper la population dans des « services », c'est une autre affaire. Il semble que l'on commence à s'en apercevoir, avec quelques décennies de retard." (p.43)
"Le « révoltisme » qui s'est diffusé sous de nombreuses formes dans tous les pays occidentaux depuis le début des années 70 - résistons au système, mais ne visons surtout pas le pouvoir - n'a contribué ni à modifier cette société, ni à résister d'ailleurs à quoi que ce soit." (p.45)
"Il est évident que l'ancienne classe ouvrière des années 50 ne représente plus que 15 % à peine de la population active, alors qu'elle en avait représenté plus de la moitié. Si l'on s'adresse à la majorité de la société, il faut tenir compte de cela. Mais l'« adieu » au rôle rédempteur de la classe ouvrière s'est accompagné chez certains d'un oubli, d'une ignorance volontairement entretenue sur la situation réelle de cette classe naguère encensée, d'un désintérêt total pour la question de la condition ouvrière. Le terme « trahison », Castoriadis le rappelle plus d'une fois dans ces textes, n'a guère de sens, ou n'a pas de sens rigoureux, dans l'analyse des relations sociales - mais s'il y a des gens qui ont pu avoir, à juste titre, le sentiment d'avoir été abandonnés et trahis par tous durant les dernières décennies, ce sont bien les ouvriers des anciens pays industrialisés.
Et abandonnés surtout, pourrait-on dire, par tous ceux qui, soit ont voulu trouver à tout prix des « substituts » à la classe ouvrière, soit continuent de la mythifier sous diverses formes, qui toutes la défigurent. Les ouvriers (au sens strict) ne sont ni le centre de l'histoire ni une catégorie particulièrement rétrograde dont on ne pourrait que souhaiter la disparition rapide car elle « vote Front national » (elle s'abstient plutôt massivement, comme certains l'ont souvent rappelé, mais on ne veut pas le savoir) ou son remplacement par des populations venues d'ailleurs, miraculeusement immunisées contre toutes les dérives. En tout cas, ils ne sont certainement pas moins dignes d'intérêt que d'autres catégories. Du point de vue de la réflexion historique, ils le sont certainement plus." (pp.48-49)
-E.E, préface à Cornelius Castoriadis, La question du mouvement ouvrier. (Écrits politiques, 1945-1997, tome1), Éditions du Sandre, 2012, 417 pages.
"Au printemps 1947 le parti stalinien sortait du gouvernement. Il y était forcé par la révolte des ouvriers, qui n'avalaient plus un « produire d'abord » conduisant à une misère croissante, et aussi par l'impossibilité de continuer son double jeu sur la question de l'Indochine. L'année 1947, marquée par de grandes luttes ouvrières, a été dépensée par les staliniens à réadapter leur politique. Ouvertement contre les grèves au départ, ils ont essayé ensuite de les réduire de l'intérieur, mais l'approfondissement rapide de la rupture URSS-USA et le passage définitif de la France du côté américain les ont obligés à modifier totalement leur stratégie et leur tactique. Les grèves de novembre-décembre 1947, où la mobilisation générale des ouvriers a échoué sans que le parti stalinien l'ait un seul moment clairement voulue, demandée ou organisée, marquent la fin de cette pénible réadaptation. Dès lors, le but de la politique stalinienne en France a été de saboter l'économie capitaliste (surtout en 1948-1949), de dresser la population contre la politique atlantique des gouvernements et en fin de compte de se préparer à désorganiser les arrières du front américain au moment de la guerre." (p.55)
"Que le PC et la CGT aient maintenu depuis 1948 leurs voix aux élections politiques ou syndicales ne contredit nullement cette constatation : le lien entre les masses et les organisations bureaucratiques s'est aminci à l'épaisseur d'un bulletin de vote. Le choix électoral est toujours un choix du moindre mal ; l'ouvrier pense qu'un effondrement de la CGT donnerait le signal d'une offensive du patronat, la pourriture de la SFIO supprime toute alternative lors des élections politiques." (p.57)
"L'histoire n'est généralement pas comparable à un syllogisme, mais cette fois-ci il n'y avait rien dans la conclusion qui ne fût déjà dans les prémisses." (p.57)
"L'inattendu, si l'on préfère, l'irrationnel, est arrivé sous forme d'une série d'articles de Sartre. Ayant épuisé le savoir comme Faust, et dissipé sa jeunesse comme César, celui-ci se sent de plus en plus travaillé par le démon de l'action et décidé, tel Platon, à quitter les prés de Saint-Germain pour la Sicile chaque fois qu'il y a un Congrès à Vienne. Une première « prière d'être inséré dans l'Histoire » par le truchement du RDR ayant été refusée il y a quatre ans, Sartre en avait aussitôt tiré la leçon : en politique, de « gauche » non moins que de «droite », ce qui compte ne sont pas les idées mais le succès ; comme il l'écrira élégamment, « l'idée vraie c'est l'action efficace ». Remplir le Vel' d'Hiv', récolter cinq millions de voix aux élections, voilà du vrai, voilà de l'efficace. En vertu de ces considérants, Sartre entreprit de s'approcher du stalinisme. Entreprise pénible, si l'on se souvient de la manière dont les staliniens l'avaient traité jusque-là; mais on sait également que neuf fois sur dix un intellectuel n'accepte de sortir de la tour d'ivoire que s'il est assuré de recevoir des coups de pied. Il participa donc au Congrès de la Paix, et abreuva d'injures son ami Camus, qui était en train d'accomplir le mouvement opposé. Pathétique, il lui fit remarquer qu'ils étaient tous deux des bourgeois, mais qu'au moins, lui, Sartre, « veillerait à payer ». Sévère, il lui intima de chercher dans la Phénoménologie de l'Esprit les raisons de l'excellence du stalinisme et de revenir en octobre." (p.58)
"Une organisation indépendante ne pourra donc se former qu'à condition de pouvoir montrer que les divergences qui la séparent du stalinisme sont fondamentales, c'est-à-dire concernent la nature même du stalinisme, en URSS et ailleurs. Elle ne pourra acquérir d'existence au sein du prolétariat que par une lutte permanente et irréconciliable contre l'idéologie et la politique stalinienne (et bourgeoise, faut-il le dire). Dans ces conditions, pourra-t-elle être « en liaison avec le PC » ? Il est ridicule même de se poser la question." (p.61)
"L'inéluctable n'a pas de place dans l'histoire." (p.62)
"Sartre est beaucoup plus rentable pour le PC en n'étant pas membre du parti : « Puisque quelqu'un d'indépendant, comme Sartre, reconnaît lui aussi, etc. »." (p.63)
"Sartre a voulu répondre à Claude Lefort. Dans le numéro d'avril des Temps modernes Lefort avait montré que Sartre n'arrivait à défendre et à justifier le stalinisme qu'en déformant constamment le marxisme et en le ravalant au niveau d'un empirisme rationaliste. La réponse de Sartre, deux fois plus longue que la critique, fourmille d'inepties, de non-sens, de grossièretés personnelles, d'erreurs de vocabulaire et apparaît surtout comme une explosion d'hystérie ; car en suivant les « démonstrations » de Sartre on s'aperçoit que saisi d'une curieuse ataxie syllogistique il prouve tantôt trop, tantôt pas assez. Cette impression se renforce quand on découvre la masse des contradictions qui y sont contenues ; par exemple : « Si l'on voulait mettre en lumière le finalisme honteux qui se cache sous toutes les dialectiques... » (p. 1575). - « Marx nous a fait retrouver le temps vrai de la dialectique » (p. 1606). Est-ce que toute dialectique cache un finalisme honteux, ou est-ce que la dialectique marxiste n'en cache pas ?" (pp.63-64)
"Sartre consacre régulièrement cinq, dix ou vingt pages dont l'ardeur donne le frisson, à démontrer que sans le parti la classe n'est rien, que les ouvriers sont abrutis, écrasés, transformés en choses par l'exploitation, qu'ils sont passion et le parti action pure - puis une phrase négligente nous affirme çà et là que le prolétariat a une nature révolutionnaire, qu'il tire profit de tout, qu'il se fait lui-même par son action quotidienne, qu'il est maintenu en mouvement par les conséquences de ses actes. Il indique donc lui-même qu'il ne pense sérieusement que la moitié de ce qu'il dit, et que le reste c'est de la confiture." (p.64)
"Sartre va expliquer ce qu'est le prolétariat, son parti, et comment on peut sauver « la classe ouvrière, la collectivité française tout entière et la paix », sans « faire ou refaire une théorie du prolétariat ». Cette théorie, dit-il, il lui paraissait « inutile, dangereux et d'ailleurs outrecuidant » de la faire.
Ce qui est inutile, dangereux et surtout outrecuidant c'est évidemment de bavardocher pendant deux cents pages sur le prolétariat, le parti, leurs rapports, etc., sans en avoir une conception générale. C'est là l'attitude d'un rebouteux politique. Mais Sartre est innocent de ce crime dont il s'accable lui-même, et c'est plutôt de ne pas savoir ce qu'il fait qu'il faut l'accuser. Il lui eût été évidemment impossible d'écrire tout ce qu'il a écrit sans avoir une théorie (ou plusieurs), et en fait, de la théorie sur le prolétariat, Sartre il en a à revendre; il en dégouline, des pieds à la tête. Ce qu'il y a, c'est que comme toute théorie qui ne se sait pas comme telle sa théorie n'est qu'un ramassis confus et contradictoire de préjugés, d'ouï-dire et d'idées mal digérées. Il ne suffit pas de vouloir faire de la théorie pour en faire de la bonne; mais ne pas vouloir en faire conduit obligatoirement à en faire de la mauvaise.
La preuve, Sartre l'avait fournie lui-même quatre lignes auparavant, en émettant cette proposition: « Pour moi, la classe se fait, se défait, se refait sans cesse, ce qui ne veut nullement dire qu'elle revienne au point de départ. » Le lecteur tant soit peu sagace aura reconnu là une proposition théorique générale, tellement générale d'ailleurs qu'elle dépasse le terrain de la classe et peut être fécondement appliquée aux quatre éléments, aux gouvernements français, aux expéditions coloniales et aux ratons laveurs." (pp.65-66)
"Qu'est-ce qui permet à Sartre de ne voir dans l'histoire du prolétariat américain que « les lamentables compromissions du CIO » et « une indifférence grandissante »? Quoi, sinon son horizon de paroissien de Saint-Germain-des-Prés et sa conviction profonde que ce qui se passe en France est la norme universelle [...] Si dans l'histoire du prolétariat américain il n'y a que des « lamentables compromissions » et une « indifférence grandissante » qu'est-ce qui y explique la puissance des syndicats, le niveau de vie ouvrier trois fois plus élevé qu'en France ? La bonté des trusts, peut-être ?" (p.67)
"Nous pensons, nous, que Trotski se trompait, en jugeant la bureaucratie inefficace - car il la jugeait par rapport à un objectif, le communisme, qui n'est pas l'objectif de la bureaucratie. Il est vrai que tout ce que fait la bureaucratie tend à supprimer la possibilité d'une révolution communiste, mais il est vrai aussi qu'en faisant cela la bureaucratie est efficace ; elle l'est par rapport à elle-même et son objectif qui n'est pas le communisme, mais la consolidation et l'extension de son pouvoir et son régime." (p.83)
"Notre sujet, dit sans pudeur Sartre, n'est pas si la classe ouvrière est exploitée en Russie, mais si elle s'oppose à l'exploitation. Ainsi le bourgeois paternaliste proclame : mes ouvriers sont heureux de leur sort et savent ce qu'il leur faut mieux que les meneurs de votre genre." (p.86)
"Si cette opposition n'existait pas en Russie, pourquoi les « crimes économiques », le stakhanovisme, le paiement aux pièces, les malfaçons dans la production - dont est constamment remplie la presse russe ? Tout cela traduirait-il l'adhésion des ouvriers au régime qui les exploite? [...] Du reste, cette opposition sourde se transforme en opposition
explicite dès qu'une faille se produit dans la carapace totalitaire - comme le prouvent les derniers événements d'Allemagne orientale et de Tchécoslovaquie." (p.87)
"Supposons qu'il n'y ait aucune information matérielle sur ce qui se passe en Russie. Qui ne voit que ce fait lui-même, l'absence d'informations, est une mine d'informations? Pourquoi n'aurait-on pas d'informations? Parce que les orages ont détruit les communications, ou que personne à Paris ne comprend le russe ? Non, c'est parce que la bureaucratie russe n'en donne pas. Et pourquoi ? Pour des raisons militaires ? Mais alors pourquoi les USA, la France, l'Angleterre en donnent ? Et qu'est-ce qu'il faudrait cacher, du point de vue de la sécurité militaire ? Les nouvelles armes, les procédés de fabrication, l'emplacement des usines, le nombre de gens sous les drapeaux ? Mais nous ne demandons pas cela. À la rigueur, le potentiel économique global, la production de charbon, d'acier, de pétrole, de tracteurs ? Mais celui-là on le publie ! À partir des informations publiées, les services logistiques américains connaissent à l'heure [...] actuelle le potentiel militaire russe à 5 % près.
Ce que la bureaucratie essaie de cacher autant que possible, c'est autre chose : c'est le pouvoir d'achat, et c'est la distribution des revenus. Et cela c'est en effet des armes de guerre; car dans la guerre qui se prépare, avec ses aspects sociaux et idéologiques, la vérité là-dessus est une arme; et le fait qu'elle soit cachée signifie qu'elle est une arme contre la bureaucratie russe. Autrement celle-ci l'utiliserait.
Et sous quelles conditions des informations sur le pouvoir d'achat et la distribution des revenus en Russie deviendraient une arme contre le régime ? Si elles tendaient à établir qu'il n'y a pas de différence essentielle entre ce régime et le régime capitaliste pour ce qui est de la situation de la classe ouvrière. Donc, si la bureaucratie se tait sur ces questions, ces deux points doivent être simultanément vrais :
a) l'inégalité de la distribution des revenus doit être comparable ou pire que dans les pays capitalistes ;
b) le niveau de vie des ouvriers doit s'élever aussi lentement que dans les pays capitalistes, ou encore plus lentement.
Car il est clair que si la bureaucratie pouvait montrer effectivement soit qu'en Russie la répartition des revenus est plus égalitaire qu'en Occident, soit que le niveau de vie des ouvriers s'y élève plus rapidement qu'ailleurs, on n'entendrait plus parler que de ça." (pp.87-88)
"Bien entendu, l'histoire des « informations » qui manqueraient est en réalité une douce plaisanterie. Sartre, malgré ce qu'il veut faire croire, n'est pas tombé du ciel et sait que les informations qui démontrent l'exploitation des ouvriers et des paysans existent -la bureaucratie ne peut évidemment pas organiser le secret absolu, ni empêcher que tout ce qui transpire de son régime concoure à établir la même signification. Il sait que la pyramide des revenus est extrêmement élevée en URSS, et que s'il y vivait, il serait millionnaire (ou purgé)." (p.89)
"Le prolétariat a créé des formes d'organisation diverses - partis, communes, syndicats, soviets. Il a suivi des organisations à idéologies différentes - marxistes tout court, anarchistes, réformistes, léninistes, staliniennes. Les formes d'organisation se sont écroulées ou vidées de leur substance - les partis politiques ont disparu, ou ont « trahi ». En fin de compte, l'histoire du mouvement ouvrier apparaît tout d'abord comme une série de défaites - extérieures ou intérieures." (p.95)
"Est-ce la peine d'ajouter que de ce que chaque parti exprime à un moment donné de son existence une étape nécessaire de ce développement du prolétariat il ne résulte nullement qu'on a à soutenir toujours le parti « ouvrier » le plus fort dans le pays où l'on se trouve ? Seule une âme de valet ou de parlementaire pourrait tirer une conclusion pareille." (p.98)
-Cornelius Castoriadis, "Sartre, le stalinisme et les ouvriers", in Socialisme ou Barbarie, n° 12 (août 1953) <rééd. « 10/18», EMO, 1 (1974), p. 179-248. Repris dans Cornelius Castoriadis, La question du mouvement ouvrier. (Écrits politiques, 1945-1997, tome1), Éditions du Sandre, 2012, 417 pages.
"De même que la seule « garantie » contre l'erreur consiste dans l'exercice même de la pensée, de même la seule « garantie » contre la bureaucratisation consiste dans une action permanente dans un sens antibureaucratique, en luttant contre la bureaucratie et en démontrant pratiquement qu'une organisation non bureaucratique de l'avant-garde est possible, et qu'elle peut organiser des rapports non bureaucratiques avec la classe. Car la bureaucratie ne naît pas de conceptions théoriques fausses, mais des nécessités propres de l'action ouvrière à une certaine étape de celle-ci, et c'est dans l'action qu'il s'agit de montrer que le prolétariat peut se passer de la bureaucratie. En fin de compte, rester surtout préoccupé par la peur de la bureaucratisation, c'est oublier que dans les conditions actuelles une organisation ne saurait acquérir une influence notable auprès des masses qu'à condition d'exprimer et de réaliser leurs aspirations antibureaucratiques; c'est oublier qu'un groupe d'avant-garde ne pourra parvenir à une existence véritable qu'en se modelant perpétuellement sur ces aspirations des masses; c'est oublier qu'il n'y a plus de place pour l'apparition d'une nouvelle organisation bureaucratique. L'échec permanent des tentatives trotskistes de recréer purement et simplement une organisation « bolchevik » trouve là sa cause la plus profonde.
Pour clore ces quelques réflexions, je ne pense pas non plus qu'on puisse dire que dans la période actuelle (et d'ici la révolution) la tâche d'un groupe d'avant-garde soit une tâche « théorique ». Je crois que cette tâche est aussi et surtout une tâche de lutte et d'organisation. Car la lutte de classe est permanente, à travers ses hauts et ses bas, et la maturation idéologique de la classe ouvrière se fait à travers cette lutte. Or le prolétariat et ses luttes sont actuellement dominés par les organisations (syndicats et partis) bureaucratiques, ce qui a comme résultat de rendre les luttes impossibles, de les dévier de leur but de classe ou de les conduire à la défaite. Une organisation d'avant-garde ne peut pas assister indifférente à ce spectacle, ni se borner à apparaître comme l'oiseau de Minerve à la tombée de la nuit, laissant choir de son bec des tracts expliquant aux ouvriers les raisons de leur défaite. Elle doit être capable d'intervenir dans ces luttes." (p.105)
"Ce qui fait de la révolution russe une révolution prolétarienne, c'est que le prolétariat y est intervenu comme la force dominante avec son propre drapeau, son visage, ses revendications, ses moyens de lutte, ses propres formes d'organisation : c'est que non seulement il a constitué des organismes de masse visant à s'approprier tout le pouvoir, mais qu'il a passé de lui-même à l'expropriation des capitalistes et commença à réaliser la gestion ouvrière des usines. Tout cela fait à jamais de la révolution russe une révolution prolétarienne, quel qu'ait pu être son sort ultérieur - de même que ni ses faiblesses, ni sa confusion, ni sa défaite finale n'empêchent la Commune de Paris d'avoir été une révolution prolétarienne.
Cette divergence peut paraître à première vue théorique : je pense cependant qu'elle a une importance pratique dans la mesure où elle traduit une différence de méthodologie à propos d'un problème actuel par excellence : le problème de la bureaucratie. Le fait que la dégénérescence de la révolution russe n'a pas donné lieu à une restauration de la bourgeoisie mais à la formation d'une nouvelle couche exploiteuse, la bureaucratie; que le régime qui porte cette couche, malgré son identité profonde avec le capitalisme (en tant que domination du travail mort sur le travail vivant), en diffère sous une foule d'aspects qu'on ne saurait négliger sans se refuser à y comprendre quoi que ce soit; que cette même couche, depuis 1945, est en train d'étendre sa domination sur le monde ; qu'elle est représentée dans les pays d'Europe occidentale par des partis profondément enracinés dans la classe ouvrière -, tout cela fait que nous pensons que se borner à dire que la révolution russe a été une révolution bourgeoise équivaut à fermer volontairement ses yeux devant les traits les plus importants de la situation mondiale d'aujourd'hui." (pp.106-107)
-Cornelius Castoriadis, "Réponse au camarade Pannekoek", in S. ou B., n° 14 (avril 1954) <rééd. « 10/18 », EMO, 1 (1974), p. 249-259>, reproduite in Cornelius Castoriadis, La question du mouvement ouvrier. (Écrits politiques, 1945-1997, tome1), Éditions du Sandre, 2012, 417 pages.
"Pour comprendre les luttes ouvrières de l'été 1955, en particulier celles de Nantes, il faut les placer dans le contexte du développement du prolétariat en France depuis 1945. Par opposition à la première période consécutive à la Libération, où les ouvriers suivent en gros la politique des organisations bureaucratiques et en particulier du PC, on constate dès 1947-1948 un « décollement » de plus en plus accentué entre les ouvriers et ces organisations. À partir de son expérience de leur attitude réelle, le prolétariat soumet à une critique silencieuse les organisations et traduit cette critique dans la réalité en refusant de suivre sans plus leurs consignes. Ce « décollement », ce refus prennent des formes bien distinctes qui se succèdent dans le temps :
a) De 1948 à 1952, le refus total et obstiné des ouvriers de suivre les mots d'ordre bureaucratiques s'exprime par l'inaction et l'apathie. Les grèves décidées par les staliniens ne sont pas suivies dans la grande majorité des cas, non seulement lorsqu'il s'agit de grèves « politiques », mais même dans le cas de grèves revendicatives. Il ne s'agit pas simplement de découragement; il y a aussi la conscience de ce que les luttes ouvrières sont utilisées par le PC, et détournées de leurs buts de classe pour servir la politique russe. La preuve en est que, dans les rares cas où « l'unité d'action » entre syndicats staliniens, réformistes et chrétiens se réalise, les ouvriers sont prompts à entrer en action - non pas parce qu'ils attachent une valeur à cette unité comme telle, mais parce qu'ils y voient la preuve que la lutte considérée pourra difficilement être détournée vers des buts bureaucratiques et qu'ils ne s'y trouveront pas divisés entre eux-mêmes.
b) En août 1953, des millions de travailleurs entrent spontanément en grève, sans directives des bureaucraties syndicales ou à rencontre de celles-ci. Cependant, une fois en grève, ils en laissent la direction effective aux syndicats et la grève elle-même est « passive » ; les cas d'occupation des locaux sont rarissimes, aux réunions des grévistes la base ne se manifeste presque jamais autrement que par ses votes.
c) En l'été 1955, les ouvriers entrent à nouveau en lutte spontanément; mais ils ne se limitent plus à cela. A Nantes, à Saint Nazaire, en d'autres localités encore, ils ne sont pas simplement en grève, ni même ne se contentent d'occuper les locaux. Ils passent à l'attaque, appuient leurs revendications par une pression physique extraordinaire, manifestent dans les rues, se battent contre les CRS. Ils ne laissent pas non plus la direction de la lutte aux bureaucrates syndicaux; aux moments culminants de la lutte, à Nantes, ils exercent par leur pression collective directe un contrôle total sur les bureaucrates syndicaux, à tel point que dans les négociations avec le patronat ceux-ci ne jouent plus qu'un rôle de commis, mieux : de porte-voix, et que les véritables dirigeants sont les ouvriers eux-mêmes. Il est impossible de confondre les significations différentes de ces attitudes successives. Leur est commun le détachement par rapport aux directions traditionnelles; mais la conscience de l'opposition entre les intérêts ouvriers et la politique bureaucratique, en se développant, se traduit par un comportement concret des ouvriers de plus en plus actif." (pp.163-164)
"La condition fondamentale a été l'unanimité pratiquement totale des participants. Cette unanimité, la véritable unité ouvrière, ne doit évidemment pas être confondue avec l'unité d'action des staliniens ou des trotskistes. Celle-ci, même lorsqu'elle prétend se préoccuper de la base, n'est en fait que l'unité des bureaucraties ; elle a existé à Nantes, mais elle a été le résultat de l'unité ouvrière, elle a été imposée à la bureaucratie par les ouvriers. Non pas que ceux-ci s'en soient occupé un instant, aient « demandé » à leurs directions de s'unir; ils les ont en fait ignorées, et ont agi dans l'unanimité. Les bureaucrates comprirent alors que leur seule chance de garder un minimum de contact avec le mouvement était de se présenter « unis ».
L'unanimité ouvrière s'est manifestée d'abord sur le plan de la définition de la revendication. Personne à ce jour, sauf erreur, ne sait « qui » a mis en avant le mot d'ordre de 40 francs d'augmentation pour tous. En tout cas pas les syndicats ; on chercherait en vain dans leurs programmes un tel objectif. Plus même, par son caractère non hiérarchisé, la revendication des ouvriers de Nantes va directement à l'encontre de tous les programmes syndicaux. L'unanimité qui s'est réalisée parmi des travailleurs aux rémunérations fortement différenciées sur la demande d'une augmentation uniforme pour tous n'en est que plus remarquable.
L'unanimité s'est manifestée également sur les moyens, et ceci tout au long de la lutte : à chaque transformation de la situation « tactique », les travailleurs ont spontanément et collectivement apporté la réponse adéquate, passant de la grève illimitée à l'occupation des usines, puis à l'action contre les CRS." (p.170-171)
"La démocratie des masses à Nantes découlait de l'unanimité ouvrière ; celle-ci à son tour résultait d'une conscience des intérêts élémentaires et d'une expérience commune du capitalisme et de la bureaucratie, dont les prémisses sont amplifiées jour après jour par l'action même des capitalistes et des bureaucrates." (p.171)
-Cornelius Castoriadis, "Les ouvriers face à la bureaucratie", S ou B., n° 18 (janvier 1956) <rééd. « 10/18 », EMO, 1 (1974), p. 333-355>, repris in Cornelius Castoriadis, La question du mouvement ouvrier. (Écrits politiques, 1945-1997, tome1), Éditions du Sandre, 2012, 417 pages.
"Il y a un an et demi que l'équilibre précaire sur lequel vit depuis la guerre le capitalisme britannique menace à nouveau de se rompre. Les prix montent, les importations augmentent, les exportations, sous la pression croissante de la concurrence internationale, en particulier allemande et japonaise, stagnent. Considérant que les racines du mal se trouvent dans une demande intérieure excessive, qui absorbe une part trop grande de la production et n'en laisse pas assez pour l'exportation, le gouvernement conservateur d'Eden a essayé de combattre les « pressions inflationnistes » par des augmentations d'impôts et des restrictions au crédit, en particulier au crédit à la vente des automobiles; il visait aussi, par ces mesures, à provoquer une certaine augmentation du chômage, que les capitalistes anglais considèrent comme un excellent moyen de discipliner les ouvriers et de les obliger à « modérer leurs revendications ». Les mesures gouvernementales n'ont eu jusqu'ici qu'un effet tardif, limité et incertain sur la balance extérieure ; en revanche, elles ont réussi à provoquer un arrêt de l'augmentation de la production, pratiquement stagnante depuis un an, et à frapper sérieusement l'industrie automobile, où la durée du travail a été réduite à plusieurs reprises depuis le début de cette année.
C'est dans ce climat que se situe la grève d'avril-mai 1956 des ouvriers de la Standard Motor Company Ltd à Coventry. Déjà au mois de mars un conflit avait éclaté, les ouvriers n'acceptant pas la mise au chômage à tour de rôle de 250 ouvriers par jour décidée par la compagnie. Mais lorsque, le 27 avril, les 11000 ouvriers de la Standard se mirent en grève, refusant le licenciement de 3 000 d'entre eux, l'événement avait une portée infiniment plus grande. La Standard, un des « cinq grands » de l'industrie automobile anglaise, possède à Coventry l'usine de Canley où 6 000 ouvriers fabriquent des automobiles, et l'usine de Banner Lane, où 5 000 ouvriers produisent 70 000 tracteurs par an (la moitié environ de la production anglaise). Le licenciement de 3000 ouvriers était le résultat de la réorganisation et du rééquipement complet de l'usine de tracteurs; l'introduction de méthodes « automatisées » dans celle-ci permettra d'élever la production annuelle à 100000 tracteurs, en réduisant de moitié le personnel employé. La réduction du personnel a été présentée par la compagnie comme « temporaire », accompagnée de promesses de réembauche une fois le rééquipement terminé. Les ouvriers refusèrent de l'accepter, et leurs délégués présentèrent des contre-propositions visant une réduction du temps de travail pour tout le personnel et une réorganisation des plans de production de la compagnie. Ces propositions ont été repoussées par la direction. La grève dura quinze jours. Elle a pris fin le 11 mai sur un recul partiel de la direction et sa promesse de réexaminer le problème en consultation avec les délégués des ouvriers. Le 25 mai la direction acceptait une partie des propositions ouvrières, mais le 31 mai elle rejetait les autres et déclarait qu'elle allait licencier 2 600 ouvriers. Depuis, un conflit est en train de se développer entre les hommes et leurs délégués d'atelier, d'un côté, qui veulent se mettre en grève, et les syndicats officiels qui essaient par des manœuvres de toutes sortes d'éviter la lutte, de l'autre.
La grève des ouvriers de la Standard a eu un immense retentissement en Angleterre. Il n'est pas exagéré de dire que, depuis le 26 avril, l'« automation » est devenue une préoccupation majeure des ouvriers, des syndicats, des capitalistes et du gouvernement anglais. Ce qui n'était pendant longtemps qu'utopie et « science-fiction », ce qui était la veille encore objet des calculs des ingénieurs et des grands comptables de l'industrie, est devenu en quelques jours un facteur dominant de l'histoire sociale de notre temps et thème d'énormes titres à la « une » des journaux à grande circulation." (p.178-179)
"Le rôle joué par les délégués d'atelier (shop-stewards) pendant la grève de la Standard rend nécessaires quelques explications sur cette forme d'organisation des ouvriers anglais, qui n'a pas d'équivalent en France (où les délégués d'atelier ont été entièrement intégrés dans l'appareil syndical).
Les délégués d'atelier anglais sont en fait indépendants des syndicats. Ils sont élus par chaque département de l'usine ; ils peuvent être révoqués par une simple assemblée des ouvriers du département, par un vote de « non-confiance », auquel cas un nouveau délégué est immédiatement élu. Ce sont les délégués qui mènent la plupart des négociations avec la direction sur les conflits qui surgissent quotidiennement à propos de la production, des normes, des taux, etc. En fait, le rôle des syndicats tend à être réduit à la formulation, une fois par an, de revendications sur les taux des salaires de base, qui, en Angleterre comme partout ailleurs, n'ont qu'une relation de plus en plus lointaine avec les salaires effectifs des ouvriers.
Le mouvement des délégués d'atelier est apparu en Angleterre vers la fin de la Première Guerre mondiale. Entre les deux guerres, il a été constamment l'enjeu d'une lutte entre ouvriers et capitalistes, ceux-ci refusant de reconnaître les délégués et les licenciant dès qu'ils le pouvaient; obligés souvent de les recevoir, ils profitaient du premier relâchement de la pression ouvrière pour les attaquer de nouveau. Mais pendant la Deuxième Guerre mondiale, les capitalistes ont été contraints de comprendre que le développement de la production dont dépendait le sort de l'Angleterre serait impossible s'ils ne reconnaissaient pas les délégués d'atelier. Ainsi ceux-ci ont accédé à un statut semi-légal." (p.179)
"Les syndicats contrôlent théoriquement le mouvement des délégués d'atelier car ils délivrent à ceux-ci l'attestation certifiant leur qualité. Mais en fait il n'y a pas un seul exemple où le syndicat ait refusé de reconnaître un délégué élu par les ouvriers (en France, comme on sait, les délégués sont pratiquement désignés par les syndicats, et c'est pour tel ou tel syndicat que les ouvriers sont en fait appelés à voter). L'indépendance de fait des délégués d'atelier s'exprime clairement lors des grèves. Comme la plupart du temps les syndicats s'opposent à la grève, les délégués commencent par déclencher la grève que demandent les hommes ; ils se rendent ensuite au syndicat, et demandent que la grève soit « reconnue » (ce qui permettrait aux ouvriers de recevoir une allocation de grève sur les fonds importants dont disposent les syndicats). Le syndicat dira alors presque toujours que cela est impossible et demandera au délégué de persuader les hommes de reprendre le travail. Le délégué convoquera une réunion des hommes, pour la forme, puis retournera au syndicat pour expliquer qu'il n'y a rien à faire. La plupart du temps, le syndicat cédera et reconnaîtra la grève. S'il ne cède pas, les délégués poursuivront en règle générale leur action en l'ignorant.
Mais l'aspect le plus caractéristique du mouvement des délégués d'atelier est qu'il tend à dépasser le niveau de l'atelier ou de l'usine et à s'organiser sur une échelle beaucoup plus vaste, au niveau de l'industrie et au niveau de la région. Des réunions régulières, totalement non officielles, de délégués d'atelier représentant des usines des quatre coins du pays ont lieu dans le cas de la plupart des grandes branches de l'industrie ; à l'occasion, les délégués de toutes les branches d'industrie d'une région donnée se réunissent. Après avoir pendant des années ignoré ou prétendu ignorer ce fait, la presse bourgeoise est amenée maintenant à en rendre compte." (p.180)
"En 1954, la direction de la Standard a édicté une réglementation de l'activité et des droits des délégués d'atelier - ce qui montre déjà le degré de tension permanente existant dans l'entreprise. Les délégués n'en ont tenu compte que pour autant qu'ils le trouvaient bon. En décembre 1954 la direction licenciait trois délégués pour inobservation du règlement en question. Les 11 000 ouvriers de l'usine se mirent en grève, et après quelques jours la direction capitulait et réembauchait les délégués." (p.182)
"L'exploit qu'implique pour l'ouvrier individuel le fait d'acquérir une qualification, de trouver un logement et de s'y installer peut difficilement être répété deux fois dans une vie. Du point de vue capitaliste, ces aspects ne peuvent pas être pris en considération; une firme ne peut pas régler son équipement et sa production sur le principe du maintien de l'emploi de ses ouvriers actuels. Il est dans la logique absolue de la production capitaliste de traiter l'ouvrier comme n'importe quelle autre marchandise, qui doit se déplacer pour aller rencontrer la demande, se transformer pour répondre à ses exigences. Le fait que l'objet de ce déplacement ou de cette transformation est la personne même de l'ouvrier ne change rien à l'affaire. À la limite, si l'ouvrier ne peut pas être transformé pour répondre aux exigences de l'univers mécanique en perpétuelle révolution, son sort ne peut et ne doit pas être différent de celui de n'importe quel autre instrument de production qui s'est démodé avant son usure complète : le rebut. C'est en effet ainsi que le capitalisme a « réglé » le problème du chômage technologique par le passé. Mais ce qui avait été possible au XIXe siècle ne l'est plus avec le prolétariat contemporain. Sa puissance effective au sein de la société interdit qu'on puisse prétendre laisser les ouvriers mourir de faim ou se tirer d'affaire eux-mêmes ; les capitalistes savent que les ouvriers pourraient dans ce cas se tirer d'affaire d'une façon tout à fait différente." (p.188)
"Ne pouvant pas supporter la résistance permanente des ouvriers, le capital estropie l'application de la technique à la production et la subordonne à la poursuite de son but utopique: l'élimination de la sphère de la production de l'homme en tant qu'homme. Mais à chaque étape cette élimination s'avère à nouveau impossible : la nouvelle technique ne peut être appliquée en masse que si des millions d'ouvriers se l'approprient, elle ouvre elle-même de nouvelles possibilités qui ne peuvent être exploitées si ces ouvriers n'y collaborent pas." (p.192)
-Cornelius Castoriadis, "Les grèves de l'automation en Angleterre", * -S. ou B., n° 19 (juillet 1956) <rééd. « 10/18 », EMO, 1 (1974), p. 357-382>, repris dans Cornelius Castoriadis, La question du mouvement ouvrier. (Écrits politiques, 1945-1997, tome1), Éditions du Sandre, 2012, 417 pages.