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    Pierre Caye, Le plus dangereux malentendu - Sur le différend Heidegger-Nietzsche

    Johnathan R. Razorback
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    Pierre Caye, Le plus dangereux malentendu - Sur le différend Heidegger-Nietzsche Empty Pierre Caye, Le plus dangereux malentendu - Sur le différend Heidegger-Nietzsche

    Message par Johnathan R. Razorback Jeu 23 Oct - 18:47

    http://noesis.revues.org/652

    "L’interprétation heideggérienne [...] fait de Nietzsche le penseur destinal de la métaphysique occidentale, qui l’accomplit et l’achève dans le déploiement de la civilisation technique et la mobilisation totale du monde, puisque, pour Heidegger, la puissance de la technique n’est en réalité que l’expression de son impuissance profonde, la preuve de tout ce que la Volonté de Puissance a de vain, l’aveuglement de l’Occident face à son destin, son épuisement spirituel dont témoigne l’oubli de l’Être et dont Nietzsche serait ainsi la figure emblématique."

    "Lorsque Heidegger critique la Volonté de Puissance, il dénonce moins la puissance en elle-même, que le fait qu’elle soit l’objet de la volonté humaine : c’est la Volonté qui est en cause plutôt que la Puissance. Au demeurant, l’expression Volonté de Puissance n’est en réalité qu’une surdétermination de la volonté : la volonté de la volonté – comme si la puissance n’était qu’un effet de cette surdétermination. Pour Heidegger, la Volonté de Puissance n’exprime qu’un mode de la puissance parmi d’autres, celui qui correspond à l’achèvement de la métaphysique, à l’épuisement de son ontologie, ce qui laisse libre cours à la définition d’autres modalités de la puissance dans l’histoire de la métaphysique ; c’est ainsi qu’Heidegger recourt très souvent à la modalité aristotélicienne de l’acte et de la puissance, de l’énergeia et de la dunamis, qui structure une ontologie de la plénitude et sur laquelle Heidegger a consacré un cours spécifique, un commentaire quasi linéaire de Métaphysique 0, 1, 2 et 3, portant précisément sur l’essence et la réalité de la puissance : une puissance qui exprime ici le déploiement de l’être en sa réserve sans que la volonté, qu’elle soit humaine ou divine, y joue le moindre rôle.

    Quelle qu’en soit la modalité, la puissance chez Heidegger est toujours reliée à l’Être, à son épuisement, à sa perte, à son oubli comme à la plénitude de son règne.
    "

    "Pour Heidegger, la Volonté de Puissance nietzschéenne correspond au système bloqué dénoncé par Schelling ; pis encore, c’est ce mode même de médiation du système qui, par définition, en entraîne le blocage. Une fois bloqué, le système, inerte, retombe sur lui-même, dans une confusion totale de l’homme, du monde et du principe, confusion des trois instances en une seule indéterminée, ce que Heidegger appelle le Gestell et qu’il réfère à l’Éternel Retour du Même chez Nietzsche. Faire de la puissance l’objet de la volonté, c’est nécessairement en réduire la dispensation dans les étroites limites de ce qui prétend la commander. Or, la puissance de l’Être ne se commande pas, elle ne peut être l’objet d’aucune volonté ; elle est souveraine : c’est elle qui commande et qui règne. Par rapport à son règne, la volonté, toute volonté, aussi bien celle de Dieu que celle des hommes, est courte, toujours en-deçà.

    La puissance en sa dispensation principielle n’a que faire de la volonté. La grandeur de la puissance, sa souveraineté, chez Heidegger, est d’être sans raison, ni calcul, sans intrigue ni visée, bref d’être entièrement libre de se déployer sans faire l’objet du moindre accaparement, de la moindre utilisation finalisée, du moindre calcul stratégique, ni même de la moindre décision, au risque sinon de la réduire et de l’épuiser, d’en empêcher la mise en réserve. Ce qui ne signifie pas au demeurant que cette dispensation reste étrangère à l’homme, que l’homme n’y prend pas part, mais certainement pas sous le mode du « je veux ». Cette dispensation libre et sans calcul de la puissance correspond à ce qu’Heidegger appelle le laisser-être
    (Gelassenheit), qui lui-même renvoie au thème de l’innocence, au jeu qu’évoque Héraclite et au règne que celui-ci réserve à l’enfant. Innocence, jeu, enfance : nous retrouvons ici des thèmes qui sont familiers à Nietzsche."

    "Heidegger reste ici l’héritier de la tradition philosophique dans ce qu’elle a de plus classique : n’est violent pour lui, n’est bia pour Aristote, que ce qui est contre nature, c’est-à-dire contre le déploiement de la physis et la dispensation de l’Être. C’est pourquoi seuls sont violents, pour Heidegger, la raison, les schèmes, les calculs de l’homme qui arraisonnent la nature, bloquent l’Être et le neutralisent. Dans ce cadre, ce qui est sans calcul est nécessairement non-violent. Selon cette conception, il n’existe de violence que contre l’Être, jamais de l’Être. De même qu’il existe un mauvais et un bon système, il existe aussi une mauvaise et une bonne puissance : la Volonté de Puissance ou la puissance de la raison d’un côté, la puissance de l’Être de l’autre. Mais la puissance de la raison n’est mauvaise que parce qu’elle n’est en réalité qu’une impuissance déguisée ; la puissance en elle-même, la puissance authentique, est toujours bonne. Or, le postulat selon lequel toute puissance en tant que puissance est bonne, autrement dit la convertibilité de la puissance et du Bien, de l’Être et de l’Un, constitue le principe même sur lequel se fonde la violence de l’Être.

    Walter Benjamin, dans sa
    Critique de la violence (1921), distingue trois types de violence : la violence économique, la violence politique et la violence divine. Cette tripartition reprend la tripartition du Zarathoustra qui distingue le nihilisme du chameau, celui du lion et enfin celui de l’enfant. La violence économique est assimilable à celle du Gestell, c’est-à-dire à ce type d’extériorité qui, bien que nous en soyons nous-mêmes les auteurs, nous asservit et nous aliène, que nous supportons donc comme des chameaux et qui se perpétue et se reproduit sans fin ni projet par l’effet de notre seule patience ; ce qui fait de l’économie ou du Gestell l’expérience même du nihilisme passif. A cette première violence, Benjamin en oppose une seconde, la violence politique, autrement dit la force des fondateurs qui par leur projet, leur esprit de décision, leur Volonté de Puissance, rompent la répétition économique, en renouvelle les valeurs et leur donne sens et destin : ce qui correspond au lion et à son nihilisme actif. Ces deux violences sont, pour Benjamin, des violences effectives, en acte qui, en tant que telles, ne cessent d’infliger sa contrainte sur l’homme. Il y a, chez Benjamin comme chez Heidegger, l’idée que seule l’effectivité, l’effectivité en acte, fait preuve de violence, tandis que tout ce qui est ineffectif serait inoffensif. Or, il existe une violence de l’ineffectif, du virtuel, d’autant plus dévastatrice qu’elle est invisible et souvent insensible. Comme en témoignent l’apocalypse discrète de la théologie médiévale ou les bombes à neutrons de l’industrie militaire contemporaine, la violence peut maintenir en état l’apparence de la substance tout en la dévastant de l’intérieur. Ce type de violence, indécidable, qui ne tranche pas et qui semble donc dépourvue de toute effectivité, une violence en quelque sorte ludique, Benjamin, dans sa « Critique de la violence », la qualifie de « divine » pour la distinguer de la violence humaine : violence ineffective, qui ne fonde rien, qui plus encore ne laisse aucune trace, aucune blessure ouverte, la violence sans règne ou, plus exactement, sans règne visible et efficace, c’est la violence de la transience divine, du Dieu de l’Exode, du Dieu qui court. La virtualisation du règne à laquelle conduit la « destruction » de la métaphysique ne fait en réalité qu’accentuer la dimension messianique de la violence de l’Être et de sa dispensation. L’onto-politique devient une onto-théo-politique. Or, à ce type d’interprétation de l’aphorisme d’Héraclite, Nietzsche en oppose une tout autre, radicalement étrangère à la dimension théologico-politique qui affleure chez Benjamin ou Heidegger."

    "Oikeios qualifie en grec ce qui nous est familier et propre, ce qui nous est le plus proche, ce qui correspond à notre instinct et contribue enfin à notre conservation et à notre maintien. L’oikeiôsis exprime ainsi le rapport fondamental d’appropriation que l’être vivant fait de lui-même, au moyen de ce qui l’entoure, de sorte qu’il s’appartient, en prenant immédiatement conscience de lui-même et en reconnaissant son être comme sien. La philosophie antique a conçu cette appropriation dans le cadre d’une nature pleine, heureuse et disponible, qu’aucune négativité ne venait affecter, une nature sur laquelle régnait encore le Grand Pan. La mort du Grand Pan et « le grand silence » qui s’en est suivi ont mis fin à cette proximité de l’homme à lui-même et à ce qui l’entoure. L’impossibilité d’une oikeiôsis de la plénitude, la fin de la proximité donnent naissance à la métaphysique. L’ousia n’est que la conséquence de la prise de distance de l’homme par rapport à la physis. La mort du Grand Pan fait éprouver « une privation, un vide inquiétant, et dès lors ce sentiment de malaise donne naissance à un <autre monde> métaphysique et non plus religieux ». Commence le nihilisme. Nietzsche s’efforce alors de définir les conditions, certes paradoxales, d’une appropriation, je dirais même d’une habitation, du nihilisme, d’une familiarité avec son chaos, d’une proximité avec son vide, pour trouver dans l’indifférence de la nature et dans le carnaval de l’histoire, « de quoi nous pousser en avant, tout en demeurant toujours entre nous »."

    "La tripartition du Zarathoustra est à la fois une sociologie politique, une anthropologie et une théorie de la connaissance : elle reprend la distinction de la cité platonicienne entre les artisans (= chameau), les gardiens (= lion) et le philosophe-roi (= enfant), mais elle rappelle aussi la succession spinoziste des degrés de connaissance, à cette différence près, au demeurant loin d’être négligeable, qu’il s’agit pour Nietzsche d’accéder non pas à la connaissance claire et distincte de la totalité et de sa potentia, mais au contraire à la connaissance lucide de l’impossibilité de cette totalité et de l’état d’impuissance qui découle de cette impossibilité. Nietzsche, lecteur de Spinoza certes, mais pour renverser Spinoza, comme un anti-Spinoza."

    "Le lion représente la première tentative de surmonter le chaos de la dépotentialisation, une tentative marquée par le « je veux ». Le chaos est vu ici comme une tabula rasa où les lions, les hommes supérieurs, sont capables d’imposer leurs perspectives en instaurant de nouvelles valeurs et de nouvelles formations de souveraineté. On passe du nihilisme passif au nihilisme actif. L’activité des lions ne met pas fin au nihilisme, mais au contraire ne fait qu’en accentuer la prise. Et c’est en quoi le lion ne saurait être le dernier mot de Nietzsche, alors qu’Heidegger, de son côté, fortement tributaire des interprétations de Nietzsche par Oswald Spengler (Le Déclin de l’Occident) et par Ernst Jünger (Le Travailleur et La Mobilisation totale), a centré son différend avec Nietzsche sur la figure intermédiaire du lion sans poursuivre au-delà son interprétation : sa lecture de la Volonté de Puissance, de l’Éternel Retour du Même, de la Transvaluation des Valeurs, de la Justice et du Surhomme ne peut être entendue que par les lions, je dirais même par des lions présomptueux et inconscients du devenir-chameau qui les menace.

    Or, de même que le lion surmonte le chameau, de même l’enfant surmonte le lion : l’enfant n’est ni actif ni passif. En tant que tel, il s’affranchit non seulement de la dialectique du maître et de l’esclave qui rend indiscernables lions et chameaux, mais, plus profondément encore, de la chape de l’ontologie et de son couple directeur de
    l’énergeia et de la dunamis. Il assume l’impuissance du chameau sans chercher à mobiliser et à configurer le monde, mais sans accepter non plus de s’y soumettre ; ici se joue son innocence : dans le refus à la fois de la soumission et de la domination, selon une logique radicale de l’exclusion des deux termes et non pas selon la logique de leur synthèse comme dans la dialectique du système métaphysique de la liberté, où l’homme s’humilie et se soumet à la puissance de l’Être pour mieux s’inscrire dans son règne et participer plus étroitement à sa domination. Ni soumission ni domination donc chez Nietzsche, ce que j’appelle aussi, comme Jünger mais autrement que lui , « l’anarque », c’est-à-dire le pouvoir de celui qui n’a pas de pouvoir, et qui accepte pleinement de ne pas en avoir, la souveraineté de celui qui a surmonté la perte de tout règne. Lues avec les yeux de l’enfance, les cinq notions fondamentales de Volonté de Puissance, d’Éternel Retour du Même, de Transvaluation des Valeurs, de Justice et de Surhomme changent alors totalement de sens, et plus encore la notion d’innocence autour de laquelle tourne en définitive le différend : l’innocence ne définit plus le mouvement de l’Être qui se dispense sans but ni raison au risque d’une certaine perversité, mais simplement, en un sens plus étymologique, in-nocere, le pouvoir de ce qui ne nuit pas."

    "La constitution de la puissance chez Nietzsche ne dépend pas de son accumulation et de son intensification, mais de sa justesse : la justice est la justesse de la puissance. Il s’agit pour Nietzsche de surmonter le nihilisme de la domination, de la destruction et de l’épuisement, en pensant les conditions d’une force susceptible de maintenir la paix et de conserver le monde dans son innocence. Très tôt, Nietzsche dénonce la conception vulgaire de la puissance que se forge son siècle, « la vanité, l’impatience, l’effroi, le délire extatique, le désir de puissance » qui agitent le Reich bismarckien naissant, et, pire encore, ce qui le symbolise au plus haut point, la musique de Wagner que caractérise « une rage de vouloir penser et sentir au-delà de ses forces ». La puissance ne se désire pas : désirer la puissance c’est la perdre et se perdre. Il y a chez Nietzsche un rejet exprès de la puissance pour la puissance, qui en réalité ne fait qu’exprimer l’insondable vanité de l’homme, son impuissance, le réduisant à l’état de marionnette, d’histrion de la comédie humaine : « L’humanité emploie chaque individu, sans ménagement, comme combustible pour chauffer ses grandes machines : mais à quoi bon ces machines si tous les individus (c.à.d. l’humanité) ne servent qu’à les entretenir ? Des machines qui n’ont d’autre fin qu’elles-mêmes, est-ce là l’umana commedia ? ». Et nous savons ce que signifie pour Nietzsche le terme de « comédie » dans sa critique de la métaphysique : le système idéaliste, son Dieu, son processus, son tourne-broche. Pour Nietzsche, il n’y a pas de puissance véritable qui ne soit mesurée par la force propre de l’homme, par ce que peut l’homme en propre. Tout ce que l’on s’imagine au-delà n’est que fantasme, source du plus dangereux malentendu. La question essentielle de la Volonté de Puissance, c’est d’abord la constitution de la force propre de l’homme et la détermination de ses conditions en dehors de toute participation et dispensation métaphysiques de la puissance. Dans ce cadre, la Volonté de Puissance chez Nietzsche doit être comprise non pas comme la volonté de la volonté, comme un « vouloir-être-plus-fort », « un vouloir-au-delà-de-soi-même » ainsi que le définit Heidegger, ce que Nietzsche assimilerait au donquichottisme, mais d’abord comme la maîtrise de la maîtrise, la victoire sur la force et sur les innombrables fantasmes qu’elle occasionne : « Il faut précisément mesurer jusqu’à quel point la force a été surmontée par quelque chose de plus haut, au service duquel elle est devenue un instrument, un moyen ».

    Ainsi définie, il apparaît clairement que cette puissance ne vise en rien la domination des autres hommes ou la transformation du monde, sa mobilisation et son Gestell. Elle est d’abord au service de l’indépendance de soi qui n’est rien d’autre, selon Nietzsche, qu’une forme de renoncement (et donc de retrait et non pas de vouloir-au-delà-de-soi-même), « ce renoncement que finit par accepter l’individu avide de dominer qui a longtemps cherché ce qu’il pourrait dominer, et qui n’a trouvé que lui-même »."
    -Pierre Caye, « « Le plus dangereux malentendu » », Noesis [En ligne], 10 | 2006, mis en ligne le 02 juillet 2008, consulté le 26 juin 2021. URL : http://journals.openedition.org/noesis/652




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