[Montesquieu]
"Le donné historique se présente à lui sous forme d'une diversité presque infinie de mœurs, de coutumes, d'idées, de lois, d'institutions. Le point de départ de la recherche, c'est précisément cette diversité apparemment incohérente. Le terme de la recherche devrait être la substitution à cette diversité incohérente d'un ordre pensé. Montesquieu, exactement comme Max Weber, veut passer du donné incohérent à un ordre intelligible. Or cette démarche est la démarche propre du sociologue.
Mais les deux termes que je viens d'employer, diversité incohérente, ordre intelligible, font évidemment problème. Comment arrivera-t-on à découvrir un ordre intelligible ? Quelle sera la nature de cet ordre intelligible substitué à la diversité radicale des coutumes et des mœurs ?
Il me semble qu'il y a, dans les ouvrages de Montesquieu, deux réponses qui ne sont pas contradictoires, ou plutôt deux étapes d'une démarche.
La première consiste à affirmer qu'au-delà du chaos des accidents, on découvre des causes profondes, qui rendent compte de l'apparente irrationalité des événements.
Montesquieu écrit ainsi dans les Considération sur les causes de la grandeur et de la décadence des Romains :
« Ce n'est pas la fortune qui domine le monde. On peut le demander aux Romains, qui eurent une suite continuelle de prospérités, quand ils se gouvernèrent sur un certain plan, et une suite non interrompue de revers, lorsqu'ils se conduisirent sur un autre. Il y a des causes générales, soit morales, soit physiques, qui agissent dans chaque monarchie, l'élèvent, la maintiennent, ou la précipitent. Tous les accidents sont soumis à ces causes, et si le hasard d'une bataille, c'est-à-dire une cause particulière, a ruiné un Etat, il y avait une cause générale qui faisait que cet Etat devait périr par une seule bataille. En un mot, l'allure principale entraîne avec elle tous les accidents particuliers. » (Chap.18; O. C., t. II, p. 173.)
Et ailleurs, dans L'Esprit des lois :
« Ce ne fut point Poltava qui perdit Charles XII. S'il n'avait pas été détruit dans ce lieu, il l'aurait été dans un autre. Les accidents de la fortune se réparent aisément. On ne peut pas parer à des événements qui naissent continuellement de la nature des choses. » (Liv. X, chap. 13; O. C., t. II, p. 387.) L'idée que ces deux citations révèlent est, me semble-t·il, la première idée proprement sociologique de Montesquieu. Je la formulerai ainsi : il faut, derrière la suite apparemment accidentelle des événements, saisir les causes profondes qui en rendent compte." (p.28)
"La deuxième réponse que donne Montesquieu est plus intéressante et va plus loin. Elle consiste à dire, non pas que les accidents s'expliquent par des causes profondes, mais que l'on peut organiser la diversité des mœurs, des coutumes et des idées à l'intérieur d'un petit nombre de types. Entre la diversité infinie des coutumes et l'unité absolue d'une société idéale, il y a un terme intermédiaire.
La préface de L'Esprit des lois exprime clairement cette idée essentielle :
« J'ai d'abord examiné les hommes, et j'ai cru que, dans cette infinie diversité de lois et de mœurs, ils n'étaient pas uniquement conduits par leurs fantaisies."
La formule implique que la variété des lois puisse s'expliquer, les lois propres à chaque société étant déterminées par certaines causes qui agissent parfois sans que les hommes en aient conscience.
Puis il continue :
« J'ai posé les principes, et j'ai vu les cas particuliers s'y plier comme d'eux-mêmes; les histoires de toutes les nations n'en être que les suites; et chaque loi particulière liée avec une autre loi, ou dépendre d'une autre plus générale." (0.C., t. II, p. 229.)
Ainsi, il est possible de rendre raison de la diversité observée des coutumes de deux façons : d'une part, en remontant aux causes responsables des lois particulières que l'on observe dans tel ou tel cas ; d'autre part, en dégageant des principes ou des types qui constituent un niveau intermédiaire entre la diversité incohérente et un schéma universellement valable. On rend le devenir intelligible lorsque l'on saisit les causes profondes qui ont déterminé l'allure générale des événements. On rend la diversité intelligible lorsqu'on l'organise à l'intérieur d'un petit nombre de types ou de concepts." (p.29)
-Raymond Aron, "Montesquieu", chapitre in Les étapes de la pensée sociologique, Gallimard, 2014 (1967 pour la première édition), 663 pages, pp.27-76.
[Marx]
"Marx n'est pas, comme l'écrit M. Axelos, le philosophe de la technique. Il n'est pas, comme le pensent d'autres, le philosophe de l'aliénation. [...] Marx avait une théorie de ce régime, du sort qu'il infligeait aux hommes et du devenir qu'il connaîtrait. Sociologue-économiste de ce qu'il appelait le capitalisme, il n'avait pas de représentation précise de ce que serait le régime socialiste et il n'a cessé de dire que l'homme ne pouvait pas connaître à l'avance l'avenir. Il est donc peu intéressant de se demander si Marx serait stalinien, trotzkyste, khrouchtchevien ou partisan de Mao Tsé-toung. Marx avait la chance, ou la malchance, de vivre il y a un siècle." (p.143)
"Marx esquisse une certaine théorie des classes; mais lorsqu'il étudie historiquement la lutte des classes en France, entre 1848 et 1850, ou le coup d'État de Louis-Napoléon, ou l'histoire de la Commune, les classes qu'il reconnaît et qu'il fait agir comme les personnages du drame, ne sont pas nécessairement celles qui sont indiquées par sa théorie." (p.145)
"A partir de 1848, et jusqu'à la fin de ses jours, Marx a cessé apparemment d'être un philosophe, il est devenu un sociologue et surtout un économiste. La plupart de ceux qui se déclarent aujourd'hui plus ou moins marxistes ont cette particularité d'ignorer l'économie politique de notre temps. Marx ne partageait pas cette faiblesse. Il avait une admirable éducation économique, il connaissait la pensée économique de son temps comme peu d'hommes. Il était et se voulait un économiste au sens rigoureux et scientifique du terme." (p.145)
"Marx était incontestablement un sociologue, mais un sociologue d'un type déterminé, sociologue-économiste, convaincu que l'on ne peut comprendre la société moderne sans se référer au fonctionnement du système économique." (p.147)
"Le centre de la pensée de Marx est l'affirmation du caractère antagoniste du régime capitaliste." (p.148)
"Première idée décisive de Marx [dans le Manifeste]: l'histoire humaine est caractérisée par la lutte de groupes humains, que nous appellerons des classes sociales, dont la définition reste pour l'instant équivoque, mais qui ont la double caractéristique d'une part de comporter l'antagonisme des oppresseurs et des opprimés, et d'autre part de tendre à une polarisation en deux blocs, et deux seulement.
Toutes les sociétés ayant été divisées en classes ennemies, la société actuelle, capitaliste, ne diffère pas en un sens de celles qui l'ont précédée. Elle présente cependant certaines caractéristiques sans précédent.
Tout d'abord, la bourgeoisie, la classe dominante, est incapable de maintenir son règne sans révolutionner en permanence les instruments de production. [...] D'autre part, les forces de production qui susciteront le régime socialiste sont en train de mûrir dans le sein de la société présente. [...]
Deuxième forme de contradiction, celle existant entre la progression des richesses et la misère croissante du plus grand nombre. De cette contradiction, il résultera un jour ou l'autre une crise révolutionnaire. Le prolétariat, qui constitue et constituera de plus en plus l'immense majorité de la population, se constituera en classe, c'est-à-dire en une unité sociale aspirant à la prise du pouvoir et à la transformation des rapports sociaux." (p.149)
"Marx ne nie pas qu'entre les capitalistes et les prolétaires, il y ait aujourd'hui de multiples groupes intermédiaires, artisans, petits bourgeois, marchands, paysans propriétaires. Mais il affirme deux propositions. D'une part, au fur et à mesure de l'évolution du régime capitaliste, il y aura tendance à la cristallisation des rapports sociaux en deux groupes, et deux seulement, d'un côté les capitalistes, et de l'autre côté les prolétaires. D'autre part, deux classes, et deux seulement, représentent une possibilité de régime politique et une idée de régime social. Les classes intermédiaires n'ont ni initiative ni dynamisme historique. Il n'y a que deux classes qui peuvent mettre leur marque sur la société. L'une est la classe capitaliste et l'autre la classe prolétarienne. Le jour du conflit décisif, chacun sera obligé de rallier, soit les capitalistes, soit les prolétaires.
Le jour où la classe prolétarienne aura pris le pouvoir, une rupture décisive sera intervenue avec le cours de l'histoire précédente. En effet, le caractère antagoniste de toutes les sociétés jusqu'à nos jours connues aura disparu." (p.150)
"Dans cette ligne de pensée, la suppression des contradictions de classes doit logiquement entraîner la disparition de la politique et de l'État, puisque politique et État sont en apparence le sous-produit ou l'expression des conflits sociaux." (p.151)
"Première idée, et idée essentielle [de la Contribution à la critique de l'économie politique] : les hommes entrent dans
des rapports déterminés, nécessaires, qui sont indépendants de
leur volonté. En d'autres termes, il convient de suivre le mou·
vement de l'histoire en analysant la structure des sociétés, les
forces de production et les rapports de production, et non pas en
prenant pour origine de l'interprétation la façon de penser des idus, abstraction faite de leurs préférence», et la eompréhension
du procès historique a pour eondition l'intelligence de ces rap•
porta aociaux aupra-individuels.
2. Dans toute société on peut distinguer la base économique
ou l'infrastructure, et la superstructure. L'infrastructure est cons ti·
tuée essentiellement par letl forees et les rapports de production,
cependant que dans la superstructure figurent les institutions
juridiques et politiques en même temps que les façons de penser,
les idéologies, les philosophies.
3. Le ressort du mouvement historique est la contradiction, à
certains moments du devenir, entre lee forees et les rapports de
production. Les forces de production sont, semble·t·il, essentielle·
ment la capacité d'une société donnée de produire, capacité qui
est fonction des connaissances scientifiques, de l'appareil technique,
de l'organiaation même du travail collectif. [...] En d'autres terme&, la dialectique de rhistoire est constituée
par le mouvement des forees productives, eelles·ci entrant en
contradiction à eertainee époques révolutionnaires avec les rap·
ports de produetioa, e'est·à·dire tout à la fois les rapports de
propriété et la distribution des revenu• entre les individus ou
groupe& de la collectivité.
4. Dans eette eontradictioa entre forees et rapports de pro•
duetioB, il est facile d'introduire la lutte de elasses, bien que ee
te:tte a'y fasse pas allusioa. Il suffit de considérer que dans les
périodes révolutionaaires, e'eet-à·dire let périodes de contradiction
entre forees et rapporta tle production., une ~lasse est attachée
aux rapports de produetioa anciens qui deviennent une entrave
pour le développement des forces productives, et en revanche
qu'une autre elasee est ttrogreeeive, représente de Bouveaux rap·
ports de productioa qu~t au lieu d'&tre un obstacle sur la voie
âu développement des forees productives, favoriseront au maxi·
mum la eroissanee de ees forces." (p.153-154)
"Le fait de considérer la notion d'aliénation comme une des clés de la pensée de Marx est commun autant à des interprètes chrétiens telle R. P. Yves Calvez in La Pensée de Karl Marz [...] qu'à des commentateurs marxistes tels L. Goldmann ou H. Lefebvre." (note 1 p.209)
-Raymond Aron, "Karl Marx", chapitre in Les étapes de la pensée sociologique, Gallimard, 2014 (1967 pour la première édition), 663 pages, pp.143-221.
"Le donné historique se présente à lui sous forme d'une diversité presque infinie de mœurs, de coutumes, d'idées, de lois, d'institutions. Le point de départ de la recherche, c'est précisément cette diversité apparemment incohérente. Le terme de la recherche devrait être la substitution à cette diversité incohérente d'un ordre pensé. Montesquieu, exactement comme Max Weber, veut passer du donné incohérent à un ordre intelligible. Or cette démarche est la démarche propre du sociologue.
Mais les deux termes que je viens d'employer, diversité incohérente, ordre intelligible, font évidemment problème. Comment arrivera-t-on à découvrir un ordre intelligible ? Quelle sera la nature de cet ordre intelligible substitué à la diversité radicale des coutumes et des mœurs ?
Il me semble qu'il y a, dans les ouvrages de Montesquieu, deux réponses qui ne sont pas contradictoires, ou plutôt deux étapes d'une démarche.
La première consiste à affirmer qu'au-delà du chaos des accidents, on découvre des causes profondes, qui rendent compte de l'apparente irrationalité des événements.
Montesquieu écrit ainsi dans les Considération sur les causes de la grandeur et de la décadence des Romains :
« Ce n'est pas la fortune qui domine le monde. On peut le demander aux Romains, qui eurent une suite continuelle de prospérités, quand ils se gouvernèrent sur un certain plan, et une suite non interrompue de revers, lorsqu'ils se conduisirent sur un autre. Il y a des causes générales, soit morales, soit physiques, qui agissent dans chaque monarchie, l'élèvent, la maintiennent, ou la précipitent. Tous les accidents sont soumis à ces causes, et si le hasard d'une bataille, c'est-à-dire une cause particulière, a ruiné un Etat, il y avait une cause générale qui faisait que cet Etat devait périr par une seule bataille. En un mot, l'allure principale entraîne avec elle tous les accidents particuliers. » (Chap.18; O. C., t. II, p. 173.)
Et ailleurs, dans L'Esprit des lois :
« Ce ne fut point Poltava qui perdit Charles XII. S'il n'avait pas été détruit dans ce lieu, il l'aurait été dans un autre. Les accidents de la fortune se réparent aisément. On ne peut pas parer à des événements qui naissent continuellement de la nature des choses. » (Liv. X, chap. 13; O. C., t. II, p. 387.) L'idée que ces deux citations révèlent est, me semble-t·il, la première idée proprement sociologique de Montesquieu. Je la formulerai ainsi : il faut, derrière la suite apparemment accidentelle des événements, saisir les causes profondes qui en rendent compte." (p.28)
"La deuxième réponse que donne Montesquieu est plus intéressante et va plus loin. Elle consiste à dire, non pas que les accidents s'expliquent par des causes profondes, mais que l'on peut organiser la diversité des mœurs, des coutumes et des idées à l'intérieur d'un petit nombre de types. Entre la diversité infinie des coutumes et l'unité absolue d'une société idéale, il y a un terme intermédiaire.
La préface de L'Esprit des lois exprime clairement cette idée essentielle :
« J'ai d'abord examiné les hommes, et j'ai cru que, dans cette infinie diversité de lois et de mœurs, ils n'étaient pas uniquement conduits par leurs fantaisies."
La formule implique que la variété des lois puisse s'expliquer, les lois propres à chaque société étant déterminées par certaines causes qui agissent parfois sans que les hommes en aient conscience.
Puis il continue :
« J'ai posé les principes, et j'ai vu les cas particuliers s'y plier comme d'eux-mêmes; les histoires de toutes les nations n'en être que les suites; et chaque loi particulière liée avec une autre loi, ou dépendre d'une autre plus générale." (0.C., t. II, p. 229.)
Ainsi, il est possible de rendre raison de la diversité observée des coutumes de deux façons : d'une part, en remontant aux causes responsables des lois particulières que l'on observe dans tel ou tel cas ; d'autre part, en dégageant des principes ou des types qui constituent un niveau intermédiaire entre la diversité incohérente et un schéma universellement valable. On rend le devenir intelligible lorsque l'on saisit les causes profondes qui ont déterminé l'allure générale des événements. On rend la diversité intelligible lorsqu'on l'organise à l'intérieur d'un petit nombre de types ou de concepts." (p.29)
-Raymond Aron, "Montesquieu", chapitre in Les étapes de la pensée sociologique, Gallimard, 2014 (1967 pour la première édition), 663 pages, pp.27-76.
[Marx]
"Marx n'est pas, comme l'écrit M. Axelos, le philosophe de la technique. Il n'est pas, comme le pensent d'autres, le philosophe de l'aliénation. [...] Marx avait une théorie de ce régime, du sort qu'il infligeait aux hommes et du devenir qu'il connaîtrait. Sociologue-économiste de ce qu'il appelait le capitalisme, il n'avait pas de représentation précise de ce que serait le régime socialiste et il n'a cessé de dire que l'homme ne pouvait pas connaître à l'avance l'avenir. Il est donc peu intéressant de se demander si Marx serait stalinien, trotzkyste, khrouchtchevien ou partisan de Mao Tsé-toung. Marx avait la chance, ou la malchance, de vivre il y a un siècle." (p.143)
"Marx esquisse une certaine théorie des classes; mais lorsqu'il étudie historiquement la lutte des classes en France, entre 1848 et 1850, ou le coup d'État de Louis-Napoléon, ou l'histoire de la Commune, les classes qu'il reconnaît et qu'il fait agir comme les personnages du drame, ne sont pas nécessairement celles qui sont indiquées par sa théorie." (p.145)
"A partir de 1848, et jusqu'à la fin de ses jours, Marx a cessé apparemment d'être un philosophe, il est devenu un sociologue et surtout un économiste. La plupart de ceux qui se déclarent aujourd'hui plus ou moins marxistes ont cette particularité d'ignorer l'économie politique de notre temps. Marx ne partageait pas cette faiblesse. Il avait une admirable éducation économique, il connaissait la pensée économique de son temps comme peu d'hommes. Il était et se voulait un économiste au sens rigoureux et scientifique du terme." (p.145)
"Marx était incontestablement un sociologue, mais un sociologue d'un type déterminé, sociologue-économiste, convaincu que l'on ne peut comprendre la société moderne sans se référer au fonctionnement du système économique." (p.147)
"Le centre de la pensée de Marx est l'affirmation du caractère antagoniste du régime capitaliste." (p.148)
"Première idée décisive de Marx [dans le Manifeste]: l'histoire humaine est caractérisée par la lutte de groupes humains, que nous appellerons des classes sociales, dont la définition reste pour l'instant équivoque, mais qui ont la double caractéristique d'une part de comporter l'antagonisme des oppresseurs et des opprimés, et d'autre part de tendre à une polarisation en deux blocs, et deux seulement.
Toutes les sociétés ayant été divisées en classes ennemies, la société actuelle, capitaliste, ne diffère pas en un sens de celles qui l'ont précédée. Elle présente cependant certaines caractéristiques sans précédent.
Tout d'abord, la bourgeoisie, la classe dominante, est incapable de maintenir son règne sans révolutionner en permanence les instruments de production. [...] D'autre part, les forces de production qui susciteront le régime socialiste sont en train de mûrir dans le sein de la société présente. [...]
Deuxième forme de contradiction, celle existant entre la progression des richesses et la misère croissante du plus grand nombre. De cette contradiction, il résultera un jour ou l'autre une crise révolutionnaire. Le prolétariat, qui constitue et constituera de plus en plus l'immense majorité de la population, se constituera en classe, c'est-à-dire en une unité sociale aspirant à la prise du pouvoir et à la transformation des rapports sociaux." (p.149)
"Marx ne nie pas qu'entre les capitalistes et les prolétaires, il y ait aujourd'hui de multiples groupes intermédiaires, artisans, petits bourgeois, marchands, paysans propriétaires. Mais il affirme deux propositions. D'une part, au fur et à mesure de l'évolution du régime capitaliste, il y aura tendance à la cristallisation des rapports sociaux en deux groupes, et deux seulement, d'un côté les capitalistes, et de l'autre côté les prolétaires. D'autre part, deux classes, et deux seulement, représentent une possibilité de régime politique et une idée de régime social. Les classes intermédiaires n'ont ni initiative ni dynamisme historique. Il n'y a que deux classes qui peuvent mettre leur marque sur la société. L'une est la classe capitaliste et l'autre la classe prolétarienne. Le jour du conflit décisif, chacun sera obligé de rallier, soit les capitalistes, soit les prolétaires.
Le jour où la classe prolétarienne aura pris le pouvoir, une rupture décisive sera intervenue avec le cours de l'histoire précédente. En effet, le caractère antagoniste de toutes les sociétés jusqu'à nos jours connues aura disparu." (p.150)
"Dans cette ligne de pensée, la suppression des contradictions de classes doit logiquement entraîner la disparition de la politique et de l'État, puisque politique et État sont en apparence le sous-produit ou l'expression des conflits sociaux." (p.151)
"Première idée, et idée essentielle [de la Contribution à la critique de l'économie politique] : les hommes entrent dans
des rapports déterminés, nécessaires, qui sont indépendants de
leur volonté. En d'autres termes, il convient de suivre le mou·
vement de l'histoire en analysant la structure des sociétés, les
forces de production et les rapports de production, et non pas en
prenant pour origine de l'interprétation la façon de penser des idus, abstraction faite de leurs préférence», et la eompréhension
du procès historique a pour eondition l'intelligence de ces rap•
porta aociaux aupra-individuels.
2. Dans toute société on peut distinguer la base économique
ou l'infrastructure, et la superstructure. L'infrastructure est cons ti·
tuée essentiellement par letl forees et les rapports de production,
cependant que dans la superstructure figurent les institutions
juridiques et politiques en même temps que les façons de penser,
les idéologies, les philosophies.
3. Le ressort du mouvement historique est la contradiction, à
certains moments du devenir, entre lee forees et les rapports de
production. Les forces de production sont, semble·t·il, essentielle·
ment la capacité d'une société donnée de produire, capacité qui
est fonction des connaissances scientifiques, de l'appareil technique,
de l'organiaation même du travail collectif. [...] En d'autres terme&, la dialectique de rhistoire est constituée
par le mouvement des forees productives, eelles·ci entrant en
contradiction à eertainee époques révolutionnaires avec les rap·
ports de produetioa, e'est·à·dire tout à la fois les rapports de
propriété et la distribution des revenu• entre les individus ou
groupe& de la collectivité.
4. Dans eette eontradictioa entre forees et rapports de pro•
duetioB, il est facile d'introduire la lutte de elasses, bien que ee
te:tte a'y fasse pas allusioa. Il suffit de considérer que dans les
périodes révolutionaaires, e'eet-à·dire let périodes de contradiction
entre forees et rapporta tle production., une ~lasse est attachée
aux rapports de produetioa anciens qui deviennent une entrave
pour le développement des forces productives, et en revanche
qu'une autre elasee est ttrogreeeive, représente de Bouveaux rap·
ports de productioa qu~t au lieu d'&tre un obstacle sur la voie
âu développement des forees productives, favoriseront au maxi·
mum la eroissanee de ees forces." (p.153-154)
"Le fait de considérer la notion d'aliénation comme une des clés de la pensée de Marx est commun autant à des interprètes chrétiens telle R. P. Yves Calvez in La Pensée de Karl Marz [...] qu'à des commentateurs marxistes tels L. Goldmann ou H. Lefebvre." (note 1 p.209)
-Raymond Aron, "Karl Marx", chapitre in Les étapes de la pensée sociologique, Gallimard, 2014 (1967 pour la première édition), 663 pages, pp.143-221.