https://www.cairn.info/revue-herodote-2008-3-page-17.htm
"La géographie est le savoir et le raisonnement qui servent à penser les complexités de l’espace terrestre à différents niveaux d’analyse spatiale et dans leurs interactions (du local au national et au planétaire, et réciproquement) en tenant compte des configurations cartographiques précises et des intersections de multiples ensembles spatiaux de différents ordres de grandeur, qu’il s’agisse de données géologiques, de phénomènes climatiques ou d’ensembles écologiques, de localisations de population, de structures économiques et sociales, de frontières et d’État-nations ou d’autres héritages historiques, et notamment d’ensembles religieux ou linguistiques."
"L’École géographique allemande [...] n’existe plus guère depuis 1945."
"Ce genre d’étroites relations, spécifiques de l’École géographique allemande, entre géographes universitaires, noblesse militaire et grands hommes d’affaires n’a pas existé en France, sans doute en raison du profond hiatus culturel et politique, depuis la Révolution, entre des intellectuels issus de la bourgeoisie et l’aristocratie militaire et diplomatique.
Ceci explique sans doute pour une grande part l’obstination avec laquelle les géographes universitaires français, lorsqu’ils commenceront d’exister, s’affirmeront les seuls vrais géographes, constructeurs d’une vraie géographie en tant que Science. C’est pour cela qu’ils ont longtemps accordé tant d’importance à l’étude des formes du relief (dès 1909, de Martonne, qui deviendra le chef de file des géographes, publie un Traité de géographie physique qui sera réédité et amélioré pendant cinquante ans)."
"[La géographie] ne prenait guère en compte les problèmes urbains ni les paysages industriels. Dès ses premiers cours à la Sorbonne (Institut de géographie) en 1948, Pierre George donna à la géographie une tout autre dimension, en y intégrant le rôle des villes et de l’industrie et surtout en accordant une importance fondamentale, dans sa description géographique du monde, à ce qu’il appelait les « systèmes économiques et sociaux », ceux du système capitaliste et ceux du système socialiste. On pouvait bien évidemment y reconnaître l’influence du marxisme, mais Pierre George, qui était devenu communiste en 1936, ne s’y référa jamais explicitement, pas plus qu’aux « luttes de classes ». Dans l’ambiance de l’après-guerre, ses cours ont eu une grande influence sur nombre d’étudiants."
"Dans sa Géographie active, où il traitait du rôle que pouvaient et devaient avoir les géographes dans les transformations de la société, [Pierre George] n’évoquait pas pour autant le rôle de l’État."
"Après l’agrégation, j’ai choisi d’être professeur à Alger, et j’ai été mêlé à la lutte pour l’indépendance (sans que le Parti communiste que je quitterai en 1956 y soit pour grand-chose)."
"Mai 1968 fut pour moi une étape importante : tout d’abord, elle m’éloigna pour longtemps de Pierre George qui détesta ce mouvement et, surtout, ayant fait le choix de participer à la création de la nouvelle université de Vincennes (qui deviendra combien fameuse), j’y fus confronté à l’agitation des étudiants d’histoire. Ceux-ci avaient décidé (avec l’appui de certains enseignants) de ne plus faire de géographie car c’était selon eux « une science réactionnaire » (sic). Je leur ai alors démontré qu’il y avait certes des aspects très critiquables dans la géo - graphie telle qu’elle était traditionnellement enseignée, mais que la vraie géographie était tout à fait « progressiste ». C’est ce que démontrait l’œuvre immense d’Élisée Reclus, ce très grand géographe, proscrit communard et anarchiste qui accorde une très grande importance aux questions de pouvoirs et de territoires. Durant ces premières années d’après 68, s’est formé un petit groupe de jeunes chercheurs, historiens devenus des passionnés de géographie. C’est avec eux qu’en 1976 j’ai lancé Hérodote et parmi ceux-ci se trouvait déjà Béatrice Giblin, qui bientôt jetterait les bases de l’analyse des problèmes géopolitiques « internes » tels qu’ils se posent au sein des États-nations. Elle a fondé en 2002 l’Institut français de géopolitique (toujours à l’université Paris-VIII) et c’est à elle que j’ai confié en 2006 la direction d’Hérodote, lors du trentième anniversaire de la revue."
"Il se trouve que mon premier travail de recherche en géomorphologie avait porté sur une grande plaine alluviale, celle du Gharb au Maroc, où un grand fleuve, le Sebou, qui décrit de vastes méandres, coule sur une levée alluviale naturelle 10-15 mètres au-dessus du niveau de la plaine. En l’absence de digues, celle-ci était encore régulièrement submergée par les crues, ce qui n’était pas grave car elle était encore presque vide il y a cinquante ans. Cela n’est évidemment pas du tout le cas au Vietnam, dont les plaines deltaïques sont la caractéristique majeure et où les digues construites au cours des siècles protègent un très dense peuplement. C’est ce que j’ai dit dans un petit article que Le Monde a publié en juin 1972 et c’est ainsi, alors que les bombardements s’étaient intensifiés et que la crue n’allait pas tarder à arriver, que je me suis trouvé soudain projeté (via Moscou et sans visa) au Nord-Vietnam, dans une opération dont je ne connais pas encore tout du rôle de certains protagonistes. Il me fallut convaincre, en exposant mon plan d’enquête, les militaires nord-vietnamiens de me donner les moyens d’aller sur le terrain – malgré les difficultés du moment – et de me communiquer la carte éminemment stratégique des points de bombardement sur les digues.
C’est mon métier de géographe soucieux de distinguer différents niveaux d’analyse spatiale et ma petite expérience de géomorphologue qui m’ont permis de démontrer qu’une stratégie précise de bombardement des digues était bien mise en œuvre par l’US-Air Force. En effet : 1. ses pilotes n’opéraient pas sur l’ensemble du delta, mais dans sa partie la plus basse, là où les bras du fleuve, chacun sur leur levée, s’écartent les uns des autres et où, en contrebas, les villages en position très vulnérable sont très nombreux; 2. les pilotes visaient les digues dans la partie concave des méandres, là où elles sont les plus fragiles car c’est là que la pression du courant est la plus forte; enfin, 3. les pilotes veillaient à ne pas frapper la digue de plein fouet (ce qui se serait trop vu sur des photos prises au niveau du sol) mais à quelques dizaines de mètres sous la digue pour que celle-ci semble s’être seulement rompue sous la pression de la crue lorsqu’elle arriverait.
Trois niveaux d’analyse spatiale :
-Celui où la carte à petite échelle montre l’ensemble spatial qu’est le delta (triangle de 150 km de côté) et le choix de bombarder un de ses sous-ensembles, sa partie la plus basse et la plus peuplée.
-Celui où la carte montre que les digues sont bombardées sur la partie concave (1 km) du méandre.
-Celui qui révèle que chaque digue attaquée est visée en contrebas à une dizaine de mètres de distance par une torpille tirée dans la levée alluviale. C’est la combinaison des cartes relevant de ces trois niveaux d’analyse spatiale qui permet de démontrer la mise en œuvre d’un plan habile dont le but est de provoquer la rupture apparemment naturelle des digues dans la partie du delta où les pertes humaines peuvent être les plus nombreuses.
Dès mon retour, j’ai publié dans Le Monde du 15 août 1972 un résumé de mon rapport et surtout les cartes à différentes échelles des points de bombardements sur les digues. La presse internationale en fit grand cas et j’ai appris fortuitement, vingt ans plus tard, qu’après la lecture de mon article le pape Paul VI avait appelé le président Nixon pour le mettre en garde et lui faire part de ses inquiétudes."
-Yves Lacoste, « La géographie, la géopolitique et le raisonnement géographique », Hérodote, 2008/3 (n° 130), p. 17-42. DOI : 10.3917/her.130.0017. URL : https://www.cairn.info/revue-herodote-2008-3-page-17.htm
"La géographie est le savoir et le raisonnement qui servent à penser les complexités de l’espace terrestre à différents niveaux d’analyse spatiale et dans leurs interactions (du local au national et au planétaire, et réciproquement) en tenant compte des configurations cartographiques précises et des intersections de multiples ensembles spatiaux de différents ordres de grandeur, qu’il s’agisse de données géologiques, de phénomènes climatiques ou d’ensembles écologiques, de localisations de population, de structures économiques et sociales, de frontières et d’État-nations ou d’autres héritages historiques, et notamment d’ensembles religieux ou linguistiques."
"L’École géographique allemande [...] n’existe plus guère depuis 1945."
"Ce genre d’étroites relations, spécifiques de l’École géographique allemande, entre géographes universitaires, noblesse militaire et grands hommes d’affaires n’a pas existé en France, sans doute en raison du profond hiatus culturel et politique, depuis la Révolution, entre des intellectuels issus de la bourgeoisie et l’aristocratie militaire et diplomatique.
Ceci explique sans doute pour une grande part l’obstination avec laquelle les géographes universitaires français, lorsqu’ils commenceront d’exister, s’affirmeront les seuls vrais géographes, constructeurs d’une vraie géographie en tant que Science. C’est pour cela qu’ils ont longtemps accordé tant d’importance à l’étude des formes du relief (dès 1909, de Martonne, qui deviendra le chef de file des géographes, publie un Traité de géographie physique qui sera réédité et amélioré pendant cinquante ans)."
"[La géographie] ne prenait guère en compte les problèmes urbains ni les paysages industriels. Dès ses premiers cours à la Sorbonne (Institut de géographie) en 1948, Pierre George donna à la géographie une tout autre dimension, en y intégrant le rôle des villes et de l’industrie et surtout en accordant une importance fondamentale, dans sa description géographique du monde, à ce qu’il appelait les « systèmes économiques et sociaux », ceux du système capitaliste et ceux du système socialiste. On pouvait bien évidemment y reconnaître l’influence du marxisme, mais Pierre George, qui était devenu communiste en 1936, ne s’y référa jamais explicitement, pas plus qu’aux « luttes de classes ». Dans l’ambiance de l’après-guerre, ses cours ont eu une grande influence sur nombre d’étudiants."
"Dans sa Géographie active, où il traitait du rôle que pouvaient et devaient avoir les géographes dans les transformations de la société, [Pierre George] n’évoquait pas pour autant le rôle de l’État."
"Après l’agrégation, j’ai choisi d’être professeur à Alger, et j’ai été mêlé à la lutte pour l’indépendance (sans que le Parti communiste que je quitterai en 1956 y soit pour grand-chose)."
"Mai 1968 fut pour moi une étape importante : tout d’abord, elle m’éloigna pour longtemps de Pierre George qui détesta ce mouvement et, surtout, ayant fait le choix de participer à la création de la nouvelle université de Vincennes (qui deviendra combien fameuse), j’y fus confronté à l’agitation des étudiants d’histoire. Ceux-ci avaient décidé (avec l’appui de certains enseignants) de ne plus faire de géographie car c’était selon eux « une science réactionnaire » (sic). Je leur ai alors démontré qu’il y avait certes des aspects très critiquables dans la géo - graphie telle qu’elle était traditionnellement enseignée, mais que la vraie géographie était tout à fait « progressiste ». C’est ce que démontrait l’œuvre immense d’Élisée Reclus, ce très grand géographe, proscrit communard et anarchiste qui accorde une très grande importance aux questions de pouvoirs et de territoires. Durant ces premières années d’après 68, s’est formé un petit groupe de jeunes chercheurs, historiens devenus des passionnés de géographie. C’est avec eux qu’en 1976 j’ai lancé Hérodote et parmi ceux-ci se trouvait déjà Béatrice Giblin, qui bientôt jetterait les bases de l’analyse des problèmes géopolitiques « internes » tels qu’ils se posent au sein des États-nations. Elle a fondé en 2002 l’Institut français de géopolitique (toujours à l’université Paris-VIII) et c’est à elle que j’ai confié en 2006 la direction d’Hérodote, lors du trentième anniversaire de la revue."
"Il se trouve que mon premier travail de recherche en géomorphologie avait porté sur une grande plaine alluviale, celle du Gharb au Maroc, où un grand fleuve, le Sebou, qui décrit de vastes méandres, coule sur une levée alluviale naturelle 10-15 mètres au-dessus du niveau de la plaine. En l’absence de digues, celle-ci était encore régulièrement submergée par les crues, ce qui n’était pas grave car elle était encore presque vide il y a cinquante ans. Cela n’est évidemment pas du tout le cas au Vietnam, dont les plaines deltaïques sont la caractéristique majeure et où les digues construites au cours des siècles protègent un très dense peuplement. C’est ce que j’ai dit dans un petit article que Le Monde a publié en juin 1972 et c’est ainsi, alors que les bombardements s’étaient intensifiés et que la crue n’allait pas tarder à arriver, que je me suis trouvé soudain projeté (via Moscou et sans visa) au Nord-Vietnam, dans une opération dont je ne connais pas encore tout du rôle de certains protagonistes. Il me fallut convaincre, en exposant mon plan d’enquête, les militaires nord-vietnamiens de me donner les moyens d’aller sur le terrain – malgré les difficultés du moment – et de me communiquer la carte éminemment stratégique des points de bombardement sur les digues.
C’est mon métier de géographe soucieux de distinguer différents niveaux d’analyse spatiale et ma petite expérience de géomorphologue qui m’ont permis de démontrer qu’une stratégie précise de bombardement des digues était bien mise en œuvre par l’US-Air Force. En effet : 1. ses pilotes n’opéraient pas sur l’ensemble du delta, mais dans sa partie la plus basse, là où les bras du fleuve, chacun sur leur levée, s’écartent les uns des autres et où, en contrebas, les villages en position très vulnérable sont très nombreux; 2. les pilotes visaient les digues dans la partie concave des méandres, là où elles sont les plus fragiles car c’est là que la pression du courant est la plus forte; enfin, 3. les pilotes veillaient à ne pas frapper la digue de plein fouet (ce qui se serait trop vu sur des photos prises au niveau du sol) mais à quelques dizaines de mètres sous la digue pour que celle-ci semble s’être seulement rompue sous la pression de la crue lorsqu’elle arriverait.
Trois niveaux d’analyse spatiale :
-Celui où la carte à petite échelle montre l’ensemble spatial qu’est le delta (triangle de 150 km de côté) et le choix de bombarder un de ses sous-ensembles, sa partie la plus basse et la plus peuplée.
-Celui où la carte montre que les digues sont bombardées sur la partie concave (1 km) du méandre.
-Celui qui révèle que chaque digue attaquée est visée en contrebas à une dizaine de mètres de distance par une torpille tirée dans la levée alluviale. C’est la combinaison des cartes relevant de ces trois niveaux d’analyse spatiale qui permet de démontrer la mise en œuvre d’un plan habile dont le but est de provoquer la rupture apparemment naturelle des digues dans la partie du delta où les pertes humaines peuvent être les plus nombreuses.
Dès mon retour, j’ai publié dans Le Monde du 15 août 1972 un résumé de mon rapport et surtout les cartes à différentes échelles des points de bombardements sur les digues. La presse internationale en fit grand cas et j’ai appris fortuitement, vingt ans plus tard, qu’après la lecture de mon article le pape Paul VI avait appelé le président Nixon pour le mettre en garde et lui faire part de ses inquiétudes."
-Yves Lacoste, « La géographie, la géopolitique et le raisonnement géographique », Hérodote, 2008/3 (n° 130), p. 17-42. DOI : 10.3917/her.130.0017. URL : https://www.cairn.info/revue-herodote-2008-3-page-17.htm