"A aucune époque, nous ne rencontrerons de lectures caractéristiques d’une « orthodoxie », par exemple, du type « social-démocrate allemande » des années 1890-1914, ou du type « marxiste-léniniste » après 1945. Enfin, il faut reconnaître la facilité remarquable avec laquelle les intellectuels italiens sont aptes à rompre le cloisonnement des disciplines ; les économistes interviennent sur des questions philosophiques, tandis que les philosophes discutent de questions économiques."
"Projet de publication avec Engels et Moses Hess d’une « Histoire du socialisme » sous forme anthologique, formulé en 1845, comprend des auteurs du XVIIIe siècle tels que Mably, Morelly, Babeuf, Buonarroti."
"[Chez Engels la] dialectique est conçue comme « science de la connexion universelle », comme « science des lois générales du mouvement » de la nature, de l’histoire, et de la pensée. Ces lois, établies tout d’abord par Hegel dans une perspective idéaliste, doivent être conservées après le renversement de son système. Elles sont au nombre de trois : la conversion de la quantité en qualité, et vice-versa (progrès par « bonds »), l’interpénétration des contraires, la négation de la négation. Ces lois agissent dans la nature de manière autonome et indépendamment du processus historique. Dans l’histoire du marxisme, il apparaît que très peu de grands théoriciens ont défendu l’interprétation engelsienne et nous en aurons confirmation chez les marxistes italiens. Ses défenseurs les plus illustres sont Georges Plekhanov et Nicolas Boukharine."
"La philosophie italienne entre 1850 et 1945 se caractérise par trois grands courants dominants qui se succèdent très distinctement dans le temps, l’« hégélianisme napolitain », le positivisme, et le « néo-idéalisme ».
a – L’« hégélianisme napolitain »
Au début du XIXe siècle, la culture italienne est profondément imprégnée par le spiritualisme catholique auquel on peut rattacher les noms de Rosmini et de Gioberti. Ce courant va perdre sa place dominante durant la seconde moitié du siècle, au profit de l’« hégélianisme napolitain » d’une part, et du positivisme d’autre part. La première tendance philosophique est née dans le Sud de l’Italie, à partir des années 1840. Elle se présente au départ comme un mouvement de résistance à l’autocratie du Royaume des Deux-Siciles, animé par des intellectuels qui connaîtront l’exil. Avec la constitution de l’Unité (1860-1861), l’hégélianisme va connaître son heure de gloire. L’Université de Naples lui sert de principal centre de diffusion durant les années 1860. Francesco De Sanctis et Bertrando Spaventa sont sans conteste ses plus célèbres représentants. De l’école de Spaventa va sortir Antonio Labriola, qui va insérer le marxisme dans la culture italienne, dans une tradition qui remonte à Giambattista Vico. Ce mouvement n’occupera cependant jamais une position dominante dans les universités d’Italie ; son influence restera limitée dans l’espace (le Sud) et dans le temps, car après 1871, il entre en déclin au profit du positivisme.
b – Le positivisme « à l’italienne »
38Le second courant, développé lui aussi en réaction au spiritualisme, va connaître une très grande expansion dès 1860-1861, et va dominer largement le climat intellectuel italien jusqu’à la fin du XIXe siècle. Ses centres de rayonnement se situent dans le Nord et au centre du pays. Il possède la particularité d’influencer non seulement la philosophie, mais aussi l’ensemble des sciences sociales. Ce mouvement est profondément hétérogène, et pour souligner cette diversité, il vaudrait mieux parler des positivismes italiens. Parmi ses représentants, il faut d’abord indiquer le nom d’un élève de l’« hégélien napolitain » De Sanctis, Pasquale Villari, auteur de Filosofia positiva e il metodo storico (1860), qui estime que la méthode positive joue dans les sciences sociales un rôle analogue à celui de la méthode expérimentale de Galilée, dans les sciences naturelles. Le deuxième grand représentant est l’ex-prêtre Roberto Ardigò, auteur de La psicologia corne scienza positiva (1870). A l’école de ce maître, vont se former de nombreux intellectuels qui rejoindront le mouvement socialiste (Filippo Turati, Antonio Graziadei). Parmi ses élèves, on peut mentionner l’économiste Achille Loria, et parmi ses disciples, le futur philosophe marxiste Rodolfo Mondolfo. Des tendances positivistes étrangères sont aussi fort prisées en Italie, en particulier celle de l’anglais John Stuart Mill. La pensée d’Auguste Comte connaîtra cependant un succès limité. Enfin, le positivisme se trouve associé étroitement avec la théorie évolutionniste d’Herbert Spencer, célèbre fondateur du « darwinisme social ». Les « darwiniens sociaux » auront de nombreux représentants, et cela donnera lieu à de curieuses lectures de Marx, par exemple celle d’Enrico Ferri, auteur d’un livre sur la « Trinité » Darwin, Spencer, Marx (1894). Les positivistes font confiance, comme le remarque ironiquement Antonio Labriola, à « Madonna Evoluzione » qui représente à leurs yeux la grande force du développement tant naturel qu’historique. Ils expriment des conceptions favorables à l’expansion des sciences, en conformité avec l’idéologie industrialiste de la classe dominante dans le dernier quart du XIXe siècle.
c – Le « néo-hégélianisme » ou « néo-idéalisme »
A partir du début du XXe siècle, un nouveau courant philosophique se développe très rapidement et remplace le positivisme dans sa fonction hégémonique, le « néo-idéalisme » ou le « néo-hégélianisme ». Il est représenté par deux philosophes dont la formation intellectuelle a baigné au sein de l’« hégélianisme napolitain » et qui, vers la fin du XIXe siècle se sont intéressés à la pensée de Marx : Benedetto Croce et Giovanni Gentile.
Benedetto Croce, penseur libéral et laïc, élabore dans les années 1900-1910 sa philosophie historiciste comme « science de l’Esprit » à partir d’une lecture critique de Hegel. Giovanni Gentile développe une philosophie « actualiste » fondée sur une interprétation particulière de Hegel, qui renoue avec la tradition spiritualiste italienne et européenne. Le « néo-idéalisme » manifeste son hostilité aux problèmes des sciences naturelles et sociales, et ne s’engagera pas dans des discussions épistémologiques. Pour Croce, la science ne concerne que le plan des « pseudo-concepts ». Le « néo-idéalisme » participe au mouvement de « réaction idéaliste contre la science » avec d’autres tendances anti-positivistes et anti-rationalistes qui se répandent au début du XXe siècle en Italie, le pragmatisme anglo-saxon (William James) et la philosophie idéaliste française (Henri Bergson). La formation culturelle d’Antonio Gramsci et de Galvano Della Volpe baigne dans cette atmosphère. Les deux fondateurs du « néo-idéalisme » vont cependant suivre des voies opposées dans leur attitude vis-à-vis du régime fasciste qui s’installe dans les années vingt. Croce, fidèle à des idéaux libéraux jouera le rôle d’un opposant « légal » mais opiniâtre. Gentile, quant à lui, va devenir l’un des principaux théoriciens du régime.
II – La philosophie italienne de 1945 à nos jours
La philosophie italienne du second après guerre mondiale, à l’inverse de la période 1850-1945, ne se caractérise plus par des courants dominants successifs, relativement homogènes. On assiste plutôt à un véritable éparpillement. Pour des raisons de commodité nous distinguerons les courants des années cinquante et ceux des années 1960-1980.
a – Les courants des années cinquante.
Après 1945 et la disparition du régime fasciste, le « néo-idéalisme » entre en crise profonde. Ses partisans sont très isolés, et en général, se situent davantage dans la tradition de Gentile que dans celle Croce ; on peut citer, par exemple, les cas d’Ugo Spirito et de Guido Calogero. L’Italie sort de son isolement culturel et s’ouvre aux nombreux aspects de la pensée internationale ; on assiste à une véritable « sprovincializzazione » de la culture italienne. Alors que le « néo-idéalisme » niait la possibilité de fonder des sciences sociales on assiste, après 1945, à un fort développement de disciplines telles que la sociologie. Cette ouverture vers les sciences humaines justifie l’intérêt qui s’est porté dans les années cinquante vers la pensée relativiste de l’« historicisme allemand » qui propose des instruments pour comprendre les situations historiques et sociales ; les œuvres de Wilhelm Dilthey, de George Simmel, d’Heinrich Rickert, de Max Weber pénètrent ainsi en Italie.
L’existentialisme de Martin Heidegger (Sein und Zeit, 1927) avait été introduit en Italie à la fin des années trente, à la faveur du rapproche ment avec l’Allemagne Nazie. L’après-guerre va permettre une grande diffusion de l’existencialisme sous ses différentes composantes (y compris celle de Sœren Kierkegaard). Nicola Abbagnano développe un « existentialisme positif » et se réclame du « nuovo illuminismo ». Il s’appui sur la philosophie pragmatiste de l’américain John Dewey, et s’intéresse tout particulièrement à la sociologie. Enzo Paci, disciple d’Antonio Banfi, combine l’existentialisme avec la phénoménologie d’Edmond Husserl, auteur de La crise des sciences européennes, (1938). Un autre courant important est celui fondé sur les recherches épistémologiques du « Cercle de Vienne », sur l’« empirisme logique » et le « néo-positivisme » américain (Rudolf Carnap). On s’intéresse aux sciences de la nature, à l’œuvre de Galilée. Un rôle important est ici joué par un ancien élève de Moritz Schlick à Vienne, Ludovico Geymonat. Le marxisme devient un autre élément essentiel de la culture philosophique italienne après 1945. Les traductions se multiplient et l’on découvre les écrits du jeune Marx (1843). L’œuvre d’Antonio Gramsci, enfin accessible, va exercer une profonde influence sur les philosophes formés dans les années 1940 au sein du « néo-idéalisme » dans la version de Benedetto Croce, et ayant participé à la Résistance. Un « historicisme marxiste » d’inspiration gramscienne va se développer chez les intellectuels communistes. Une école marxiste anti-hégélienne et antihistoriciste va cependant voir le jour autour de Galvano Della Volpe. Durant les années cinquante, on assiste à de multiples tentatives de conciliation entre le marxisme et les courants de pensée récemment découverts, par exemple, avec l’existentialisme et la phénoménologie, avec le pragmatisme, et avec le « néo-positivisme ».
b – Les courants à partir des années soixante
La culture italienne des années 1960-1980 se caractérise de plus en plus par l’éclectisme, et il est très difficile d’en dresser un cadrage même partiel. Dans les années soixante, survient le phénomène, non spécifique à l’Italie, de la « crise des sciences sociales ». Dans ce contexte, l’œuvre des principaux théoriciens de l’« Ecole de Francfort » connaît une forte diffusion : M. Horkheimer, Theodor W. Adomo, Jurgen Habermas, et aussi Herbert Marcuse. Le marxisme connaît une forte expansion surtout dans la période 1965-1970 non seulement dans sa composante italienne, mais aussi dans ses composantes internationales. Louis Althusser est introduit par Cesare Luporini, et l’œuvre de Georges Lukacs connaît un succès durable avec Histoire et conscience de classe (1923). Toutefois à partir de 1975 environ, le marxisme attire de moins en moins d’intellectuels. Les discussions épistémologiques se portent sur les penseurs « relativistes », tels que Thomas Kuhn, Imre Lakatos, et Paul K. Feyaberend (Against the method). L’œuvre de Karl Popper est connue tardivement, et valorisé surtout pour ses aspects anti-marxistes. Au cours des années quatre-vingt, on assiste à l’apparition d’un mouvement de pensée comprenant différentes facettes, qui proclame l’échec de toute la pensée rationnelle classique occidentale, à la fois philosophique et scientifique. Les sources intellectuelles de ces courants sont à rechercher dans la pensée de Frédéric Nietzsche, de Martin Heidegger, de Ludwig Wittgenstein, mais aussi dans la philosophie française (par exemple Gilles Deleuze). Gianni Vattimo théorise la « pensée faible » ou plutôt « de surface » (« pensiero debole »), par opposition à la « pensée forte » des grands systèmes classiques, tandis que Massimo Cacciari théorise la « pensée négative »."
"Jusqu’à la seconde guerre mondiale, très peu de marxistes se trouvent intégrés à l’Université et Antonio Labriola et Rodolfo Mondolfo représentent des cas exceptionnels."
"On remarquera parmi ces intellectuels un certain nombre de titulaires de titres nobiliaires : A. Labriola descend d’une famille de barons, A. Graziadei et G. Della Volpe sont comtes, V. Pareto est marquis. La petite bourgeoisie apparaît comme la classe la mieux représentée soit dans sa composante « indépendante » (Loria, Arturo Labriola, Enrico Leone, Giovanni Gentile), soit dans sa composante « salariée » (Graziadei, Antonio Labriola, Gramsci, Togliatti...). La bourgeoisie foncière est également représentée (B. Croce et G. Della Volpe). Par contre, on ne trouve pas d’intellectuels issus de la classe ouvrière."
"Sur l’origine sociale des intellectuels de cette seconde période, nous disposons peu de renseignements précis. Cependant, il apparaît que beaucoup d’entre eux sont issus de familles de fonctionnaires et d’employés. Ainsi, la petite bourgeoisie (en particulier « salariée ») reste la classe sociale largement dominante. Par exemple Lucio Colletti est le fils d’un employé de banque. Un seul intellectuel sort d’un milieu proche de la classe ouvrière, Mario Tronti, dont le père fut artisan puis ouvrier."
"A l’époque de la constitution, au Congrès de Gênes, en 1892, du Parti socialiste italien, on relève seulement trois traductions de textes importants : la brochure d’Engels Socialisme utopique et socialisme scientifique en 1883, le Manifeste du parti communiste en 1889, et le livre 1er du Capital de Marx en 1882-84, dans la 3ème série de la célèbre « Bibliothèque des Economistes » dirigée par le libéral éclectique Gerolamo Boccardo. Le Parti socialiste italien va assurer un rôle de diffuseur des écrits de Marx. Il édite des ouvrages, et publie des articles dans la revue théorique La Critica Sociale, animée par Turati. Entre 1899 et 1911, Ettore Ciccotti dirige une collection d’œuvres de Marx, d’Engels et de Lassalle, traduites sur la base des publications de la social-démocratie allemande, auprès d’une maison d’édition liée au parti, Luigi Mongini (Rome)."
"Quelques années plus tard, en 1893, Le Capital de Karl Marx résumé (1883) de Gabriel Deville (1854-1940), est traduit en italien. Cette étude, elle aussi d’inspiration positiviste, est par contre peu appréciée par Friedrich Engels. Elle aura moins de succès que celle de Cafiero. Enfin, en 1898, le résumé de Karl Kautsky, leader de la social-démocratie allemande, Karl Marx ökonomische Lehren (1886) parait en Italie. A ces textes, destinés principalement à la formation théorique des militants socialistes, on peut ajouter un autre ouvrage de vulgarisation, les extraits du Capital choisis par Paul Lafargue pour l’éditeur français Guillaumin, avec une introduction de Vilfredo Pareto, qui se veut une réfutation définitive de Marx, étudiée dans notre premier chapitre. Cet ouvrage est traduit en italien en 1894."
"Les premières lectures de Marx en Italie proviennent des économistes. La critique d’Achille Loria constitue un point de départ obligé. Deux auteurs seront ensuite étudiés, Vilfredo Pareto qui développe une perspective « anti-marxiste » et Antonio Graziadei, pour ses premiers écrits critiques dans une direction « révisionniste ». Une exclusion importante doit être signalée ici, celle des théoriciens disciples, à de divers degrés, de Georges Sorel (1847-1922). L’œuvre du socialiste libertaire Francesco-Saverio Merlino est écartée, de même que celle des deux grands représentants italiens du « Syndicalisme Révolutionnaire », les économistes Arturo Labriola et Enrico Leone. Ce courant de pensée très actif à la fin du XIXe siècle mériterait qu’on lui accorde un travail spécifique. En ce qui concerne les « lectures » des philosophes nous avons retenu celles d’Antonio Labriola, premier marxiste italien, de Benedetto Croce, critique « révisionniste », de Giovanni Gentile, critique « hégélien », et enfin celle du marxiste Rodolfo Mondolfo."
"Galvano Della Volpe et Lucio Colletti. Les travaux de Della Volpe ont donné lieu à la formation d’une « école » formée quasi exclusivement de philosophes ; ils exerceront une influence sur la formation des tenants d’un nouveau « marxisme militant », le mouvement de l’« ouvriérisme » (« operaismo »). Lucio Colletti va s’éloigner notablement des thèses de son maître à partir des années soixante et présenter deux lectures successives, l’une marxiste, l’autre critique de Marx. Parmi les « élèves » philosophes de Della Volpe non étudiés on peut mentionner les noms d’Umberto Cerroni et de Mario Rossi. Un certain nombre d’autres lectures philosophiques marxistes ont été écartées ; celles de Nicola Badaloni, de Cesare Luporini (introducteur d’Althusser en Italie), de l’« école de Bari », « hégéliano-marxiste », représentée par Giuseppe Vacca et Biagio De Giovanni, de l’école de Ludovico Geymonat (défenseur du « matérialisme dialectique » dans une interprétation originale). Les critiques philosophiques catholiques développées dans l’après-guerre par Felice Balbo et par Augusto Del Noce ne sont pas abordées."
"[Deuxième partie]:
En 1946, la Monarchie disparaît au profit de la République ; la Démocratie chrétienne domine rapidement la vie politique, et conservera une place déterminante jusqu’à nos jours. On assiste dans l’après-guerre à la désagrégation du bloc social qui dominait l’agriculture depuis l’Unité. Les luttes agraires imposent une réforme agraire qui fait disparaître en grande partie la grande propriété foncière semi-féodale. Un capitalisme agraire se développera, appuyé sur une classe de petits et moyens propriétaires. Après la période de reconstruction et de stabilisation (1945-1949), l’Italie traverse une période faste de « miracle » économique jusqu’en 1963, et va accéder au groupe des principaux pays industriels. La chute du fascisme a permis la reconstitution du mouvement ouvrier à la fois sur le plan syndical et sur le plan politique. Toutefois la période 1950-1958 est caractérisée par une longue trève sociale. A partir du début des années soixante, et surtout vers 1968-69, les luttes s’intensifient. Le « miracle » a pris fin en 1963, et l’économie italienne traverse une longue période d’instabilité qui dure encore aujourd’hui.
Les nouvelles approches qui s’échelonnent entre les années cinquante et les années soixante-dix rompent fondamentalement avec le type de lecture proposé jusqu’à Gramsci inclus. Cette rupture est générale, par delà les différences notables existantes dans les formations culturelles des auteurs. Les problèmes importants du marxisme, traités ou seulement abordés de manière exploratoire, dans cette œuvre fondamentale que forment les Cahiers de prison, ne vont pas faire l’objet de prolongements ni même de discussions ; on ne trouvera même pas de tentative de réfutation argumentée. Nous avons affaire à un véritable « silence » de la part de nos nouveaux « lecteurs » de Marx, qui d’ailleurs ne concerne pas exclusivement Gramsci, mais d’une manière générale tous les intervenants de la fin du XIXe siècle. Les préoccupations des intellectuels se sont modifiées profondément après la seconde guerre mondiale et l’effondrement du fascisme. La culture italienne s’ouvre à de nouveaux courants de pensée non seulement philosophiques mais aussi scientifiques. En gros, on peut dire que l’œuvre de Marx va beaucoup moins intéresser les lecteurs du strict point de vue philosophique, et cet aspect va être systématiquement délaissé, voire refoulé. A l’inverse, la question de la scientificité arrive à la première place. On assiste à une découverte de l’importance des sciences sociales et des sciences naturelles. L’Italie connaît après 1945 les travaux épistémologiques du « Cercle de Vienne », l’« empirisme logique », le « néo-positivisme » américain. L’œuvre de Galilée fait l’objet de relectures. L’« école dellavolpienne » développe une approche de Marx en termes de « galiléïsme moral », et cherche à démontrer dans une perspective que l’on peut qualifier de « scientiste », que la « dialectique scientifique » permet d’envisager l’unification de la logique, scientifique et philosophique. Cependant, à la fin des années cinquante, on découvre l’œuvre de Georg Lukacs, et l’intérêt se porte dans une autre direction, celle de la « science de classe », la « science du prolétariat ». Cette perspective va apparaître chez Lucio Colletti et chez les « ouvriéristes » (Panzieri, Tronti, Negri)."
"La Démocratie Chrétienne sera le principal bénéficiaire, à partir de 1948, de cette nouvelle démocratie parlementaire. Les luttes paysannes aboutissent en 1950-1951 à l’instauration d’une réforme agraire qui met un terme à une partie de la grande propriété foncière semi-féodale, au Centre (Emilie-Romagne), dans le Mezzogiorno et dans les Iles (Pouilles, Calabre, Sicile, Sardaigne). On assistera alors à un développement du capitalisme agraire. Les structures du capitalisme d’Etat instituées sous le fascisme sont conservées, comme par exemple l’I.R.I. ; en outre, on en crée de nouvelles, comme l’Ente Nazionale degli Idrocarburi (E.N.I.) dirigée par Mattei. A partir de 1950, l’économie italienne entre dans la période du « miracle », et durant le « boom » final de 1958-1963, elle parvient en tête des pays du Marché commun pour la croissance de la production industrielle. Le poids de l’agriculture décline fortement dans le P.N.B. au profit de l’industrie. Les déséquilibres entre le Nord et le Sud du pays persistent, malgré l’institution de la « Cassa per il Mezzogiomo » (née en 1950 et réformée en 1957) et la tentative du plan décennal Vanoni. L’exode des travailleurs du Sud vers les grandes villes du Nord est très important. Au Nord apparaît le nouveau pôle industriel Venise-Trieste, et au Sud se forme le triangle des Pouilles, Bari-Brendisi-Tarente. Le mouvement ouvrier s’est reconstitué après la fin du fascisme, sur le plan politique et syndical. Le Parti communiste italien dirigé par Palmiro Togliatti, après le « tournant de Salerne » (1944), préconise une « voie italienne au socialisme » respectueuse des institutions en place. Durant les années cinquante, on assiste à une véritable trève sociale et de très fortes pressions s’exercent sur les salaires. Toutefois, à partir des années 1958-1959, les grandes luttes ouvrières vont faire à nouveau apparition."
"Galvano Della Volpe rédige son œuvre dans une période de découverte de nombreux textes de Marx, en particulier la Critique du droit politique hégélien, les Manuscrits de 1844, et l’importante « Introduction à la critique de l’économie politique » (1857). Sa « lecture » reste un peu inaperçue au début des années cinquante, époque où l’on découvre l’œuvre de Gramsci, mais peu à peu il réussit à constituer autour de lui une véritable « école » de pensée marxiste.
Né à Imola, dans une riche famille aristocratique de Romagne, le Comte Galvano Della Volpe (1895-1968), après sa participation à la première guerre mondiale comme officier, étudie la philosophie à l’Université de Bologne1. Elève de Rodolfo Mondolfo, il soutient une thèse sous sa direction en 1920. Il s’éloigne très rapidement de son maître, et plus généralement, de l’ambiance plutôt favorable au marxisme qui règne dans cette université à l’époque, pour des motifs d’ordre professionnel, en raison de l’arrivée du fascisme au pouvoir (1922). Il se rallie au « néo-idéalisme » dominant, plus particulièrement à l’interprétation proposée par Giovanni Gentile, qui devient d’ailleurs rapidement un des principaux théoriciens du fascisme. Ayant prêté serment de fidélité au régime, il enseigne la philosophie dans les lycées, tout d’abord à Ravenne, puis, de 1925 à 1938, à Bologne. De plus, de 1929 à 1938, il donne des cours à l’Université de Bologne. En 1938, il obtient une chaire d’histoire de la philosophie à la « Facoltà di Magistero » de l’Université de Messine (Sicile), où il enseignera sans interruption de 1939 à 1965, non seulement l’histoire de la philosophie, mais aussi la littérature française, et l’esthétique. Ses premiers travaux sont proches de l’« actualisme » de Gentile. Un premier livre paraît en 1924, L’idealismo dell’atto e il problema delle categorie, suivi d’un second en 1929, dédié à Gentile, Le origini e la formazione della dialettica hegeliana, volume 1, Hegel romantico e mistico (1793-1800). Peu à peu il s’éloigne du « néo-idéalisme », et publie en 1933-1935 un ouvrage sur La filosofia dell’ esperienza di Davide Hume. Il s’intéresse ensuite à la pensée de Martin Heidegger et à l’existentialisme. Enfin, il prend connaissance des travaux des tenants de l’« empirisme logique », en particulier ceux de Rudolf Carnap. En 1942, il publie un ouvrage de logique, Critica dei principi logici, dans lequel apparaît la distinction-clé utilisée plus tard à propos de la dialectique marxiste, l’instance de la raison et l’instance de la matière ; certains éléments d’analyse du livre seront d’ailleurs repris dans un travail postérieur, la Logica. Vers la fin de la deuxième guerre mondiale il devient marxiste, notamment sous l’influence de textes de Lénine. Il adhère en 1944 au Parti communiste italien, alors en voie de reconstitution. Dans son œuvre de l’immédiat après-guerre on peut retenir trois ouvrages : La teoria marxista dell’ emancipazione umana – Saggio sulla tramutazione marxista dei valori (1945), La libertà comunista – Saggio di una critica della ragione « pura » pratica (1946) et le recueil Per la teoria di un umanismo positivo – Studi e documenti sulla dialettica materialista (1949). Le dernier livre, paru une première fois en 1947 sous le titre Studi sulla dialettica mistificata, vol. I, Marx e lo Stato rappresentativo, est curieusement dédié « au premier marxiste d’Italie, Antonio Gramsci ». Les deux premiers ouvrages de 1945 et 1946 envisagent Marx surtout comme un penseur moral, qui propose une doctrine de la liberté et de la dignité humaine. Ce thème d’approche est très en vogue en Italie après la chute du régime fasciste. Le troisième travail, quant à lui, offre une première lecture originale de la Critique du droit politique hégélien en Italie. Il s’agit pour notre philosophe d’un texte capital, dont il fournit une traduction entre 1947 et 1950. En effet, il permet de conduire à un réexamen complet de la question du « noyau rationnel » de la dialectique hégélienne et à la critique des positions développées par Engels dans son Anti-Dühring, en particulier sa « dialectisation » des faits empiriques. L’exposé le plus complet des thèses de Della Volpe paraît en 1950, la Logica corne scienza positiva, dont le titre sera ultérieurement modifié en Logica corne scienza storica, (1969). L’étude « La struttura logica della legge economica nel marxismo » (1955), dont la version revue et augmentée reçoit le titre en 1957 de « Per una metodologia materialistica della economia e delle discipline morali in genere », dans le recueil d’essais, Rousseau e Marx e altri saggi di critica materialistica, complète utilement la Logica. Vers le milieu des années cinquante, une véritable « école » va se constituer à Messine et à Rome sur la base de l’interprétation dellavolpienne de Marx. Les disciples sont pour la plupart des philosophes, parmi lesquels il faut citer Mario Rossi, futur auteur de Marx e la dialettica hegeliana (1960-1963), Lucio Colletti, le principal élève, et Mario Tronti. Giulio Pietranera est le seul économiste du groupe. L’« école » domine largement le comité de rédaction de la revue communiste « Société » dans la période 1957-1961. Peu à peu des désaccords politiques vont se faire jour avec la direction du Parti qui prend la décision de supprimer la revue. Cependant, peu de temps après, en 1962, l’hebdomadaire communiste Rinascita décide de lancer dans ses colonnes un important débat sur les thèses dellavolpiennes. Notre philosophe apporte sa contribution à la discussion en septembre avec l’étude « Sulla dialettica (una risposta ai compagni e agli altri) » ; ce débat l’incite même à réviser certaines de ses positions théoriques. L’essai « Chia-veve délia dialettica storica » (1964) et l’étude complémentaire « Dialettica « in nuce » » (1965), correspondent à ce changement progressif d’orientation. Galvano Della Volpe rassemble ses travaux rédigés à partir de 1964 dans le recueil Critica dell’ ideologia contemporanea – Saggi di teoria dialettica, publié en 1967. Il abandonne son projet d’unification de la logique, laquelle voit son champ réduit au seul domaine de l’histoire ou de la « sociologie historico-critique » ; de plus, il admet maintenant l’existence de « contradictions objectives » dans la réalité historique. Dans cette nouvelle perspective, il présente une analyse très sophistiquée de la dialectique marxiste, vue comme « développement de compromis historiques ». Entre-temps, depuis 1962, P « école » se disloque, et chaque « élève » s’oriente dans une voie spécifique. Par exemple, Mario Tronti se livre à une lecture « ouvriériste » de Marx dès 1961, et Lucio Colletti découvre la théorie de l’aliénation et du fétichisme à partir de 1967."
"Dès 1947, dans l’essai Marx e il segreto di Hegel, Della Volpe laisse entendre qu’Engels aboutit à la restauration de la vieille « philosophie de la nature » et réduit la dialectique à une « somme d’exemples » comme V.I. Lénine lui-même l’avait remarqué dans ses Cahiers Philosophiques ; l’utilisation des fameuses « trois lois » de provenance hégélienne est condamnable dans une perspective marxiste. Mais Della Volpe ne va pas se livrer à une critique argumentée dans sa Logica ; il en laisse le soin à son élève Lucio Colletti dans le cadre d’une introduction à l’édition italienne des Cahiers philosophiques de Lénine. La critique proposée dans la Logica est cependant plus fondamentale, car elle s’adresse à toute dialectique réelle, et donc nécessairement à la dialectique de l’histoire, tout en se réclamant de Marx."
"Dans le monde réel (nature et société), on ne trouve que des oppositions réelles et aucune « contradiction dialectique » : le « principe de non-contradiction » d’Aristote prévaut. Le processus de la connaissance et de la recherche scientifique parcourt un circuit qui part de l’instance de la matière, du donné concret, pour aller vers l’instance de la raison, vers l’abstrait. A ce niveau sont élaborées des « hypothèses » qu’il s’agit ensuite de vérifier par l’« expérimentation », par le retour au concret. Ce critère de la pratique valide, vérifie l’hypothèse, la transformant éventuellement en loi. On a donc affaire à un « cercle méthodologique » matière-raison que l’on désignera plus loin comme le « cercle concret-abstrait-concret »."
"Pour souligner l’originalité du marxisme par rapport aux formes de l’« idéalisme » qui recourent aux « hypostases », et par rapport aux formes du « positivisme » (Bacon, Comte...) qui idôlatrent les « faits » et se méfient des « hypothèses », Della Volpe propose de le définir comme un « galiléisme moral ». L’auteur du Capital jouerait ainsi le rôle d’un Galilée dans le domaine des « sciences morales » c’est-à-dire sociales. Le cercle matière-raison ou « concret-abstrait-concret », symbolise le principe de toute loi scientifique, aussi bien physique, comme la loi de la pesanteur, qu’économique comme la loi de la valeur. Ainsi, on doit nécessairement conclure qu’« (...) il n’y a qu’une science parce qu’il n’y a qu’une méthode, c’est-à-dire une logique : la logique matérialiste de la science expérimentale galiléenne ou moderne" [Logica]."
"L’approche de Della Volpe se veut radicalement anti-hégélienne."
"Notre philosophe offre une interprétation aristotélicienne de la dialectique, réduite à deux « instances », dont les catégories centrales sont la « déduction » et l’« induction ». Il s’oppose à toute la tradition marxiste en affirmant que la dialectique objective n’existe pas, et que dans la réalité on trouve non pas des contradictions dialectiques."
"La Logique comme science positive développe un véritable « discours de la méthode » : Marx proposerait une méthode universelle, valide tant pour les sciences de la nature que pour les sciences sociales et la logique se trouverait unifiée. Pour arriver à cette conclusion extrême, il faut malmener le principe formulé par Marx en 1843, de « la logique spécifique de l’objet spécifique ». Della Volpe affirme un peu hâtivement que ce principe se trouve tout-à-fait respecté dans son interprétation, car il doit être renvoyé à la conception expérimentale. La séparation opérée entre la méthode, unique et les « techniques », variables selon les disciplines apparaît un peu simpliste."
"Tout en admettant que chez Marx l’ordre logique prime sur l’ordre historique, Della Volpe attache une importance capitale à l’idée d’une inversion des deux ordres en mobilisant abusivement tout à la fois le passage de l’« Introduction » concernant le capital et la rente foncière, et celui envisageant l’« économie bourgeoise » comme une « clé » pour l’étude des économies antérieures. Cette thèse, exprimée d’une manière aussi absolue, est difficilement soutenable en particulier à la lumière des remaniements de plans successifs introduits par Marx à partir de 1857, pour son œuvre économique. On peut rappeler qu’un débat sur cette question s’est instauré en 1965 avec Louis Althusser. Le philosophe français, dans Lire le Capital (1965), critique fortement la démarche dellavolpienne en affirmant qu’il n’existe chez Marx aucun « rapport de mise en correspondance » (directe ou inverse) entre les deux ordres, en raison de la distinction radicale entre l’objet réel et l’objet de la connaissance ; le terme « inverse » est utilisé dans l’« Introduction de 1857 » seulement de manière « analogique » et ne possède aucune « rigueur théorique ». Le philosophe italien et ses disciples tombent ici dans une « forme supérieure d’empirisme historiciste ». Della Volpe riposte en réaffirmant le bien-fondé de sa thèse dans le recueil Critica dell’ ideologia contemporanea, publié en 1967.
D’une manière générale, il apparaît que la lecture dellavolpienne traite de manière beaucoup trop sommaire les rapports entre Marx et l’« économie politique bourgeoise ». Cette dernière se servirait depuis sa naissance jusqu’au XIXe siècle d’une dialectique « a priori », idéaliste, calquée sur le modèle hégélien. D’emblée, le rapport entre Marx et les économistes est posé en termes de rupture radicale."
"Lucio Colletti rédige entre 1958 et 1980 ses principales études sur Marx [...] Quelle est la situation de l’Italie durant cette période ? Le « miracle » économique s’achève après le « boom » de 1958-1963, et la crise de 1963, résorbée par une politique de « stop and go », marque un tournant irréversible. L’ère politique du « Centre-gauche » débute à cette époque avec l’entrée des socialistes dans le gouvernement Fanfani. Le régime nationalise l’industrie électrique, met en place une « programmation » économique et plus tard, en 1968, une réforme régionale. La concentration industrielle s’accélère, par exemple, avec, en 1966, la fusion de l’Edison avec la Montecatini, pour former la Montedison, contrôlée par l’Ε.Ν.Ι. Les luttes ouvrières s’intensifient à partir de 1968 et culminent avec l’« automne chaud » de 1969 ; l’unité syndicale se réalise, en particulier dans la métallurgie. La loi du 14 mai 1970 instaure de nouveaux rapports entre le patronat et les travailleurs ; un vaste mouvement de conseils de délégués se met en place dans les grandes entreprises. A partir de 1963, l’économie italienne, qui souffre d’une inflation forte et persistante, se laisse distancer par ses partenaires du Marché commun. Elle va subir les effets d’une grave crise sociale et ceux de la crise mondiale qui s’installe à partir de 1974. Le « Centre-gauche » prend fin en 1972 et la Démocratie chrétienne gouverne à nouveau. Le régime politique instable devra affronter durant de longues années des vagues de terrorisme d’extrême-droite et d’extrême-gauche. A partir de 1973, le Parti communiste italien dirigé par Enrico Berlinguer s’efforce de préparer, mais sans succès, un « compromis historique » avec la Démocratie chrétienne.
Né à Rome en 1924, Lucio Colletti accomplit ses études secondaires classiques dans sa ville natale durant la seconde guerre mondiale ; il est l’élève en philosophie de Pilo Albertelli. Vers 1945, il s’inscrit à là Faculté des Lettres de Rome. Etudiant en philosophie, sa formation repose sur le « néo-idéalisme » (Gentile et Croce) encore prédominant. En 1949, il soutient une thèse sur la logique de Benedetto Croce, où il se place sur des positions critiques vis-à-vis du grand penseur italien. Toutefois, il se détache rapidement de cette matrice culturelle, qui est aussi celle d’Antonio Gramsci et de Galvano Della Volpe. Il adhère au marxisme vers 1950, en particulier sur la base de textes de Lénine. La même année il entre au Parti communiste italien. Ses premiers articles paraissent dans la revue théorique du parti « Sociétà » sous le pseudonyme de G. Cherubini. Par exemple, dans « Strumentalismo e materialismo dialettico » (1952), il se livre à une critique du pragmatisme dans la version du philosophe américain alors très en vogue en Italie, John Dewey. A l’époque, il travaille au Ministère de l’éducation nationale. En 1953, il fait paraître une édition du livre de Joseph Dietzgen, L’essence du travail intellectuel humain (1869) dont Engels disait qu’il avait redécouvert la « dialectique matérialiste » indépendamment de Marx, puis en 1954, la première traduction italienne de l’« Introduction à la critique de l’économie politique » (1857). L’intérêt manifesté pour ce dernier texte n’est pas fortuit. A partir de 1954, en effet, il commence à s’intéresser aux travaux de Galvano Della Volpe, en particulier à la Logica corne scienza positiva (1950). Il va devenir l’un des principaux disciples de ce philosophe qui le persuade de se lancer dans la carrière universitaire. En 1957, il entre avec Della Volpe et Giulio Pietranera au comité de rédaction de la revue Società. Les travaux majeurs de sa période « dellavolpienne » paraissent à partir de 1958. La première étude importante est un long essai introductif à l’édition italienne des Cahiers Philosophiques de V.I. Lénine, qui formera en 1969 la première partie du livre Il marxismo e Hegel. Une communication à un séminaire de l’Institut Gramsci sur le thème « Marxisme et sociologie », en avril 1959, complète utilement ce travail, « Il marxismo corne sociologia », publié dans Società. En 1961, il rédige une préface pour l’édition italienne du livre du philosophe soviétique non « orthodoxe » E.V. Il’enkov, La dialectique de l’abstrait et du concret dans le « Capital » de Marx : « Dialettica scientifica e teoria del valore ». A cette époque, il est professeur de philosophie théorique à l’université de Rome ; de 1960 à 1964, il enseignera également à l’Université de Messine auprès de Galvano Della Volpe. Après 1962, Lucio Colletti interrompt ses travaux théoriques durant environ cinq ans. Il quitte le Parti communiste en 1964, déçu par l’absence de renouvellement et de déstalinisation, à la suite du XXe Congrès du P.C.U.S. Il dirige ensuite, de 1966 à 1967, la revue La Sinistra, animée par des militants du Parti socialiste d’unité prolétarienne, fondé par des socialistes en désaccord avec la participation au gouvernement de « Centre-gauche » avec la Démocratie chrétienne. La Sinistra, expression de la « nouvelle gauche », vise à la « restauration et au développement du marxisme », et entretient des rapports critiques avec le Parti communiste. Il reprend ses recherches sur Marx à partir de 1967, et rédige un long essai introductif pour la réédition du livre d’Edouard Bernstein, Les présupposés du socialisme (1899), « Bernstein e il marxismo della Seconda Internazionale », dans lequel il réexamine la théorie de la valeur comme théorie de l’aliénation et du fétichisme. L’année suivante, il rédige un important travail sur le marxisme et Hegel, publié en 1969 conjointement avec l’Introduction aux Cahiers Philosophiques de Lénine (1958). Il y réapprofondit la critique du « matérialisme dialectique » chez Friedrich Engels. Il collabore à la revue lancée en 1969 par des communistes en désaccord avec la ligne officielle, Il Manifesto, avec l’article « Il marxismo : scienza o rivoluzione ? » (juillet 1969), mais ce rapprochement prendra fin en 1971. En 1969-1970, Lucio Colletti se trouve en rapport étroit de travail avec l’économiste Claudio Napolêoni qui va rapidement subir l’influence de sa relecture de la théorie de la valeur (voir chapitre 5). Ils publient ensemble en 1970 l’anthologie Il futuro del capitalismo - Crollo e sviluppo, pour laquelle chacun rédige un texte introductif. Notre philosophe choisit de traiter l’analyse des perspectives du capitalisme chez les théoriciens marxistes allemands à l’époque de la Seconde Internationale, et de la controverse sur l’« effondrement » du système. Il pose pour la première fois le problème de la conciliation entre « Marx économiste » et « Marx critique de l’économie politique ». De 1970 à 1974, il interrompt à nouveau ses recherches sur Marx. Ces années sont mises à profit pour étudier l’épistémologie à partir de travaux du « Cercle de Vienne », l’« empirisme logique », le « néopositivisme ». Il lit les œuvres de Rudolf Carnap et de Karl. R. Popper, mais s’intéresse également au « positivisme logique » polonais, représenté par Kazimierz Ajdukiewicz et Alfred Tarski. En avril 1974, il accorde un entretien au directeur de la New Left Review de Londres, Perry Anderson, l’« Intervista politico-filosofica ». Dans ce long document qui retrace son itinéraire intellectuel et politique, il déclare que la conciliation entre « Marx économiste » et « Marx philosophe » lui paraît de plus en plus problématique ; il affirme que le « marxisme est aujourd’hui en crise ». Cette thèse va rapidement susciter de nombreuses discussions en Italie, mais aussi à l’étranger. Il expose sa critique de Marx comme dialecticien dans l’essai Marxismo e dialettica, publié en 1975 à la suite de l’« Intervista ». Sa rupture avec Marx se trouve resituée dans une perspective plus large dans deux études rédigées en 1975 et en 1977. La première, l’article « Marxismo », réédité ensuite sous le titre « Il marxismo del XX secolo » est destinée à l’Enciclopedia del Novecento ; la seconde, un autre article « Marxismo », réédité ensuite sous le titre « Il marxismo europeo del secondo dopoguerra », est incluse dans les Appendices de la nouvelle version de l’Enciclopedia Treccani qui a acquis sa célébrité dans les années Trente sous le fascisme. Ces deux études reprennent la critique déjà ancienne du « matérialisme dialectique », et intègrent les perspectives nouvelles sur les « deux Marx » à travers un panorama du marxisme « oriental » et « occidental ». Lucio Colletti ne livre pas à cette occasion de réflexions approfondies sur l’apport d’Antonio Gramsci. Il se contente d’affirmer que les Cahiers de prison, sous l’influence de la critique hégélienne, expriment les préoccupations de la « réaction idéaliste contre la science », et que Gramsci « en philosophie a peu ou rien à dire ». A partir de 1976, il collabore régulièrement à l’hebdomadaire L’Espresso. Pour ce journal, il rédige plusieurs articles sur le thème « marxisme et science ». On peut citer notamment l’étude publiée en décembre 1978, « Marxismo e non-contraddizione » qui répond à quelques critiques que lui a valu son essai Marxismo e dialettica. En 1978, il intervient dans le débat en cours sur la théorie marxiste de la valeur par une contribution au colloque organisé par l’université de Modène, qui analyse de manière critique les thèses des « sraffiens » Pierangelo Garregnani, Marco Lippi et Fernando Vianello, « Valore e dialettica in Marx », publiée dans Rinascita.
En 1979, il réunit ses études des années 1975-1978 dans le volume Tra marxismo e no. L’année suivante, il reprend et enrichit sa critique de la dialectique marxiste dans une longue communication au colloque de la Faculté des Lettres de l’université de Padoue, consacré au thème de la « contradiction », en mai. Ce texte, « Contraddizione dialettica e non-contraddizione », dédié « à la mémoire de G. Della Volpe », sera réédité dans un nouveau recueil paru en 1983, Tramonto dell’ ideologia, traduit en français sous le titre significatif, Le déclin du marxisme.
[...]
Lucio Colletti s’intéresse à une question qui ne fait pas l’objet de développements dans les écrits de Galvano Della Volpe, mais seulement de remarques allusives, la dialectique chez Engels. On sait que Rodolfo Mondolfo s’est livré en Italie à un premier examen détaillé et critique dans son livre Il materialismo storico in Federico Engels (1912). Toutefois, le disciple de Della Volpe ne va pas reprendre le débat sur ces bases, qu’il jugerait sans doute trop marquées par le climat de l’idéalisme, et les conceptions de Benedetto Croce et de Giovanni Gentile. Il semble plutôt vouloir développer les quelques remarques critiques de son maître dans l’essai Marx e il segreto di Hegel (1947), au sujet de la dialectique chez Engels49. De plus, il se déclare encouragé par les passages des Cahiers de prison de Gramsci qui mettent en garde contre une confusion entre l’œuvre d’Engels et celle de Marx, et soulignent que l’Anti-Dühring contient des erreurs que l’on retrouve dans le Manuel de Boukharine, comme par exemple, la recherche de la « loi dialectique cosmique »50. Colletti affronte la question des rapports Hegel-Marx et de la dialectique, tout en se livrant à une critique de l’interprétation engelsienne."
-Jean-Pierre Potier, Lectures italiennes de Marx, Presses universitaires de Lyon, 1986 (Publication sur OpenEdition Books : 05 novembre 2019), 504 pages: https://books.openedition.org/pul/15234
"Projet de publication avec Engels et Moses Hess d’une « Histoire du socialisme » sous forme anthologique, formulé en 1845, comprend des auteurs du XVIIIe siècle tels que Mably, Morelly, Babeuf, Buonarroti."
"[Chez Engels la] dialectique est conçue comme « science de la connexion universelle », comme « science des lois générales du mouvement » de la nature, de l’histoire, et de la pensée. Ces lois, établies tout d’abord par Hegel dans une perspective idéaliste, doivent être conservées après le renversement de son système. Elles sont au nombre de trois : la conversion de la quantité en qualité, et vice-versa (progrès par « bonds »), l’interpénétration des contraires, la négation de la négation. Ces lois agissent dans la nature de manière autonome et indépendamment du processus historique. Dans l’histoire du marxisme, il apparaît que très peu de grands théoriciens ont défendu l’interprétation engelsienne et nous en aurons confirmation chez les marxistes italiens. Ses défenseurs les plus illustres sont Georges Plekhanov et Nicolas Boukharine."
"La philosophie italienne entre 1850 et 1945 se caractérise par trois grands courants dominants qui se succèdent très distinctement dans le temps, l’« hégélianisme napolitain », le positivisme, et le « néo-idéalisme ».
a – L’« hégélianisme napolitain »
Au début du XIXe siècle, la culture italienne est profondément imprégnée par le spiritualisme catholique auquel on peut rattacher les noms de Rosmini et de Gioberti. Ce courant va perdre sa place dominante durant la seconde moitié du siècle, au profit de l’« hégélianisme napolitain » d’une part, et du positivisme d’autre part. La première tendance philosophique est née dans le Sud de l’Italie, à partir des années 1840. Elle se présente au départ comme un mouvement de résistance à l’autocratie du Royaume des Deux-Siciles, animé par des intellectuels qui connaîtront l’exil. Avec la constitution de l’Unité (1860-1861), l’hégélianisme va connaître son heure de gloire. L’Université de Naples lui sert de principal centre de diffusion durant les années 1860. Francesco De Sanctis et Bertrando Spaventa sont sans conteste ses plus célèbres représentants. De l’école de Spaventa va sortir Antonio Labriola, qui va insérer le marxisme dans la culture italienne, dans une tradition qui remonte à Giambattista Vico. Ce mouvement n’occupera cependant jamais une position dominante dans les universités d’Italie ; son influence restera limitée dans l’espace (le Sud) et dans le temps, car après 1871, il entre en déclin au profit du positivisme.
b – Le positivisme « à l’italienne »
38Le second courant, développé lui aussi en réaction au spiritualisme, va connaître une très grande expansion dès 1860-1861, et va dominer largement le climat intellectuel italien jusqu’à la fin du XIXe siècle. Ses centres de rayonnement se situent dans le Nord et au centre du pays. Il possède la particularité d’influencer non seulement la philosophie, mais aussi l’ensemble des sciences sociales. Ce mouvement est profondément hétérogène, et pour souligner cette diversité, il vaudrait mieux parler des positivismes italiens. Parmi ses représentants, il faut d’abord indiquer le nom d’un élève de l’« hégélien napolitain » De Sanctis, Pasquale Villari, auteur de Filosofia positiva e il metodo storico (1860), qui estime que la méthode positive joue dans les sciences sociales un rôle analogue à celui de la méthode expérimentale de Galilée, dans les sciences naturelles. Le deuxième grand représentant est l’ex-prêtre Roberto Ardigò, auteur de La psicologia corne scienza positiva (1870). A l’école de ce maître, vont se former de nombreux intellectuels qui rejoindront le mouvement socialiste (Filippo Turati, Antonio Graziadei). Parmi ses élèves, on peut mentionner l’économiste Achille Loria, et parmi ses disciples, le futur philosophe marxiste Rodolfo Mondolfo. Des tendances positivistes étrangères sont aussi fort prisées en Italie, en particulier celle de l’anglais John Stuart Mill. La pensée d’Auguste Comte connaîtra cependant un succès limité. Enfin, le positivisme se trouve associé étroitement avec la théorie évolutionniste d’Herbert Spencer, célèbre fondateur du « darwinisme social ». Les « darwiniens sociaux » auront de nombreux représentants, et cela donnera lieu à de curieuses lectures de Marx, par exemple celle d’Enrico Ferri, auteur d’un livre sur la « Trinité » Darwin, Spencer, Marx (1894). Les positivistes font confiance, comme le remarque ironiquement Antonio Labriola, à « Madonna Evoluzione » qui représente à leurs yeux la grande force du développement tant naturel qu’historique. Ils expriment des conceptions favorables à l’expansion des sciences, en conformité avec l’idéologie industrialiste de la classe dominante dans le dernier quart du XIXe siècle.
c – Le « néo-hégélianisme » ou « néo-idéalisme »
A partir du début du XXe siècle, un nouveau courant philosophique se développe très rapidement et remplace le positivisme dans sa fonction hégémonique, le « néo-idéalisme » ou le « néo-hégélianisme ». Il est représenté par deux philosophes dont la formation intellectuelle a baigné au sein de l’« hégélianisme napolitain » et qui, vers la fin du XIXe siècle se sont intéressés à la pensée de Marx : Benedetto Croce et Giovanni Gentile.
Benedetto Croce, penseur libéral et laïc, élabore dans les années 1900-1910 sa philosophie historiciste comme « science de l’Esprit » à partir d’une lecture critique de Hegel. Giovanni Gentile développe une philosophie « actualiste » fondée sur une interprétation particulière de Hegel, qui renoue avec la tradition spiritualiste italienne et européenne. Le « néo-idéalisme » manifeste son hostilité aux problèmes des sciences naturelles et sociales, et ne s’engagera pas dans des discussions épistémologiques. Pour Croce, la science ne concerne que le plan des « pseudo-concepts ». Le « néo-idéalisme » participe au mouvement de « réaction idéaliste contre la science » avec d’autres tendances anti-positivistes et anti-rationalistes qui se répandent au début du XXe siècle en Italie, le pragmatisme anglo-saxon (William James) et la philosophie idéaliste française (Henri Bergson). La formation culturelle d’Antonio Gramsci et de Galvano Della Volpe baigne dans cette atmosphère. Les deux fondateurs du « néo-idéalisme » vont cependant suivre des voies opposées dans leur attitude vis-à-vis du régime fasciste qui s’installe dans les années vingt. Croce, fidèle à des idéaux libéraux jouera le rôle d’un opposant « légal » mais opiniâtre. Gentile, quant à lui, va devenir l’un des principaux théoriciens du régime.
II – La philosophie italienne de 1945 à nos jours
La philosophie italienne du second après guerre mondiale, à l’inverse de la période 1850-1945, ne se caractérise plus par des courants dominants successifs, relativement homogènes. On assiste plutôt à un véritable éparpillement. Pour des raisons de commodité nous distinguerons les courants des années cinquante et ceux des années 1960-1980.
a – Les courants des années cinquante.
Après 1945 et la disparition du régime fasciste, le « néo-idéalisme » entre en crise profonde. Ses partisans sont très isolés, et en général, se situent davantage dans la tradition de Gentile que dans celle Croce ; on peut citer, par exemple, les cas d’Ugo Spirito et de Guido Calogero. L’Italie sort de son isolement culturel et s’ouvre aux nombreux aspects de la pensée internationale ; on assiste à une véritable « sprovincializzazione » de la culture italienne. Alors que le « néo-idéalisme » niait la possibilité de fonder des sciences sociales on assiste, après 1945, à un fort développement de disciplines telles que la sociologie. Cette ouverture vers les sciences humaines justifie l’intérêt qui s’est porté dans les années cinquante vers la pensée relativiste de l’« historicisme allemand » qui propose des instruments pour comprendre les situations historiques et sociales ; les œuvres de Wilhelm Dilthey, de George Simmel, d’Heinrich Rickert, de Max Weber pénètrent ainsi en Italie.
L’existentialisme de Martin Heidegger (Sein und Zeit, 1927) avait été introduit en Italie à la fin des années trente, à la faveur du rapproche ment avec l’Allemagne Nazie. L’après-guerre va permettre une grande diffusion de l’existencialisme sous ses différentes composantes (y compris celle de Sœren Kierkegaard). Nicola Abbagnano développe un « existentialisme positif » et se réclame du « nuovo illuminismo ». Il s’appui sur la philosophie pragmatiste de l’américain John Dewey, et s’intéresse tout particulièrement à la sociologie. Enzo Paci, disciple d’Antonio Banfi, combine l’existentialisme avec la phénoménologie d’Edmond Husserl, auteur de La crise des sciences européennes, (1938). Un autre courant important est celui fondé sur les recherches épistémologiques du « Cercle de Vienne », sur l’« empirisme logique » et le « néo-positivisme » américain (Rudolf Carnap). On s’intéresse aux sciences de la nature, à l’œuvre de Galilée. Un rôle important est ici joué par un ancien élève de Moritz Schlick à Vienne, Ludovico Geymonat. Le marxisme devient un autre élément essentiel de la culture philosophique italienne après 1945. Les traductions se multiplient et l’on découvre les écrits du jeune Marx (1843). L’œuvre d’Antonio Gramsci, enfin accessible, va exercer une profonde influence sur les philosophes formés dans les années 1940 au sein du « néo-idéalisme » dans la version de Benedetto Croce, et ayant participé à la Résistance. Un « historicisme marxiste » d’inspiration gramscienne va se développer chez les intellectuels communistes. Une école marxiste anti-hégélienne et antihistoriciste va cependant voir le jour autour de Galvano Della Volpe. Durant les années cinquante, on assiste à de multiples tentatives de conciliation entre le marxisme et les courants de pensée récemment découverts, par exemple, avec l’existentialisme et la phénoménologie, avec le pragmatisme, et avec le « néo-positivisme ».
b – Les courants à partir des années soixante
La culture italienne des années 1960-1980 se caractérise de plus en plus par l’éclectisme, et il est très difficile d’en dresser un cadrage même partiel. Dans les années soixante, survient le phénomène, non spécifique à l’Italie, de la « crise des sciences sociales ». Dans ce contexte, l’œuvre des principaux théoriciens de l’« Ecole de Francfort » connaît une forte diffusion : M. Horkheimer, Theodor W. Adomo, Jurgen Habermas, et aussi Herbert Marcuse. Le marxisme connaît une forte expansion surtout dans la période 1965-1970 non seulement dans sa composante italienne, mais aussi dans ses composantes internationales. Louis Althusser est introduit par Cesare Luporini, et l’œuvre de Georges Lukacs connaît un succès durable avec Histoire et conscience de classe (1923). Toutefois à partir de 1975 environ, le marxisme attire de moins en moins d’intellectuels. Les discussions épistémologiques se portent sur les penseurs « relativistes », tels que Thomas Kuhn, Imre Lakatos, et Paul K. Feyaberend (Against the method). L’œuvre de Karl Popper est connue tardivement, et valorisé surtout pour ses aspects anti-marxistes. Au cours des années quatre-vingt, on assiste à l’apparition d’un mouvement de pensée comprenant différentes facettes, qui proclame l’échec de toute la pensée rationnelle classique occidentale, à la fois philosophique et scientifique. Les sources intellectuelles de ces courants sont à rechercher dans la pensée de Frédéric Nietzsche, de Martin Heidegger, de Ludwig Wittgenstein, mais aussi dans la philosophie française (par exemple Gilles Deleuze). Gianni Vattimo théorise la « pensée faible » ou plutôt « de surface » (« pensiero debole »), par opposition à la « pensée forte » des grands systèmes classiques, tandis que Massimo Cacciari théorise la « pensée négative »."
"Jusqu’à la seconde guerre mondiale, très peu de marxistes se trouvent intégrés à l’Université et Antonio Labriola et Rodolfo Mondolfo représentent des cas exceptionnels."
"On remarquera parmi ces intellectuels un certain nombre de titulaires de titres nobiliaires : A. Labriola descend d’une famille de barons, A. Graziadei et G. Della Volpe sont comtes, V. Pareto est marquis. La petite bourgeoisie apparaît comme la classe la mieux représentée soit dans sa composante « indépendante » (Loria, Arturo Labriola, Enrico Leone, Giovanni Gentile), soit dans sa composante « salariée » (Graziadei, Antonio Labriola, Gramsci, Togliatti...). La bourgeoisie foncière est également représentée (B. Croce et G. Della Volpe). Par contre, on ne trouve pas d’intellectuels issus de la classe ouvrière."
"Sur l’origine sociale des intellectuels de cette seconde période, nous disposons peu de renseignements précis. Cependant, il apparaît que beaucoup d’entre eux sont issus de familles de fonctionnaires et d’employés. Ainsi, la petite bourgeoisie (en particulier « salariée ») reste la classe sociale largement dominante. Par exemple Lucio Colletti est le fils d’un employé de banque. Un seul intellectuel sort d’un milieu proche de la classe ouvrière, Mario Tronti, dont le père fut artisan puis ouvrier."
"A l’époque de la constitution, au Congrès de Gênes, en 1892, du Parti socialiste italien, on relève seulement trois traductions de textes importants : la brochure d’Engels Socialisme utopique et socialisme scientifique en 1883, le Manifeste du parti communiste en 1889, et le livre 1er du Capital de Marx en 1882-84, dans la 3ème série de la célèbre « Bibliothèque des Economistes » dirigée par le libéral éclectique Gerolamo Boccardo. Le Parti socialiste italien va assurer un rôle de diffuseur des écrits de Marx. Il édite des ouvrages, et publie des articles dans la revue théorique La Critica Sociale, animée par Turati. Entre 1899 et 1911, Ettore Ciccotti dirige une collection d’œuvres de Marx, d’Engels et de Lassalle, traduites sur la base des publications de la social-démocratie allemande, auprès d’une maison d’édition liée au parti, Luigi Mongini (Rome)."
"Quelques années plus tard, en 1893, Le Capital de Karl Marx résumé (1883) de Gabriel Deville (1854-1940), est traduit en italien. Cette étude, elle aussi d’inspiration positiviste, est par contre peu appréciée par Friedrich Engels. Elle aura moins de succès que celle de Cafiero. Enfin, en 1898, le résumé de Karl Kautsky, leader de la social-démocratie allemande, Karl Marx ökonomische Lehren (1886) parait en Italie. A ces textes, destinés principalement à la formation théorique des militants socialistes, on peut ajouter un autre ouvrage de vulgarisation, les extraits du Capital choisis par Paul Lafargue pour l’éditeur français Guillaumin, avec une introduction de Vilfredo Pareto, qui se veut une réfutation définitive de Marx, étudiée dans notre premier chapitre. Cet ouvrage est traduit en italien en 1894."
"Les premières lectures de Marx en Italie proviennent des économistes. La critique d’Achille Loria constitue un point de départ obligé. Deux auteurs seront ensuite étudiés, Vilfredo Pareto qui développe une perspective « anti-marxiste » et Antonio Graziadei, pour ses premiers écrits critiques dans une direction « révisionniste ». Une exclusion importante doit être signalée ici, celle des théoriciens disciples, à de divers degrés, de Georges Sorel (1847-1922). L’œuvre du socialiste libertaire Francesco-Saverio Merlino est écartée, de même que celle des deux grands représentants italiens du « Syndicalisme Révolutionnaire », les économistes Arturo Labriola et Enrico Leone. Ce courant de pensée très actif à la fin du XIXe siècle mériterait qu’on lui accorde un travail spécifique. En ce qui concerne les « lectures » des philosophes nous avons retenu celles d’Antonio Labriola, premier marxiste italien, de Benedetto Croce, critique « révisionniste », de Giovanni Gentile, critique « hégélien », et enfin celle du marxiste Rodolfo Mondolfo."
"Galvano Della Volpe et Lucio Colletti. Les travaux de Della Volpe ont donné lieu à la formation d’une « école » formée quasi exclusivement de philosophes ; ils exerceront une influence sur la formation des tenants d’un nouveau « marxisme militant », le mouvement de l’« ouvriérisme » (« operaismo »). Lucio Colletti va s’éloigner notablement des thèses de son maître à partir des années soixante et présenter deux lectures successives, l’une marxiste, l’autre critique de Marx. Parmi les « élèves » philosophes de Della Volpe non étudiés on peut mentionner les noms d’Umberto Cerroni et de Mario Rossi. Un certain nombre d’autres lectures philosophiques marxistes ont été écartées ; celles de Nicola Badaloni, de Cesare Luporini (introducteur d’Althusser en Italie), de l’« école de Bari », « hégéliano-marxiste », représentée par Giuseppe Vacca et Biagio De Giovanni, de l’école de Ludovico Geymonat (défenseur du « matérialisme dialectique » dans une interprétation originale). Les critiques philosophiques catholiques développées dans l’après-guerre par Felice Balbo et par Augusto Del Noce ne sont pas abordées."
"[Deuxième partie]:
En 1946, la Monarchie disparaît au profit de la République ; la Démocratie chrétienne domine rapidement la vie politique, et conservera une place déterminante jusqu’à nos jours. On assiste dans l’après-guerre à la désagrégation du bloc social qui dominait l’agriculture depuis l’Unité. Les luttes agraires imposent une réforme agraire qui fait disparaître en grande partie la grande propriété foncière semi-féodale. Un capitalisme agraire se développera, appuyé sur une classe de petits et moyens propriétaires. Après la période de reconstruction et de stabilisation (1945-1949), l’Italie traverse une période faste de « miracle » économique jusqu’en 1963, et va accéder au groupe des principaux pays industriels. La chute du fascisme a permis la reconstitution du mouvement ouvrier à la fois sur le plan syndical et sur le plan politique. Toutefois la période 1950-1958 est caractérisée par une longue trève sociale. A partir du début des années soixante, et surtout vers 1968-69, les luttes s’intensifient. Le « miracle » a pris fin en 1963, et l’économie italienne traverse une longue période d’instabilité qui dure encore aujourd’hui.
Les nouvelles approches qui s’échelonnent entre les années cinquante et les années soixante-dix rompent fondamentalement avec le type de lecture proposé jusqu’à Gramsci inclus. Cette rupture est générale, par delà les différences notables existantes dans les formations culturelles des auteurs. Les problèmes importants du marxisme, traités ou seulement abordés de manière exploratoire, dans cette œuvre fondamentale que forment les Cahiers de prison, ne vont pas faire l’objet de prolongements ni même de discussions ; on ne trouvera même pas de tentative de réfutation argumentée. Nous avons affaire à un véritable « silence » de la part de nos nouveaux « lecteurs » de Marx, qui d’ailleurs ne concerne pas exclusivement Gramsci, mais d’une manière générale tous les intervenants de la fin du XIXe siècle. Les préoccupations des intellectuels se sont modifiées profondément après la seconde guerre mondiale et l’effondrement du fascisme. La culture italienne s’ouvre à de nouveaux courants de pensée non seulement philosophiques mais aussi scientifiques. En gros, on peut dire que l’œuvre de Marx va beaucoup moins intéresser les lecteurs du strict point de vue philosophique, et cet aspect va être systématiquement délaissé, voire refoulé. A l’inverse, la question de la scientificité arrive à la première place. On assiste à une découverte de l’importance des sciences sociales et des sciences naturelles. L’Italie connaît après 1945 les travaux épistémologiques du « Cercle de Vienne », l’« empirisme logique », le « néo-positivisme » américain. L’œuvre de Galilée fait l’objet de relectures. L’« école dellavolpienne » développe une approche de Marx en termes de « galiléïsme moral », et cherche à démontrer dans une perspective que l’on peut qualifier de « scientiste », que la « dialectique scientifique » permet d’envisager l’unification de la logique, scientifique et philosophique. Cependant, à la fin des années cinquante, on découvre l’œuvre de Georg Lukacs, et l’intérêt se porte dans une autre direction, celle de la « science de classe », la « science du prolétariat ». Cette perspective va apparaître chez Lucio Colletti et chez les « ouvriéristes » (Panzieri, Tronti, Negri)."
"La Démocratie Chrétienne sera le principal bénéficiaire, à partir de 1948, de cette nouvelle démocratie parlementaire. Les luttes paysannes aboutissent en 1950-1951 à l’instauration d’une réforme agraire qui met un terme à une partie de la grande propriété foncière semi-féodale, au Centre (Emilie-Romagne), dans le Mezzogiorno et dans les Iles (Pouilles, Calabre, Sicile, Sardaigne). On assistera alors à un développement du capitalisme agraire. Les structures du capitalisme d’Etat instituées sous le fascisme sont conservées, comme par exemple l’I.R.I. ; en outre, on en crée de nouvelles, comme l’Ente Nazionale degli Idrocarburi (E.N.I.) dirigée par Mattei. A partir de 1950, l’économie italienne entre dans la période du « miracle », et durant le « boom » final de 1958-1963, elle parvient en tête des pays du Marché commun pour la croissance de la production industrielle. Le poids de l’agriculture décline fortement dans le P.N.B. au profit de l’industrie. Les déséquilibres entre le Nord et le Sud du pays persistent, malgré l’institution de la « Cassa per il Mezzogiomo » (née en 1950 et réformée en 1957) et la tentative du plan décennal Vanoni. L’exode des travailleurs du Sud vers les grandes villes du Nord est très important. Au Nord apparaît le nouveau pôle industriel Venise-Trieste, et au Sud se forme le triangle des Pouilles, Bari-Brendisi-Tarente. Le mouvement ouvrier s’est reconstitué après la fin du fascisme, sur le plan politique et syndical. Le Parti communiste italien dirigé par Palmiro Togliatti, après le « tournant de Salerne » (1944), préconise une « voie italienne au socialisme » respectueuse des institutions en place. Durant les années cinquante, on assiste à une véritable trève sociale et de très fortes pressions s’exercent sur les salaires. Toutefois, à partir des années 1958-1959, les grandes luttes ouvrières vont faire à nouveau apparition."
"Galvano Della Volpe rédige son œuvre dans une période de découverte de nombreux textes de Marx, en particulier la Critique du droit politique hégélien, les Manuscrits de 1844, et l’importante « Introduction à la critique de l’économie politique » (1857). Sa « lecture » reste un peu inaperçue au début des années cinquante, époque où l’on découvre l’œuvre de Gramsci, mais peu à peu il réussit à constituer autour de lui une véritable « école » de pensée marxiste.
Né à Imola, dans une riche famille aristocratique de Romagne, le Comte Galvano Della Volpe (1895-1968), après sa participation à la première guerre mondiale comme officier, étudie la philosophie à l’Université de Bologne1. Elève de Rodolfo Mondolfo, il soutient une thèse sous sa direction en 1920. Il s’éloigne très rapidement de son maître, et plus généralement, de l’ambiance plutôt favorable au marxisme qui règne dans cette université à l’époque, pour des motifs d’ordre professionnel, en raison de l’arrivée du fascisme au pouvoir (1922). Il se rallie au « néo-idéalisme » dominant, plus particulièrement à l’interprétation proposée par Giovanni Gentile, qui devient d’ailleurs rapidement un des principaux théoriciens du fascisme. Ayant prêté serment de fidélité au régime, il enseigne la philosophie dans les lycées, tout d’abord à Ravenne, puis, de 1925 à 1938, à Bologne. De plus, de 1929 à 1938, il donne des cours à l’Université de Bologne. En 1938, il obtient une chaire d’histoire de la philosophie à la « Facoltà di Magistero » de l’Université de Messine (Sicile), où il enseignera sans interruption de 1939 à 1965, non seulement l’histoire de la philosophie, mais aussi la littérature française, et l’esthétique. Ses premiers travaux sont proches de l’« actualisme » de Gentile. Un premier livre paraît en 1924, L’idealismo dell’atto e il problema delle categorie, suivi d’un second en 1929, dédié à Gentile, Le origini e la formazione della dialettica hegeliana, volume 1, Hegel romantico e mistico (1793-1800). Peu à peu il s’éloigne du « néo-idéalisme », et publie en 1933-1935 un ouvrage sur La filosofia dell’ esperienza di Davide Hume. Il s’intéresse ensuite à la pensée de Martin Heidegger et à l’existentialisme. Enfin, il prend connaissance des travaux des tenants de l’« empirisme logique », en particulier ceux de Rudolf Carnap. En 1942, il publie un ouvrage de logique, Critica dei principi logici, dans lequel apparaît la distinction-clé utilisée plus tard à propos de la dialectique marxiste, l’instance de la raison et l’instance de la matière ; certains éléments d’analyse du livre seront d’ailleurs repris dans un travail postérieur, la Logica. Vers la fin de la deuxième guerre mondiale il devient marxiste, notamment sous l’influence de textes de Lénine. Il adhère en 1944 au Parti communiste italien, alors en voie de reconstitution. Dans son œuvre de l’immédiat après-guerre on peut retenir trois ouvrages : La teoria marxista dell’ emancipazione umana – Saggio sulla tramutazione marxista dei valori (1945), La libertà comunista – Saggio di una critica della ragione « pura » pratica (1946) et le recueil Per la teoria di un umanismo positivo – Studi e documenti sulla dialettica materialista (1949). Le dernier livre, paru une première fois en 1947 sous le titre Studi sulla dialettica mistificata, vol. I, Marx e lo Stato rappresentativo, est curieusement dédié « au premier marxiste d’Italie, Antonio Gramsci ». Les deux premiers ouvrages de 1945 et 1946 envisagent Marx surtout comme un penseur moral, qui propose une doctrine de la liberté et de la dignité humaine. Ce thème d’approche est très en vogue en Italie après la chute du régime fasciste. Le troisième travail, quant à lui, offre une première lecture originale de la Critique du droit politique hégélien en Italie. Il s’agit pour notre philosophe d’un texte capital, dont il fournit une traduction entre 1947 et 1950. En effet, il permet de conduire à un réexamen complet de la question du « noyau rationnel » de la dialectique hégélienne et à la critique des positions développées par Engels dans son Anti-Dühring, en particulier sa « dialectisation » des faits empiriques. L’exposé le plus complet des thèses de Della Volpe paraît en 1950, la Logica corne scienza positiva, dont le titre sera ultérieurement modifié en Logica corne scienza storica, (1969). L’étude « La struttura logica della legge economica nel marxismo » (1955), dont la version revue et augmentée reçoit le titre en 1957 de « Per una metodologia materialistica della economia e delle discipline morali in genere », dans le recueil d’essais, Rousseau e Marx e altri saggi di critica materialistica, complète utilement la Logica. Vers le milieu des années cinquante, une véritable « école » va se constituer à Messine et à Rome sur la base de l’interprétation dellavolpienne de Marx. Les disciples sont pour la plupart des philosophes, parmi lesquels il faut citer Mario Rossi, futur auteur de Marx e la dialettica hegeliana (1960-1963), Lucio Colletti, le principal élève, et Mario Tronti. Giulio Pietranera est le seul économiste du groupe. L’« école » domine largement le comité de rédaction de la revue communiste « Société » dans la période 1957-1961. Peu à peu des désaccords politiques vont se faire jour avec la direction du Parti qui prend la décision de supprimer la revue. Cependant, peu de temps après, en 1962, l’hebdomadaire communiste Rinascita décide de lancer dans ses colonnes un important débat sur les thèses dellavolpiennes. Notre philosophe apporte sa contribution à la discussion en septembre avec l’étude « Sulla dialettica (una risposta ai compagni e agli altri) » ; ce débat l’incite même à réviser certaines de ses positions théoriques. L’essai « Chia-veve délia dialettica storica » (1964) et l’étude complémentaire « Dialettica « in nuce » » (1965), correspondent à ce changement progressif d’orientation. Galvano Della Volpe rassemble ses travaux rédigés à partir de 1964 dans le recueil Critica dell’ ideologia contemporanea – Saggi di teoria dialettica, publié en 1967. Il abandonne son projet d’unification de la logique, laquelle voit son champ réduit au seul domaine de l’histoire ou de la « sociologie historico-critique » ; de plus, il admet maintenant l’existence de « contradictions objectives » dans la réalité historique. Dans cette nouvelle perspective, il présente une analyse très sophistiquée de la dialectique marxiste, vue comme « développement de compromis historiques ». Entre-temps, depuis 1962, P « école » se disloque, et chaque « élève » s’oriente dans une voie spécifique. Par exemple, Mario Tronti se livre à une lecture « ouvriériste » de Marx dès 1961, et Lucio Colletti découvre la théorie de l’aliénation et du fétichisme à partir de 1967."
"Dès 1947, dans l’essai Marx e il segreto di Hegel, Della Volpe laisse entendre qu’Engels aboutit à la restauration de la vieille « philosophie de la nature » et réduit la dialectique à une « somme d’exemples » comme V.I. Lénine lui-même l’avait remarqué dans ses Cahiers Philosophiques ; l’utilisation des fameuses « trois lois » de provenance hégélienne est condamnable dans une perspective marxiste. Mais Della Volpe ne va pas se livrer à une critique argumentée dans sa Logica ; il en laisse le soin à son élève Lucio Colletti dans le cadre d’une introduction à l’édition italienne des Cahiers philosophiques de Lénine. La critique proposée dans la Logica est cependant plus fondamentale, car elle s’adresse à toute dialectique réelle, et donc nécessairement à la dialectique de l’histoire, tout en se réclamant de Marx."
"Dans le monde réel (nature et société), on ne trouve que des oppositions réelles et aucune « contradiction dialectique » : le « principe de non-contradiction » d’Aristote prévaut. Le processus de la connaissance et de la recherche scientifique parcourt un circuit qui part de l’instance de la matière, du donné concret, pour aller vers l’instance de la raison, vers l’abstrait. A ce niveau sont élaborées des « hypothèses » qu’il s’agit ensuite de vérifier par l’« expérimentation », par le retour au concret. Ce critère de la pratique valide, vérifie l’hypothèse, la transformant éventuellement en loi. On a donc affaire à un « cercle méthodologique » matière-raison que l’on désignera plus loin comme le « cercle concret-abstrait-concret »."
"Pour souligner l’originalité du marxisme par rapport aux formes de l’« idéalisme » qui recourent aux « hypostases », et par rapport aux formes du « positivisme » (Bacon, Comte...) qui idôlatrent les « faits » et se méfient des « hypothèses », Della Volpe propose de le définir comme un « galiléisme moral ». L’auteur du Capital jouerait ainsi le rôle d’un Galilée dans le domaine des « sciences morales » c’est-à-dire sociales. Le cercle matière-raison ou « concret-abstrait-concret », symbolise le principe de toute loi scientifique, aussi bien physique, comme la loi de la pesanteur, qu’économique comme la loi de la valeur. Ainsi, on doit nécessairement conclure qu’« (...) il n’y a qu’une science parce qu’il n’y a qu’une méthode, c’est-à-dire une logique : la logique matérialiste de la science expérimentale galiléenne ou moderne" [Logica]."
"L’approche de Della Volpe se veut radicalement anti-hégélienne."
"Notre philosophe offre une interprétation aristotélicienne de la dialectique, réduite à deux « instances », dont les catégories centrales sont la « déduction » et l’« induction ». Il s’oppose à toute la tradition marxiste en affirmant que la dialectique objective n’existe pas, et que dans la réalité on trouve non pas des contradictions dialectiques."
"La Logique comme science positive développe un véritable « discours de la méthode » : Marx proposerait une méthode universelle, valide tant pour les sciences de la nature que pour les sciences sociales et la logique se trouverait unifiée. Pour arriver à cette conclusion extrême, il faut malmener le principe formulé par Marx en 1843, de « la logique spécifique de l’objet spécifique ». Della Volpe affirme un peu hâtivement que ce principe se trouve tout-à-fait respecté dans son interprétation, car il doit être renvoyé à la conception expérimentale. La séparation opérée entre la méthode, unique et les « techniques », variables selon les disciplines apparaît un peu simpliste."
"Tout en admettant que chez Marx l’ordre logique prime sur l’ordre historique, Della Volpe attache une importance capitale à l’idée d’une inversion des deux ordres en mobilisant abusivement tout à la fois le passage de l’« Introduction » concernant le capital et la rente foncière, et celui envisageant l’« économie bourgeoise » comme une « clé » pour l’étude des économies antérieures. Cette thèse, exprimée d’une manière aussi absolue, est difficilement soutenable en particulier à la lumière des remaniements de plans successifs introduits par Marx à partir de 1857, pour son œuvre économique. On peut rappeler qu’un débat sur cette question s’est instauré en 1965 avec Louis Althusser. Le philosophe français, dans Lire le Capital (1965), critique fortement la démarche dellavolpienne en affirmant qu’il n’existe chez Marx aucun « rapport de mise en correspondance » (directe ou inverse) entre les deux ordres, en raison de la distinction radicale entre l’objet réel et l’objet de la connaissance ; le terme « inverse » est utilisé dans l’« Introduction de 1857 » seulement de manière « analogique » et ne possède aucune « rigueur théorique ». Le philosophe italien et ses disciples tombent ici dans une « forme supérieure d’empirisme historiciste ». Della Volpe riposte en réaffirmant le bien-fondé de sa thèse dans le recueil Critica dell’ ideologia contemporanea, publié en 1967.
D’une manière générale, il apparaît que la lecture dellavolpienne traite de manière beaucoup trop sommaire les rapports entre Marx et l’« économie politique bourgeoise ». Cette dernière se servirait depuis sa naissance jusqu’au XIXe siècle d’une dialectique « a priori », idéaliste, calquée sur le modèle hégélien. D’emblée, le rapport entre Marx et les économistes est posé en termes de rupture radicale."
"Lucio Colletti rédige entre 1958 et 1980 ses principales études sur Marx [...] Quelle est la situation de l’Italie durant cette période ? Le « miracle » économique s’achève après le « boom » de 1958-1963, et la crise de 1963, résorbée par une politique de « stop and go », marque un tournant irréversible. L’ère politique du « Centre-gauche » débute à cette époque avec l’entrée des socialistes dans le gouvernement Fanfani. Le régime nationalise l’industrie électrique, met en place une « programmation » économique et plus tard, en 1968, une réforme régionale. La concentration industrielle s’accélère, par exemple, avec, en 1966, la fusion de l’Edison avec la Montecatini, pour former la Montedison, contrôlée par l’Ε.Ν.Ι. Les luttes ouvrières s’intensifient à partir de 1968 et culminent avec l’« automne chaud » de 1969 ; l’unité syndicale se réalise, en particulier dans la métallurgie. La loi du 14 mai 1970 instaure de nouveaux rapports entre le patronat et les travailleurs ; un vaste mouvement de conseils de délégués se met en place dans les grandes entreprises. A partir de 1963, l’économie italienne, qui souffre d’une inflation forte et persistante, se laisse distancer par ses partenaires du Marché commun. Elle va subir les effets d’une grave crise sociale et ceux de la crise mondiale qui s’installe à partir de 1974. Le « Centre-gauche » prend fin en 1972 et la Démocratie chrétienne gouverne à nouveau. Le régime politique instable devra affronter durant de longues années des vagues de terrorisme d’extrême-droite et d’extrême-gauche. A partir de 1973, le Parti communiste italien dirigé par Enrico Berlinguer s’efforce de préparer, mais sans succès, un « compromis historique » avec la Démocratie chrétienne.
Né à Rome en 1924, Lucio Colletti accomplit ses études secondaires classiques dans sa ville natale durant la seconde guerre mondiale ; il est l’élève en philosophie de Pilo Albertelli. Vers 1945, il s’inscrit à là Faculté des Lettres de Rome. Etudiant en philosophie, sa formation repose sur le « néo-idéalisme » (Gentile et Croce) encore prédominant. En 1949, il soutient une thèse sur la logique de Benedetto Croce, où il se place sur des positions critiques vis-à-vis du grand penseur italien. Toutefois, il se détache rapidement de cette matrice culturelle, qui est aussi celle d’Antonio Gramsci et de Galvano Della Volpe. Il adhère au marxisme vers 1950, en particulier sur la base de textes de Lénine. La même année il entre au Parti communiste italien. Ses premiers articles paraissent dans la revue théorique du parti « Sociétà » sous le pseudonyme de G. Cherubini. Par exemple, dans « Strumentalismo e materialismo dialettico » (1952), il se livre à une critique du pragmatisme dans la version du philosophe américain alors très en vogue en Italie, John Dewey. A l’époque, il travaille au Ministère de l’éducation nationale. En 1953, il fait paraître une édition du livre de Joseph Dietzgen, L’essence du travail intellectuel humain (1869) dont Engels disait qu’il avait redécouvert la « dialectique matérialiste » indépendamment de Marx, puis en 1954, la première traduction italienne de l’« Introduction à la critique de l’économie politique » (1857). L’intérêt manifesté pour ce dernier texte n’est pas fortuit. A partir de 1954, en effet, il commence à s’intéresser aux travaux de Galvano Della Volpe, en particulier à la Logica corne scienza positiva (1950). Il va devenir l’un des principaux disciples de ce philosophe qui le persuade de se lancer dans la carrière universitaire. En 1957, il entre avec Della Volpe et Giulio Pietranera au comité de rédaction de la revue Società. Les travaux majeurs de sa période « dellavolpienne » paraissent à partir de 1958. La première étude importante est un long essai introductif à l’édition italienne des Cahiers Philosophiques de V.I. Lénine, qui formera en 1969 la première partie du livre Il marxismo e Hegel. Une communication à un séminaire de l’Institut Gramsci sur le thème « Marxisme et sociologie », en avril 1959, complète utilement ce travail, « Il marxismo corne sociologia », publié dans Società. En 1961, il rédige une préface pour l’édition italienne du livre du philosophe soviétique non « orthodoxe » E.V. Il’enkov, La dialectique de l’abstrait et du concret dans le « Capital » de Marx : « Dialettica scientifica e teoria del valore ». A cette époque, il est professeur de philosophie théorique à l’université de Rome ; de 1960 à 1964, il enseignera également à l’Université de Messine auprès de Galvano Della Volpe. Après 1962, Lucio Colletti interrompt ses travaux théoriques durant environ cinq ans. Il quitte le Parti communiste en 1964, déçu par l’absence de renouvellement et de déstalinisation, à la suite du XXe Congrès du P.C.U.S. Il dirige ensuite, de 1966 à 1967, la revue La Sinistra, animée par des militants du Parti socialiste d’unité prolétarienne, fondé par des socialistes en désaccord avec la participation au gouvernement de « Centre-gauche » avec la Démocratie chrétienne. La Sinistra, expression de la « nouvelle gauche », vise à la « restauration et au développement du marxisme », et entretient des rapports critiques avec le Parti communiste. Il reprend ses recherches sur Marx à partir de 1967, et rédige un long essai introductif pour la réédition du livre d’Edouard Bernstein, Les présupposés du socialisme (1899), « Bernstein e il marxismo della Seconda Internazionale », dans lequel il réexamine la théorie de la valeur comme théorie de l’aliénation et du fétichisme. L’année suivante, il rédige un important travail sur le marxisme et Hegel, publié en 1969 conjointement avec l’Introduction aux Cahiers Philosophiques de Lénine (1958). Il y réapprofondit la critique du « matérialisme dialectique » chez Friedrich Engels. Il collabore à la revue lancée en 1969 par des communistes en désaccord avec la ligne officielle, Il Manifesto, avec l’article « Il marxismo : scienza o rivoluzione ? » (juillet 1969), mais ce rapprochement prendra fin en 1971. En 1969-1970, Lucio Colletti se trouve en rapport étroit de travail avec l’économiste Claudio Napolêoni qui va rapidement subir l’influence de sa relecture de la théorie de la valeur (voir chapitre 5). Ils publient ensemble en 1970 l’anthologie Il futuro del capitalismo - Crollo e sviluppo, pour laquelle chacun rédige un texte introductif. Notre philosophe choisit de traiter l’analyse des perspectives du capitalisme chez les théoriciens marxistes allemands à l’époque de la Seconde Internationale, et de la controverse sur l’« effondrement » du système. Il pose pour la première fois le problème de la conciliation entre « Marx économiste » et « Marx critique de l’économie politique ». De 1970 à 1974, il interrompt à nouveau ses recherches sur Marx. Ces années sont mises à profit pour étudier l’épistémologie à partir de travaux du « Cercle de Vienne », l’« empirisme logique », le « néopositivisme ». Il lit les œuvres de Rudolf Carnap et de Karl. R. Popper, mais s’intéresse également au « positivisme logique » polonais, représenté par Kazimierz Ajdukiewicz et Alfred Tarski. En avril 1974, il accorde un entretien au directeur de la New Left Review de Londres, Perry Anderson, l’« Intervista politico-filosofica ». Dans ce long document qui retrace son itinéraire intellectuel et politique, il déclare que la conciliation entre « Marx économiste » et « Marx philosophe » lui paraît de plus en plus problématique ; il affirme que le « marxisme est aujourd’hui en crise ». Cette thèse va rapidement susciter de nombreuses discussions en Italie, mais aussi à l’étranger. Il expose sa critique de Marx comme dialecticien dans l’essai Marxismo e dialettica, publié en 1975 à la suite de l’« Intervista ». Sa rupture avec Marx se trouve resituée dans une perspective plus large dans deux études rédigées en 1975 et en 1977. La première, l’article « Marxismo », réédité ensuite sous le titre « Il marxismo del XX secolo » est destinée à l’Enciclopedia del Novecento ; la seconde, un autre article « Marxismo », réédité ensuite sous le titre « Il marxismo europeo del secondo dopoguerra », est incluse dans les Appendices de la nouvelle version de l’Enciclopedia Treccani qui a acquis sa célébrité dans les années Trente sous le fascisme. Ces deux études reprennent la critique déjà ancienne du « matérialisme dialectique », et intègrent les perspectives nouvelles sur les « deux Marx » à travers un panorama du marxisme « oriental » et « occidental ». Lucio Colletti ne livre pas à cette occasion de réflexions approfondies sur l’apport d’Antonio Gramsci. Il se contente d’affirmer que les Cahiers de prison, sous l’influence de la critique hégélienne, expriment les préoccupations de la « réaction idéaliste contre la science », et que Gramsci « en philosophie a peu ou rien à dire ». A partir de 1976, il collabore régulièrement à l’hebdomadaire L’Espresso. Pour ce journal, il rédige plusieurs articles sur le thème « marxisme et science ». On peut citer notamment l’étude publiée en décembre 1978, « Marxismo e non-contraddizione » qui répond à quelques critiques que lui a valu son essai Marxismo e dialettica. En 1978, il intervient dans le débat en cours sur la théorie marxiste de la valeur par une contribution au colloque organisé par l’université de Modène, qui analyse de manière critique les thèses des « sraffiens » Pierangelo Garregnani, Marco Lippi et Fernando Vianello, « Valore e dialettica in Marx », publiée dans Rinascita.
En 1979, il réunit ses études des années 1975-1978 dans le volume Tra marxismo e no. L’année suivante, il reprend et enrichit sa critique de la dialectique marxiste dans une longue communication au colloque de la Faculté des Lettres de l’université de Padoue, consacré au thème de la « contradiction », en mai. Ce texte, « Contraddizione dialettica e non-contraddizione », dédié « à la mémoire de G. Della Volpe », sera réédité dans un nouveau recueil paru en 1983, Tramonto dell’ ideologia, traduit en français sous le titre significatif, Le déclin du marxisme.
[...]
Lucio Colletti s’intéresse à une question qui ne fait pas l’objet de développements dans les écrits de Galvano Della Volpe, mais seulement de remarques allusives, la dialectique chez Engels. On sait que Rodolfo Mondolfo s’est livré en Italie à un premier examen détaillé et critique dans son livre Il materialismo storico in Federico Engels (1912). Toutefois, le disciple de Della Volpe ne va pas reprendre le débat sur ces bases, qu’il jugerait sans doute trop marquées par le climat de l’idéalisme, et les conceptions de Benedetto Croce et de Giovanni Gentile. Il semble plutôt vouloir développer les quelques remarques critiques de son maître dans l’essai Marx e il segreto di Hegel (1947), au sujet de la dialectique chez Engels49. De plus, il se déclare encouragé par les passages des Cahiers de prison de Gramsci qui mettent en garde contre une confusion entre l’œuvre d’Engels et celle de Marx, et soulignent que l’Anti-Dühring contient des erreurs que l’on retrouve dans le Manuel de Boukharine, comme par exemple, la recherche de la « loi dialectique cosmique »50. Colletti affronte la question des rapports Hegel-Marx et de la dialectique, tout en se livrant à une critique de l’interprétation engelsienne."
-Jean-Pierre Potier, Lectures italiennes de Marx, Presses universitaires de Lyon, 1986 (Publication sur OpenEdition Books : 05 novembre 2019), 504 pages: https://books.openedition.org/pul/15234