"Si l’on peut parler d’« individuation » vitale et d’« individuation » psychosociale, l’opération d’individuation n’est pas la même dans les deux cas." (p.7)
"Le projet global de Simondon dans ILFI est de constituer une philosophie de la nature qui parvienne à rendre compte, à partir d’une même logique, des différents « plans » physique, biologique, psychique et social qui se manifestent dans la nature. Les sciences modernes se sont parcellisées pour parvenir à rendre compte de ces différents niveaux : physique, biologie, psychologie et sociologie sont des sciences régionales qui instituent paradoxalement ces différents plans de la réalité comme des champs séparés. Or, comment rendre compte de ce qui relie ces différents plans ?" (p.8 )
"Le principe d’individuation, dans la pensée scolastique, est ce qui confère une singularité d’existence à un individu, c’est-à-dire ce qui différencie cet individu des autres individus de son espèce. Pour les philosophes médiévaux qui se sont intéressés à cette question, comme Thomas d’Aquin ou Duns Scot, il s’agit d’expliquer ce qui est au principe de la forme singulière de chaque individu. Simondon critique ce mode d’interrogation ancien de l’individuation en insistant sur le fait qu’il n’y a justement pas de principe d’individuation, au sens d’un principe substantiel, premier, qui expliquerait l’individualisation de chaque individu. Pour lui, il n’y a pas de principe d’individuation, car l’individuation est d’abord un processus sans préalable substantiel [...]
Ce qui est premier n’est pas un « principe « clairement identifiable, mais une opération d’où provient la singularité de l’individu. Pour résumer, Simondon nous met en garde contre deux erreurs habitant l’approche classique de l’individuation :
- Tout d’abord, le fait de penser l’individuation à partir d’un premier principe qui postule implicitement l’existence d’un premier terme individué afin de rendre compte de l’individualité de l’individu. Il s’agit d’une pétition de principe, présupposant ce que l’on est censé rechercher et expliquer - Ensuite, le fait de penser l’individu comme la phase finale du processus d’individuation, ce qui mettrait fin à ce processus même d’individuation. Pour Simondon, au contraire, l’individuation ne s’arrête pas à l’individu. L’individu vivant n’est pas simplement le résultat d’un processus d’individuation, il est lui-même un « théâtre d’individuation », il est le centre actif d’une opération d’individuation qui se continue avec lui." (pp.9-10)
"L’interrogation sur l’être ne doit pas être une « ontologie » (qui suppose l’être comme donné), mais plutôt une « ontogenèse ». On désigne classiquement par « ontologie » l’interrogation qui porte sur la question de « l’être » et sa signification. Cependant, en posant d’emblée la question ontologique, on fait comme si l’être était donné et qu’il ne restait alors plus qu’à le penser. Pour Simondon, la tradition philosophique allant d’Aristote à Kant se caractérise par une forme d’« oubli de l’être », car elle assimile « l’être en tant qu’il est » à « l’être en tant qu’il est individué », or l’être ne peut se définir à partir de l’individu constitué, mais en suivant le processus d’individuation par lequel se construit l’individu." (pp.10-11)
"Simondon distingue la « relation » du simple « rapport ». Il parle de « rapport » pour indiquer le lien qui se crée entre deux êtres préalables. Par exemple, on peut parler d’un rapport de propriété pour indiquer la relation qu’entretient un individu humain avec un bien matériel. Selon cette logique, les termes de la relation sont déjà donnés (il y a déjà un individu et une marchandise) et le rapport de propriété se constitue dans un second temps. Au contraire, Simondon parle de « relation » au sens fort lorsque la relation est première et qu’elle constitue ses termes. Pour donner un exemple intuitif de cette primauté de la relation, on peut penser à l’amitié. Dans la relation d’amitié, il n’y a pas d’abord des ami.es qui, ensuite, entrent en « rapport » : c’est la relation d’amitié qui est première, c’est elle qui me crée comme « ami.e ». La relation est productrice de ses termes. Simondon parle ainsi de « réalisme des relations » pour rendre compte de ce primat ontologique de la relation. Contre une pensée substantialiste qui pose d’abord l’existence d’entités données pour, ensuite, penser leur mise en relation, Simondon part de la proposition inverse : ce qui caractérise le réel, c’est d’abord un ensemble de relations productrices d’individuations." (pp.11-12)
"La voie substantialiste peut être parfaitement représentée par les atomistes grecs, comme Démocrite ou Épicure, dans le sens où cette pensée postule l’existence de l’atome comme principe « inengendré » premier permettant d’engendrer tous les événements du monde. Comme on l’a vu précédemment, Simondon refuse de poser un principe substantiel premier pour expliquer les phénomènes du monde, car ce postulat opère une pétition de principe : elle se donne le principe qu’elle est censée expliquer." (p.14)
"Chez Aristote, la substance peut s’entendre de trois manières : comme matière (hylé), comme forme (eidos) et comme composé de matière et de forme (sunolon), or, le réel, pour Aristote, est toujours constitué de sunolon (il n’existe pas de forme, d’idée à l’état séparé, c’est ce qui le sépare de Platon). N’importe quel être – un chat, un arbre ou une cuillère – est toujours le composé d’une matière et d’une forme. Pour donner un exemple simple : une cabane peut être comprise comme la réunion d’une certaine « matière » (du bois) agencée selon une certaine « forme », celle qui correspond à l’idée ou à l’« essence » de la cabane comme abri. De la même manière, un être vivant comme un arbre peut être pensé comme l’union d’une matière organique et d’une forme, à savoir l’essence de l’arbre en question.
Si le progrès de l’hylémorphisme sur le substantialisme est de penser l’individuation comme « prise de forme », il reconduit cependant le même problème. Le problème de l’hylémorphisme, c’est qu’il n’explique pas le processus de prise de forme d’un individu, car il se donne finalement, lui aussi, le principe qui lui permet de rendre compte de l’individu : le concept de « forme » est une réalité déjà individuée, l’individu est présupposé. Cette union d’une matière sans forme et d’une forme sans matière ne peut expliquer la genèse effective de cette entité, parce qu’elle présuppose encore une fois, en tant que principe d’individuation, l’individu dont il s’agit de rendre compte." (p.15)
"Pour Simondon, la distinction que fait Kant entre l’a priori et l’a posteriori, est un retentissement du schème hylémorphique dans la théorie de la connaissance. Rappelons que Kant, dans la Critique de la raison pure, insiste sur l’existence de concepts et d’intuitions qui sont a priori, c’est-à-dire qui existent avant toute expérience possible : ce sont des concepts et des intuitions qui ne sont pas empiriques, elles font partie de la forme même de notre raison. Ce ne sont pas pour autant des concepts transcendants, comme l’idée de Dieu ou l’idée d’infini : ce sont des concepts et des intuitions qui rendent possibles l’expérience d’un phénomène. Ils permettent de donner forme au phénomène dont je fais l’expérience, et donc à la connaissance de ce phénomène. Par exemple des intuitions comme l’espace et le temps ne sont pas des phénomènes a posteriori dont je peux faire l’expérience, ce sont deux intuitions a priori qui rendent possible l’expérience que je peux faire d’un phénomène. Pour le dire autrement, je reçois des data sensibles par ma faculté sensible et mon intuition a priori va spatiotemporaliser ces data sous la forme ordonné d’un phénomène. De même, les concepts purs de l’entendement comme les concepts de « causalité », de « continuité » ou de « négation » ne sont pas d’abord des concepts empiriques, mais des catégories logiques a priori qui fondent et qui rendent possible l’expérience d’un phénomène. Pour Simondon, l’ordonnancement de l’a priori (ce qui est avant l’expérience) à l’a posteriori (ce qui dérive de l’expérience) est conçu comme la « forme » et la « matière » de la connaissance : les intuitions et les concepts a priori viennent mettre en forme les data sensibles pour produire un phénomène connaissable." (p.16)
"En ce sens, la prise de forme d’une brique pensée comme rencontre entre une forme sans matière (la forme géométrique du moule) et une matière sans forme (l’argile) correspondrait à une compréhension hylémorphique. Or, Simondon va insister sur le fait que cette analyse technique de la prise de forme est incomplète, et donc fausse, car elle manque le dynamisme réel de la prise de forme de la brique. Penser la brique comme l’union d’une forme et d’une matière, c’est penser la brique telle qu’elle est déjà faite, déjà là. Au contraire, pour penser sa prise de forme réelle, sa genèse, il faudrait pouvoir se placer « dans le moule » lui-même, afin d’observer comment une énergie se trouve transmise à l’argile qui se déploie dans le moule, comment celle-ci se trouve arrêtée par les bords de celui-ci et comment les macromolécules de l’argile se transforment par cuisson dans le four.
Simondon insiste sur le fait que les notions de « forme » et de « matière » ne sont que des produits de ce processus dynamique, qui est initialement énergétique : ce sont des termes que l’on déduit, a posteriori, une fois la brique terminée. Ainsi, dans ce processus, une forme sans matière et une matière sans forme n’existent pas, car :
- La forme parallélépipédique du moule n’existe que parce que celui-ci est fait d’une matière lui assurant une rigidité et une résistance à la chaleur. Sa forme géométrique est donc intrinsèquement matérielle : « Le moule limite et stabilise plutôt qu’il n’impose une forme : il donne la fin de la déformation, l’achève en l’interrompant selon un contour défini : il module l’ensemble des filets déjà formés. »
- La matière qu’est l’argile brute n’est en rien une matière sans forme puisqu’au niveau microstructural, elle est constituée de macromolécules de propriété colloïdale, assurant à l’ensemble sa plasticité : « l’argile n’est pas seulement passivement déformable : elle est activement plastique, parce qu’elle est colloïdale ; sa faculté de recevoir une forme ne se distingue pas de celle de la garder, parce que recevoir et garder ne font qu’un : subir une déformation sans fissure et avec cohérence des chaînes moléculaires. » Par ailleurs, la matière argile préparée intègre encore plus de propriétés formelles puisqu’elle présente des caractéristiques particulières du fait de l’égale distribution de ses molécules. Toute matière possède des formes implicites. Par exemple, le bois n’est pas une matière amorphe, isotrope, il possède, au contraire, une forme implicite de par la topologie de ses fibres.
Une brique n’est donc pas le simple produit de l’union abstraite entre une matière sans forme (l’argile) et d’une forme sans matière (la géométrie d’un moule) : l’individuation d’une
brique implique une opération de prise de forme résultant d’un dynamisme énergétique faisant communiquer une matière qui présente déjà une forme et d’une forme qui présente déjà des propriétés matérielles particulières : « dans l’opération technique qui donne naissance à un objet ayant forme et matière, comme une brique d’argile, le dynamisme réel de l’opération est fort éloigné de pouvoir être représenté par le couple forme-matière. »." (pp.16-17)
"Le schème hylémorphique incarne d’abord la logique d’un rapport social de domination : la « forme » met en forme la « matière », comme « l’homme libre » commande à « l’esclave »." (p.19)
"Qu’est-ce qui rend nécessaire l’hypothèse d’un tel niveau de réalité ? C’est le fait que si une individuation se forme, il est nécessaire de supposer un potentiel qui la rend possible." (p.21)
"Pour Simondon, le seul être est le devenir. Cependant, le devenir ne se donne à percevoir que dans un processus d’individuation. C’est parce que l’être après le processus d’individuation n’a pas la même teneur que l’être avant ce processus, que nous pouvons saisir le sens et la direction même du devenir. Le devenir est le mouvement qui résout des tensions présentes au niveau préindividuel ; le devenir surgit de la réalité préindividuelle elle-même, celle-ci ne pouvant donc pas être placée dans le flux du temps, puisque c’est le temps lui-même, comme devenir, qui en surgit. Ce n’est donc jamais l’individu qui devient, mais le devenir qui secrète des blocs d’espaces-temps relatifs à des individus physiques, vitaux ou psychosociaux. Le devenir est donc une actualisation du préindividuel, pensé comme potentiel réel, selon des lignes d’invention où rien n’est jamais préfiguré. En ce sens, le temps de Simondon n’est pas une réalité primitive dont serait issu le sujet empirique et l’expérience que celui-ci peut faire du monde. Le temps est lui-même un produit de la réalité préindividuelle." (p.26)
"Le psychique n’existe donc pas comme réalité séparée, n’étant qu’une « voie transitoire » vers le collectif. Simondon rend ainsi transitoire ce que la pensée moderne depuis Descartes et Kant avait constitué comme stabilité et fondement : le sujet individuel existe, mais il n’est qu’une transition amenée à se résoudre dans un collectif." (p.60)
"La conscience de soi, chez Simondon, n’a rien d’une adéquation avec soi-même (comme chez Descartes par exemple), elle crée au contraire une tension dans l’individu. Elle se présente comme une épreuve qui doit se résoudre par un dépassement de l’individu dans la communauté transindividuelle : l’individu s’apparaît comme problème posé à lui-même à
travers l’affectivité. Celle-ci indique à l’individu qu’il ne consiste pas en lui-même, situation faisant naître l’expérience de l’angoisse : l’angoisse désigne ici l’épreuve directe d’une
affectivité vécue par l’individu sur le mode de l’excès et du débordement. Elle doit se comprendre comme l’impossibilité pour l’individu de résoudre par lui-même tous les problèmes qui existent pour lui et en lui. L’individu est livré à lui-même, et l’impossibilité à laquelle il se trouve confronté ne trouve de solution que s’il peut être engagé dans une réalité plus qu’individuelle." (p.61)
"C’est l’épreuve de la richesse du monde – et de l’expérience possible que je pourrais en faire – sans pour autant engager une véritable individuation de ma part qui est angoissante." (p.62)
"Pour Simondon, l’apparition du transindividuel correspond donc à un nouveau mode d’individuation : ce régime rompt avec l’individuation vitale parce que l’individu vivant en vient à se prolonger et se dépasser : dans cette nouvelle forme d’individuation indissociablement psychique et sociale, le « collectif réel » n’est ni la simple réunion de psychismes individuels déjà donnés, ni le « social pur » des insectes : c’est un devenir social qui s’individue à fois dans chaque sujet psychique singulier et dans une « unité collective » – le « je » et le « nous » s’individue d’un même mouvement." (p.64)
"Psychologisme et sociologisme se présentent finalement comme deux formes de substantialismes, cherchant à expliquer le processus d’individuation psychosocial uniquement par l'un de ses éléments (l'être l'individué ou la société constituée). Le régime transindividuel se présente au contraire comme la zone opérationnelle, relationnelle et centrale que masquent ces cas-limites que sont la « société » et l’« individu » (individué)." (p.65)
"Alors que le milieu associé est un coproduit de l’individuation vitale (au même titre que l’individu), le « milieu » social apparaît comme une entité propre à laquelle participe l’individu : il y a individuation à la fois du groupe social et de chaque individu : « Le collectif n’est pas un milieu pour l’individu, mais un ensemble de participations dans lequel il entre par cette seconde individuation qu’est le choix, et qui s’exprime sous forme de réalité transindividuelle". En ce sens, le transindividuel désigne une structuration non biologique des individualités, un échange d’information, une résonance de signification entre individualités à un autre niveau, qui n’est plus celui de l’espèce. Cette résonance se place au plan affectivo-émotif :
"Si l’on peut parler en un certain sens de l’individualité d’un groupe ou de celle d’un peuple, ce n’est pas en vertu d’une communauté d’action, trop discontinue pour être une base solide, ni d’une identité de représentations conscientes, trop larges et trop continues pour permettre la ségrégation des groupes ; c’est au niveau des thèmes affectivo-émotifs, mixtes de représentation et d’action, que se constituent les groupements collectifs."
Ce n’est ni en cherchant à agir ensemble dans le but de transformer la nature ni en partageant de simples contenus de conscience abstraits que les vivants humains sont entrés dans un nouveau régime d’individuation, par-delà l’individuation vitale. Le transindividuel apparaît ainsi comme ce qui fait communiquer non pas l’individu et la société, mais une relation intérieure a l’individu (cette tension, ce déphasage qui le caractérise) et une relation extérieure à l’individu (celle qui définit le collectif) comme nous allons à présent l’expliquer." (p.66)
"Le fait d’être passionné par l’histoire de la philosophie, par exemple, entraîne pour un individu de partager cet affect avec un ensemble d’autres personnes – qu’il ne connaît pas forcément – ; cet affect appartient à la fois à chaque individualité, mais il traverse en même temps ces individualités pour constituer une forme de communauté affective, de groupe d’intériorité. Dans l’in-group, les individus sont reliées entre eux par la zone de préindividualité qu’ils portent en eux-mêmes, c’est-à-dire par leur potentiel de devenir (devenir « historien de la philosophie » par exemple). Dans un groupe d’intériorité, un autre individu est ainsi rencontré comme véritable « sujet ». Pour Simondon, le sujet se définit comme un individu présentant une part individué (ce qu’il est, ce que son histoire l’a fait être) et une part préindividuelle (qui maintient cet individu en devenir, en transformation, en genèse).
Simondon donne ainsi l’exemple des groupes fondés sur des croyances partagées. Au groupe d’intériorité il faut alors opposer les groupes d’extériorité – out-groups – c’est-à-dire les groupes qui ne partagent pas cette croyance et la relation de participation affectivo-émotive qui la caractérise. Pour le croyant, l’ensemble des personnes qui présentent des croyances différentes ne sont pas rencontrées comme des sujets à part entière, mais plutôt comme des êtres individués dont la réalité se résume aux rôles sociaux qu’ils incarnent. En ce sens, tout groupe d’intériorité apparaît comme un groupe d’extériorité pour un autre groupe d’intériorité.
Cependant, il ne faut pas voir l’in-group comme un groupe fermé sur lui-même. Au contraire, il est un pouvoir d’ouverture de l’individu de groupe à ce qui n’est pas lui. L’in-group est une démarche qui anime dans un individu quelque chose qui le dépasse (que ce soit une croyance, une langue, un art ou n’importe quel autre trait culturel). L’individu ne se contente pas d’adhérer à des contenus figés, il est au contraire une mise en commun des charges préindividuelles de chacun, intensifiant le désir d’établir avec celui qui n’appartient pas au groupe d’intériorité, à celle qui n’adhère pas aux mêmes affects, une relation reposant sur la découverte de significations partageables, et donc universalisables. Ce qui circule dans un groupe d’intériorité et qui est de l’ordre du transindividuel n’a rien à avoir avec un sentiment d’appartenance." (pp.67-68)
"Le groupe d’intériorité peut également se dilater jusqu’à inclure toute la sphère du vivant. Simondon donne l’exemple de François d’Assise pour qui le groupe de participation affectivo-émotive est coextensif à la fois à l’ensemble de l’humanité, mais également à l’ensemble des animaux. Entre ces deux cas extrêmes, il existe toute une possibilité de groupes de taille plus ou moins grande. Le « transindividuel » ne désigne donc pas le social dans toute son extension, mais le groupe concerné par l’individuation considérée (sauf dans le cas extrême illustré par François d’Assise où le transindividuel et le social se confondent)." (p.69)
"Lorsque l’autre n’est plus rencontré depuis sa simple fonction ou rôle social, il peut devenir ce qui me met en question." (p.70)
"Un sujet se présente finalement comme un système polyphasé présentant trois phases : une phase préindividuelle, une phase individuée et une phase transindividuelle qui le met en relation d’individuation avec d’autres sujets. Le transindividuel est, en fin de compte, le nom du préindividuel en tant qu’il est mis en commun. C’est donc précisément en tant que les individus assument cette présence en eux d’une nature dépourvue de structuration individuée que ceux-ci peuvent être dits sujets. Plus encore, un sujet n’existe en tant que tel que s’il est en tension vers le collectif, que s’il assume son incapacité à résoudre seul le problème qu’il est pour lui-même. Le sujet est par conséquent l’épreuve d’un préindividuel à même de devenir transindividuel dès lors qu’il se trouve associé à des réalités instructurées du même ordre portées par d’autres individus." (p.71)
-Vincent Beaubois, "Gilbert Simondon: une philosophie de l'individuation", Cours magistral à l'université Paris X Nanterre, 2020-2021, 77 pages.
"Le projet global de Simondon dans ILFI est de constituer une philosophie de la nature qui parvienne à rendre compte, à partir d’une même logique, des différents « plans » physique, biologique, psychique et social qui se manifestent dans la nature. Les sciences modernes se sont parcellisées pour parvenir à rendre compte de ces différents niveaux : physique, biologie, psychologie et sociologie sont des sciences régionales qui instituent paradoxalement ces différents plans de la réalité comme des champs séparés. Or, comment rendre compte de ce qui relie ces différents plans ?" (p.8 )
"Le principe d’individuation, dans la pensée scolastique, est ce qui confère une singularité d’existence à un individu, c’est-à-dire ce qui différencie cet individu des autres individus de son espèce. Pour les philosophes médiévaux qui se sont intéressés à cette question, comme Thomas d’Aquin ou Duns Scot, il s’agit d’expliquer ce qui est au principe de la forme singulière de chaque individu. Simondon critique ce mode d’interrogation ancien de l’individuation en insistant sur le fait qu’il n’y a justement pas de principe d’individuation, au sens d’un principe substantiel, premier, qui expliquerait l’individualisation de chaque individu. Pour lui, il n’y a pas de principe d’individuation, car l’individuation est d’abord un processus sans préalable substantiel [...]
Ce qui est premier n’est pas un « principe « clairement identifiable, mais une opération d’où provient la singularité de l’individu. Pour résumer, Simondon nous met en garde contre deux erreurs habitant l’approche classique de l’individuation :
- Tout d’abord, le fait de penser l’individuation à partir d’un premier principe qui postule implicitement l’existence d’un premier terme individué afin de rendre compte de l’individualité de l’individu. Il s’agit d’une pétition de principe, présupposant ce que l’on est censé rechercher et expliquer - Ensuite, le fait de penser l’individu comme la phase finale du processus d’individuation, ce qui mettrait fin à ce processus même d’individuation. Pour Simondon, au contraire, l’individuation ne s’arrête pas à l’individu. L’individu vivant n’est pas simplement le résultat d’un processus d’individuation, il est lui-même un « théâtre d’individuation », il est le centre actif d’une opération d’individuation qui se continue avec lui." (pp.9-10)
"L’interrogation sur l’être ne doit pas être une « ontologie » (qui suppose l’être comme donné), mais plutôt une « ontogenèse ». On désigne classiquement par « ontologie » l’interrogation qui porte sur la question de « l’être » et sa signification. Cependant, en posant d’emblée la question ontologique, on fait comme si l’être était donné et qu’il ne restait alors plus qu’à le penser. Pour Simondon, la tradition philosophique allant d’Aristote à Kant se caractérise par une forme d’« oubli de l’être », car elle assimile « l’être en tant qu’il est » à « l’être en tant qu’il est individué », or l’être ne peut se définir à partir de l’individu constitué, mais en suivant le processus d’individuation par lequel se construit l’individu." (pp.10-11)
"Simondon distingue la « relation » du simple « rapport ». Il parle de « rapport » pour indiquer le lien qui se crée entre deux êtres préalables. Par exemple, on peut parler d’un rapport de propriété pour indiquer la relation qu’entretient un individu humain avec un bien matériel. Selon cette logique, les termes de la relation sont déjà donnés (il y a déjà un individu et une marchandise) et le rapport de propriété se constitue dans un second temps. Au contraire, Simondon parle de « relation » au sens fort lorsque la relation est première et qu’elle constitue ses termes. Pour donner un exemple intuitif de cette primauté de la relation, on peut penser à l’amitié. Dans la relation d’amitié, il n’y a pas d’abord des ami.es qui, ensuite, entrent en « rapport » : c’est la relation d’amitié qui est première, c’est elle qui me crée comme « ami.e ». La relation est productrice de ses termes. Simondon parle ainsi de « réalisme des relations » pour rendre compte de ce primat ontologique de la relation. Contre une pensée substantialiste qui pose d’abord l’existence d’entités données pour, ensuite, penser leur mise en relation, Simondon part de la proposition inverse : ce qui caractérise le réel, c’est d’abord un ensemble de relations productrices d’individuations." (pp.11-12)
"La voie substantialiste peut être parfaitement représentée par les atomistes grecs, comme Démocrite ou Épicure, dans le sens où cette pensée postule l’existence de l’atome comme principe « inengendré » premier permettant d’engendrer tous les événements du monde. Comme on l’a vu précédemment, Simondon refuse de poser un principe substantiel premier pour expliquer les phénomènes du monde, car ce postulat opère une pétition de principe : elle se donne le principe qu’elle est censée expliquer." (p.14)
"Chez Aristote, la substance peut s’entendre de trois manières : comme matière (hylé), comme forme (eidos) et comme composé de matière et de forme (sunolon), or, le réel, pour Aristote, est toujours constitué de sunolon (il n’existe pas de forme, d’idée à l’état séparé, c’est ce qui le sépare de Platon). N’importe quel être – un chat, un arbre ou une cuillère – est toujours le composé d’une matière et d’une forme. Pour donner un exemple simple : une cabane peut être comprise comme la réunion d’une certaine « matière » (du bois) agencée selon une certaine « forme », celle qui correspond à l’idée ou à l’« essence » de la cabane comme abri. De la même manière, un être vivant comme un arbre peut être pensé comme l’union d’une matière organique et d’une forme, à savoir l’essence de l’arbre en question.
Si le progrès de l’hylémorphisme sur le substantialisme est de penser l’individuation comme « prise de forme », il reconduit cependant le même problème. Le problème de l’hylémorphisme, c’est qu’il n’explique pas le processus de prise de forme d’un individu, car il se donne finalement, lui aussi, le principe qui lui permet de rendre compte de l’individu : le concept de « forme » est une réalité déjà individuée, l’individu est présupposé. Cette union d’une matière sans forme et d’une forme sans matière ne peut expliquer la genèse effective de cette entité, parce qu’elle présuppose encore une fois, en tant que principe d’individuation, l’individu dont il s’agit de rendre compte." (p.15)
"Pour Simondon, la distinction que fait Kant entre l’a priori et l’a posteriori, est un retentissement du schème hylémorphique dans la théorie de la connaissance. Rappelons que Kant, dans la Critique de la raison pure, insiste sur l’existence de concepts et d’intuitions qui sont a priori, c’est-à-dire qui existent avant toute expérience possible : ce sont des concepts et des intuitions qui ne sont pas empiriques, elles font partie de la forme même de notre raison. Ce ne sont pas pour autant des concepts transcendants, comme l’idée de Dieu ou l’idée d’infini : ce sont des concepts et des intuitions qui rendent possibles l’expérience d’un phénomène. Ils permettent de donner forme au phénomène dont je fais l’expérience, et donc à la connaissance de ce phénomène. Par exemple des intuitions comme l’espace et le temps ne sont pas des phénomènes a posteriori dont je peux faire l’expérience, ce sont deux intuitions a priori qui rendent possible l’expérience que je peux faire d’un phénomène. Pour le dire autrement, je reçois des data sensibles par ma faculté sensible et mon intuition a priori va spatiotemporaliser ces data sous la forme ordonné d’un phénomène. De même, les concepts purs de l’entendement comme les concepts de « causalité », de « continuité » ou de « négation » ne sont pas d’abord des concepts empiriques, mais des catégories logiques a priori qui fondent et qui rendent possible l’expérience d’un phénomène. Pour Simondon, l’ordonnancement de l’a priori (ce qui est avant l’expérience) à l’a posteriori (ce qui dérive de l’expérience) est conçu comme la « forme » et la « matière » de la connaissance : les intuitions et les concepts a priori viennent mettre en forme les data sensibles pour produire un phénomène connaissable." (p.16)
"En ce sens, la prise de forme d’une brique pensée comme rencontre entre une forme sans matière (la forme géométrique du moule) et une matière sans forme (l’argile) correspondrait à une compréhension hylémorphique. Or, Simondon va insister sur le fait que cette analyse technique de la prise de forme est incomplète, et donc fausse, car elle manque le dynamisme réel de la prise de forme de la brique. Penser la brique comme l’union d’une forme et d’une matière, c’est penser la brique telle qu’elle est déjà faite, déjà là. Au contraire, pour penser sa prise de forme réelle, sa genèse, il faudrait pouvoir se placer « dans le moule » lui-même, afin d’observer comment une énergie se trouve transmise à l’argile qui se déploie dans le moule, comment celle-ci se trouve arrêtée par les bords de celui-ci et comment les macromolécules de l’argile se transforment par cuisson dans le four.
Simondon insiste sur le fait que les notions de « forme » et de « matière » ne sont que des produits de ce processus dynamique, qui est initialement énergétique : ce sont des termes que l’on déduit, a posteriori, une fois la brique terminée. Ainsi, dans ce processus, une forme sans matière et une matière sans forme n’existent pas, car :
- La forme parallélépipédique du moule n’existe que parce que celui-ci est fait d’une matière lui assurant une rigidité et une résistance à la chaleur. Sa forme géométrique est donc intrinsèquement matérielle : « Le moule limite et stabilise plutôt qu’il n’impose une forme : il donne la fin de la déformation, l’achève en l’interrompant selon un contour défini : il module l’ensemble des filets déjà formés. »
- La matière qu’est l’argile brute n’est en rien une matière sans forme puisqu’au niveau microstructural, elle est constituée de macromolécules de propriété colloïdale, assurant à l’ensemble sa plasticité : « l’argile n’est pas seulement passivement déformable : elle est activement plastique, parce qu’elle est colloïdale ; sa faculté de recevoir une forme ne se distingue pas de celle de la garder, parce que recevoir et garder ne font qu’un : subir une déformation sans fissure et avec cohérence des chaînes moléculaires. » Par ailleurs, la matière argile préparée intègre encore plus de propriétés formelles puisqu’elle présente des caractéristiques particulières du fait de l’égale distribution de ses molécules. Toute matière possède des formes implicites. Par exemple, le bois n’est pas une matière amorphe, isotrope, il possède, au contraire, une forme implicite de par la topologie de ses fibres.
Une brique n’est donc pas le simple produit de l’union abstraite entre une matière sans forme (l’argile) et d’une forme sans matière (la géométrie d’un moule) : l’individuation d’une
brique implique une opération de prise de forme résultant d’un dynamisme énergétique faisant communiquer une matière qui présente déjà une forme et d’une forme qui présente déjà des propriétés matérielles particulières : « dans l’opération technique qui donne naissance à un objet ayant forme et matière, comme une brique d’argile, le dynamisme réel de l’opération est fort éloigné de pouvoir être représenté par le couple forme-matière. »." (pp.16-17)
"Le schème hylémorphique incarne d’abord la logique d’un rapport social de domination : la « forme » met en forme la « matière », comme « l’homme libre » commande à « l’esclave »." (p.19)
"Qu’est-ce qui rend nécessaire l’hypothèse d’un tel niveau de réalité ? C’est le fait que si une individuation se forme, il est nécessaire de supposer un potentiel qui la rend possible." (p.21)
"Pour Simondon, le seul être est le devenir. Cependant, le devenir ne se donne à percevoir que dans un processus d’individuation. C’est parce que l’être après le processus d’individuation n’a pas la même teneur que l’être avant ce processus, que nous pouvons saisir le sens et la direction même du devenir. Le devenir est le mouvement qui résout des tensions présentes au niveau préindividuel ; le devenir surgit de la réalité préindividuelle elle-même, celle-ci ne pouvant donc pas être placée dans le flux du temps, puisque c’est le temps lui-même, comme devenir, qui en surgit. Ce n’est donc jamais l’individu qui devient, mais le devenir qui secrète des blocs d’espaces-temps relatifs à des individus physiques, vitaux ou psychosociaux. Le devenir est donc une actualisation du préindividuel, pensé comme potentiel réel, selon des lignes d’invention où rien n’est jamais préfiguré. En ce sens, le temps de Simondon n’est pas une réalité primitive dont serait issu le sujet empirique et l’expérience que celui-ci peut faire du monde. Le temps est lui-même un produit de la réalité préindividuelle." (p.26)
"Le psychique n’existe donc pas comme réalité séparée, n’étant qu’une « voie transitoire » vers le collectif. Simondon rend ainsi transitoire ce que la pensée moderne depuis Descartes et Kant avait constitué comme stabilité et fondement : le sujet individuel existe, mais il n’est qu’une transition amenée à se résoudre dans un collectif." (p.60)
"La conscience de soi, chez Simondon, n’a rien d’une adéquation avec soi-même (comme chez Descartes par exemple), elle crée au contraire une tension dans l’individu. Elle se présente comme une épreuve qui doit se résoudre par un dépassement de l’individu dans la communauté transindividuelle : l’individu s’apparaît comme problème posé à lui-même à
travers l’affectivité. Celle-ci indique à l’individu qu’il ne consiste pas en lui-même, situation faisant naître l’expérience de l’angoisse : l’angoisse désigne ici l’épreuve directe d’une
affectivité vécue par l’individu sur le mode de l’excès et du débordement. Elle doit se comprendre comme l’impossibilité pour l’individu de résoudre par lui-même tous les problèmes qui existent pour lui et en lui. L’individu est livré à lui-même, et l’impossibilité à laquelle il se trouve confronté ne trouve de solution que s’il peut être engagé dans une réalité plus qu’individuelle." (p.61)
"C’est l’épreuve de la richesse du monde – et de l’expérience possible que je pourrais en faire – sans pour autant engager une véritable individuation de ma part qui est angoissante." (p.62)
"Pour Simondon, l’apparition du transindividuel correspond donc à un nouveau mode d’individuation : ce régime rompt avec l’individuation vitale parce que l’individu vivant en vient à se prolonger et se dépasser : dans cette nouvelle forme d’individuation indissociablement psychique et sociale, le « collectif réel » n’est ni la simple réunion de psychismes individuels déjà donnés, ni le « social pur » des insectes : c’est un devenir social qui s’individue à fois dans chaque sujet psychique singulier et dans une « unité collective » – le « je » et le « nous » s’individue d’un même mouvement." (p.64)
"Psychologisme et sociologisme se présentent finalement comme deux formes de substantialismes, cherchant à expliquer le processus d’individuation psychosocial uniquement par l'un de ses éléments (l'être l'individué ou la société constituée). Le régime transindividuel se présente au contraire comme la zone opérationnelle, relationnelle et centrale que masquent ces cas-limites que sont la « société » et l’« individu » (individué)." (p.65)
"Alors que le milieu associé est un coproduit de l’individuation vitale (au même titre que l’individu), le « milieu » social apparaît comme une entité propre à laquelle participe l’individu : il y a individuation à la fois du groupe social et de chaque individu : « Le collectif n’est pas un milieu pour l’individu, mais un ensemble de participations dans lequel il entre par cette seconde individuation qu’est le choix, et qui s’exprime sous forme de réalité transindividuelle". En ce sens, le transindividuel désigne une structuration non biologique des individualités, un échange d’information, une résonance de signification entre individualités à un autre niveau, qui n’est plus celui de l’espèce. Cette résonance se place au plan affectivo-émotif :
"Si l’on peut parler en un certain sens de l’individualité d’un groupe ou de celle d’un peuple, ce n’est pas en vertu d’une communauté d’action, trop discontinue pour être une base solide, ni d’une identité de représentations conscientes, trop larges et trop continues pour permettre la ségrégation des groupes ; c’est au niveau des thèmes affectivo-émotifs, mixtes de représentation et d’action, que se constituent les groupements collectifs."
Ce n’est ni en cherchant à agir ensemble dans le but de transformer la nature ni en partageant de simples contenus de conscience abstraits que les vivants humains sont entrés dans un nouveau régime d’individuation, par-delà l’individuation vitale. Le transindividuel apparaît ainsi comme ce qui fait communiquer non pas l’individu et la société, mais une relation intérieure a l’individu (cette tension, ce déphasage qui le caractérise) et une relation extérieure à l’individu (celle qui définit le collectif) comme nous allons à présent l’expliquer." (p.66)
"Le fait d’être passionné par l’histoire de la philosophie, par exemple, entraîne pour un individu de partager cet affect avec un ensemble d’autres personnes – qu’il ne connaît pas forcément – ; cet affect appartient à la fois à chaque individualité, mais il traverse en même temps ces individualités pour constituer une forme de communauté affective, de groupe d’intériorité. Dans l’in-group, les individus sont reliées entre eux par la zone de préindividualité qu’ils portent en eux-mêmes, c’est-à-dire par leur potentiel de devenir (devenir « historien de la philosophie » par exemple). Dans un groupe d’intériorité, un autre individu est ainsi rencontré comme véritable « sujet ». Pour Simondon, le sujet se définit comme un individu présentant une part individué (ce qu’il est, ce que son histoire l’a fait être) et une part préindividuelle (qui maintient cet individu en devenir, en transformation, en genèse).
Simondon donne ainsi l’exemple des groupes fondés sur des croyances partagées. Au groupe d’intériorité il faut alors opposer les groupes d’extériorité – out-groups – c’est-à-dire les groupes qui ne partagent pas cette croyance et la relation de participation affectivo-émotive qui la caractérise. Pour le croyant, l’ensemble des personnes qui présentent des croyances différentes ne sont pas rencontrées comme des sujets à part entière, mais plutôt comme des êtres individués dont la réalité se résume aux rôles sociaux qu’ils incarnent. En ce sens, tout groupe d’intériorité apparaît comme un groupe d’extériorité pour un autre groupe d’intériorité.
Cependant, il ne faut pas voir l’in-group comme un groupe fermé sur lui-même. Au contraire, il est un pouvoir d’ouverture de l’individu de groupe à ce qui n’est pas lui. L’in-group est une démarche qui anime dans un individu quelque chose qui le dépasse (que ce soit une croyance, une langue, un art ou n’importe quel autre trait culturel). L’individu ne se contente pas d’adhérer à des contenus figés, il est au contraire une mise en commun des charges préindividuelles de chacun, intensifiant le désir d’établir avec celui qui n’appartient pas au groupe d’intériorité, à celle qui n’adhère pas aux mêmes affects, une relation reposant sur la découverte de significations partageables, et donc universalisables. Ce qui circule dans un groupe d’intériorité et qui est de l’ordre du transindividuel n’a rien à avoir avec un sentiment d’appartenance." (pp.67-68)
"Le groupe d’intériorité peut également se dilater jusqu’à inclure toute la sphère du vivant. Simondon donne l’exemple de François d’Assise pour qui le groupe de participation affectivo-émotive est coextensif à la fois à l’ensemble de l’humanité, mais également à l’ensemble des animaux. Entre ces deux cas extrêmes, il existe toute une possibilité de groupes de taille plus ou moins grande. Le « transindividuel » ne désigne donc pas le social dans toute son extension, mais le groupe concerné par l’individuation considérée (sauf dans le cas extrême illustré par François d’Assise où le transindividuel et le social se confondent)." (p.69)
"Lorsque l’autre n’est plus rencontré depuis sa simple fonction ou rôle social, il peut devenir ce qui me met en question." (p.70)
"Un sujet se présente finalement comme un système polyphasé présentant trois phases : une phase préindividuelle, une phase individuée et une phase transindividuelle qui le met en relation d’individuation avec d’autres sujets. Le transindividuel est, en fin de compte, le nom du préindividuel en tant qu’il est mis en commun. C’est donc précisément en tant que les individus assument cette présence en eux d’une nature dépourvue de structuration individuée que ceux-ci peuvent être dits sujets. Plus encore, un sujet n’existe en tant que tel que s’il est en tension vers le collectif, que s’il assume son incapacité à résoudre seul le problème qu’il est pour lui-même. Le sujet est par conséquent l’épreuve d’un préindividuel à même de devenir transindividuel dès lors qu’il se trouve associé à des réalités instructurées du même ordre portées par d’autres individus." (p.71)
-Vincent Beaubois, "Gilbert Simondon: une philosophie de l'individuation", Cours magistral à l'université Paris X Nanterre, 2020-2021, 77 pages.