https://www.cairn.info/revue-l-homme-et-la-societe.htm#:~:text=La%20revue%20L%E2%80%99Homme%20et%20la%20soci%C3%A9t%C3%A9%20a%20%C3%A9t%C3%A9,s%E2%80%99adresse%20toujours%20%C3%A0%20toutes%20les%20disciplines%20des%20
"Peu de revues en sciences sociales atteignent leur cinquantième anniversaire, encore moins le dépassent : citons tout d’abord la doyenne L’année sociologique, fondée en 1896, Les Annales, 1929, plus proche de nous la New Left Review fondée en 1960, comme la Revue française de sociologie, les Cahiers internationaux de sociologie qui ont arrêté leur publication en 2010 à leur volume 118-119 après avoir fêté leur cinquantenaire en 1996 : cet événement avait été d’ailleurs salué dans le numéro 126 de L’homme et la société où Nicole Beaurain faisait un long commentaire des articles. Prenant modèle sur ces illustres revues, L’homme et la société entend poursuivre une réflexion dont les bases ont été posées au milieu des années soixante et qui aujourd’hui pourraient être qualifiées par d’aucuns d’obsolètes.
"Qu’il s’agisse de l’espace dit scientifique – et en particulier sociologique – ou encore des théories prépondérantes à divers moments – comme le marxisme –, dans chaque situation un esprit iconoclaste a inspiré les auteurs, ne reculant pas devant leur potentielle marginalisation, voire stigmatisation. Ainsi pouvons nous considérer avoir été souvent à l’avant-garde de la critique, celle-ci fût-elle aujourd’hui balayée par les effets de marché et de concurrence. C’est dans cette voie étroite mais fructueuse que nous entendons poursuivre la publication de L’homme et la société, revue autant rugueuse qu’attachante, ne cédant pas aux séductions fragiles de l’instant."
-Monique Selim, « Un héritage pluriel en commun », L'Homme & la Société, 2016/3-4 (n° 201-202), p. 7-9. DOI : 10.3917/lhs.201.0007. URL : https://www.cairn.info/revue-l-homme-et-la-societe-2016-3-page-7.htm
"Serge Jonas est né le 5 janvier 1914 à Moscou. Issu d’une famille juive cultivée, il maîtrise le français comme le russe, sa langue maternelle. Pour comprendre son parcours, il convient d’évoquer tout d’abord celui de ses parents. Proches des socialistes révolutionnaires, ils participent à la révolution bolchevique d’octobre 1917 aux côtés du sociologue russe Georges Gurvitch, ami de son père, tous deux juristes de formation et amis de Lénine. À ce propos, Serge Jonas se plaît à raconter cette anecdote, invérifiable, selon laquelle son père lui aurait dit qu’à trois ans il s’était retrouvé sur les épaules de Lénine pour voir défiler les bolcheviques.
Aux alentours de 1918, 1919, Gurvitch et Jonas père ne peuvent plus accepter la tournure antidémocratique que prend cette révolution avec notamment des arrestations et détentions arbitraires et des procès sans instruction. Ils le font savoir à Lénine qui leur promet la promulgation prochaine d’une constitution censée être en cours d’élaboration. La constitution n’étant toujours pas rédigée, ils informent Lénine de leur intention de quitter le pays. Ce dernier va faciliter leur sortie légale de la Russie soviétique, en leur obtenant un passeport ; ils ne retourneront plus jamais en Russie. La famille Jonas s’installe tout d’abord en Lituanie puis en Suisse, à Genève, à partir de 1922. Serge arrête sa scolarité à 14 ans pour travailler dans l’imprimerie installée sur la ferme familiale. Juste avant la seconde guerre mondiale, il se rend une première fois en France, pays auquel il reste très attaché. Mais il est appelé sous les drapeaux en Lituanie. Ne souhaitant pas se faire soldat ni retourner en Suisse, il opte pour la Palestine où il a également de la famille. Il y enseigne le russe dans une école Berlitz où il rencontre sa première femme, Clairette Arié. Pendant la guerre, il anime avec elle les émissions de la France Libre à Radio Jérusalem. En 1946, le couple gagne la France, Serge y fonde une entreprise de sérigraphie. Parallèlement, il reprend des études et obtient un diplôme de l’École pratique des hautes études (EPHE) puis suit des cours à la Sorbonne. où il devient l’étudiant de l’ami de son père, Georges Gurvitch. Après ses études, il suit son mentor qui lui trouve un travail au Centre d’études sociologiques (CES), établi au 82 rue Cardinet à Paris, fondé en 1946 à l’initiative de Georges Gurvitch, avec l’appui du CNRS."
"Jean Pronteau naît quant à lui à Paris le 31 août 1919. Il a des origines paysannes par son père qui a quitté l’école à 11 ans puis son Indre natale pour monter à Paris et exercer le métier de représentant de commerce. Jean étudie au lycée Henri IV, en khâgne, puis à la faculté des lettres à Paris, en 1938. En 1939 il s’engage dans l’armée et devient élève officier de réserve de piste puis aspirant l’année suivante. En 1941, il s’inscrit à la faculté, à Toulouse, en lettres et en droit. Il y organise des groupes d’action d’étudiants pour le compte du mouvement Combat devenant responsable des huit départements du Sud-Ouest. En 1942, après sa démobilisation, il devient responsable de l’Armée secrète pour la région R4 (Sud-Ouest). La même année, il entre discrètement au Parti communiste français (PCF) grâce aux liens noués lors de son activité clandestine. En 1943, il retourne à Paris pour reprendre ses études et obtient le certificat d’études supérieures de philosophie générale et de logique. Il continue parallèlement son action clandestine sous la fausse identité de Jean-Pierre Moineau et devient l’un des principaux responsables des Forces unies de la jeunesse patriotique (FUJP), instance contrôlée par le PCF. En 1944, il devient le colonel Cévennes et commande le secteur du Quartier latin lors de la libération de Paris.
Jean Pronteau embrasse alors une carrière politique. Il est élu à l’Assemblée nationale constituante lors des élections législatives de 1945 puis réélu à l’occasion des élections législatives de 1946 et de 1951. En 1953, il soumet au PCF le projet de créer une revue d’économie politique marxiste. Son projet aboutit l’année suivante avec la parution du premier numéro de la revue Économie et politique. Il en est le directeur et Jean Baby le rédacteur. En 1956, il est élu membre titulaire du Comité central lors du XIVe congrès du PCF après l’avoir été en tant que suppléant six ans plus tôt.
Ses activités de politicien et de revuiste s’accompagnent de nombreux voyages en Europe de l’Est, en particulier à Prague où il se rend à plusieurs reprises, notamment en 1959 pour une conférence organisée par la Nouvelle revue internationale où il présente un rapport sur les conséquences du marché commun pour les pays d’Europe occidentale. Il se rend également à Budapest, en Roumanie ainsi qu’en Pologne. Il passe le printemps 1957 à Moscou ; ce qui le conduit, à son retour, à rendre compte des thèses khrouchtchéviennes au sein d’Économie et politique. Parallèlement il donne des cours à l’École centrale du PCF sur le passage du socialisme au communisme puis sur l’édification de la société communiste en URSS. Le Comité central juge la ligne éditoriale de la revue Économie et politique trop proche des positions révisionnistes, prônées notamment par Laurent Casanova. Cela vaut à Jean Pronteau de ne pas être réélu au Comité central l’année suivante. Cette période de rupture avec le PCF est pour lui une épreuve très douloureuse, comme en témoigne sa correspondance avec Génia, un ami soviétique, à qui il écrit vivre « les jours les plus durs de [sa] vie. ». Cette même année 1961, il collabore avec Pierre Cot au sein de l’Institut d’études du développement économique et social de l’université de Paris. En 1964, il conçoit un projet d’ouvrage intitulé Les communismes dans le monde d’aujourd’hui pour lequel Jean-Paul Sartre s’est engagé à écrire une introduction et une postface. En 1969, il abandonne définitivement ce projet sans cesse reporté. du fait des événements de Mai 68 et de la répression croissante en Europe de l’Est. Il publie la même année un ouvrage collectif franco-tchécoslovaque intitulé Ici Prague.
Selon Irène Jonas, sociologue et fille de Serge Jonas, ce dernier aurait rencontré Jean Pronteau lors d’un séminaire de sociologie organisé par Georges Gurvitch, incontournable dans cette discipline, dans les années 1950, au sein du Laboratoire de sociologie de la connaissance. Cet institut, fondé par Georges Gurvitch en 195, est le point de rencontre de nombreux sociologues et anthropologues travaillant dans ce domaine de recherche. Le bulletin de l’IHTP mentionne la présence de Jean Pronteau au séminaire de Georges Gurvitch en 1961. C’est donc certainement dans cette période que l’on peut situer leur rencontre. Les deux hommes se lancent alors dans un projet éditorial et fondent la revue L’homme et la société au cours de l’été 1966. Pour Serge Jonas, il s’agit de nourrir ses ambitions intellectuelles, quant à Jean Pronteau il est à cette époque en grandes difficultés avec le PCF et cette opportunité lui offre une planche de salut. En effet, ce dernier confie à Pierre Lantz combien son départ de la direction du PCF a été éprouvant. Ayant rejoint très jeune le Parti, sa vie était étroitement liée à ce dernier, par ses amitiés, par ses lectures consacrées à la littérature communiste, par ses vacances, qu’il passait sur les bords de la Mer Noire : son renvoi « à la base » lui avait pour ainsi dire fait perdre tous ses repères.
Le lancement de L’homme et la société
Le paysage intellectuel de la sociologie française au début des années 1960 est essentiellement composé de deux revues très universitaires. Il s’agit des Cahiers internationaux de sociologie, fondés en 1946 par Georges Gurvitch et dont l’objectif est de « contribuer […] à la jonction nécessaire entre théorie sociologique et recherche empirique. Ce sera la principale revue de sociologie pendant près de quinze années, jusqu’en 1960, date à laquelle la Revue française de sociologie est créée par Jean Stoetzel, brisant ainsi cette situation de monopole. À la mort de Georges Gurvitch en 1965, son ami Georges Balandier prend la relève des Cahiers internationaux de sociologie, et conserve l’orientation de la revue qui se voulait scientifique, universitaire et internationale, sans réelle tendance politique. Louis Moreau de Bellaing y a notamment publié un article sur le paternalisme en 1966 par l’intermédiaire de son directeur de recherche qui le met en relation avec Georges Balandier ; ce dernier corrigera son article en vue de gommer des positions politiques trop engagées. Quant à la Revue française de sociologie, elle est « purement scientifique, dépolitisée. Par ailleurs, la sociologie dite « officielle » de cette période, notamment au Comité consultatif des universités de philosophie puis de sociologie, est représentée par des personnes plutôt à droite sur l’échiquier politique.
Face à cette absence de pluralisme dans le contexte de la sociologie française, Serge Jonas décide de créer une revue non universitaire, qui prenne ses distances avec les différents univers intellectuels existants et qui cherche « à faire converger l’approche scientifique et les préoccupations politiques". Il ne s’agit pas d’une revue universitaire, mais d’une revue privée – elle appartient aux éditions Anthropos – où écrivent des universitaires.
Pour les premiers numéros de la revue, Serge Jonas s’adresse à un certain nombre d’auteurs, qui ne sont pas forcément universitaires, de même qu’ils ne sont pas forcément marxistes, en dépit des ambitions intellectuelles affichées de Serge Jonas qui voudrait faire de la revue un instrument pour la diffusion d’un marxisme antistalinien, antitotalitaire, dans la lignée de Georges Gurvitch, qui l’a formé.
Le lancement de la revue coïncide avec le VIe Congrès mondial de sociologie à Évian qui se déroule du 4 au 11 septembre 1966. Serge Jonas s’y rend et y distribue gratuitement des exemplaires de la revue, concrétisant par là son projet de faire émerger la revue sur la scène intellectuelle sans qu’elle dépende d’aucune institution ni d’une quelconque maison d’édition établie, la revue étant publiée par sa propre maison d’édition.
L’année suivante, Serge Jonas s’emploie toujours à faire la publicité de la revue. Il est convié au colloque de Cerisy, qui se déroule du 11 au 19 juillet et qui est dédié au centenaire de la publication du Capital de Marx. Il y anime une séance intitulée, « Pour une sociologie synthétique », le 17 juillet. Pierre Lantz, qui est également présent au colloque, rapporte le fait que Serge Jonas en a profité pour distribuer de nombreux exemplaires de L’homme et la société, comptant également les diffuser à Royaumont ainsi qu’à d’autres rencontres intellectuelles.
Pendant cette période de lancement de la revue, les témoignages concernent essentiellement Serge Jonas. Jean Pronteau ne semble pas y participer activement bien que membre fondateur de la revue. Sa biographie mentionne qu’il effectue plusieurs voyages en Italie au cours des années 1966 et 1967.
La création d’une maison d’édition : Anthropos
La création de la revue L’homme et la société participe d’un plus vaste projet qui a mûri dans l’esprit de Serge Jonas et dont il a fait part à Pierre Lantz dans les années 1970. Ce projet consiste, de manière imagée, en une fusée à trois étages : le premier étage correspond à la création de la revue et de la maison d’édition, le deuxième étage doit permettre de gagner une certaine audience auprès de l’Université en tant qu’institution, ce qui se traduit par l’objectif de nouer des contacts avec des universitaires, enfin le troisième étage consiste en la formation d’un mouvement de pensée à la fois politique et scientifique de diffusion du marxisme, mais d’un marxisme hétérodoxe et antistalinien. Serge Jonas était en effet convaincu de la scientificité du marxisme en tant que science d’observation et d’expérience plutôt qu’en tant que science des concepts comme peut l’être le structuralisme d’un Louis Althusser. Cette métaphore calque l’actualité car c’est en effet la période des lancements de fusées ; elle est de surcroît pertinente car l’étage suivant est tributaire du précédent, comme semblent l’être les différentes étapes du projet de Serge Jonas.
Abordons donc ce premier étage de la fusée et plus particulièrement la maison d’édition. Celle-ci est fondée par Serge Jonas peu de temps avant la création de L’homme et la société, les premières éditions d’ouvrages remontant à 1965 avec le Journal d’un voyage à Tombouctou et à Jenné, dans l’Afrique centrale, de René Caillié.
Les éditions Anthropos sont situées dans le Quartier latin, à Paris, initialement au 15 rue Racine au sein de la librairie détenue par Serge Jonas, ensuite dans des locaux dédiés au 95 boulevard Saint-Michel ; on y accède en traversant un jardin, dans une cour intérieure ; les bureaux, d’un bon standing, occupent une grande partie du rez-de-chaussée. Les sources de financement pour une telle entreprise privée demeurent incertaines. Selon Irène Jonas, elles proviennent de l’entreprise Serifloc grâce à laquelle Serge Jonas s’est enrichi du fait notamment d’un procédé de flocage qu’il a inventé. Selon plusieurs anciens et actuels membres de la revue, elles proviendraient de l’argent de sa première femme, Clairette Jonas Quoi qu’il en soit c’est bien cette dernière qui assure la comptabilité, au jour le jour, des éditions Anthropos. ainsi qu’au sein de l’entreprise Serifloc. Serge Jonas endosse plutôt le rôle de directeur éditorial, étant par ailleurs quelqu’un de peu rigoureux dans la gestion d’un budget.
Jean Pronteau rejoint les éditions dès les débuts pour y devenir codirecteur avec Serge Jonas. Son activité au sein des éditions Anthropos remonte en effet à l’année 1965.
Le choix des ouvrages à éditer revient aux deux hommes. Parmi les plus notoires, citons la publication en 1966 des œuvres de Claude Henri de Saint-Simon en six tomes, d’Auguste Comte en 1968, puis de Charles Fourier en 1971. Citons également l’édition en trois tomes de 1970 à 1972 des œuvres complètes de Jean Meslier, dit le curé Meslier, auquel Jean Pronteau fait souvent allusion et auquel il semble vouer une grande admiration, ou encore la publication d’une première traduction française des Fondements de la critique de l’économie politique de Karl Marx en 1967. Par ailleurs, de nombreux auteurs contribuant aux revues que possèdent les éditions Anthropos y éditent également leurs ouvrages.
Autour de l’année 1970, Jean Pronteau est à l’initiative du recrutement de Christiane Rolle au sein des éditions. Elle rejoint Annette Lorenceau, qui y est également employée. Cette dernière travaille alors sur l’édition des œuvres de Jean Meslier dont l’appareil critique exige un investissement important. D’origine danoise, Annette Lorenceau est une amie de Jean Pronteau, et issue comme lui du PCF.
L’emploi occupé par Christiane Rolle est un trois-quarts de temps, ce qui lui permet, d’abord, de suivre en parallèle ses études de philosophie. Elle n’a pas de poste attitré mais joue dans les faits le rôle de secrétaire de rédaction pour L’homme et la société. Son travail consiste en la préparation des numéros, la correction des épreuves, quelquefois la réécriture des traductions d’articles, la mise au point des textes. Elle n’est pas seule pour accomplir cette tâche car certains articles peuvent être donnés à relire en externe. Elle participe également à la rubrique « Revue des revues » pour les numéros 17 à 22 de L’homme et la société correspondant aux années 1970 et 1971. Elle a également en charge des articles voire des numéros entiers de la revue Épistémologie sociologique, revue qui est également dans le giron des éditions Anthropos, comme nous le verrons."
"Au cours de l’année 1966, une seconde revue voit le jour au sein des éditions Anthropos, elle se nomme Autogestion. Cette revue a en commun avec L’homme et la société son fondateur, Serge Jonas, sa date de naissance, 1966, ainsi que plusieurs collaborateurs comme Henri Lefebvre, René Lourau et Claudie Weill.
Le projet intellectuel de la revue tire son origine de travaux de Georges Gurvitch et de Daniel Guérin, présentés notamment lors d’un colloque organisé les 24 et 25 novembre 1965 à l’Institut de sociologie de l’Université libre de Bruxelles et intitulé « L’actualité de Proudhon ».
Au fil des publications, l’orientation intellectuelle proudhonienne est abandonnée pour laisser place à l’étude scientifique, historique et théorique de l’autogestion. La revue devient ainsi une sorte d’observatoire des mouvements d’émancipation autogestionnaires à travers le monde, comme ceux apparus en Yougoslavie, en Algérie ou en Israël.
Le comité de rédaction est un lieu de discussion et de confrontation ouvert à toutes les tendances de la gauche et de l’extrême gauche. Des auteurs de pays où l’autogestion est alors une des formes d’organisation politique y trouvent également une tribune, non pas en tant qu’opposants qui s’exprimeraient de façon clandestine mais comme intellectuels pouvant s’exprimer librement sur l’autogestion, comme c’est le cas alors en Yougoslavie.
La revue portera trois noms au cours de ses vingt années d’existence : née Autogestion, elle fut rebaptisée Autogestion et socialisme à partir de 1970, puis Autogestions au pluriel à partir de 1980, ce dernier changement coïncidant avec le changement d’éditeur, d’Anthropos à Privat, et de directeur, d’Yvon Bourdet à Olivier Corpet. La revue cesse de paraître en 1986.
Yvon Bourdet collabore également à L’homme et la société en tant qu’auteur de 1968 à 1975. Il y publie six articles et cinq recensions d’ouvrages au cours de cette période. Agrégé de philosophie, son parcours intellectuel le conduit à s’intéresser à l’austro-marxisme pour son projet de thèse et sa candidature au CNRS. Il fait connaître cette école de pensée en France en présentant des auteurs comme Max Adler, Rudolph Hilferding ou encore Otto Bauer. En 1954, il rejoint le groupe Socialisme ou Barbarie, et collabore également à la revue Arguments avant d’intégrer la revue Autogestion par l’intermédiaire de Daniel Guérin, à l’origine du projet de la revue. En 1976, il fonde le Centre international de coordination des recherches sur l’autogestion avec l’aide du sociologue yougoslave Rudi Supek de la revue Praxis. Fervent défenseur des minorités nationales, il milite auprès de la mouvance occitane à partir de 1975 et publie Éloge du patois en 1977.
En 1968, c’est la revue Épistémologie sociologique qui fait son entrée au sein des éditions Anthropos. Cette revue réunit des travaux antérieurs menés par le groupe d’épistémologie du Centre d’études sociologiques (CES) dont font notamment partie les sociologues Pierre Naville, sous-directeur du centre, et Pierre Rolle, rédacteur en chef de cette nouvelle revue. Pierre Naville a obtenu du CNRS une subvention qui permet à Épistémologie sociologique de se faire éditer. Sa publication cesse en 1973 consécutivement à l’arrêt de cette subvention, attribuée alors à la revue Autogestion et socialisme que nous venons d’évoquer.
Avant leur collaboration commune à Épistémologie sociologique, Pierre Naville et Pierre Rolle ont participé à la revue Cahiers d’étude des sociétés industrielles et de l’automation publiée par le CNRS et dont l’existence se poursuit durant dix années pour s’arrêter en 1967.
Pierre Naville, auréolé de l’étiquette de surréaliste pendant l’entre-deux-guerres, est un « puits de science » selon les mots de Pierre Rolle. Il milite dès ses 21 ans aux Jeunesses communistes puis au parti communiste l’année suivante en 1926. En 1927, il fait un voyage en URSS et en revient oppositionnel au régime, et militant trotskiste. Pendant l’occupation, il vit en zone libre, à Agen, et reprend des études de sociologie. Après la guerre, il entre au CNRS en section sciences humaines bien que le PCF fasse tout pour l’en évincer du fait de son étiquette trotskiste. Il trouve finalement un soutien en la personne de Georges Gurvitch qui le fait entrer dans la section de sociologie. En 1956, il soutient une thèse sur Karl Marx intitulée De l’aliénation à la jouissance. En 1963, il écrit un ouvrage en forme de manifeste intitulé Vers l’automatisme social. Aux alentours de l’année 1962, il participe également à l’écriture du Traité de sociologie du travail, projet mené par le sociologue du travail Georges Friedmann et son équipe au sein de laquelle Pierre Naville ne figure pas au départ. Cependant sa grande érudition le rend indispensable si bien qu’il finit par écrire seul quasiment un tiers du traité. Par ailleurs, il est membre du comité national du Parti socialiste unifié (PSU) de 1961 à 1969.
Pierre Rolle quant à lui est psychologue de formation, il enseigne à l’université de Nanterre, notamment pendant les événements de Mai 68. Il entre au CNRS grâce à Pierre Naville qui soutient son projet de recherche, sésame d’entrée dans cette institution. Pierre Rolle est, par ailleurs, l’un des rares à avoir suivi Pierre Naville quant à l’orientation intellectuelle de ses différents travaux de recherche.
Les relations entre Épistémologie sociologique et L’homme et la société sont distantes ; Pierre Naville écrit tout de même cinq articles dans L’homme et la société de 1967 à 1972. Pierre Rolle y écrit seulement à partir de 1983 et fait actuellement toujours partie de son comité de rédaction. Concernant les relations avec la maison d’édition Anthropos, elles sont bonnes car Pierre Naville y a publié les six volumes de son ouvrage phare, Le nouveau Léviathan, qui regroupe notamment tous ses travaux sur les pays communistes et socialistes.
En 1970, c’est la revue Espaces et Sociétés qui voit le jour au sein des éditions Anthropos. Elle est fondée par Henri Lefebvre et Anatole Kopp qui en seront les codirecteurs jusqu’en 1974, Raymond Ledrut assurant cette fonction jusqu’en 1987."
-Florian Ducrot, « Généalogie et ramifications d’un projet éditorial ambitieux », L'Homme & la Société, 2016/3-4 (n° 201-202), p. 11-27. DOI : 10.3917/lhs.201.0011. URL : https://www.cairn.info/revue-l-homme-et-la-societe-2016-3-page-11.htm
"Peu de revues en sciences sociales atteignent leur cinquantième anniversaire, encore moins le dépassent : citons tout d’abord la doyenne L’année sociologique, fondée en 1896, Les Annales, 1929, plus proche de nous la New Left Review fondée en 1960, comme la Revue française de sociologie, les Cahiers internationaux de sociologie qui ont arrêté leur publication en 2010 à leur volume 118-119 après avoir fêté leur cinquantenaire en 1996 : cet événement avait été d’ailleurs salué dans le numéro 126 de L’homme et la société où Nicole Beaurain faisait un long commentaire des articles. Prenant modèle sur ces illustres revues, L’homme et la société entend poursuivre une réflexion dont les bases ont été posées au milieu des années soixante et qui aujourd’hui pourraient être qualifiées par d’aucuns d’obsolètes.
"Qu’il s’agisse de l’espace dit scientifique – et en particulier sociologique – ou encore des théories prépondérantes à divers moments – comme le marxisme –, dans chaque situation un esprit iconoclaste a inspiré les auteurs, ne reculant pas devant leur potentielle marginalisation, voire stigmatisation. Ainsi pouvons nous considérer avoir été souvent à l’avant-garde de la critique, celle-ci fût-elle aujourd’hui balayée par les effets de marché et de concurrence. C’est dans cette voie étroite mais fructueuse que nous entendons poursuivre la publication de L’homme et la société, revue autant rugueuse qu’attachante, ne cédant pas aux séductions fragiles de l’instant."
-Monique Selim, « Un héritage pluriel en commun », L'Homme & la Société, 2016/3-4 (n° 201-202), p. 7-9. DOI : 10.3917/lhs.201.0007. URL : https://www.cairn.info/revue-l-homme-et-la-societe-2016-3-page-7.htm
"Serge Jonas est né le 5 janvier 1914 à Moscou. Issu d’une famille juive cultivée, il maîtrise le français comme le russe, sa langue maternelle. Pour comprendre son parcours, il convient d’évoquer tout d’abord celui de ses parents. Proches des socialistes révolutionnaires, ils participent à la révolution bolchevique d’octobre 1917 aux côtés du sociologue russe Georges Gurvitch, ami de son père, tous deux juristes de formation et amis de Lénine. À ce propos, Serge Jonas se plaît à raconter cette anecdote, invérifiable, selon laquelle son père lui aurait dit qu’à trois ans il s’était retrouvé sur les épaules de Lénine pour voir défiler les bolcheviques.
Aux alentours de 1918, 1919, Gurvitch et Jonas père ne peuvent plus accepter la tournure antidémocratique que prend cette révolution avec notamment des arrestations et détentions arbitraires et des procès sans instruction. Ils le font savoir à Lénine qui leur promet la promulgation prochaine d’une constitution censée être en cours d’élaboration. La constitution n’étant toujours pas rédigée, ils informent Lénine de leur intention de quitter le pays. Ce dernier va faciliter leur sortie légale de la Russie soviétique, en leur obtenant un passeport ; ils ne retourneront plus jamais en Russie. La famille Jonas s’installe tout d’abord en Lituanie puis en Suisse, à Genève, à partir de 1922. Serge arrête sa scolarité à 14 ans pour travailler dans l’imprimerie installée sur la ferme familiale. Juste avant la seconde guerre mondiale, il se rend une première fois en France, pays auquel il reste très attaché. Mais il est appelé sous les drapeaux en Lituanie. Ne souhaitant pas se faire soldat ni retourner en Suisse, il opte pour la Palestine où il a également de la famille. Il y enseigne le russe dans une école Berlitz où il rencontre sa première femme, Clairette Arié. Pendant la guerre, il anime avec elle les émissions de la France Libre à Radio Jérusalem. En 1946, le couple gagne la France, Serge y fonde une entreprise de sérigraphie. Parallèlement, il reprend des études et obtient un diplôme de l’École pratique des hautes études (EPHE) puis suit des cours à la Sorbonne. où il devient l’étudiant de l’ami de son père, Georges Gurvitch. Après ses études, il suit son mentor qui lui trouve un travail au Centre d’études sociologiques (CES), établi au 82 rue Cardinet à Paris, fondé en 1946 à l’initiative de Georges Gurvitch, avec l’appui du CNRS."
"Jean Pronteau naît quant à lui à Paris le 31 août 1919. Il a des origines paysannes par son père qui a quitté l’école à 11 ans puis son Indre natale pour monter à Paris et exercer le métier de représentant de commerce. Jean étudie au lycée Henri IV, en khâgne, puis à la faculté des lettres à Paris, en 1938. En 1939 il s’engage dans l’armée et devient élève officier de réserve de piste puis aspirant l’année suivante. En 1941, il s’inscrit à la faculté, à Toulouse, en lettres et en droit. Il y organise des groupes d’action d’étudiants pour le compte du mouvement Combat devenant responsable des huit départements du Sud-Ouest. En 1942, après sa démobilisation, il devient responsable de l’Armée secrète pour la région R4 (Sud-Ouest). La même année, il entre discrètement au Parti communiste français (PCF) grâce aux liens noués lors de son activité clandestine. En 1943, il retourne à Paris pour reprendre ses études et obtient le certificat d’études supérieures de philosophie générale et de logique. Il continue parallèlement son action clandestine sous la fausse identité de Jean-Pierre Moineau et devient l’un des principaux responsables des Forces unies de la jeunesse patriotique (FUJP), instance contrôlée par le PCF. En 1944, il devient le colonel Cévennes et commande le secteur du Quartier latin lors de la libération de Paris.
Jean Pronteau embrasse alors une carrière politique. Il est élu à l’Assemblée nationale constituante lors des élections législatives de 1945 puis réélu à l’occasion des élections législatives de 1946 et de 1951. En 1953, il soumet au PCF le projet de créer une revue d’économie politique marxiste. Son projet aboutit l’année suivante avec la parution du premier numéro de la revue Économie et politique. Il en est le directeur et Jean Baby le rédacteur. En 1956, il est élu membre titulaire du Comité central lors du XIVe congrès du PCF après l’avoir été en tant que suppléant six ans plus tôt.
Ses activités de politicien et de revuiste s’accompagnent de nombreux voyages en Europe de l’Est, en particulier à Prague où il se rend à plusieurs reprises, notamment en 1959 pour une conférence organisée par la Nouvelle revue internationale où il présente un rapport sur les conséquences du marché commun pour les pays d’Europe occidentale. Il se rend également à Budapest, en Roumanie ainsi qu’en Pologne. Il passe le printemps 1957 à Moscou ; ce qui le conduit, à son retour, à rendre compte des thèses khrouchtchéviennes au sein d’Économie et politique. Parallèlement il donne des cours à l’École centrale du PCF sur le passage du socialisme au communisme puis sur l’édification de la société communiste en URSS. Le Comité central juge la ligne éditoriale de la revue Économie et politique trop proche des positions révisionnistes, prônées notamment par Laurent Casanova. Cela vaut à Jean Pronteau de ne pas être réélu au Comité central l’année suivante. Cette période de rupture avec le PCF est pour lui une épreuve très douloureuse, comme en témoigne sa correspondance avec Génia, un ami soviétique, à qui il écrit vivre « les jours les plus durs de [sa] vie. ». Cette même année 1961, il collabore avec Pierre Cot au sein de l’Institut d’études du développement économique et social de l’université de Paris. En 1964, il conçoit un projet d’ouvrage intitulé Les communismes dans le monde d’aujourd’hui pour lequel Jean-Paul Sartre s’est engagé à écrire une introduction et une postface. En 1969, il abandonne définitivement ce projet sans cesse reporté. du fait des événements de Mai 68 et de la répression croissante en Europe de l’Est. Il publie la même année un ouvrage collectif franco-tchécoslovaque intitulé Ici Prague.
Selon Irène Jonas, sociologue et fille de Serge Jonas, ce dernier aurait rencontré Jean Pronteau lors d’un séminaire de sociologie organisé par Georges Gurvitch, incontournable dans cette discipline, dans les années 1950, au sein du Laboratoire de sociologie de la connaissance. Cet institut, fondé par Georges Gurvitch en 195, est le point de rencontre de nombreux sociologues et anthropologues travaillant dans ce domaine de recherche. Le bulletin de l’IHTP mentionne la présence de Jean Pronteau au séminaire de Georges Gurvitch en 1961. C’est donc certainement dans cette période que l’on peut situer leur rencontre. Les deux hommes se lancent alors dans un projet éditorial et fondent la revue L’homme et la société au cours de l’été 1966. Pour Serge Jonas, il s’agit de nourrir ses ambitions intellectuelles, quant à Jean Pronteau il est à cette époque en grandes difficultés avec le PCF et cette opportunité lui offre une planche de salut. En effet, ce dernier confie à Pierre Lantz combien son départ de la direction du PCF a été éprouvant. Ayant rejoint très jeune le Parti, sa vie était étroitement liée à ce dernier, par ses amitiés, par ses lectures consacrées à la littérature communiste, par ses vacances, qu’il passait sur les bords de la Mer Noire : son renvoi « à la base » lui avait pour ainsi dire fait perdre tous ses repères.
Le lancement de L’homme et la société
Le paysage intellectuel de la sociologie française au début des années 1960 est essentiellement composé de deux revues très universitaires. Il s’agit des Cahiers internationaux de sociologie, fondés en 1946 par Georges Gurvitch et dont l’objectif est de « contribuer […] à la jonction nécessaire entre théorie sociologique et recherche empirique. Ce sera la principale revue de sociologie pendant près de quinze années, jusqu’en 1960, date à laquelle la Revue française de sociologie est créée par Jean Stoetzel, brisant ainsi cette situation de monopole. À la mort de Georges Gurvitch en 1965, son ami Georges Balandier prend la relève des Cahiers internationaux de sociologie, et conserve l’orientation de la revue qui se voulait scientifique, universitaire et internationale, sans réelle tendance politique. Louis Moreau de Bellaing y a notamment publié un article sur le paternalisme en 1966 par l’intermédiaire de son directeur de recherche qui le met en relation avec Georges Balandier ; ce dernier corrigera son article en vue de gommer des positions politiques trop engagées. Quant à la Revue française de sociologie, elle est « purement scientifique, dépolitisée. Par ailleurs, la sociologie dite « officielle » de cette période, notamment au Comité consultatif des universités de philosophie puis de sociologie, est représentée par des personnes plutôt à droite sur l’échiquier politique.
Face à cette absence de pluralisme dans le contexte de la sociologie française, Serge Jonas décide de créer une revue non universitaire, qui prenne ses distances avec les différents univers intellectuels existants et qui cherche « à faire converger l’approche scientifique et les préoccupations politiques". Il ne s’agit pas d’une revue universitaire, mais d’une revue privée – elle appartient aux éditions Anthropos – où écrivent des universitaires.
Pour les premiers numéros de la revue, Serge Jonas s’adresse à un certain nombre d’auteurs, qui ne sont pas forcément universitaires, de même qu’ils ne sont pas forcément marxistes, en dépit des ambitions intellectuelles affichées de Serge Jonas qui voudrait faire de la revue un instrument pour la diffusion d’un marxisme antistalinien, antitotalitaire, dans la lignée de Georges Gurvitch, qui l’a formé.
Le lancement de la revue coïncide avec le VIe Congrès mondial de sociologie à Évian qui se déroule du 4 au 11 septembre 1966. Serge Jonas s’y rend et y distribue gratuitement des exemplaires de la revue, concrétisant par là son projet de faire émerger la revue sur la scène intellectuelle sans qu’elle dépende d’aucune institution ni d’une quelconque maison d’édition établie, la revue étant publiée par sa propre maison d’édition.
L’année suivante, Serge Jonas s’emploie toujours à faire la publicité de la revue. Il est convié au colloque de Cerisy, qui se déroule du 11 au 19 juillet et qui est dédié au centenaire de la publication du Capital de Marx. Il y anime une séance intitulée, « Pour une sociologie synthétique », le 17 juillet. Pierre Lantz, qui est également présent au colloque, rapporte le fait que Serge Jonas en a profité pour distribuer de nombreux exemplaires de L’homme et la société, comptant également les diffuser à Royaumont ainsi qu’à d’autres rencontres intellectuelles.
Pendant cette période de lancement de la revue, les témoignages concernent essentiellement Serge Jonas. Jean Pronteau ne semble pas y participer activement bien que membre fondateur de la revue. Sa biographie mentionne qu’il effectue plusieurs voyages en Italie au cours des années 1966 et 1967.
La création d’une maison d’édition : Anthropos
La création de la revue L’homme et la société participe d’un plus vaste projet qui a mûri dans l’esprit de Serge Jonas et dont il a fait part à Pierre Lantz dans les années 1970. Ce projet consiste, de manière imagée, en une fusée à trois étages : le premier étage correspond à la création de la revue et de la maison d’édition, le deuxième étage doit permettre de gagner une certaine audience auprès de l’Université en tant qu’institution, ce qui se traduit par l’objectif de nouer des contacts avec des universitaires, enfin le troisième étage consiste en la formation d’un mouvement de pensée à la fois politique et scientifique de diffusion du marxisme, mais d’un marxisme hétérodoxe et antistalinien. Serge Jonas était en effet convaincu de la scientificité du marxisme en tant que science d’observation et d’expérience plutôt qu’en tant que science des concepts comme peut l’être le structuralisme d’un Louis Althusser. Cette métaphore calque l’actualité car c’est en effet la période des lancements de fusées ; elle est de surcroît pertinente car l’étage suivant est tributaire du précédent, comme semblent l’être les différentes étapes du projet de Serge Jonas.
Abordons donc ce premier étage de la fusée et plus particulièrement la maison d’édition. Celle-ci est fondée par Serge Jonas peu de temps avant la création de L’homme et la société, les premières éditions d’ouvrages remontant à 1965 avec le Journal d’un voyage à Tombouctou et à Jenné, dans l’Afrique centrale, de René Caillié.
Les éditions Anthropos sont situées dans le Quartier latin, à Paris, initialement au 15 rue Racine au sein de la librairie détenue par Serge Jonas, ensuite dans des locaux dédiés au 95 boulevard Saint-Michel ; on y accède en traversant un jardin, dans une cour intérieure ; les bureaux, d’un bon standing, occupent une grande partie du rez-de-chaussée. Les sources de financement pour une telle entreprise privée demeurent incertaines. Selon Irène Jonas, elles proviennent de l’entreprise Serifloc grâce à laquelle Serge Jonas s’est enrichi du fait notamment d’un procédé de flocage qu’il a inventé. Selon plusieurs anciens et actuels membres de la revue, elles proviendraient de l’argent de sa première femme, Clairette Jonas Quoi qu’il en soit c’est bien cette dernière qui assure la comptabilité, au jour le jour, des éditions Anthropos. ainsi qu’au sein de l’entreprise Serifloc. Serge Jonas endosse plutôt le rôle de directeur éditorial, étant par ailleurs quelqu’un de peu rigoureux dans la gestion d’un budget.
Jean Pronteau rejoint les éditions dès les débuts pour y devenir codirecteur avec Serge Jonas. Son activité au sein des éditions Anthropos remonte en effet à l’année 1965.
Le choix des ouvrages à éditer revient aux deux hommes. Parmi les plus notoires, citons la publication en 1966 des œuvres de Claude Henri de Saint-Simon en six tomes, d’Auguste Comte en 1968, puis de Charles Fourier en 1971. Citons également l’édition en trois tomes de 1970 à 1972 des œuvres complètes de Jean Meslier, dit le curé Meslier, auquel Jean Pronteau fait souvent allusion et auquel il semble vouer une grande admiration, ou encore la publication d’une première traduction française des Fondements de la critique de l’économie politique de Karl Marx en 1967. Par ailleurs, de nombreux auteurs contribuant aux revues que possèdent les éditions Anthropos y éditent également leurs ouvrages.
Autour de l’année 1970, Jean Pronteau est à l’initiative du recrutement de Christiane Rolle au sein des éditions. Elle rejoint Annette Lorenceau, qui y est également employée. Cette dernière travaille alors sur l’édition des œuvres de Jean Meslier dont l’appareil critique exige un investissement important. D’origine danoise, Annette Lorenceau est une amie de Jean Pronteau, et issue comme lui du PCF.
L’emploi occupé par Christiane Rolle est un trois-quarts de temps, ce qui lui permet, d’abord, de suivre en parallèle ses études de philosophie. Elle n’a pas de poste attitré mais joue dans les faits le rôle de secrétaire de rédaction pour L’homme et la société. Son travail consiste en la préparation des numéros, la correction des épreuves, quelquefois la réécriture des traductions d’articles, la mise au point des textes. Elle n’est pas seule pour accomplir cette tâche car certains articles peuvent être donnés à relire en externe. Elle participe également à la rubrique « Revue des revues » pour les numéros 17 à 22 de L’homme et la société correspondant aux années 1970 et 1971. Elle a également en charge des articles voire des numéros entiers de la revue Épistémologie sociologique, revue qui est également dans le giron des éditions Anthropos, comme nous le verrons."
"Au cours de l’année 1966, une seconde revue voit le jour au sein des éditions Anthropos, elle se nomme Autogestion. Cette revue a en commun avec L’homme et la société son fondateur, Serge Jonas, sa date de naissance, 1966, ainsi que plusieurs collaborateurs comme Henri Lefebvre, René Lourau et Claudie Weill.
Le projet intellectuel de la revue tire son origine de travaux de Georges Gurvitch et de Daniel Guérin, présentés notamment lors d’un colloque organisé les 24 et 25 novembre 1965 à l’Institut de sociologie de l’Université libre de Bruxelles et intitulé « L’actualité de Proudhon ».
Au fil des publications, l’orientation intellectuelle proudhonienne est abandonnée pour laisser place à l’étude scientifique, historique et théorique de l’autogestion. La revue devient ainsi une sorte d’observatoire des mouvements d’émancipation autogestionnaires à travers le monde, comme ceux apparus en Yougoslavie, en Algérie ou en Israël.
Le comité de rédaction est un lieu de discussion et de confrontation ouvert à toutes les tendances de la gauche et de l’extrême gauche. Des auteurs de pays où l’autogestion est alors une des formes d’organisation politique y trouvent également une tribune, non pas en tant qu’opposants qui s’exprimeraient de façon clandestine mais comme intellectuels pouvant s’exprimer librement sur l’autogestion, comme c’est le cas alors en Yougoslavie.
La revue portera trois noms au cours de ses vingt années d’existence : née Autogestion, elle fut rebaptisée Autogestion et socialisme à partir de 1970, puis Autogestions au pluriel à partir de 1980, ce dernier changement coïncidant avec le changement d’éditeur, d’Anthropos à Privat, et de directeur, d’Yvon Bourdet à Olivier Corpet. La revue cesse de paraître en 1986.
Yvon Bourdet collabore également à L’homme et la société en tant qu’auteur de 1968 à 1975. Il y publie six articles et cinq recensions d’ouvrages au cours de cette période. Agrégé de philosophie, son parcours intellectuel le conduit à s’intéresser à l’austro-marxisme pour son projet de thèse et sa candidature au CNRS. Il fait connaître cette école de pensée en France en présentant des auteurs comme Max Adler, Rudolph Hilferding ou encore Otto Bauer. En 1954, il rejoint le groupe Socialisme ou Barbarie, et collabore également à la revue Arguments avant d’intégrer la revue Autogestion par l’intermédiaire de Daniel Guérin, à l’origine du projet de la revue. En 1976, il fonde le Centre international de coordination des recherches sur l’autogestion avec l’aide du sociologue yougoslave Rudi Supek de la revue Praxis. Fervent défenseur des minorités nationales, il milite auprès de la mouvance occitane à partir de 1975 et publie Éloge du patois en 1977.
En 1968, c’est la revue Épistémologie sociologique qui fait son entrée au sein des éditions Anthropos. Cette revue réunit des travaux antérieurs menés par le groupe d’épistémologie du Centre d’études sociologiques (CES) dont font notamment partie les sociologues Pierre Naville, sous-directeur du centre, et Pierre Rolle, rédacteur en chef de cette nouvelle revue. Pierre Naville a obtenu du CNRS une subvention qui permet à Épistémologie sociologique de se faire éditer. Sa publication cesse en 1973 consécutivement à l’arrêt de cette subvention, attribuée alors à la revue Autogestion et socialisme que nous venons d’évoquer.
Avant leur collaboration commune à Épistémologie sociologique, Pierre Naville et Pierre Rolle ont participé à la revue Cahiers d’étude des sociétés industrielles et de l’automation publiée par le CNRS et dont l’existence se poursuit durant dix années pour s’arrêter en 1967.
Pierre Naville, auréolé de l’étiquette de surréaliste pendant l’entre-deux-guerres, est un « puits de science » selon les mots de Pierre Rolle. Il milite dès ses 21 ans aux Jeunesses communistes puis au parti communiste l’année suivante en 1926. En 1927, il fait un voyage en URSS et en revient oppositionnel au régime, et militant trotskiste. Pendant l’occupation, il vit en zone libre, à Agen, et reprend des études de sociologie. Après la guerre, il entre au CNRS en section sciences humaines bien que le PCF fasse tout pour l’en évincer du fait de son étiquette trotskiste. Il trouve finalement un soutien en la personne de Georges Gurvitch qui le fait entrer dans la section de sociologie. En 1956, il soutient une thèse sur Karl Marx intitulée De l’aliénation à la jouissance. En 1963, il écrit un ouvrage en forme de manifeste intitulé Vers l’automatisme social. Aux alentours de l’année 1962, il participe également à l’écriture du Traité de sociologie du travail, projet mené par le sociologue du travail Georges Friedmann et son équipe au sein de laquelle Pierre Naville ne figure pas au départ. Cependant sa grande érudition le rend indispensable si bien qu’il finit par écrire seul quasiment un tiers du traité. Par ailleurs, il est membre du comité national du Parti socialiste unifié (PSU) de 1961 à 1969.
Pierre Rolle quant à lui est psychologue de formation, il enseigne à l’université de Nanterre, notamment pendant les événements de Mai 68. Il entre au CNRS grâce à Pierre Naville qui soutient son projet de recherche, sésame d’entrée dans cette institution. Pierre Rolle est, par ailleurs, l’un des rares à avoir suivi Pierre Naville quant à l’orientation intellectuelle de ses différents travaux de recherche.
Les relations entre Épistémologie sociologique et L’homme et la société sont distantes ; Pierre Naville écrit tout de même cinq articles dans L’homme et la société de 1967 à 1972. Pierre Rolle y écrit seulement à partir de 1983 et fait actuellement toujours partie de son comité de rédaction. Concernant les relations avec la maison d’édition Anthropos, elles sont bonnes car Pierre Naville y a publié les six volumes de son ouvrage phare, Le nouveau Léviathan, qui regroupe notamment tous ses travaux sur les pays communistes et socialistes.
En 1970, c’est la revue Espaces et Sociétés qui voit le jour au sein des éditions Anthropos. Elle est fondée par Henri Lefebvre et Anatole Kopp qui en seront les codirecteurs jusqu’en 1974, Raymond Ledrut assurant cette fonction jusqu’en 1987."
-Florian Ducrot, « Généalogie et ramifications d’un projet éditorial ambitieux », L'Homme & la Société, 2016/3-4 (n° 201-202), p. 11-27. DOI : 10.3917/lhs.201.0011. URL : https://www.cairn.info/revue-l-homme-et-la-societe-2016-3-page-11.htm