https://fr.wikipedia.org/wiki/Pierre_Joigneaux
"[Chapitre : Les socialistes]
Ils n’étaient pas les premiers venus, ceux-là ; ils s’appelaient : Charles Fourier, Proudhon, Enfantin, Cabet. Derrière ces noms, il y avait des idées, des systèmes, des livres. Les socialistes d’aujourd’hui n’ont pas été taillés dans leur étoffe ; ils n’en sont que les rognures. Il n’y a guère de nouveau chez eux que des expressions baroques auxquelles le public ne comprend rien ou n’attache aucun sens précis. Il ne me paraît donc pas inutile de glaner dans mes souvenirs ce qui se rapporte aux socialistes de mon temps. Commençons par Étienne Cabet.
Je ne l’ai pas connu personnellement ; il était déjà un homme quand je n’étais encore qu’un enfant ; sous la restauration il fut chargé, comme avocat au barreau [page 216] de Dijon, de la défense du général Vaux, impliqué dans un complot bonapartiste, et qui fut acquitté à la grande satisfaction des populations du département. Ce succès mit Cabet en évidence et lui valut plus tard l’honneur d’être nommé député.
Après la Révolution de 1830, Cabet devint procureur général en Corse. Il n’y resta pas longtemps ; il démissionna pour motifs politiques, et à partir de ce moment il entra dans le parti républicain, où il se fit une situation particulière au milieu des différents groupes socialistes. Il fonda, pour la défense de ses principes, un journal hebdomadaire, le Populaire, avec le concours d’un administrateur intelligent, Pagnerre, qui devint plus tard, l’éditeur de Lamennais, de Cormenin, et se créa une grande situation.
Cabet était communiste ; seulement il ne l’était pas à la façon de Charles Teste et de Voyer-d’Argenson, il ne l’était pas davantage à la façon d’Auguste Blanqui ; il ne faisait point campagne non plus avec Pierre Leroux. Son système, à lui, se rapprochait beaucoup de celui des jésuites du Paraguay, tel que l’avait décrit Châteaubriand avec une chaleur entraînante et une richesse de style propres à faire des prosélytes.
Cabet n’était point conspirateur et ne demandait pas aux menées secrètes le triomphe de ses idées. Il n’était pas orateur et n’attendait rien de ses discours ; il n’était pas écrivain de race et ne se sentait pas de taille à briller dans les polémiques. D’ailleurs, la contradiction lui était désagréable et il l’évitait le plus possible.
Mais il avait beau protester de ses sentiments pacifiques, les royalistes s’obstinaient à lui prêter des arrière-pensées de violence et de méchantes intentions contre les propriétaires. D’un autre côté on lui reprochait de n’avoir aucun système défini dans son journal. Enfin, les républicains militants ne lui pardonnaient pas d’écrémer le parti, afin de grossir sa secte, et ils l’accusaient de détourner les républicains de la tradition révolutionnaire.
Le fait est que Cabet inspirait une grande confiance et avait réussi à grouper autour de lui quantité de gens de cœur, plus prompts à l’enthousiasme qu’au raisonnement et prêts à tous les sacrifices. Après tout, leur confiance s’expliquait par la parfaite honorabilité de leur chef, dont les convictions étaient profondes et incontestables.
Cabet croyait tenir la solution du problème social et ses adeptes le suivaient les yeux fermés. Il se trompait assurément, mais son erreur se trouvait excusée par sa bonne foi.
Il exposa son système dans un livre intitulé : Voyage en Icarie. Ce livre, qu’il écrivit en Angleterre, où il s’était réfugié afin d’échapper à une condamnation pour délit de presse, fut en quelque sorte sa bible.
Il m’arriva d’en faire la critique dans un journal de Beaune, critique très modérée et nullement malveillante. L’auteur en eut connaissance, et m’écrivit à ce propos une lettre qui me prouva qu’il avait été sensible à mes coups d’épingle, surtout parce qu’ils venaient d’un compatriote bien jeune. Je n’avais, en effet, que dix-huit ans, et je regrettai sincèrement de lui avoir causé de la peine.
Cabet et ses disciples, que l’on désignait sous le nom d’Icariens, applaudirent nécessairement à la Révolution de février 1848. Ils crurent que les temps étaient venus et que la réalisation de leurs projets allait se faire en France même. Cette illusion ne dura guère. Soit calcul, soit peur, les hommes de la réaction s’acharnèrent contre Cabet et les siens. A chaque manifestation de la rue, à chaque émeute, on entendait pousser les cris de : A bas Cabet !
Le chef des Icariens pensa qu’il n’était pas en sûreté à Paris, qu’on en voulait à sa vie et que si l’occasion s’en présentait, ses ennemis politiques ne lui feraient point de quartier. Son esprit se troubla, le découragement le saisit un moment, mais il n’était pas homme à abandonner sa conception d’Icarie.
Voyant que la politique républicaine, au lieu de souffler dans ses voiles, ne le protégeait même pas contre l’ennemi commun, il prit le parti de s’expatrier et d’aller planter sa tente sous des cieux plus cléments. Il choisit un coin des États-Unis, non loin de Saint-Louis, et aussitôt qu’il fut possible de s’y installer, un premier convoi quitta la France et alla se fixer sur la terre promise. Il y eut un second convoi, un troisième, puis d’autres encore, qui portèrent le nombre des émigrants à plusieurs centaines. Il s’y trouvait surtout des artisans, de bons ouvriers, qui avaient vendu ce qu’ils [page 219] possédaient en France, qui emportaient tout avec eux et allaient verser leur avoir dans la communauté."
"Laissez-moi vous parler de Pierre Leroux, qui naquit à Bercy en 1798 et mourut à Paris en avril 1871.
Tous les soirs, en été, après la séance de l’Assemblée nationale de 1848, trois représentants du peuple s’en allaient à Passy, bras dessus, bras dessous, par le quai d’Orsay. On disait d’eux qu’ils formaient une triade. Elle se composait de Pierre Leroux, de Pierre Lefranc et de votre serviteur. Chemin faisant, nous causions des incidents de la séance du jour, des orateurs, des hommes et des choses de Paris et de la province. Ou bien encore, Pierre Leroux me questionnait sur l’agriculture, sur les lois naturelles, sur les applications du circulus aux phénomènes journaliers de la vie des plantes et des animaux ; ou bien enfin Pierre Lefranc nous racontait, comme paroles d’évangile, ses entretiens sur la politique avec celui qu’il nommait « le grand-maître ». Ce grand-maître était Béranger, qui, ainsi que nous, habitait Passy.
Arrivés rue de la Tour, la triade s’émiettait ; je tirais de mon côté ; mes deux collègues allaient plus loin, du côté d’Auteuil.
« – Il ne faut point que Leroux s’en aille seul, m’avait dit un jour Pierre Lefranc, parce que si les gamins de l’endroit arrivaient à le connaître, ils s’en amuseraient et finiraient par lui mettre des poignées de cailloux dans les deux grandes poches de sa redingote de propriétaire. »
Pierre Lefranc tenait Pierre Leroux pour un naïf dont la douce philosophie ne s’étonnait de rien et s’arrangeait de tout. Le fait est qu’il prenait souvent du bon côté les choses les plus désagréables. Néanmoins, il n’était pas aussi naïf qu’il paraissait l’être.
Le Charivari et d’autres feuilles caricaturistes s’étaient emparés de sa personne et l’accommodaient à toutes les sauces du ridicule. Notre philosophe en riait et semblait même prendre plaisir à regarder les petits oiseaux pris par les pattes dans sa chevelure touffue et en désordre. Peu lui importait de jouer le rôle des gluaux dans une chasse à la pipée. La caricature s’amusait de lui, il s’amusait à son tour de la caricature. Les soins de sa toilette étaient le moindre de ses soucis ; son chapeau à larges bords manquait de fraîcheur, ses cheveux manquaient de direction, sa chaussure n’était pas correcte, les boutons de sa redingote n’étaient pas en bon état. Tout le monde s’en apercevait, excepté lui.
Un jour que, par hasard, il était habillé de neuf, je lui en montrai mon étonnement et lui demandai s’il était de quelque fête.
« – Pas du tout, me répondit-il ; cet habillement neuf m’a été envoyé hier soir par l’Association des tailleurs, sans que je l’aie demandé. Ils sont mes électeurs, et [page 228] ils auront pensé que je les représentais mal avec mes habits délustrés et un peu éraillés sur les coutures. »
Il me disait cela avec une simplicité sans égale.
La semaine d’après, je rencontre le philosophe dans la grande rue de Passy. Il me saisit par le bras, s’y appuie lourdement, selon son habitude, et me raconte que son propriétaire venait de lui donner congé.
– Et pourquoi ? est-ce que vous lui deviez un ou plusieurs termes ?
– Non, je ne lui dois rien ; mais il se plaint de ce que toutes les nuits, vers une heure du matin, des groupes de jeunes gens viennent chanter sous mes fenêtres des couplets révolutionnaires.
– Votre propriétaire, lui dis-je, doit être un enragé réactionnaire ?
– Je n’en sais rien ; mais j’estime qu’il a raison de me renvoyer de sa maison.
– Trop de philosophie, mon maître.
– Pas du tout ; s’il ne me renvoyait pas, ses autres locataires le quitteraient afin d’avoir leur tranquillité. Et de quoi vivrait-il si, pour ne point me désobliger, il perdait tout son monde ? Je ne lui en veux pas ; je vous le répète, il a raison.
Voilà un chef de partageux qui se montrait bien accommodant, on en conviendra.
Je me souviens d’avoir passé avec lui une journée à Troyes, où il prononça un discours sur les réformes sociales. L’accueil ne fut pas chaud ; il se trouvait parmi ses auditeurs un joli nombre de besoigneux, mendiants de profession, dont le clergé se sert au besoin pour ses contre-manifestations. Après les discours, on nous invita à un banquet modeste en plein air. Pierre Leroux me fit observer que nous aurions tort d’accepter l’invitation et de manger le veau froid sous les yeux de pauvres diables qui s’en accommoderaient certainement avec reconnaissance. Nous offrîmes donc aux pauvres le banquet qui nous était destiné, et nous rentrâmes dans la ville par un pont qui nous en séparait.
A peine étions-nous à l’autre bout de ce pont, qu’il nous arriva dans les jambes une grêle de cailloux à laquelle nous ne nous attendions guère. C’étaient les mendiants qui nous faisaient la conduite. Pierre Leroux se retourna avec un calme parfait et rappela à ceux qu’il nommait ses amis qu’ils avaient tort de lapider des républicains qui venaient de leur céder leurs places au banquet. Comme aucun de ces mendiants n’avait faim, l’observation du philosophe ne les toucha guère.
Une seule fois, la philosophie de Pierre Leroux me parut en défaut, et voici en quelle circonstance : nous étions sur le quai de Billy ; mon collègue, qui n’était pas gai d’ordinaire, mais qui n’était pas triste non plus, me parut très soucieux, et je cherchai à en savoir le motif.
– Il y a des choses, me dit-il, qui n’arrivent qu’à moi ; figurez-vous qu’il vient de me tomber sur les bras un huissier avec sa charge de papiers timbrés. On me réclame plusieurs centaines de mille francs et je n’ai pas le sou. Je ne sortirai jamais de là.
Pierre Leroux m’expliqua qu’il avait fondé une imprimerie à Boussac et fait des entreprises de librairie avec ses frères, que les affaires avaient mal tourné et que le responsabilité lui incombait tout entière.
Je ne connaissais à Pierre Leroux qu’un frère, Jules Leroux, représentant du peuple comme lui et qui passait pour jalouser sa popularité.
– Vous venez de me parler de vos frères, dis-je à mon collègue, je ne vous en connais qu’un ; combien en avec-vous donc ?
– J’en ai soixante-treize.
Je compris bien vite qu’il entendait désigner tous les typographes et ouvriers de l’imprimerie de Boussac (Creuse) qu’il entretenait de sa copie.
« Pierre Leroux, disait à ce propos George Sand, n’a qu’un tort, c’est de vouloir faire de l’application cinquante ans trop vite. Chaque jour met son système aux prises avec son boulanger… »
Il n’en fallait pas davantage pour faire à Pierre Leroux un renom de naïveté qu’on a peut-être exagérée. Il serait plus juste de dire qu’il n’entendait absolument rien aux affaires. Son travers capital a été de se persuader qu’il s’entendait à tout, aux affaires comme au reste.
Le fait est qu’il avait la tête meublée de connaissances très variées, qu’il était une sorte d’encyclopédie vivante. Rien ne lui était étranger. Il avait été ouvrier typographe, correcteur d’épreuves, et il ne s’égarait point dans les questions d’imprimerie. Notez en passant que ses études au lycée Charlemagne et à Rennes [page 231] avaient été brillantes. Il faisait de la philosophie avec les philosophes, de la métaphysique avec les métaphysiciens ; il causait de littérature avec les savants, de médecine avec les médecins, de pharmacie avec les pharmaciens, d’agriculture avec les agronomes.
Il étonnait les gens du métier par ses connaissances pratiques. Au besoin, il devenait homme du monde et charmait ses interlocuteurs par la finesse de son esprit, par ses reparties, par des anecdotes pleines d’intérêt. Autant il était simple avec les humbles, autant il était fort de ressources imprévues avec les habiles. C’est pourquoi je n’ai point cru à sa naïveté.
Pierre Leroux avait conscience de sa supériorité, de façon que partout il se croyait autorisé à prendre ses aises avec son public.
A ses yeux, les représentants du peuple au milieu desquels il siégeait n’étaient que des écoliers dont il se croyait le maître chaque fois qu’il lui prenait fantaisie d’occuper la tribune. Il y allait sans émotion, tout doucement, à la manière d’un instituteur qui se sent chez lui, avec des piles de notes sous le bras, et une fois installé, on ne pouvait pas savoir combien de temps sa causerie durerait. On devait compter sur deux, trois ou quatre heures.
Cette perspective causait de l’effroi ; on ne l’écoutait pas, on bavardait, on s’accompagnait du bruit des couteaux de bois sur les pupitres, on éclaircissait les rangs. Rien n’y faisait, rien ne troublait l’orateur ; rien ne l’impatientait, rien ne l’arrêtait, parce qu’il avait la [page 232] conviction ou la présomption d’être au-dessus de son public. Pour lui, ses collègues étaient de grands enfants fort excusables de ne point s’intéresser à des choses que sans doute ils ne comprenaient pas toujours, et qu’ils étudieraient à tête reposée dans le Moniteur officiel. Dans ces conditions, Leroux aurait été seul devant les banquettes vides qu’il ne s’en serait point formalisé.
Un jour qu’il occupait la tribune depuis trois heures et qu’on attendait la fin de son discours pour émettre un vote important, Pierre Leroux toucha du coude son paquet de notes, qui s’éparpilla à ses pieds. Au lieu de s’en émouvoir, il se mit tranquillement à les ramasser une à une. Cela dura bien une demi-heure.
Il s’ensuivit dans l’Assemblée un vacarme indescriptible. L’orateur n’y fit aucune allusion et continua de remettre en ordre ses bouts de papier.
Redoublement de vacarme.
– Voyez-vous le faux bonhomme, disait-on ; il a fait le coup pour empêcher le vote et renvoyer la discussion à demain.
L’accusation était injuste, Pierre Leroux n’avait pas calculé l’accident.
Quand il eut fini de ramasser ses papiers, il reprit son discours interrompu à moitié chemin et le termina dans le vide.
Après la séance, Pierre Lefranc fit ses compliments de condoléance à Leroux, qui se contenta de répondre :
– Que voulez-vous ? la méchanceté n’y est pour rien ; ils ne comprennent pas.
Au coup d’État de décembre 1851, Pierre Leroux ne fut pas oublié sur les listes de proscription, mais des personnes intervinrent en sa faveur. On fit observer qu’il n’était pas un homme de violence, qu’il était inoffensif, qu’il avait de nombreux enfants, dont plusieurs tout petits, et que son exil aurait le caractère d’une cruauté gratuite.
– Non, non, fut-il répondu grossièrement à la préfecture de police, nous voulons nous débarrasser de lui et de sa séquelle.
Pierre Leroux se rendit à Jersey. L’exil et la misère eurent sur lui une mauvaise influence. Son caractère, réputé plein de douceur, s’aigrit fortement. Il eut ses heures de violence dans les réunions de proscrits ; il devint très agressif et se fit des ennemis aussi acharnés à le poursuivre qu’il avait été prompt à les attaquer.
Nous connaissons trop les tristes effets de l’exil, de la nostalgie, du chagrin, des fortes misères sur les proscrits, pour nous y arrêter plus que de raison. Pierre Leroux n’a pas été leur unique victime ; nous en avons vu bien d’autres, et des meilleurs, qui devinrent méconnaissables sur la terre étrangère. Tels et tels que l’on avait connus dévoués se montrèrent égoïstes et insociables ; tels et tels que nous avions connus bienveillants, indulgents, se montrèrent indifférents aux souffrances des leurs. Ceux-là seuls qui ont du bien-être ou la vie de chaque jour assurée ne subis- sent point les influences malsaines de la proscription ; chez les autres le sentiment de la fraternité disparaît. L’histoire oubliera tout cela et ne se souviendra que des services rendus.
Pierre Leroux est mort à Paris, et sa tombe est au cimetière de Montparnasse, où quelques fidèles vont respectueusement, chaque année, l’honorer de leur visite."
-Pierre Joigneaux, Souvenirs historiques, 1891: https://1851.fr/hommes/joigneaux/
"[Chapitre : Les socialistes]
Ils n’étaient pas les premiers venus, ceux-là ; ils s’appelaient : Charles Fourier, Proudhon, Enfantin, Cabet. Derrière ces noms, il y avait des idées, des systèmes, des livres. Les socialistes d’aujourd’hui n’ont pas été taillés dans leur étoffe ; ils n’en sont que les rognures. Il n’y a guère de nouveau chez eux que des expressions baroques auxquelles le public ne comprend rien ou n’attache aucun sens précis. Il ne me paraît donc pas inutile de glaner dans mes souvenirs ce qui se rapporte aux socialistes de mon temps. Commençons par Étienne Cabet.
Je ne l’ai pas connu personnellement ; il était déjà un homme quand je n’étais encore qu’un enfant ; sous la restauration il fut chargé, comme avocat au barreau [page 216] de Dijon, de la défense du général Vaux, impliqué dans un complot bonapartiste, et qui fut acquitté à la grande satisfaction des populations du département. Ce succès mit Cabet en évidence et lui valut plus tard l’honneur d’être nommé député.
Après la Révolution de 1830, Cabet devint procureur général en Corse. Il n’y resta pas longtemps ; il démissionna pour motifs politiques, et à partir de ce moment il entra dans le parti républicain, où il se fit une situation particulière au milieu des différents groupes socialistes. Il fonda, pour la défense de ses principes, un journal hebdomadaire, le Populaire, avec le concours d’un administrateur intelligent, Pagnerre, qui devint plus tard, l’éditeur de Lamennais, de Cormenin, et se créa une grande situation.
Cabet était communiste ; seulement il ne l’était pas à la façon de Charles Teste et de Voyer-d’Argenson, il ne l’était pas davantage à la façon d’Auguste Blanqui ; il ne faisait point campagne non plus avec Pierre Leroux. Son système, à lui, se rapprochait beaucoup de celui des jésuites du Paraguay, tel que l’avait décrit Châteaubriand avec une chaleur entraînante et une richesse de style propres à faire des prosélytes.
Cabet n’était point conspirateur et ne demandait pas aux menées secrètes le triomphe de ses idées. Il n’était pas orateur et n’attendait rien de ses discours ; il n’était pas écrivain de race et ne se sentait pas de taille à briller dans les polémiques. D’ailleurs, la contradiction lui était désagréable et il l’évitait le plus possible.
Mais il avait beau protester de ses sentiments pacifiques, les royalistes s’obstinaient à lui prêter des arrière-pensées de violence et de méchantes intentions contre les propriétaires. D’un autre côté on lui reprochait de n’avoir aucun système défini dans son journal. Enfin, les républicains militants ne lui pardonnaient pas d’écrémer le parti, afin de grossir sa secte, et ils l’accusaient de détourner les républicains de la tradition révolutionnaire.
Le fait est que Cabet inspirait une grande confiance et avait réussi à grouper autour de lui quantité de gens de cœur, plus prompts à l’enthousiasme qu’au raisonnement et prêts à tous les sacrifices. Après tout, leur confiance s’expliquait par la parfaite honorabilité de leur chef, dont les convictions étaient profondes et incontestables.
Cabet croyait tenir la solution du problème social et ses adeptes le suivaient les yeux fermés. Il se trompait assurément, mais son erreur se trouvait excusée par sa bonne foi.
Il exposa son système dans un livre intitulé : Voyage en Icarie. Ce livre, qu’il écrivit en Angleterre, où il s’était réfugié afin d’échapper à une condamnation pour délit de presse, fut en quelque sorte sa bible.
Il m’arriva d’en faire la critique dans un journal de Beaune, critique très modérée et nullement malveillante. L’auteur en eut connaissance, et m’écrivit à ce propos une lettre qui me prouva qu’il avait été sensible à mes coups d’épingle, surtout parce qu’ils venaient d’un compatriote bien jeune. Je n’avais, en effet, que dix-huit ans, et je regrettai sincèrement de lui avoir causé de la peine.
Cabet et ses disciples, que l’on désignait sous le nom d’Icariens, applaudirent nécessairement à la Révolution de février 1848. Ils crurent que les temps étaient venus et que la réalisation de leurs projets allait se faire en France même. Cette illusion ne dura guère. Soit calcul, soit peur, les hommes de la réaction s’acharnèrent contre Cabet et les siens. A chaque manifestation de la rue, à chaque émeute, on entendait pousser les cris de : A bas Cabet !
Le chef des Icariens pensa qu’il n’était pas en sûreté à Paris, qu’on en voulait à sa vie et que si l’occasion s’en présentait, ses ennemis politiques ne lui feraient point de quartier. Son esprit se troubla, le découragement le saisit un moment, mais il n’était pas homme à abandonner sa conception d’Icarie.
Voyant que la politique républicaine, au lieu de souffler dans ses voiles, ne le protégeait même pas contre l’ennemi commun, il prit le parti de s’expatrier et d’aller planter sa tente sous des cieux plus cléments. Il choisit un coin des États-Unis, non loin de Saint-Louis, et aussitôt qu’il fut possible de s’y installer, un premier convoi quitta la France et alla se fixer sur la terre promise. Il y eut un second convoi, un troisième, puis d’autres encore, qui portèrent le nombre des émigrants à plusieurs centaines. Il s’y trouvait surtout des artisans, de bons ouvriers, qui avaient vendu ce qu’ils [page 219] possédaient en France, qui emportaient tout avec eux et allaient verser leur avoir dans la communauté."
"Laissez-moi vous parler de Pierre Leroux, qui naquit à Bercy en 1798 et mourut à Paris en avril 1871.
Tous les soirs, en été, après la séance de l’Assemblée nationale de 1848, trois représentants du peuple s’en allaient à Passy, bras dessus, bras dessous, par le quai d’Orsay. On disait d’eux qu’ils formaient une triade. Elle se composait de Pierre Leroux, de Pierre Lefranc et de votre serviteur. Chemin faisant, nous causions des incidents de la séance du jour, des orateurs, des hommes et des choses de Paris et de la province. Ou bien encore, Pierre Leroux me questionnait sur l’agriculture, sur les lois naturelles, sur les applications du circulus aux phénomènes journaliers de la vie des plantes et des animaux ; ou bien enfin Pierre Lefranc nous racontait, comme paroles d’évangile, ses entretiens sur la politique avec celui qu’il nommait « le grand-maître ». Ce grand-maître était Béranger, qui, ainsi que nous, habitait Passy.
Arrivés rue de la Tour, la triade s’émiettait ; je tirais de mon côté ; mes deux collègues allaient plus loin, du côté d’Auteuil.
« – Il ne faut point que Leroux s’en aille seul, m’avait dit un jour Pierre Lefranc, parce que si les gamins de l’endroit arrivaient à le connaître, ils s’en amuseraient et finiraient par lui mettre des poignées de cailloux dans les deux grandes poches de sa redingote de propriétaire. »
Pierre Lefranc tenait Pierre Leroux pour un naïf dont la douce philosophie ne s’étonnait de rien et s’arrangeait de tout. Le fait est qu’il prenait souvent du bon côté les choses les plus désagréables. Néanmoins, il n’était pas aussi naïf qu’il paraissait l’être.
Le Charivari et d’autres feuilles caricaturistes s’étaient emparés de sa personne et l’accommodaient à toutes les sauces du ridicule. Notre philosophe en riait et semblait même prendre plaisir à regarder les petits oiseaux pris par les pattes dans sa chevelure touffue et en désordre. Peu lui importait de jouer le rôle des gluaux dans une chasse à la pipée. La caricature s’amusait de lui, il s’amusait à son tour de la caricature. Les soins de sa toilette étaient le moindre de ses soucis ; son chapeau à larges bords manquait de fraîcheur, ses cheveux manquaient de direction, sa chaussure n’était pas correcte, les boutons de sa redingote n’étaient pas en bon état. Tout le monde s’en apercevait, excepté lui.
Un jour que, par hasard, il était habillé de neuf, je lui en montrai mon étonnement et lui demandai s’il était de quelque fête.
« – Pas du tout, me répondit-il ; cet habillement neuf m’a été envoyé hier soir par l’Association des tailleurs, sans que je l’aie demandé. Ils sont mes électeurs, et [page 228] ils auront pensé que je les représentais mal avec mes habits délustrés et un peu éraillés sur les coutures. »
Il me disait cela avec une simplicité sans égale.
La semaine d’après, je rencontre le philosophe dans la grande rue de Passy. Il me saisit par le bras, s’y appuie lourdement, selon son habitude, et me raconte que son propriétaire venait de lui donner congé.
– Et pourquoi ? est-ce que vous lui deviez un ou plusieurs termes ?
– Non, je ne lui dois rien ; mais il se plaint de ce que toutes les nuits, vers une heure du matin, des groupes de jeunes gens viennent chanter sous mes fenêtres des couplets révolutionnaires.
– Votre propriétaire, lui dis-je, doit être un enragé réactionnaire ?
– Je n’en sais rien ; mais j’estime qu’il a raison de me renvoyer de sa maison.
– Trop de philosophie, mon maître.
– Pas du tout ; s’il ne me renvoyait pas, ses autres locataires le quitteraient afin d’avoir leur tranquillité. Et de quoi vivrait-il si, pour ne point me désobliger, il perdait tout son monde ? Je ne lui en veux pas ; je vous le répète, il a raison.
Voilà un chef de partageux qui se montrait bien accommodant, on en conviendra.
Je me souviens d’avoir passé avec lui une journée à Troyes, où il prononça un discours sur les réformes sociales. L’accueil ne fut pas chaud ; il se trouvait parmi ses auditeurs un joli nombre de besoigneux, mendiants de profession, dont le clergé se sert au besoin pour ses contre-manifestations. Après les discours, on nous invita à un banquet modeste en plein air. Pierre Leroux me fit observer que nous aurions tort d’accepter l’invitation et de manger le veau froid sous les yeux de pauvres diables qui s’en accommoderaient certainement avec reconnaissance. Nous offrîmes donc aux pauvres le banquet qui nous était destiné, et nous rentrâmes dans la ville par un pont qui nous en séparait.
A peine étions-nous à l’autre bout de ce pont, qu’il nous arriva dans les jambes une grêle de cailloux à laquelle nous ne nous attendions guère. C’étaient les mendiants qui nous faisaient la conduite. Pierre Leroux se retourna avec un calme parfait et rappela à ceux qu’il nommait ses amis qu’ils avaient tort de lapider des républicains qui venaient de leur céder leurs places au banquet. Comme aucun de ces mendiants n’avait faim, l’observation du philosophe ne les toucha guère.
Une seule fois, la philosophie de Pierre Leroux me parut en défaut, et voici en quelle circonstance : nous étions sur le quai de Billy ; mon collègue, qui n’était pas gai d’ordinaire, mais qui n’était pas triste non plus, me parut très soucieux, et je cherchai à en savoir le motif.
– Il y a des choses, me dit-il, qui n’arrivent qu’à moi ; figurez-vous qu’il vient de me tomber sur les bras un huissier avec sa charge de papiers timbrés. On me réclame plusieurs centaines de mille francs et je n’ai pas le sou. Je ne sortirai jamais de là.
Pierre Leroux m’expliqua qu’il avait fondé une imprimerie à Boussac et fait des entreprises de librairie avec ses frères, que les affaires avaient mal tourné et que le responsabilité lui incombait tout entière.
Je ne connaissais à Pierre Leroux qu’un frère, Jules Leroux, représentant du peuple comme lui et qui passait pour jalouser sa popularité.
– Vous venez de me parler de vos frères, dis-je à mon collègue, je ne vous en connais qu’un ; combien en avec-vous donc ?
– J’en ai soixante-treize.
Je compris bien vite qu’il entendait désigner tous les typographes et ouvriers de l’imprimerie de Boussac (Creuse) qu’il entretenait de sa copie.
« Pierre Leroux, disait à ce propos George Sand, n’a qu’un tort, c’est de vouloir faire de l’application cinquante ans trop vite. Chaque jour met son système aux prises avec son boulanger… »
Il n’en fallait pas davantage pour faire à Pierre Leroux un renom de naïveté qu’on a peut-être exagérée. Il serait plus juste de dire qu’il n’entendait absolument rien aux affaires. Son travers capital a été de se persuader qu’il s’entendait à tout, aux affaires comme au reste.
Le fait est qu’il avait la tête meublée de connaissances très variées, qu’il était une sorte d’encyclopédie vivante. Rien ne lui était étranger. Il avait été ouvrier typographe, correcteur d’épreuves, et il ne s’égarait point dans les questions d’imprimerie. Notez en passant que ses études au lycée Charlemagne et à Rennes [page 231] avaient été brillantes. Il faisait de la philosophie avec les philosophes, de la métaphysique avec les métaphysiciens ; il causait de littérature avec les savants, de médecine avec les médecins, de pharmacie avec les pharmaciens, d’agriculture avec les agronomes.
Il étonnait les gens du métier par ses connaissances pratiques. Au besoin, il devenait homme du monde et charmait ses interlocuteurs par la finesse de son esprit, par ses reparties, par des anecdotes pleines d’intérêt. Autant il était simple avec les humbles, autant il était fort de ressources imprévues avec les habiles. C’est pourquoi je n’ai point cru à sa naïveté.
Pierre Leroux avait conscience de sa supériorité, de façon que partout il se croyait autorisé à prendre ses aises avec son public.
A ses yeux, les représentants du peuple au milieu desquels il siégeait n’étaient que des écoliers dont il se croyait le maître chaque fois qu’il lui prenait fantaisie d’occuper la tribune. Il y allait sans émotion, tout doucement, à la manière d’un instituteur qui se sent chez lui, avec des piles de notes sous le bras, et une fois installé, on ne pouvait pas savoir combien de temps sa causerie durerait. On devait compter sur deux, trois ou quatre heures.
Cette perspective causait de l’effroi ; on ne l’écoutait pas, on bavardait, on s’accompagnait du bruit des couteaux de bois sur les pupitres, on éclaircissait les rangs. Rien n’y faisait, rien ne troublait l’orateur ; rien ne l’impatientait, rien ne l’arrêtait, parce qu’il avait la [page 232] conviction ou la présomption d’être au-dessus de son public. Pour lui, ses collègues étaient de grands enfants fort excusables de ne point s’intéresser à des choses que sans doute ils ne comprenaient pas toujours, et qu’ils étudieraient à tête reposée dans le Moniteur officiel. Dans ces conditions, Leroux aurait été seul devant les banquettes vides qu’il ne s’en serait point formalisé.
Un jour qu’il occupait la tribune depuis trois heures et qu’on attendait la fin de son discours pour émettre un vote important, Pierre Leroux toucha du coude son paquet de notes, qui s’éparpilla à ses pieds. Au lieu de s’en émouvoir, il se mit tranquillement à les ramasser une à une. Cela dura bien une demi-heure.
Il s’ensuivit dans l’Assemblée un vacarme indescriptible. L’orateur n’y fit aucune allusion et continua de remettre en ordre ses bouts de papier.
Redoublement de vacarme.
– Voyez-vous le faux bonhomme, disait-on ; il a fait le coup pour empêcher le vote et renvoyer la discussion à demain.
L’accusation était injuste, Pierre Leroux n’avait pas calculé l’accident.
Quand il eut fini de ramasser ses papiers, il reprit son discours interrompu à moitié chemin et le termina dans le vide.
Après la séance, Pierre Lefranc fit ses compliments de condoléance à Leroux, qui se contenta de répondre :
– Que voulez-vous ? la méchanceté n’y est pour rien ; ils ne comprennent pas.
Au coup d’État de décembre 1851, Pierre Leroux ne fut pas oublié sur les listes de proscription, mais des personnes intervinrent en sa faveur. On fit observer qu’il n’était pas un homme de violence, qu’il était inoffensif, qu’il avait de nombreux enfants, dont plusieurs tout petits, et que son exil aurait le caractère d’une cruauté gratuite.
– Non, non, fut-il répondu grossièrement à la préfecture de police, nous voulons nous débarrasser de lui et de sa séquelle.
Pierre Leroux se rendit à Jersey. L’exil et la misère eurent sur lui une mauvaise influence. Son caractère, réputé plein de douceur, s’aigrit fortement. Il eut ses heures de violence dans les réunions de proscrits ; il devint très agressif et se fit des ennemis aussi acharnés à le poursuivre qu’il avait été prompt à les attaquer.
Nous connaissons trop les tristes effets de l’exil, de la nostalgie, du chagrin, des fortes misères sur les proscrits, pour nous y arrêter plus que de raison. Pierre Leroux n’a pas été leur unique victime ; nous en avons vu bien d’autres, et des meilleurs, qui devinrent méconnaissables sur la terre étrangère. Tels et tels que l’on avait connus dévoués se montrèrent égoïstes et insociables ; tels et tels que nous avions connus bienveillants, indulgents, se montrèrent indifférents aux souffrances des leurs. Ceux-là seuls qui ont du bien-être ou la vie de chaque jour assurée ne subis- sent point les influences malsaines de la proscription ; chez les autres le sentiment de la fraternité disparaît. L’histoire oubliera tout cela et ne se souviendra que des services rendus.
Pierre Leroux est mort à Paris, et sa tombe est au cimetière de Montparnasse, où quelques fidèles vont respectueusement, chaque année, l’honorer de leur visite."
-Pierre Joigneaux, Souvenirs historiques, 1891: https://1851.fr/hommes/joigneaux/