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    Josiane Boulad-Ayoub & Alexandra Torero-Ibad (dir.), Matérialismes des Modernes. Nature et mœurs

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    Josiane Boulad-Ayoub & Alexandra Torero-Ibad (dir.), Matérialismes des Modernes. Nature et mœurs Empty Josiane Boulad-Ayoub & Alexandra Torero-Ibad (dir.), Matérialismes des Modernes. Nature et mœurs

    Message par Johnathan R. Razorback Mer 1 Sep - 16:27

    https://fr.wikipedia.org/wiki/Josiane_Boulad-Ayoub

    https://fr.1lib.fr/book/904392/0690d3

    "Sachons d’abord que le curé Jean Meslier, philosophe autodidacte, est l’homme d’un seul livre intitulé Mémoire des pensées et sentiments de Jean Meslier. Ce volumineux ouvrage, dont il fit trois copies manuscrites presque identiques, comprend 97 chapitres réunis sous huit « preuves ». Travail d’une vie, il s’agit en fait d’une œuvre posthume, ou plus précisément, d’un livre-testament." (p.105)

    "Jean Meslier fut un curé de campagne tout ce qu’il y avait de plus banal sous l’Ancien régime, en extérieur du moins. À l’intérieur de lui bouillait cependant une sourde colère qui le fit devenir philosophe. Ce qu’il y a de fascinant chez ce penseur est justement cette double vie au cours de laquelle son œuvre fut écrite. Alors qu’il vaquait, publiquement, à ses tâches de curé, il devenait, dans le secret, un criminel. Le mot n’est pas trop fort, au contraire, car ses réflexions solitaires, qu’il prenait le risque de coucher sur papier, auraient amplement suffit à la faire condamner à mort. Ses crimes étaient nombreux et très graves pour l’époque : il affirme, entre autres, que toutes les religions ne sont que des supercheries; il attaque le pouvoir de l’Église, celui de la noblesse, et, surtout, celui du roi, qu’il ose même qualifier de tyran ; il en appelle au régicide salvateur; il condamne la propriété privée comme immorale ; il espère un soulèvement populaire qui renversera la monarchie pour la remplacer par des villages communistes ; il voudrait substituer aux mariages des unions libres ; il ne jure que par la rationalité, la science et par une compréhension matérialiste du monde ; et, enfin, le pire crime de tous, il affirme clairement l’inexistence de Dieu. Bref, à lui seul, ce penseur isolé écrivit presque la somme totale de ce que sera ce XVIIIe siècle philosophique qu’il inaugure." (p.106)

    "Meslier écrit mal. Son style est lourd, long, lent, et surtout, ennuyeux. Sa plume est laborieuse, sans beauté, ses phrases boiteuses, et les nombreux extraits des auteurs qu’il cite sont de lecture plus agréable que son texte lui-même. Troisièmement, le sujet même du texte fut probablement un frein à une notoriété officielle. Même si de nombreuses copies manuscrites clandestines du Mémoire prirent place dans les bibliothèques des Grands du XVIIIe siècle, le contenu extrêmement licencieux de cette œuvre dût lui conférer une aura de « possession honteuse », dont on parle seulement à ses amis les plus intimes, et encore. Et, quatrièmement, il y eut également le destin peu commun de la diffusion du Mémoire, subissant trahisons et travestissements. D’abord se vendant sous le manteau dans des versions manuscrites souvent abrégées, Voltaire en fit publier une version imprimée encore davantage écourtée et au message édulcoré, l’athéisme de Meslier y devenant le déisme de Voltaire. Comme si cette trahison n’était pas suffisante, de très nombreux éditeurs vendirent Le bon sens, de d’Holbach, sous le titre du Testament du curé Jean Meslier, jusqu’au moins en 1961 ! Mais nous avons aujourd’hui, heureusement, la chance de redécouvrir le texte original du Mémoire, grâce à l’édition de 1970, dirigée par Roland Desné, et basée sur ce qui seraient les manuscrits originaux conservés à la Bibliothèque Nationale française dans le Fonds français des manuscrits. Ce qui nous permettra très certainement de reconnaître à ce penseur la place qui lui revient dans l’histoire des idées." (p.107)

    "Nous oserons même avancer que Meslier est le penseur qui symbolise le mieux l’émotivité sous-jacente de la France rurale de la fin XVIIe, et début XVIIIe siècle. Il mène une double vie : à la fois curé de campagne qui s’adonne aux tâches d’une existence publique des plus banales, et philosophe critique qui s’acharne, dans le plus grand secret, à une critique radicale de la pensée dominante de son époque. Ainsi tiraillé entre la résignation et la révolte silencieuse, il représente à merveille la condition populaire de son époque : encore figée dans les vieilles traditions comme dans des fers, mais ressentant une indignation grandissante et un inavouable désir de liberté. Ce curé, qui est-il donc ?

    Baptisé le 15 juin 1664 à Mazerny, il est « fils d’un marchant possédant quelques terres, sachant écrire et jouissant, dans son village, d’une bonne réputation ». Nous devons comprendre la position sociale de son père comme étant celle d’un petit bourgeois qui, aujourd’hui, passerait pour être de la classe moyenne. À cette époque où les paysans étaient tous très pauvres, posséder un petit pécule donnait à la personne une certaine importance. Cette classe de petits commerçants fournissait à l’époque la majeure partie du bas clergé ; ce que sera, justement, Jean Meslier." (p.108)

    "Il faut savoir qu’à l’époque, être membre du clergé assurait des revenus supérieurs à la majorité de la population. Et si le bas clergé bénéficiait de revenues relativement confortables, le haut clergé, lui, vivait dans une grande opulence qui contrastait de manière obscène avec la grande pauvreté des paysans. Il faut aussi savoir qu’à cette époque entrer au séminaire comportait des coûts : il fallait pouvoir garantir une rente au séminariste pour qu’il puisse pourvoir à ses besoins tout au long de ses études sans qu’il ne doive travailler. C’est pour cette raison que les curés de campagne ne provenaient pas de la paysannerie, ceux-ci étant incapables d’en défrayer les coûts exigé.

    Jean Meslier deviendra donc curé d’Étrépigny et de Balaive le 7 janvier 1689 ; il est alors âgé de 25 ans. Il y passera le restant de sa vie, consacrant 40 années à ses charges cléricales. On retiendra principalement de sa vie une courte période d’accrochages avec les autorités temporelle et spirituelle.

    Le seigneur de sa région, Antoine de Toully de Cléry, ayant maltraité des paysans, provoqua l’indignation et la colère du curé Meslier. Ce dernier osa dénoncer les agissements du seigneur, au su et au vu de tous pendant son sermon dominical, et réprouver ses abus. Le noble, attaqué publiquement, alla s’en plaindre au supérieur de Meslier, qui exigea de ce dernier la correction qui s’imposait. Dès le dimanche suivant, Meslier récidivait, renforçant même sa critique « contre les seigneurs et les grands du monde ».

    Suite à une nouvelle plainte du seigneur, le curé rétif sera condamné par son archevêque à un mois de réclusion au séminaire. Cette confrontation avec le seigneur local n’est pas l’unique raison pour laquelle Meslier fut réprimandé. En effet, son supérieur lui reprochait également de nombreux autres comportements.

    Dans son rapport de 1716, l’archevêque de Mailly reproche au curé Meslier, entre autres choses, d’avoir comme servante une jeune femme d’à peu près 18 ans, alors que l’Église exige que les servantes soient d’âge canonique. Pour la petite histoire, soulignons que cet archevêque, soucieux des bonnes mœurs du curé d’Étrépigny, décèdera le corps complètement rongé par une « maladie honteuse » ! Celui-ci reproche également au curé Meslier de ne pas entretenir ses églises qui menacent de tomber en ruines, de ne pas faire ses comptes, d’avoir osé placer des bancs pour des bourgeois là où il ne devrait y avoir que celui du seigneur, et de ne pas avoir fait payer pour ces bancs, de distribuer aux enfants des hosties non consacrées, et sans les faire payer, et, aussi, on lui fait grief d’être « ignorant, présomptueux, très entêté et opiniâtre, […] négligeant l’église […] ; il se mêle de décider des cas qu’il n’entend pas, et ne revient pas de son sentiment ».

    De tout ce rapport très négatif ressortent tout de même deux points positifs : il est « homme de bien », ce qui signifierait, selon Roland Desné, qu’il mène « une vie régulière (ne s’enivrant pas, ne jouant pas aux cartes, ne se battant pas avec les paysans) » et serait aussi un bon maître d’école." (pp.109-110)

    "Un bref survol des rapports de l’archevêque de Mailly qui, en 1716, fit la visite des cures de la région, nous présente un portrait d’un bas clergé récalcitrant. Les différents curés de la région sont ainsi décrits : « revêche, pas assez soumis, ignorant, arrogant, raisonneur, fort entêté, résistant, processif, ne voulant pas se conformer aux ordres, opiniâtre, ne se soumettant nullement, fort négligeant, très peu exact, un peu brouillon, s’absente souvent, a bien des plaintes contre lui, il est haut, caché, aime les gens qui résistent aux supérieurs, soupçonné de faire entrer les livres interdits, toute la paroisse criait contre lui, rebelle ».

    Ainsi compris, le curé Meslier n’était pas un cas à part, mais plutôt un membre du bas clergé très représentatif de son milieu. Ce qui le distinguera cependant des autres curés, c’est le témoignage de sa vie secrète de philosophe qu’est son Mémoire. Nous ne pouvons affirmer avec exactitude le moment où la vie du curé se scinda en deux, mais nous pouvons faire une supposition. L’idée du Mémoire dut germer pendant sa retraite forcée au séminaire, ou peu de temps après, lorsque le fier curé réalisa le pouvoir qu’avaient sur lui la noblesse et le haut clergé. Se voyant dans l’obligation de plier l’échine, sa colère au travers de la gorge, l’écriture de son Mémoire ne pouvait faire autrement que lui apparaître comme le parfait exutoire. Mais de quelle colère s’agit-il ici ?" (p.111)

    "Les conditions de vie des paysans de la Champagne de cette époque étaient pénibles. Ils travaillaient très fort aux champs pour se faire prendre la plus grande part de leurs efforts par les nombreux et lourds impôts, taxes, dîmes, quêtes et droits seigneuriaux. Ces prélèvements énormes laissaient les paysans pratiquement sans moyens de subsistance lorsque les récoltes étaient mauvaises, ou que la spéculation faisait trop grimper les prix des denrées alimentaires. Malgré le fait qu’ils étaient les producteurs de la nourriture, les famines et les disettes étaient le lot de leur vie.  Cette précarité ne touchait cependant pas les nobles et le clergé, ainsi que la bourgeoisie, qui toujours les premiers, prenaient leur part, sans se soucier du sort des paysans.

    Et comme si cette situation malheureuse et choquante n’était pas suffisante, la région de Champagne, étant frontalière, subissait aussi les conséquences des guerres qui perduraient « depuis celle de Trente ans, avec son cortège de pillages, d’incendies et de massacres ». Des villages non loin d’Étrépigny « furent mis à sac » en 1641 et en 1657, et ces mauvais souvenirs restaient frais dans la mémoire populaire. Et quand ce n’était pas les soldats ennemis, c’étaient les soldats de leur propre roi qui pillaient les villages, et qui battaient, violaient ou tuaient les paysans sans défenses, comme nous l’illustre d’ailleurs certains documents du début du XVIIIe siècle.

    Dans ce contexte où tout le poids de l’État reposait sur les paysans, qui devaient également supporter le poids de la noblesse et de l’Église, subissant famines et disettes, et sans avoir droit pour autant au respect ou à la dignité humaine, il se répandit dans les campagnes françaises, tout au long du XVIIe siècle, de nombreuses révoltes paysannes. Ces soulèvements, excès spontané de colère et de désespoir, « traduisaient une conscience humiliée et une revendication de dignité, même s’ils débouchaient sur des actes de violences sans rationalité politique précise » [Albert Soboul, Le critique social devant son temps, préface des Œuvres de Jean Meslier, tome 1].

    Les paysans, ignorants, n’avaient peut-être pas les mots pour le dire politiquement, mais ils ressentaient de plus en plus comme intolérable l’injuste sort auquel leur société les condamnait." (pp.111-113)

    "C’est donc au milieu de la grande pauvreté rurale, non loin des crimes et des humiliations de la guerre, face aux privilèges abusifs de la noblesse et du clergé, et de leur mépris, que le curé Meslier ressent lui aussi cette colère toute paysanne, franche et sans raffinements, envers cette situation odieuse qui ne peut être davantage tolérée. De la colère, oui, mais comme de nombreux pauvres paysans, il ressent aussi la morsure humiliante de la résignation, la peur au ventre d’avoir à affronter la « justice » de son époque, faite de sinistres cachots, de tortures et d’exécutions. Nous croyons donc qu’au regard de ce contexte historique, le Mémoire de Meslier doit être reçu par nous comme la somme de tout ce qu’il était interdit de penser." (p.113)

    "Dans la préface au Mémoire, un commentateur avance que le communisme de Meslier est consubstantiel à son athéisme." (p.113)

    "L’immense admiration que le curé d’Étrépigny voue à Montaigne, qu’il cite régulièrement, ne pouvait faire autrement que de l’amener à lire La Boétie. S’il ne cite pas ce dernier textuellement (probablement parce qu’il n’en a pas d’exemplaire sous les yeux), certains passages du Mémoire laisse peu de doute quant au fait que Meslier fut un lecteur enthousiaste du Discours de la servitude volontaire.

    C’est principalement dans sa conclusion que Meslier rapporte trois thèses qui paraissent être directement tirées de La Boétie. Il nous présente ainsi, premièrement, la thèse Laboétienne selon laquelle ce n’est pas par lâcheté que les peuples endurent la tyrannie, mais par atavisme, parce que nous acceptons comme notre nature intime la réalité dans laquelle nous naissons. Est aussi présente, deuxièmement, la thèse qui dépeint les tyrans comme des individus aussi faibles que n’importe quel homme, mais qui deviennent tout puissants grâce au peuple qui, en acceptant de les servir, « s’esclavage » lui-même ; le tyran ne faisant qu’utiliser la propre force du peuple contre le peuple lui-même.

    Et, troisièmement, Meslier propose une façon de combattre la tyrannie presque identique à celle de La Boétie : la désobéissance civile, l’arrêt de toute coopération avec l’autorité tyrannique." (pp.113-114)

    "Si donc la tyrannie peut se protéger derrière la religion, une critique de la seule tyrannie ne peut suffire à la faire s’écrouler. Pour attaquer le pouvoir des rois, il faut d’abord réduire à néant le pouvoir qu’a la religion de justifier leurs despotismes inhumains." (p.116)

    "Le souhait premier de Meslier est la libération des peuples, leur affranchissement des autorités malsaines, temporelles et religieuses. Cette libération leur permettrait enfin de regagner leurs droits humains naturels, et par cette dignité retrouvée, ils pourraient sagement suivre les lumières de la raison humaine pour établir entre eux justice et équité et pour perfectionner les sciences et les arts.

    Et Meslier, lucide, sait très bien que l’athéisme n’est pas la libération des peuples. Si l’athéisme se répand dans la population, celle-ci se débarrassera certes ainsi de la domination de ceux qui veulent être vénérés, et qui justifient leur domination au nom de Dieu, « mais ce n’est pas assez ».

    Et Meslier, ayant pourfendu tout au long de son Mémoire la religion en appelle, au final, à une action politique concrète : « unissez-vous donc, peuples, si vous êtes sages, unissez-vous tous, si vous avez du cœur, pour vous délivrer de toutes vos misères communes ».

    Cette union des peuples, que Meslier espère même planétaire, peut servir à deux objectifs : premièrement, les peuples auraient tout intérêt à tuer leur roi et leurs princes, à « poignarder tous ces détestables monstres et ennemis du genre humain » ; et, deuxièmement, objectif probablement tiré de La Boétie, de ne plus coopérer avec les autorités tyranniques, de priver les puissants « de ce suc abondant, qu’ils tirent par vos mains de vos peines et de vos travaux ». Au-delà de la libération morale par l’athéisme, le peuple ne pourra plus faire autrement que de se braquer physiquement, avec violence, et de se confronter à ces autorités, pour parvenir à sa pleine et entière libération.

    Comme nous venons de le voir, l’athéisme de Meslier semble avoir effectivement une allure de « passage obligé » : nécessaire pour affaiblir la tyrannie honnie, mais seulement accessoire dans l’assaut final, et violent, censé redonner aux peuples leur dignité trop longtemps bafouée." (pp.117-118)

    "Un premier abus que dénonce le curé philosophe et qui est non seulement toléré, mais encouragé par une Église qui s’y vautre allègrement, est l’amplitude des grandes disproportions de conditions de vie entre les humains. Il y a là, selon Meslier, une situation contre-nature. En effet, il est d’une évidence limpide pour lui que tous les humains sont égaux par nature. Cette égalité mesliérienne possède deux facettes : d’abord, nous possédons tous de manière intrinsèque les mêmes droits à la vie et à la dignité humaine ; ensuite, nous avons aussi un égal droit à la jouissance des plaisirs de la vie. L’inégalité grossière de la richesse à son époque, et dont l’Église profite de manière outrancière, ainsi que font les rois, les princes et la noblesse, sans oublier aussi quelques hauts fonctionnaires et la bourgeoisie montante, brime de façon choquante ces droits fondamentaux chez les paysans.

    Pour notre auteur, ces disproportions dans les jouissances sont : 1) foncièrement injustes, car elles ne sont nullement fondées sur le mérite réel de l’individu, et, 2) odieuses, car elles engendrent de dangereux vices autant chez les riches (la cupidité et les méthodes condamnables d’y satisfaire) que chez les pauvres (l’envie d’avoir sa part et les crimes pour y parvenir). Ainsi, non seulement ces énormes disproportions de richesses sont condamnables puisqu’elles obligent la très grande partie des peuples à vivre dans une pauvreté abjecte et laborieuse, mais en plus, elles génèrent conséquemment une infinité d’autres maux tout aussi nuisibles au bonheur des humains. De toute évidence, un Dieu infiniment bon, sage et juste, ne pourrait tolérer une pareille situation parmi ceux qu’il aime infiniment ; et cela, bien sûr, devrait valoir aussi pour l’Église qui se prétend porteuse des divines volontés de cet Être.

    Un deuxième abus que dénonce le curé d’Étrépigny est la fainéantise qu’autorise la religion. Par « fainéantise », entendons plutôt ici « parasitisme ». Si le premier abus dénonçait la mauvaise répartition des jouissances, Meslier dénonce maintenant la répartition inégale des charges du travail. Alors que les paysans, qui travaillent très dur, se font prendre d’énormes parts de leurs récoltes et de leur travail par de nombreux impôts, taxes, dîmes, quêtes et droits seigneuriaux, les condamnant ainsi à la pauvreté, les nombreux destinataires de ces prélèvements, vivant loin des soucis du besoin, ne participent même d’aucune manière à la collectivité par un quelconque travail moindrement utile. Ne vivant que du travail des autres, sans eux-mêmes travailler, ils parasitent la société et ainsi l’appauvrissent. Cette attaque vise, bien sûr, les inutiles aristocrates et les moinesses, mais encore bien davantage les opulents moines. Pour Meslier, les moines sont la pire espèce de profiteurs qui soit. Alors qu’ils ne travaillent à rien d’utile, ils vivent cependant dans un luxe parfois révoltant (et ceci est même vrai des ordres mendiants !). Ils ne sont qu’un poids de plus à porter par les pauvres paysans, déjà bien accablés, et vont même jusqu’à oser justifier leur parasitisme social au nom d’un Dieu de bonté, de partage, qui est venu sur Terre pour offrir aux pauvres des richesses infinies… après la mort. Pour Meslier, les agissements des moines profiteurs est une preuve de plus que ce que l’Église est elle-même la cause de bien des maux et des injustices, et ne peut donc pas être inspirée par un dieu de sagesse, de bonté et de justice infinies." (pp.120-121)

    "Le troisième abus que dénonce notre philosophe est l’appropriation individuelle des fruits de la terre. Cette façon égoïste de faire, où chacun veut sa part, et où il la veut la plus grosse possible au détriment de celles des autres, ne peut évidemment pas trouver sa source dans une sagesse infinie. Il est évident pour Meslier que la propriété privé n’est source que de vices : elle entraîne une cupidité insatiable, l’égoïsme, et suivent alors tour à tour de nombreuses autres méchancetés qui causent tant de maux dans le monde. Ce troisième abus ressemble, il est vrai, au premier. Il s’en différencie cependant en ceci : si l’Église, par exemple, profite effectivement des disproportions de richesses, ses richesses appartiennent toutefois en commun à l’institution, et non individuellement aux membres du clergé. La critique de l’appropriation privé attaque donc directement les agissements immoraux des cupides bourgeois et nobles, et attaque aussi indirectement l’Église qui ne dénonce pas cette source de graves maux sociaux.

    Une vraie bonne communauté, faite de lois véritablement sages, jouirait en commun de ses biens, tous possédés en commun. Bien que tous y seraient égaux, cette communauté serait « sous la conduite […] de ceux qui seraient les plus sages, et les mieux intentionnés pour l’avancement et pour le maintien du bien public […] ».

    Pour le philosophe d’Étrépigny, seul ce communisme villageois revêt la façon véritablement sage de structurer les rapports sociaux entre égaux, alliant à la fois un véritable partage équitable des biens et des jouissances, et à la fois une structure saine de subordination (qui est nécessaire au bon fonctionnement d’un groupe) qui n’élève pas trop ceux en autorité ni n’abaisse trop les subordonnés. Par cette façon sage de vivre nous éviterions « les haines et les envies entre les hommes », « les plaintes, les troubles, les séditions, les révoltes et les guerres », « de méchants et mauvais procès », « les fraudes, les tromperies, les fourberies, les injustices, les vexations, les rapines, les vols, les larcins, les brigandages, les meurtres et les assassinats… ». Pour notre curé athée, sa société est moralement défectueuse. Pourtant, tous ces maux épouvantables dont souffrent les peuples pourraient tout simplement être corrigés si la société était instituée selon des valeurs de partage et d’équité." (pp.121-122)

    "Passons rapidement sur un abus bien de son époque, mais qui nous concerne moins aujourd’hui : les distinctions de famille. Cette pratique sociale à la base de la noblesse, que respectait l’Église, consistait à juger d’un individu selon son appartenance familiale. Cela apparaissait tout à fait inutile et injuste aux yeux de Meslier. Selon lui, agir ainsi ne fait qu’engendrer du mépris injustifié entre les humains et ne relève que d’un manque de sagesse. En effet, « il faut estimer un chaqu’un pour son propre mérite, et non pas sur le mérite, ni par le démérite, d’aucun autre ». L’Église, accordant son respect selon la famille, perpétue donc un système méprisant de discrimination indigne d’un message de bonté et de sagesse infinies.

    Un autre abus qui démontre la grande défectuosité des lois que l’Église prétend détenir d’un Être parfait, est l’indissolubilité des mariages. Pour Meslier, cette obligation ridicule du mariage à vie ne sert qu’à rendre des gens malheureux. Quelle sagesse et bonté infinies peut-il y avoir à obliger des gens à endurer une situation qui leur est insupportable ? Selon notre curé philosophe, il y a beaucoup trop de mauvais mariages. Et cette situation est malsaine sur le plan social et humain : car de mauvais mariages font de mauvais enfants, qui à leur tour, feront de mauvais mariages. Ainsi, grandir dans une famille où sont absents les doux sentiments de l’amour et de l’amitié, ne prédisposent pas ces enfants à la connaissance de leurs droits naturels, ni à celle de la dignité qui devrait être indissociable de leur condition humaine. humains d’une véritablement bonne société « laisseroient toujours libres entre eux, l’union et l’amitié conjugale, sans contraindre ni les uns, ni les autres […] ». Et c’est, seule, « la bonne amitié qui seroit le principe et le motif principal de leur union conjugale ».

    Dans une société sage et juste, les enfants ne souffriraient pas de cette situation car ils : « seroient tous élevés, nourris, et entretenus en commun de biens publics et communs », et seraient tous instruits à l’école publique. Puisque les richesses sont possédées en commun, et la jouissance des fruits du travail équitablement répartie, il nous est permis d’en tirer la conclusion suivante : le communisme de Meslier consacre la libération des femmes ! En effet, celles-ci n’y sont plus dépendantes d’un mari pour subvenir à leurs besoins, et n’y ont plus également la contrainte sexuelle de risquer un enfantement trop lourd de responsabilité à assumer seuls. Les femmes y seraient donc égales aux hommes dans les faits." (pp.123-124)

    "Avant de terminer ce tour d’horizon de la 6e preuve, notons au passage un autre abus du catholicisme que dénonce Meslier : le fait que la religion condamne le régicide ! Pour notre curé libre-penseur, tuer un tyran est un acte héroïque. En effet, comment une religion se réclamant de la bonté infinie peut-elle défendre ces rois et ces princes, qui pillent, qui tuent, qui torturent ? Le fait que le catholicisme qualifie de péché extrêmement grave toute tentative d’empêcher un tyran de continuer à faire le mal, prouve sans l’ombre d’un doute que l’Église tolère les pires injustices ; au plus grand mépris de ce que devrait représenter une bonté infinie.

    Comme nous venons de le constater dans cette sixième preuve, Meslier lie de manière forte les agissements concrets et condamnables de l’Église à la fausseté de son message éthico-métaphysique. Nous devons comprendre ici les deux raisons de la colère du bon curé d’Étrépigny : non seulement de nombreuses et choquantes injustices accablent la pauvre population de son époque, premier moment de sa colère, mais en plus, l’Église, détentrice unique de la référence morale, les sanctifie. La principale fonction de la religion semble être de faire passer les injustices commises par les grands, aux yeux du petit peuple, pour de la justice d’un ordre supérieur. Si nous voulons donc que la population puisse prendre pleinement conscience du triste sort qui est le sien, afin qu’elle brise ses fers, il faudrait retirer à la religion son pouvoir d’imprimatur moral. C’est à ce niveau qu’intervient l’athéisme de Jean Meslier. Car si nous pouvons prouver, grâce aux lumières de la raison humaine, la fausseté de la religion, alors nous retirons à cette dernière sa qualité de référence morale pour en affubler la raison. Pour que le peuple se soulève, il ne reste plus qu’à prouver l’inexistence de Dieu." (pp.124-125)

    "jamais Dieu ne s’est publiquement montré, et toutes les lois dont il aurait la prétendue paternité sont toujours édictées par un intermédiaire tout ce qu’il y a de plus humain. Et la question que pose notre curé libre-penseur est : pourquoi les dieux se cachent-ils ? Pourquoi les dieux ont-ils recourt au secret quand il s’agit justement de faire entendre leurs exigences ?

    Deux hypothèses s’offrent à nous : 1) ou bien ces cachotteries sont un signe de faiblesse, 2) ou bien les dieux ne désirent pas se faire voir directement par nous. Si les dieux ne peuvent se montrer, alors ils ne sont pas ce que l’on prétend qu’ils sont, et si c’est parce qu’il ne le veulent, alors ils ne sont ni divinement bons, ni divinement sages. En utilisant des méthodes obscures, suspectes et qui n’offrent aucune garantie évidente d’authenticité, les dieux ouvrent grande la porte à la contrefaçon de leurs révélations. Pour Meslier, « il n’est nullement croiable que s’il y avoit véritablement des dieux, qu’ils voudroient souffrir que tant d’imposteurs abuseront de leurs noms, et de leur autorité pour tromper impunément les hommes ». Comment pouvons-nous effectivement distinguer celui qui serait un véritable intermédiaire de Dieu, de ceux qui faussement le prétendraient pour en revendiquer l’autorité ? Et partant de là, puisque la plupart des religions sont de pures inventions humaines, comment distinguer celle qui serait vraiment la volonté d’un dieu ? Peut-on trouver quelques signes de vérité qui confirmeraient la source divine d’au moins une d’entre elles ?

    Dans cette recherche, Meslier nous fait d’abord remarquer que toutes les religions prétendent être exemptes des erreurs et tromperies qu’elles dénoncent chez les autres, ce qui ne peut guère nous éclairer. Autre point en commun entre toutes les religions, c’est qu’elles affirment toutes être la seule et unique vraie religion ; ce qui ne nous éclaire pas davantage. Il est clair pour Meslier que c’est aux religions de prouver leur institution divine par une preuve qui soit sûre et convaincante. Et puisque aucune d’entre elles ne parvient à dissiper les doutes, il est alors évident que toutes les religions sont de simples inventions humaines." (pp.126-127)

    "La foi, comme type de croyance, ce caractérise selon Meslier par deux dimensions : 1) elle doit être ferme et assurée, c’est-à-dire qu’elle doit être impossible à changer ; et, 2) elle doit être vécue aveuglément, c’est-à-dire qu’elle doit, non seulement être accueillie sans aucune preuve claire et certaine de vérité, mais qu’elle doit également être tenue pour vraie sans aucun doute, sans chercher de raisons, et sans même que l’on désire de raisons sûres. Évidemment, une pareille croyance ne peut d’aucune manière nous donner de certitudes valables sur le bien fondé d’une religion plus qu’une autre. En effet, quelqu’un ayant la foi en une religion sera tout aussi convaincu de sa vérité qu’une autre personne, par sa foi, le sera d’une autre religion. Ainsi, la croyance inébranlable qu’une personne peut avoir en la vérité des dogmes d’une religion, sa foi, n’est pas un critère épistémique satisfaisant. Grâce à la foi, toutes les religions peuvent faire passer leurs impostures pour de divines vérités, et tous leurs illustres menteurs pour des élus inspirés de Dieu. Donc, puisque toutes les religions sont basées sur la foi, elles ont toutes pour fondement un principe trompeur ; et puisqu’elles ont toutes pour fondement un principe trompeur, aucune ne peut prétendre être fondée sur une vérité divine et parfaite.

    Pour Meslier, la foi n’est pas seulement un mauvais principe de justification, c’est également une source importante de division entre les humains. Puisque la foi est avant tout un entêtement, et non une opinion rationnelle, le dialogue entre des croyants de différentes religions est impossible. Chacun, selon sa foi, croit sa religion être la seule véritable, et ne considère les autres cultes que comme des impostures qui méritent la haine et les discriminations.

    De plus, l’aveuglément que requiert la foi pousse les hommes à parfois défendre leur religion jusqu’au péril de leur vie, et même souvent à tuer. Pour Meslier, cela ne fait aucun doute : à cause de la foi, les guerres de religion sont les plus cruelles.

    Ceci étant dit, il devient évident qu’un dieu qui serait infiniment bon et infiniment sage ne pourrait avoir choisi la foi comme base de son culte. Premièrement, si un dieu s’en remettait à la foi pour faire passer son message, il placerait les humains dans une situation où, n’ayant aucune marque certaine de vérité, ils auraient autant de chance de choisir la vraie religion qu’une fausse (et même plus de chances d’en choisir une fausse, car elles seraient plus nombreuses).

    Deuxièmement, choisir d’établir un message d’infinie bonté et sagesse par un moyen qui provoque des haines, des exclusions et des guerres, n’est certes pas là une preuve de divinité. Donc, une religion ayant recours à la foi ne peut être une religion de source divine ; et puisque toutes les religions ont recours à la foi, toutes les religions sont fausses." (pp.128-129)

    "Si son livre, Mémoire des pensées et sentiments de Jean Meslier, est principalement une charge antireligieuse, nous ne devons pas perdre de vue son caractère essentiel de pamphlet politique. En effet, l’exercice philosophique du curé d’Étrépigny se conclut sur un appel au peuple à se soulever, lui intimant de retrouver, par la désobéissance civile et par l’assassinat de leur roi, sa dignité et sa liberté perdues." (p.129)
    -Richard-Olivier Mayer, "Jean Meslier : curé, athée et enragé !", chapitre 4 in Josiane Boulad-Ayoub & Alexandra Torero-Ibad (dir.), Matérialismes des Modernes. Nature et mœurs, Presses de l’Université Laval, 2009, 347 pages.




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    « Mais parfois le plus clair regard aime aussi l’ombre. » -Friedrich Hölderlin, "Pain et Vin".


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