https://fr.wikipedia.org/wiki/James_C._Scott#Principales_contributions
https://fr.1lib.fr/book/11822662/0b376b
"Au départ, je voulais chercher à comprendre pourquoi l’État a toujours semblé être l’ennemi de, pour le dire vite, « ceux qui ne tiennent pas en place ». Dans le contexte du Sud-Est asiatique, cette question semblait prometteuse en vue de réfléchir à la tension ancestrale entre les peuples mobiles des collines, qui pratiquent l’agriculture sur brûlis, et les royaumes des vallées fixés autour des rizières. La question, comme je m’en rendis compte assez vite, transcende les frontières géographiques de cette région. Les peuples nomades et pastoraux (tels les Berbères ou les Bédouins), les peuplades de chasseurs-cueilleurs, les Roms, les vagabonds et les clochards, les itinérants, les esclaves marrons et les serfs ont toujours été autant d’épines plantées dans le pied des États. Des politiques visant à sédentariser ces populations mobiles ont semble-t-il de tout temps été entreprises par ces derniers – en partie d’ailleurs parce qu’elles ont très rarement atteint leurs objectifs.
Plus j’examinais ces entreprises de sédentarisation, plus elles m’apparaissaient comme des tentatives de la part des États de rendre la société lisible, d’arranger la population de manière à simplifier les fonctions étatiques classiques telles la levée des impôts, la conscription et la prévention des révoltes. Après avoir commencé à penser en ces termes, j’en vins à approcher cette lisibilité même comme un enjeu crucial de gouvernement. L’État prémoderne était, à certains égards, partiellement aveugle : il en savait très peu sur ses sujets, leur fortune, leurs biens fonciers et les produits issus de ceux-ci, sur leur situation géographique et sur leur identité même. Il ne disposait d’aucune sorte de « carte » de son territoire ni de sa population. Il n’avait pas non plus, ou presque, d’étalon ou d’unité de mesure lui permettant de « traduire » le peu qu’il savait en un standard commun nécessaire au développement d’une vision synoptique. En conséquence, les actions de l’État prémoderne étaient souvent frustes et vouées à l’échec.
C’est ici que le détour a commencé : comment l’État en est-il peu à peu venu à mieux connaître ses sujets et leur environnement ? Soudain, des processus aussi disparates que la création de patronymes permanents, la standardisation des unités de poids et de mesure, l’établissement de cadastres et de registres de population, l’invention de la propriété libre et perpétuelle, la standardisation de la langue et du discours juridique, l’aménagement des villes et l’organisation des réseaux de transports me sont apparus comme autant de tentatives d’accroître la lisibilité et la simplification. Dans chacun de ces cas, des agents de l’État se sont attaqués à des pratiques sociales locales d’une extrême complexité, quasiment illisibles, comme les coutumes d’occupation foncière ou d’attribution de noms propres, et ils ont créé des grilles de lecture standardisées à partir desquelles les pratiques pouvaient être consignées et contrôlées centralement."
-James C. Scott, L'œil de l'État. Moderniser, uniformiser, détruire, La Découverte, 2021.
https://fr.1lib.fr/book/11822662/0b376b
"Au départ, je voulais chercher à comprendre pourquoi l’État a toujours semblé être l’ennemi de, pour le dire vite, « ceux qui ne tiennent pas en place ». Dans le contexte du Sud-Est asiatique, cette question semblait prometteuse en vue de réfléchir à la tension ancestrale entre les peuples mobiles des collines, qui pratiquent l’agriculture sur brûlis, et les royaumes des vallées fixés autour des rizières. La question, comme je m’en rendis compte assez vite, transcende les frontières géographiques de cette région. Les peuples nomades et pastoraux (tels les Berbères ou les Bédouins), les peuplades de chasseurs-cueilleurs, les Roms, les vagabonds et les clochards, les itinérants, les esclaves marrons et les serfs ont toujours été autant d’épines plantées dans le pied des États. Des politiques visant à sédentariser ces populations mobiles ont semble-t-il de tout temps été entreprises par ces derniers – en partie d’ailleurs parce qu’elles ont très rarement atteint leurs objectifs.
Plus j’examinais ces entreprises de sédentarisation, plus elles m’apparaissaient comme des tentatives de la part des États de rendre la société lisible, d’arranger la population de manière à simplifier les fonctions étatiques classiques telles la levée des impôts, la conscription et la prévention des révoltes. Après avoir commencé à penser en ces termes, j’en vins à approcher cette lisibilité même comme un enjeu crucial de gouvernement. L’État prémoderne était, à certains égards, partiellement aveugle : il en savait très peu sur ses sujets, leur fortune, leurs biens fonciers et les produits issus de ceux-ci, sur leur situation géographique et sur leur identité même. Il ne disposait d’aucune sorte de « carte » de son territoire ni de sa population. Il n’avait pas non plus, ou presque, d’étalon ou d’unité de mesure lui permettant de « traduire » le peu qu’il savait en un standard commun nécessaire au développement d’une vision synoptique. En conséquence, les actions de l’État prémoderne étaient souvent frustes et vouées à l’échec.
C’est ici que le détour a commencé : comment l’État en est-il peu à peu venu à mieux connaître ses sujets et leur environnement ? Soudain, des processus aussi disparates que la création de patronymes permanents, la standardisation des unités de poids et de mesure, l’établissement de cadastres et de registres de population, l’invention de la propriété libre et perpétuelle, la standardisation de la langue et du discours juridique, l’aménagement des villes et l’organisation des réseaux de transports me sont apparus comme autant de tentatives d’accroître la lisibilité et la simplification. Dans chacun de ces cas, des agents de l’État se sont attaqués à des pratiques sociales locales d’une extrême complexité, quasiment illisibles, comme les coutumes d’occupation foncière ou d’attribution de noms propres, et ils ont créé des grilles de lecture standardisées à partir desquelles les pratiques pouvaient être consignées et contrôlées centralement."
-James C. Scott, L'œil de l'État. Moderniser, uniformiser, détruire, La Découverte, 2021.