https://fr.1lib.fr/book/5427033/6e8a83?dsource=recommend
"J’ai finalement constaté que pratiquement toutes les grandes révolutions réussies ont abouti à la création d’un État encore plus puissant que celui qu’elles avaient renversé, un État qui, à son tour, était capable d’extraire plus de ressources que son prédécesseur et d’exercer un contrôle accru sur la population qu’il était censé servir. Ici, la critique anarchiste de Marx et surtout celle de Lénine semblent prémonitoires. La Révolution française a mené à la réaction thermidorienne, et ensuite à l’État précoce et belligérant de Napoléon. La Révolution d’octobre, en Russie, a mené à la dictature du parti d’avant-garde de Lénine, à la répression des marins et des travailleurs en grève (le prolétariat !) à Cronstadt, à la collectivisation et au goulag. Si l’ancien régime présidait brutalement à l’iniquité féodale, ce que nous savons aujourd’hui des révolutions nous permet d’en tirer les mêmes tristes conclusions. Les aspirations populaires qui ont insufflé l’énergie et le courage nécessaires au triomphe révolutionnaire ont été, d’un point de vue historique, presque inévitablement trahies.
Les événements de l’actualité étaient tout aussi inquiétants en ce qui concernait les effets des révolutions contemporaines sur la paysannerie, la classe la plus populeuse de l’histoire de l’humanité. Les Viet-Minh, dirigeants du Nord-Vietnam après la signature des accords de Genève en 1954, ont impitoyablement réprimé une rébellion populaire menée par les petits agriculteurs et les petits propriétaires fonciers dans le creuset historique du radicalisme paysan."
"Contrairement à bien des penseurs anarchistes, je ne crois pas que l’État soit partout et en tout temps l’ennemi de la liberté. Pour les Américains, il suffit d’évoquer l’image de la Garde nationale fédérale accompagnant des enfants noirs à l’école à travers une foule menaçante de blancs en colère à Little Rock, en Arkansas, en 1957, pour se rendre compte que l’État peut, dans certaines circonstances, jouer un rôle émancipateur. Je crois même que cette possibilité n’aurait pas pu voir le jour sans l’établissement, par la Révolution française, d’une citoyenneté démocratique et du suffrage populaire, accordés par la suite aux femmes, aux travailleurs domestiques et aux minorités. Cela signifie que sur les cinq mille ans d’histoire que comptent les États, c’est seulement au cours des presque deux derniers siècles qu’a surgi la possibilité que l’État soit occasionnellement en mesure d’accroître la portée de la liberté pour les humains.
Les conditions rendant occasionnellement possible cette situation ne sontréunies, selon moi, que lorsque des perturbations extra-institutionnelles de masse, initiées par la base, menacent la stabilité de l’édifice politique au complet."
"Je ne crois pas non plus que l’État soit la seule institution qui menace la liberté. Une telle affirmation équivaut à ignorer la longue et profonde histoire qui a précédé l’avènement de l’État, de l’esclavage, du droit de propriété à l’égard des femmes, de la guerre et de l’asservissement. C’est une chose d’être en total désaccord avec Hobbes au sujet de la nature de la société avant l’existence de l’État (« indigente, dégoûtante, animale et brève »), mais c’est autre chose que de s’imaginer « l’état naturel » comme une scène idyllique de propriété collective, de coopération, de paix et d’harmonie.
Le dernier axe de la pensée anarchiste dont je souhaite définitivement me dissocier est le type de doctrine libertarienne qui tolère (et va jusqu’à encourager) de vastes écarts de richesse, de propriété et de statut. Bakounine l’avait bien compris : dans des conditions de grande inégalité, la liberté et la démocratie (avec un d minuscule) ne sont qu’une cruelle imposture. Il ne peut y avoir de liberté authentique lorsque d’importants écarts entre les parties réduisent les ententes ou les échanges volontaires à ni plus ni moins que du pillage légalisé.
Prenons le cas de la Chine de l’entre-deux-guerres, où la famine et la guerre ont fait de la mort par inanition une chose courante. De nombreuses femmes étaient confrontées à ce choix déchirant : mourir de faim ou vendre leurs enfants pour survivre. Pour un fondamentaliste du libre marché, vendre un enfant est, après tout, un choix volontaire et donc un acte libre, dont les termes sont admissibles et doivent être respectés (pacta sunt servanda). Cette logique est évidemment monstrueuse."
"Les immenses écarts en matière de richesse, de propriété et de statut tournent la liberté en ridicule. Aux États-Unis, la concentration de la richesse et du pouvoir observée au cours des quarante dernières années, émulée plus récemment dans plusieurs États du Sud qui ont adopté des politiques néolibérales, a créé une situation que les anarchistes avaient prévue. Les inégalités grandissantes en matière d’influence politique de la force économique brute, les énormes oligopoles (eux-mêmes comparables à des États), le contrôle des médias, le financement des campagnes électorales, l’élaboration des lois (jusqu’à la mise en place de failles intentionnelles), la révision de la répartition des circonscriptions de la carte électorale, l’accès aux instances juridiques et d’autres phénomènes du même ordre ont fait en sorte que les élections et la législation servent essentiellement à accroître les inégalités structurelles existantes. On peut difficilement imaginer comment mettre un terme au cercle vicieux des inégalités par l’entremise des institutions existantes, d’autant plus que même la profonde crise du capitalisme de 2008 n’a pu entraîner quoi que ce soit de semblable au New Deal de Roosevelt. Les institutions démocratiques sont elles-mêmes pratiquement devenues des marchandises livrées au plus offrant. [...] La démocratie sans égalité relative est un infâme canular. Si l’égalité relative est une condition nécessaire de la mutualité et de la liberté, comment peut-elle être garantie autrement que par l’État ? Face à cette énigme, je crois, autant du point de vue théorique que du point de vue pratique, que l’abolition de l’État n’est pas une option à considérer."
"Frances Fox Piven et Richard A. Cloward ont démontré de façon convaincante que les heures de gloire du mouvement des sans-emploi et des travailleurs de la Grande Dépression des années 1930 aux États-Unis, de celui des droits civiques, de l’opposition à la guerre du Vietnam et de la défense des droits sociaux ont tous coïncidé avec des moments où la perturbation et la confrontation étaient à leur comble et où l’organisation et la hiérarchie étaient peu présentes. Ce sont les efforts déployés pour endiguer la propagation d’un mouvement non institutionnel en pleine expansion, un mouvement de défi ouvert à l’ordre établi, qui ont suscité les concessions. Il n’y avait pas de leaders avec qui négocier une entente et personne n’était en mesure de promettre que les gens arrêteraient de prendre la rue en échange de concessions. La résistance de masse, précisément parce qu’elle menace l’ordre institutionnel, ouvre la voie à des organisations qui tentent de canaliser la contestation vers les voies de la politique normale et routinière, où elle peut être contenue. Dans de telles circonstances, l’élite se tourne vers des organisations qu’elle méprise habituellement."
"L’État détruit sans doute l’initiative naturelle et la responsabilité qui émanent de la coopération volontaire. Qui plus est, la célébration néolibérale de la préséance de l’exploiteur individuel sur la société, de la pleine propriété privée au lieu de la propriété collective et du traitement de la terre (nature) et du travail (travail humain) en tant que marchandises ainsi que la pratique d’évaluation monétaire propre, disons, aux analyses coûts-bénéfices (par exemple, le calcul du prix fictif d’un coucher de soleil ou d’un paysage menacé) favorisent des habitudes de calcul social qui ont en fait toutes les apparences du darwinisme social.
J’avance ici l’hypothèse que les deux derniers siècles passés sous l’emprise de l’État et des économies libérales nous ont peut-être socialisés de telle sorte que nous avons pratiquement perdu toutes nos habitudes de mutualité et que nous sommes par conséquent en danger de devenir exactement les dangereux prédateurs qui, selon Hobbes, peuplaient la nature à son état sauvage. Le Léviathan a peut-être ainsi donné naissance à sa propre justification."
"Ce qui est inadmissible, à la fois sur les plans moral et scientifique, c’est l’orgueil démesuré qui prétend comprendre le comportement d’agents humains sans porter une attention systématique, ne serait-ce qu’un instant, à leur propre compréhension de ce qu’ils font et à leur façon de s’expliquer par eux-mêmes. [...]
Le travail des sciences sociales tel que je le perçois est de fournir, provisoirement, la meilleure explication possible d’un comportement à la lumière de toutes les preuves disponibles, y compris et surtout, les explications calculées et délibérées des agents dont le comportement est à l’étude."
"Un jour, vous serez appelés à enfreindre une grosse loi au nom de la justice et de la rationalité. Tout en dépendra. Vous devrez être prêts. Comment vous préparerez-vous à ce jour où votre choix sera vraiment important ? Il faut “garder la forme” pour être prêt quand le grand jour arrivera. Ce dont vous avez besoin, c’est d’une “callisthénie anarchiste”. Chaque jour, si possible, enfreignez une loi ou un règlement mineur qui n’a aucun sens, ne serait-ce qu’en traversant la rue hors du passage piéton. Servez-vous de votre tête pour juger si une loi est juste ou raisonnable. De cette façon, vous resterez en forme ; et quand le grand jour viendra, vous serez prêts."
"La défaite des États confédérés d’Amérique lors de la guerre de Sécession est presque certainement attribuable à une importante accumulation d’actes de désertion et d’insubordination. À l’automne 1862, un peu plus d’un an après le début de la guerre, les récoltes étaient généralement déficitaires dans le Sud. Les soldats, particulièrement ceux qui provenaient des campagnes éloignées où personne ne possédait d’esclaves, recevaient des lettres des membres de leur famille, affamés, les pressant de rentrer au bercail. Des milliers d’entre eux, souvent des unités entières, ont donc déserté en emportant leurs armes avec eux et, de retour dans leurs régions, la plupart ont activement résisté à la conscription, et ce, jusqu’à la fin de la guerre.
Plus tard, à l’hiver 1863, après la victoire décisive de l’Union à Missionary Ridge, les forces confédérées, vouées à l’échec, ont subi une véritable hémorragie de désertions. Là encore, les déserteurs étaient principalement des recrues issues des milieux ruraux, qui n’avaient aucun intérêt direct à ce que l’esclavage soit maintenu, d’autant que cet objectif semblait devoir leur coûter la vie. Leur attitude est fort bien résumée par un dicton populaire à l’époque dans les rangs des Confédérés, qui disait que cette guerre était une « guerre de riches faite par les pauvres ». La justesse de ce slogan était d’ailleurs renforcée par le fait que les riches propriétaires de plantations comptant plus de 20 esclaves avaient le droit de garder un de leurs fils à la maison, prétendument pour assurer le maintien de la discipline au travail. En tout et pour tout, près d’un quart de million d’hommes en âge d’être enrôlés ont déserté ou ont tout simplement échappé à la conscription. À cet affront, porté contre une Confédération déjà largement surpassée en nombre, s’est ajoutée la quantité considérable d’esclaves, surtout en provenance des États de la frontière, qui s’étaient réfugiés derrière les lignes de l’Union pour ensuite en grossir les rangs. De plus, il semblerait que les autres esclaves, rassurés par les avancées de l’Union et peu enclins à s’épuiser pour accroître la production en temps de guerre, aient traîné des pieds autant que possible lorsqu’ils ne s’enfuyaient pas vers des refuges tel le canal du marais de Dismal, le long de la frontière entre la Virginie et la Caroline du Nord, où il était difficile de les retrouver. Des milliers d’actes de désertions, de ralentissements et d’évasions, volontairement discrets, ont nourri l’avantage stratégique qu’avait l’Union en matière d’effectifs et de capacité industrielle. Cette multitude de gestes individuels a fort probablement été le facteur décisif qui a ultimement mené à la défaite de la Confédération."
"Durant l’impopulaire guerre du Vietnam, le fragging (la pratique consistant à lancer une grenade à fragmentation) ciblant les officiers connus pour entraîner régulièrement leurs hommes dans des patrouilles meurtrières constituait un acte beaucoup plus dramatique et violent qu’une simple désertion, mais tout aussi anonyme, et dont le but était de réduire les risques d’affrontements mortels pour les conscrits. On imagine facilement comment les rapports d’incidents de fragging, véridiques ou non, ont pu pousser les officiers à hésiter avant de se porter volontaires avec leur section pour des missions dangereuses. À ma connaissance, à ce jour, aucune étude ne s’est penchée sur la fréquence réelle de ce type d’incidents, et encore moins sur les effets que ceux-ci ont pu avoir sur la conduite et l’issue de la guerre."
"Dans la lutte historique pour les droits de propriété, les adversaires des deux côtés de la barricade ont utilisé les armes qui leur convenaient le mieux. Les élites, qui avaient la mainmise sur l’appareil législatif de l’État, ont déployé des lois d’enclosure, des titres de propriété, des tenures franches, sans parler de la police, des gardes-chasses, des gardes forestiers, des tribunaux et de la potence, pour établir et protéger leurs droits de propriété. Les groupes paysans et subalternes, n’ayant bien sûr pas accès à un arsenal aussi imposant, se sont plutôt repliés sur des techniques comme le braconnage, le chapardage et le squattage pour contester ces prétentions et faire valoir leurs propres revendications.
Discrètes et anonymes, comme les désertions, ces « armes du pauvre » se démarquent nettement des bravades publiques et ouvertes visant les mêmes objectifs. Ainsi, la désertion peut remplacer la mutinerie à moindre risque, le squattage, l’invasion territoriale et le braconnage est moins risqué que la revendication ouverte d’un droit au bois, au gibier et au poisson. Pour la plus grande partie de la population mondiale actuelle, et certainement pour les classes subalternes tout au long de l’histoire, ces techniques représentent les seules formes possibles d’action politique quotidienne. Lorsque ces méthodes échouent, elles cèdent la place à des conflits plus ouverts et plus désespérés, telles les émeutes, les rébellions et les insurrections. Ces tentatives de prendre le pouvoir par la force semblent surgir soudainement dans les livres d’histoire, laissant dans les archives des traces qu’historiens et sociologues affectionnent particulièrement. Ces derniers, documents officiels en main, confèrent à ces événements une importance démesurée au regard du rôle qu’ils occuperaient dans un récit plus complet de la lutte des classes. L’insubordination quotidienne, silencieuse, modeste et sans prétention, puisqu’elle se déploie habituellement sous le radar et qu’elle n’agite aucun drapeau, ne compte aucun porte-parole, ne signe aucun manifeste et ne présente aucune organisation permanente, passe inaperçue. Et c’est précisément ce que cherchent les adeptes de ce type d’action politique : passer inaperçus. On pourrait dire qu’historiquement, l’objectif visé par les classes paysannes et subalternes a été de rester hors des archives. Lorsqu’elles y apparaissent, on peut être certain que c’est parce que quelque chose a mal tourné pour elles."
"« Espace de désobéissance concédé »."
-James C. Scott, Petit éloge de l'anarchisme, Lux Éditeur, 2013 (2012 pour la première édition états-unienne).
https://fr.1lib.fr/book/11139500/90949d?dsource=recommend
"Zomia est un terme récent, employé pour désigner grosso modo tous les territoires situés à des altitudes supérieures à environ 300 mètres, des hautes vallées du Vietnam aux régions du nord-est de l’Inde, et traversant cinq pays d’Asie du Sud-Est (le Vietnam, le Cambodge, le Laos, la Thaïlande, et la Birmanie) ainsi que quatre provinces chinoises (le Yunnan, le Guizhou, le Guangxi et certaines parties du Sichuan). Il s’agit d’une étendue de 2,5 millions de kilomètres carrés abritant environ 100 millions de personnes appartenant à des minorités d’une variété ethnique et linguistique tout à fait sidérante. D’un point de vue géographique, la région est aussi appelée massif continental du Sud-Est asiatique. Comme cet immense territoire se trouve à la périphérie de neuf États et au centre d’aucun, dans la mesure où il est également à cheval sur les découpages régionaux courants (Asie du Sud-Est, Asie de l’Est, Asie du Sud), et puisque enfin ce qui le rend intéressant est sa diversité écologique ainsi que sa relation aux États, il représente un nouvel objet d’étude, une sorte de chaîne des Appalaches internationale, et une nouvelle manière d’étudier les aires régionales.
La thèse que je défends ici est à la fois simple, osée, et polémique. La Zomia est la dernière région du monde dont les peuples n’ont pas encore été complètement intégrés à des États-nations. Ses jours sont comptés. Il n’y a pas si longtemps, de tels peuples se gouvernant eux-mêmes représentaient la majorité de l’humanité. De nos jours, ils sont perçus par les royaumes des vallées comme « nos ancêtres vivants », « ce que nous étions avant de découvrir la culture du riz en rizière, le bouddhisme, et la civilisation ». Ici, au contraire, je défends l’idée que les peuples des hauteurs doivent plutôt être approchés comme des communautés de fuyards, de fugitifs, de délaissés qui ont, au cours des deux derniers millénaires, tenté de se soustraire aux différentes formes d’oppression que renfermaient les projets de construction étatique à l’œuvre dans les vallées – esclavage, conscription, impôts, corvées, épidémies, guerres. La plupart des territoires où résident ces peuples peuvent fort à propos être appelés « zones-refuge » ou zones morcelées.
Pratiquement tout, dans les modes de vie, l’organisation sociale, les idéologies et (de manière plus controversée) les cultures principalement orales de ces peuples, peut être lu comme des prises de position stratégiques visant à maintenir l’État à bonne distance. Leur dispersion physique sur des terrains accidentés, leur mobilité, leurs pratiques de cueillette, leurs structures de parenté, leurs identités ethniques malléables ainsi que le culte que ces peuples vouent à des chefs prophétiques ou millénaristes, tout cela permet en effet d’éviter leur incorporation au sein d’États et d’éviter qu’eux-mêmes ne se transforment en États. La plupart d’entre eux ont au départ tenté de se soustraire à un État en particulier : l’État chinois han sous sa forme précoce. Un grand nombre de légendes des hauteurs comporte ainsi un élément de fuite. Les sources documentaires, qui restent certes largement spéculatives jusqu’à l’an 1500, sont suffisamment précises après cette date – notamment concernant les campagnes militaires fréquentes menées contre les peuplades des collines sous les dynasties Ming et Qing, qui ont culminé avec les soulèvements sans précédent dans le sud-ouest de la Chine au milieu du XIXe siècle et qui ont fait des millions de réfugiés. Les mouvements de fuite hors des États birman et thaï afin d’échapper à leurs expéditions esclavagistes sont également amplement documentés.
J’espère que mon propos aura un certain écho au-delà de la portion déjà assez vaste de l’Asie sur laquelle il porte immédiatement. La vaste littérature portant sur la construction étatique, contemporaine ou plus ancienne, n’accorde quasiment aucune attention à son envers : l’histoire de l’absence d’État, délibérée et réactive. Je veux parler ici de l’histoire de ceux qui sont passés à travers les mailles du filet ; on ne peut pas comprendre la construction étatique en faisant abstraction de cette histoire. C’est aussi ce qui fait de ce livre une histoire anarchiste."
"Mon objectif consiste à déconstruire les discours de civilisation, chinois et autres, sur le « barbare », le « cru », le « primitif ». Après examen attentif, ces termes signifient en pratique « non gouverné », « non encore incorporé ». Les discours de civilisation n’imaginent en effet jamais la possibilité que des gens choisissent volontairement de rejoindre les barbares, et de tels statuts sont dès lors stigmatisés et ethnicisés. La « tribu » et l’ethnie commencent exactement là où les impôts et la souveraineté s’arrêtent – que ce soit au sein de l’Empire romain ou de l’Empire chinois.
Les formes de subsistance et de parenté sont ainsi généralement prises comme des données qui seraient comme déterminées culturellement et écologiquement. En analysant différentes formes de culture, différents types de récoltes, différentes structures sociales et différents modèles de mobilité physique en fonction de leur valeur d’évitement, je traite ces « données » comme autant de choix politiques."
"Ce que j’ai à dire dans les pages qui suivent n’a pas beaucoup de sens pour la période postérieure à la Seconde Guerre mondiale. Depuis 1945, et dans certains cas avant même cette date, la capacité de l’État à déployer des technologies « destructrices de distance » – voies ferrées, routes praticables par tous temps, téléphone, télégraphe, aviation, hélicoptères, et désormais technologies de l’information – a tellement changé l’équilibre stratégique des puissances entre les peuples se gouvernant eux-mêmes et les États-nations, a tellement diminué la « friction du terrain », que mon analyse perd son utilité. À l’opposé, l’État-nation souverain est désormais occupé à projeter son pouvoir jusqu’à l’extrême limite de ses frontières territoriales et à absorber les zones où la souveraineté est faible ou inexistante. Le besoin en ressources naturelles provenant de la « zone tribale » et le désir d’assurer la sécurité et la productivité de la périphérie ont conduit partout à des stratégies d’« engloutissement » par lesquelles des populations des vallées, présumées loyales et avides de terres, sont transplantées dans les hauteurs. Ainsi, si mon analyse n’est pas pertinente pour l’Asie du Sud-Est de la fin du XXe siècle, ne dites pas que je ne vous aurai pas prévenus.
Enfin, je m’inquiète de la possibilité que la posture constructiviste radicale défendue ici puisse être mal comprise et perçue comme une manière de dévaloriser, voire de dénigrer, les identités ethniques pour lesquelles des hommes et des femmes courageux se sont battus et ont payé de leur vie. Rien ne saurait être plus loin de la vérité. Toutes les identités, sans exception, sont socialement construites : l’identité han, mais aussi la birmane, l’américaine, la danoise : elles le sont toutes. Bien souvent, de telles identités, en particulier dans le cas des minorités, sont d’abord conçues par des États puissants, comme les Han ont imaginé les Miao, les colons britanniques les Karènes et les Shan, ou les Français les Jaraï. Qu’elles soient inventées ou imposées, de telles identités sélectionnent, de manière plus ou moins arbitraire, un trait ou un autre, aussi imprécis fût-il – religion, langue, couleur de peau, régime alimentaire, moyen de subsistance – et l’érigent en caractère essentiel. De telles catégories, institutionnalisées en territoires, régime d’occupation des terres, tribunaux, droit coutumier, chefs appointés, écoles et formulaires bureaucratiques, peuvent devenir des identités vécues avec passion. Lorsque l’identité est stigmatisée par l’État ou la société plus large, elle a de grandes chances de devenir pour beaucoup une identité de résistance et de défiance.
Là, les identités inventées se combinent avec la production héroïque de soi, au cours de laquelle de telles identifications deviennent un signe distinctif arboré avec fierté. Dans le monde contemporain, où l’État-nation constitue l’unité politique hégémonique, il n’est pas surprenant qu’une telle affirmation de soi prenne une forme ethnonationaliste. Ainsi, pour ceux qui risquent tout afin que les Shan, les Karènes, les Chin, les Mon, ou les Kayah puissent acquérir une forme d’indépendance ou de reconnaissance, je n’ai qu’admiration et respect."
"Les nombreux orang laut (nomades marins, « gitans des mers ») dans les parties insulaires de l’Asie du Sud-Est représentent clairement une variante maritime, se déplaçant d’un archipel à l’autre, des cultivateurs itinérants retranchés dans leurs repaires dans la montagne. À l’instar de nombreux peuples collinéens, ils ont également une tradition martiale et ont évolué aisément entre la piraterie (attaques en mer), les expéditions de capture d’esclaves et le rôle de garde navale et de force de frappe au service de plusieurs royaumes malais. Postés stratégiquement à la frontière de grandes voies maritimes, capables de frapper puis de disparaître rapidement, ils constituent une Zomia maritime qui a toute sa place ici. Comme l’a noté Ben Anderson en m’encourageant à continuer dans cette direction : « La mer est plus vaste et plus vide que les montagnes et la forêt. Regarde tous ces pirates qui continuent à échapper au G7 ou à Singapour avec aplomb. » Toutefois, comme le lecteur pourra s’en rendre compte, ce livre est déjà trop long, et je dois m’en remettre à d’autres, plus compétents que moi, pour poursuivre : la tâche a déjà été entamée de la plus excellente manière par Eric Tagliacozzo."
"La rencontre entre des États aux visées expansionnistes et des populations autonomes n’est guère l’apanage de l’Asie du Sud-Est. On la retrouve dans le processus culturel et administratif du « colonialisme interne » qui caractérise la formation de la plupart des États-nations occidentaux modernes ; dans les projets impériaux des Romains, des Habsbourg, des Ottomans, des Han et des Anglais ; dans l’assujettissement de peuples indigènes dans les colonies de peuplement, comme aux États-Unis, au Canada, en Afrique du Sud, en Australie et en Algérie ; dans les rapports entre Arabes sédentaires et citadins et bergers nomades, qui ont caractérisé une bonne partie de l’histoire du Moyen-Orient. Certes, la forme précise prise par ces rencontres est à coup sûr unique dans chaque cas. Néanmoins, l’omniprésence de la rencontre entre populations autonomes et populations gouvernées par un État – diversement désignées comme le cru et le cuit, le sauvage et le domestiqué, les peuples des collines/forêts et les peuples des vallées/plaines, l’amont et l’aval, le barbare et le civilisé, l’arriéré et le moderne, le libre et le lié, les peuples sans histoire et les peuples en ayant une – nous fournit de nombreuses possibilités de comparaison triangulaire."
-James C. Scot, Zomia ou l'art de ne pas être gouverné, Seuil, 2013 (2009 pour la première édition états-unienne).
"J’ai finalement constaté que pratiquement toutes les grandes révolutions réussies ont abouti à la création d’un État encore plus puissant que celui qu’elles avaient renversé, un État qui, à son tour, était capable d’extraire plus de ressources que son prédécesseur et d’exercer un contrôle accru sur la population qu’il était censé servir. Ici, la critique anarchiste de Marx et surtout celle de Lénine semblent prémonitoires. La Révolution française a mené à la réaction thermidorienne, et ensuite à l’État précoce et belligérant de Napoléon. La Révolution d’octobre, en Russie, a mené à la dictature du parti d’avant-garde de Lénine, à la répression des marins et des travailleurs en grève (le prolétariat !) à Cronstadt, à la collectivisation et au goulag. Si l’ancien régime présidait brutalement à l’iniquité féodale, ce que nous savons aujourd’hui des révolutions nous permet d’en tirer les mêmes tristes conclusions. Les aspirations populaires qui ont insufflé l’énergie et le courage nécessaires au triomphe révolutionnaire ont été, d’un point de vue historique, presque inévitablement trahies.
Les événements de l’actualité étaient tout aussi inquiétants en ce qui concernait les effets des révolutions contemporaines sur la paysannerie, la classe la plus populeuse de l’histoire de l’humanité. Les Viet-Minh, dirigeants du Nord-Vietnam après la signature des accords de Genève en 1954, ont impitoyablement réprimé une rébellion populaire menée par les petits agriculteurs et les petits propriétaires fonciers dans le creuset historique du radicalisme paysan."
"Contrairement à bien des penseurs anarchistes, je ne crois pas que l’État soit partout et en tout temps l’ennemi de la liberté. Pour les Américains, il suffit d’évoquer l’image de la Garde nationale fédérale accompagnant des enfants noirs à l’école à travers une foule menaçante de blancs en colère à Little Rock, en Arkansas, en 1957, pour se rendre compte que l’État peut, dans certaines circonstances, jouer un rôle émancipateur. Je crois même que cette possibilité n’aurait pas pu voir le jour sans l’établissement, par la Révolution française, d’une citoyenneté démocratique et du suffrage populaire, accordés par la suite aux femmes, aux travailleurs domestiques et aux minorités. Cela signifie que sur les cinq mille ans d’histoire que comptent les États, c’est seulement au cours des presque deux derniers siècles qu’a surgi la possibilité que l’État soit occasionnellement en mesure d’accroître la portée de la liberté pour les humains.
Les conditions rendant occasionnellement possible cette situation ne sontréunies, selon moi, que lorsque des perturbations extra-institutionnelles de masse, initiées par la base, menacent la stabilité de l’édifice politique au complet."
"Je ne crois pas non plus que l’État soit la seule institution qui menace la liberté. Une telle affirmation équivaut à ignorer la longue et profonde histoire qui a précédé l’avènement de l’État, de l’esclavage, du droit de propriété à l’égard des femmes, de la guerre et de l’asservissement. C’est une chose d’être en total désaccord avec Hobbes au sujet de la nature de la société avant l’existence de l’État (« indigente, dégoûtante, animale et brève »), mais c’est autre chose que de s’imaginer « l’état naturel » comme une scène idyllique de propriété collective, de coopération, de paix et d’harmonie.
Le dernier axe de la pensée anarchiste dont je souhaite définitivement me dissocier est le type de doctrine libertarienne qui tolère (et va jusqu’à encourager) de vastes écarts de richesse, de propriété et de statut. Bakounine l’avait bien compris : dans des conditions de grande inégalité, la liberté et la démocratie (avec un d minuscule) ne sont qu’une cruelle imposture. Il ne peut y avoir de liberté authentique lorsque d’importants écarts entre les parties réduisent les ententes ou les échanges volontaires à ni plus ni moins que du pillage légalisé.
Prenons le cas de la Chine de l’entre-deux-guerres, où la famine et la guerre ont fait de la mort par inanition une chose courante. De nombreuses femmes étaient confrontées à ce choix déchirant : mourir de faim ou vendre leurs enfants pour survivre. Pour un fondamentaliste du libre marché, vendre un enfant est, après tout, un choix volontaire et donc un acte libre, dont les termes sont admissibles et doivent être respectés (pacta sunt servanda). Cette logique est évidemment monstrueuse."
"Les immenses écarts en matière de richesse, de propriété et de statut tournent la liberté en ridicule. Aux États-Unis, la concentration de la richesse et du pouvoir observée au cours des quarante dernières années, émulée plus récemment dans plusieurs États du Sud qui ont adopté des politiques néolibérales, a créé une situation que les anarchistes avaient prévue. Les inégalités grandissantes en matière d’influence politique de la force économique brute, les énormes oligopoles (eux-mêmes comparables à des États), le contrôle des médias, le financement des campagnes électorales, l’élaboration des lois (jusqu’à la mise en place de failles intentionnelles), la révision de la répartition des circonscriptions de la carte électorale, l’accès aux instances juridiques et d’autres phénomènes du même ordre ont fait en sorte que les élections et la législation servent essentiellement à accroître les inégalités structurelles existantes. On peut difficilement imaginer comment mettre un terme au cercle vicieux des inégalités par l’entremise des institutions existantes, d’autant plus que même la profonde crise du capitalisme de 2008 n’a pu entraîner quoi que ce soit de semblable au New Deal de Roosevelt. Les institutions démocratiques sont elles-mêmes pratiquement devenues des marchandises livrées au plus offrant. [...] La démocratie sans égalité relative est un infâme canular. Si l’égalité relative est une condition nécessaire de la mutualité et de la liberté, comment peut-elle être garantie autrement que par l’État ? Face à cette énigme, je crois, autant du point de vue théorique que du point de vue pratique, que l’abolition de l’État n’est pas une option à considérer."
"Frances Fox Piven et Richard A. Cloward ont démontré de façon convaincante que les heures de gloire du mouvement des sans-emploi et des travailleurs de la Grande Dépression des années 1930 aux États-Unis, de celui des droits civiques, de l’opposition à la guerre du Vietnam et de la défense des droits sociaux ont tous coïncidé avec des moments où la perturbation et la confrontation étaient à leur comble et où l’organisation et la hiérarchie étaient peu présentes. Ce sont les efforts déployés pour endiguer la propagation d’un mouvement non institutionnel en pleine expansion, un mouvement de défi ouvert à l’ordre établi, qui ont suscité les concessions. Il n’y avait pas de leaders avec qui négocier une entente et personne n’était en mesure de promettre que les gens arrêteraient de prendre la rue en échange de concessions. La résistance de masse, précisément parce qu’elle menace l’ordre institutionnel, ouvre la voie à des organisations qui tentent de canaliser la contestation vers les voies de la politique normale et routinière, où elle peut être contenue. Dans de telles circonstances, l’élite se tourne vers des organisations qu’elle méprise habituellement."
"L’État détruit sans doute l’initiative naturelle et la responsabilité qui émanent de la coopération volontaire. Qui plus est, la célébration néolibérale de la préséance de l’exploiteur individuel sur la société, de la pleine propriété privée au lieu de la propriété collective et du traitement de la terre (nature) et du travail (travail humain) en tant que marchandises ainsi que la pratique d’évaluation monétaire propre, disons, aux analyses coûts-bénéfices (par exemple, le calcul du prix fictif d’un coucher de soleil ou d’un paysage menacé) favorisent des habitudes de calcul social qui ont en fait toutes les apparences du darwinisme social.
J’avance ici l’hypothèse que les deux derniers siècles passés sous l’emprise de l’État et des économies libérales nous ont peut-être socialisés de telle sorte que nous avons pratiquement perdu toutes nos habitudes de mutualité et que nous sommes par conséquent en danger de devenir exactement les dangereux prédateurs qui, selon Hobbes, peuplaient la nature à son état sauvage. Le Léviathan a peut-être ainsi donné naissance à sa propre justification."
"Ce qui est inadmissible, à la fois sur les plans moral et scientifique, c’est l’orgueil démesuré qui prétend comprendre le comportement d’agents humains sans porter une attention systématique, ne serait-ce qu’un instant, à leur propre compréhension de ce qu’ils font et à leur façon de s’expliquer par eux-mêmes. [...]
Le travail des sciences sociales tel que je le perçois est de fournir, provisoirement, la meilleure explication possible d’un comportement à la lumière de toutes les preuves disponibles, y compris et surtout, les explications calculées et délibérées des agents dont le comportement est à l’étude."
"Un jour, vous serez appelés à enfreindre une grosse loi au nom de la justice et de la rationalité. Tout en dépendra. Vous devrez être prêts. Comment vous préparerez-vous à ce jour où votre choix sera vraiment important ? Il faut “garder la forme” pour être prêt quand le grand jour arrivera. Ce dont vous avez besoin, c’est d’une “callisthénie anarchiste”. Chaque jour, si possible, enfreignez une loi ou un règlement mineur qui n’a aucun sens, ne serait-ce qu’en traversant la rue hors du passage piéton. Servez-vous de votre tête pour juger si une loi est juste ou raisonnable. De cette façon, vous resterez en forme ; et quand le grand jour viendra, vous serez prêts."
"La défaite des États confédérés d’Amérique lors de la guerre de Sécession est presque certainement attribuable à une importante accumulation d’actes de désertion et d’insubordination. À l’automne 1862, un peu plus d’un an après le début de la guerre, les récoltes étaient généralement déficitaires dans le Sud. Les soldats, particulièrement ceux qui provenaient des campagnes éloignées où personne ne possédait d’esclaves, recevaient des lettres des membres de leur famille, affamés, les pressant de rentrer au bercail. Des milliers d’entre eux, souvent des unités entières, ont donc déserté en emportant leurs armes avec eux et, de retour dans leurs régions, la plupart ont activement résisté à la conscription, et ce, jusqu’à la fin de la guerre.
Plus tard, à l’hiver 1863, après la victoire décisive de l’Union à Missionary Ridge, les forces confédérées, vouées à l’échec, ont subi une véritable hémorragie de désertions. Là encore, les déserteurs étaient principalement des recrues issues des milieux ruraux, qui n’avaient aucun intérêt direct à ce que l’esclavage soit maintenu, d’autant que cet objectif semblait devoir leur coûter la vie. Leur attitude est fort bien résumée par un dicton populaire à l’époque dans les rangs des Confédérés, qui disait que cette guerre était une « guerre de riches faite par les pauvres ». La justesse de ce slogan était d’ailleurs renforcée par le fait que les riches propriétaires de plantations comptant plus de 20 esclaves avaient le droit de garder un de leurs fils à la maison, prétendument pour assurer le maintien de la discipline au travail. En tout et pour tout, près d’un quart de million d’hommes en âge d’être enrôlés ont déserté ou ont tout simplement échappé à la conscription. À cet affront, porté contre une Confédération déjà largement surpassée en nombre, s’est ajoutée la quantité considérable d’esclaves, surtout en provenance des États de la frontière, qui s’étaient réfugiés derrière les lignes de l’Union pour ensuite en grossir les rangs. De plus, il semblerait que les autres esclaves, rassurés par les avancées de l’Union et peu enclins à s’épuiser pour accroître la production en temps de guerre, aient traîné des pieds autant que possible lorsqu’ils ne s’enfuyaient pas vers des refuges tel le canal du marais de Dismal, le long de la frontière entre la Virginie et la Caroline du Nord, où il était difficile de les retrouver. Des milliers d’actes de désertions, de ralentissements et d’évasions, volontairement discrets, ont nourri l’avantage stratégique qu’avait l’Union en matière d’effectifs et de capacité industrielle. Cette multitude de gestes individuels a fort probablement été le facteur décisif qui a ultimement mené à la défaite de la Confédération."
"Durant l’impopulaire guerre du Vietnam, le fragging (la pratique consistant à lancer une grenade à fragmentation) ciblant les officiers connus pour entraîner régulièrement leurs hommes dans des patrouilles meurtrières constituait un acte beaucoup plus dramatique et violent qu’une simple désertion, mais tout aussi anonyme, et dont le but était de réduire les risques d’affrontements mortels pour les conscrits. On imagine facilement comment les rapports d’incidents de fragging, véridiques ou non, ont pu pousser les officiers à hésiter avant de se porter volontaires avec leur section pour des missions dangereuses. À ma connaissance, à ce jour, aucune étude ne s’est penchée sur la fréquence réelle de ce type d’incidents, et encore moins sur les effets que ceux-ci ont pu avoir sur la conduite et l’issue de la guerre."
"Dans la lutte historique pour les droits de propriété, les adversaires des deux côtés de la barricade ont utilisé les armes qui leur convenaient le mieux. Les élites, qui avaient la mainmise sur l’appareil législatif de l’État, ont déployé des lois d’enclosure, des titres de propriété, des tenures franches, sans parler de la police, des gardes-chasses, des gardes forestiers, des tribunaux et de la potence, pour établir et protéger leurs droits de propriété. Les groupes paysans et subalternes, n’ayant bien sûr pas accès à un arsenal aussi imposant, se sont plutôt repliés sur des techniques comme le braconnage, le chapardage et le squattage pour contester ces prétentions et faire valoir leurs propres revendications.
Discrètes et anonymes, comme les désertions, ces « armes du pauvre » se démarquent nettement des bravades publiques et ouvertes visant les mêmes objectifs. Ainsi, la désertion peut remplacer la mutinerie à moindre risque, le squattage, l’invasion territoriale et le braconnage est moins risqué que la revendication ouverte d’un droit au bois, au gibier et au poisson. Pour la plus grande partie de la population mondiale actuelle, et certainement pour les classes subalternes tout au long de l’histoire, ces techniques représentent les seules formes possibles d’action politique quotidienne. Lorsque ces méthodes échouent, elles cèdent la place à des conflits plus ouverts et plus désespérés, telles les émeutes, les rébellions et les insurrections. Ces tentatives de prendre le pouvoir par la force semblent surgir soudainement dans les livres d’histoire, laissant dans les archives des traces qu’historiens et sociologues affectionnent particulièrement. Ces derniers, documents officiels en main, confèrent à ces événements une importance démesurée au regard du rôle qu’ils occuperaient dans un récit plus complet de la lutte des classes. L’insubordination quotidienne, silencieuse, modeste et sans prétention, puisqu’elle se déploie habituellement sous le radar et qu’elle n’agite aucun drapeau, ne compte aucun porte-parole, ne signe aucun manifeste et ne présente aucune organisation permanente, passe inaperçue. Et c’est précisément ce que cherchent les adeptes de ce type d’action politique : passer inaperçus. On pourrait dire qu’historiquement, l’objectif visé par les classes paysannes et subalternes a été de rester hors des archives. Lorsqu’elles y apparaissent, on peut être certain que c’est parce que quelque chose a mal tourné pour elles."
"« Espace de désobéissance concédé »."
-James C. Scott, Petit éloge de l'anarchisme, Lux Éditeur, 2013 (2012 pour la première édition états-unienne).
https://fr.1lib.fr/book/11139500/90949d?dsource=recommend
"Zomia est un terme récent, employé pour désigner grosso modo tous les territoires situés à des altitudes supérieures à environ 300 mètres, des hautes vallées du Vietnam aux régions du nord-est de l’Inde, et traversant cinq pays d’Asie du Sud-Est (le Vietnam, le Cambodge, le Laos, la Thaïlande, et la Birmanie) ainsi que quatre provinces chinoises (le Yunnan, le Guizhou, le Guangxi et certaines parties du Sichuan). Il s’agit d’une étendue de 2,5 millions de kilomètres carrés abritant environ 100 millions de personnes appartenant à des minorités d’une variété ethnique et linguistique tout à fait sidérante. D’un point de vue géographique, la région est aussi appelée massif continental du Sud-Est asiatique. Comme cet immense territoire se trouve à la périphérie de neuf États et au centre d’aucun, dans la mesure où il est également à cheval sur les découpages régionaux courants (Asie du Sud-Est, Asie de l’Est, Asie du Sud), et puisque enfin ce qui le rend intéressant est sa diversité écologique ainsi que sa relation aux États, il représente un nouvel objet d’étude, une sorte de chaîne des Appalaches internationale, et une nouvelle manière d’étudier les aires régionales.
La thèse que je défends ici est à la fois simple, osée, et polémique. La Zomia est la dernière région du monde dont les peuples n’ont pas encore été complètement intégrés à des États-nations. Ses jours sont comptés. Il n’y a pas si longtemps, de tels peuples se gouvernant eux-mêmes représentaient la majorité de l’humanité. De nos jours, ils sont perçus par les royaumes des vallées comme « nos ancêtres vivants », « ce que nous étions avant de découvrir la culture du riz en rizière, le bouddhisme, et la civilisation ». Ici, au contraire, je défends l’idée que les peuples des hauteurs doivent plutôt être approchés comme des communautés de fuyards, de fugitifs, de délaissés qui ont, au cours des deux derniers millénaires, tenté de se soustraire aux différentes formes d’oppression que renfermaient les projets de construction étatique à l’œuvre dans les vallées – esclavage, conscription, impôts, corvées, épidémies, guerres. La plupart des territoires où résident ces peuples peuvent fort à propos être appelés « zones-refuge » ou zones morcelées.
Pratiquement tout, dans les modes de vie, l’organisation sociale, les idéologies et (de manière plus controversée) les cultures principalement orales de ces peuples, peut être lu comme des prises de position stratégiques visant à maintenir l’État à bonne distance. Leur dispersion physique sur des terrains accidentés, leur mobilité, leurs pratiques de cueillette, leurs structures de parenté, leurs identités ethniques malléables ainsi que le culte que ces peuples vouent à des chefs prophétiques ou millénaristes, tout cela permet en effet d’éviter leur incorporation au sein d’États et d’éviter qu’eux-mêmes ne se transforment en États. La plupart d’entre eux ont au départ tenté de se soustraire à un État en particulier : l’État chinois han sous sa forme précoce. Un grand nombre de légendes des hauteurs comporte ainsi un élément de fuite. Les sources documentaires, qui restent certes largement spéculatives jusqu’à l’an 1500, sont suffisamment précises après cette date – notamment concernant les campagnes militaires fréquentes menées contre les peuplades des collines sous les dynasties Ming et Qing, qui ont culminé avec les soulèvements sans précédent dans le sud-ouest de la Chine au milieu du XIXe siècle et qui ont fait des millions de réfugiés. Les mouvements de fuite hors des États birman et thaï afin d’échapper à leurs expéditions esclavagistes sont également amplement documentés.
J’espère que mon propos aura un certain écho au-delà de la portion déjà assez vaste de l’Asie sur laquelle il porte immédiatement. La vaste littérature portant sur la construction étatique, contemporaine ou plus ancienne, n’accorde quasiment aucune attention à son envers : l’histoire de l’absence d’État, délibérée et réactive. Je veux parler ici de l’histoire de ceux qui sont passés à travers les mailles du filet ; on ne peut pas comprendre la construction étatique en faisant abstraction de cette histoire. C’est aussi ce qui fait de ce livre une histoire anarchiste."
"Mon objectif consiste à déconstruire les discours de civilisation, chinois et autres, sur le « barbare », le « cru », le « primitif ». Après examen attentif, ces termes signifient en pratique « non gouverné », « non encore incorporé ». Les discours de civilisation n’imaginent en effet jamais la possibilité que des gens choisissent volontairement de rejoindre les barbares, et de tels statuts sont dès lors stigmatisés et ethnicisés. La « tribu » et l’ethnie commencent exactement là où les impôts et la souveraineté s’arrêtent – que ce soit au sein de l’Empire romain ou de l’Empire chinois.
Les formes de subsistance et de parenté sont ainsi généralement prises comme des données qui seraient comme déterminées culturellement et écologiquement. En analysant différentes formes de culture, différents types de récoltes, différentes structures sociales et différents modèles de mobilité physique en fonction de leur valeur d’évitement, je traite ces « données » comme autant de choix politiques."
"Ce que j’ai à dire dans les pages qui suivent n’a pas beaucoup de sens pour la période postérieure à la Seconde Guerre mondiale. Depuis 1945, et dans certains cas avant même cette date, la capacité de l’État à déployer des technologies « destructrices de distance » – voies ferrées, routes praticables par tous temps, téléphone, télégraphe, aviation, hélicoptères, et désormais technologies de l’information – a tellement changé l’équilibre stratégique des puissances entre les peuples se gouvernant eux-mêmes et les États-nations, a tellement diminué la « friction du terrain », que mon analyse perd son utilité. À l’opposé, l’État-nation souverain est désormais occupé à projeter son pouvoir jusqu’à l’extrême limite de ses frontières territoriales et à absorber les zones où la souveraineté est faible ou inexistante. Le besoin en ressources naturelles provenant de la « zone tribale » et le désir d’assurer la sécurité et la productivité de la périphérie ont conduit partout à des stratégies d’« engloutissement » par lesquelles des populations des vallées, présumées loyales et avides de terres, sont transplantées dans les hauteurs. Ainsi, si mon analyse n’est pas pertinente pour l’Asie du Sud-Est de la fin du XXe siècle, ne dites pas que je ne vous aurai pas prévenus.
Enfin, je m’inquiète de la possibilité que la posture constructiviste radicale défendue ici puisse être mal comprise et perçue comme une manière de dévaloriser, voire de dénigrer, les identités ethniques pour lesquelles des hommes et des femmes courageux se sont battus et ont payé de leur vie. Rien ne saurait être plus loin de la vérité. Toutes les identités, sans exception, sont socialement construites : l’identité han, mais aussi la birmane, l’américaine, la danoise : elles le sont toutes. Bien souvent, de telles identités, en particulier dans le cas des minorités, sont d’abord conçues par des États puissants, comme les Han ont imaginé les Miao, les colons britanniques les Karènes et les Shan, ou les Français les Jaraï. Qu’elles soient inventées ou imposées, de telles identités sélectionnent, de manière plus ou moins arbitraire, un trait ou un autre, aussi imprécis fût-il – religion, langue, couleur de peau, régime alimentaire, moyen de subsistance – et l’érigent en caractère essentiel. De telles catégories, institutionnalisées en territoires, régime d’occupation des terres, tribunaux, droit coutumier, chefs appointés, écoles et formulaires bureaucratiques, peuvent devenir des identités vécues avec passion. Lorsque l’identité est stigmatisée par l’État ou la société plus large, elle a de grandes chances de devenir pour beaucoup une identité de résistance et de défiance.
Là, les identités inventées se combinent avec la production héroïque de soi, au cours de laquelle de telles identifications deviennent un signe distinctif arboré avec fierté. Dans le monde contemporain, où l’État-nation constitue l’unité politique hégémonique, il n’est pas surprenant qu’une telle affirmation de soi prenne une forme ethnonationaliste. Ainsi, pour ceux qui risquent tout afin que les Shan, les Karènes, les Chin, les Mon, ou les Kayah puissent acquérir une forme d’indépendance ou de reconnaissance, je n’ai qu’admiration et respect."
"Les nombreux orang laut (nomades marins, « gitans des mers ») dans les parties insulaires de l’Asie du Sud-Est représentent clairement une variante maritime, se déplaçant d’un archipel à l’autre, des cultivateurs itinérants retranchés dans leurs repaires dans la montagne. À l’instar de nombreux peuples collinéens, ils ont également une tradition martiale et ont évolué aisément entre la piraterie (attaques en mer), les expéditions de capture d’esclaves et le rôle de garde navale et de force de frappe au service de plusieurs royaumes malais. Postés stratégiquement à la frontière de grandes voies maritimes, capables de frapper puis de disparaître rapidement, ils constituent une Zomia maritime qui a toute sa place ici. Comme l’a noté Ben Anderson en m’encourageant à continuer dans cette direction : « La mer est plus vaste et plus vide que les montagnes et la forêt. Regarde tous ces pirates qui continuent à échapper au G7 ou à Singapour avec aplomb. » Toutefois, comme le lecteur pourra s’en rendre compte, ce livre est déjà trop long, et je dois m’en remettre à d’autres, plus compétents que moi, pour poursuivre : la tâche a déjà été entamée de la plus excellente manière par Eric Tagliacozzo."
"La rencontre entre des États aux visées expansionnistes et des populations autonomes n’est guère l’apanage de l’Asie du Sud-Est. On la retrouve dans le processus culturel et administratif du « colonialisme interne » qui caractérise la formation de la plupart des États-nations occidentaux modernes ; dans les projets impériaux des Romains, des Habsbourg, des Ottomans, des Han et des Anglais ; dans l’assujettissement de peuples indigènes dans les colonies de peuplement, comme aux États-Unis, au Canada, en Afrique du Sud, en Australie et en Algérie ; dans les rapports entre Arabes sédentaires et citadins et bergers nomades, qui ont caractérisé une bonne partie de l’histoire du Moyen-Orient. Certes, la forme précise prise par ces rencontres est à coup sûr unique dans chaque cas. Néanmoins, l’omniprésence de la rencontre entre populations autonomes et populations gouvernées par un État – diversement désignées comme le cru et le cuit, le sauvage et le domestiqué, les peuples des collines/forêts et les peuples des vallées/plaines, l’amont et l’aval, le barbare et le civilisé, l’arriéré et le moderne, le libre et le lié, les peuples sans histoire et les peuples en ayant une – nous fournit de nombreuses possibilités de comparaison triangulaire."
-James C. Scot, Zomia ou l'art de ne pas être gouverné, Seuil, 2013 (2009 pour la première édition états-unienne).