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    Jeanette Ehrmann & Felix Trautmann, « La libération de la violence. Force et fureur de l'émancipation selon La Boétie et Fanon »

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    Message par Johnathan R. Razorback Ven 24 Sep - 16:09

    "Il faut [...] distinguer avec soin entre la violence répressive, dont on essaie de s’émanciper, et la violence révolutionnaire de la libération. Mais cette distinction est rendue d’autant plus difficile que la violence de l’oppression est la plupart du temps si profondément inscrite dans la chair des dominés, que la mise en cause de la domination et de l’oppression ne peut s’opérer par une simple critique abstraite du dominant, mais doit simultanément passer « par » une critique de soi et de son propre assujettissement. Le soi (das Selbst) des opprimés, formé, ou mieux déformé par ces relations de violence, devient lui-même, au cours du processus d’autolibération de la violence et de la domination illégitime, objet de la critique."

    "Entre le désir d’être libre, libre de toute domination, et le désir de vivre libre de toute violence, se dresse constamment le danger de la dissociation psychique et de la fétichisation de la violence révolutionnaire."

    "Dans la lutte pour la liberté, autant du bouleversement des institutions que du refus de son propre assujettissement. Autrement dit, il s’agit d’une sorte de lutte contre soi-même, soit contre la dimension fantasmatique et libidineuse de ses propres affects."

    "Forces de déconstruction propres à la praxis de la libération, forces à la fois désaliénantes (c’est-à-dire libérant de l’état de sujétion), destructives (c’est-à-dire libérant de l’état de subjectivité) et productrices de sujets nouveaux."

    "L’émancipation politique consiste ainsi dans un acte de mise en retraite de l’obéissance, un acte qui renverse moins le pouvoir en place par une violence militaire, révolutionnaire ou subversive, que par l’ébranlement des fondements de la tyrannie du côté même des sujets, et grâce au détour de l’imaginaire et de l’économie libidineuse de la domination politique. L’appel sanglant et vengeur au tyrannicide, souvent lancé par les chefs révolutionnaires et autres conjurés, reste à l’inverse, pour La Boétie, encore prisonnier du fantasme selon lequel la raison de sa propre servitude serait purement extérieure à soi-même, et qu’on pourrait, simultanément à la liquidation du tyran, supprimer les conditions de l’asservissement. La Boétie, lui, préfère porter son attention sur les raisons intimes de la servitude volontaire. Il n’en appelle donc pas au déchaînement de la violence sublimée, mais convoque le désir de liberté, qui trouve sa réalisation dans la décision du refus de l’obéissance."

    "Cette idée oriente et structure toute la conception humaniste du pouvoir politique qui, à partir du XVIe siècle environ, concède à la question de la construction du sujet politique et, avec elle, au problème de l’idéologie, de l’imaginaire et du désir, une place bien plus importante qu’auparavant (Machiavel, à côté et avant Spinoza, peut être considéré comme l’initiateur de ce changement de paradigme). Ce paradigme pose que la domination, comme la critique de la domination, se comprennent au niveau des implications des rapports de force aussi bien intérieures qu’extérieures au sujet. L’attention accordée à ces deux dimensions se révèle pertinente tout autant pour la question de la libération que pour l’éclaircissement des mécanismes d’autosoumission et de dépendance affective."

    "Fanon justifie l’inutilité de la résistance non-violente dans un contexte colonial de deux manières différentes. Il invoque, d’une part, une logique fonctionnelle : puisque le colonialisme est une forme de domination ayant fait toutes les preuves de sa violence intrinsèque, elle ne peut elle-même être supprimée autrement que par l’usage de la violence. La résistance non-violente est trop susceptible de rester cantonnée au cas des colonies d’exploitation (comme l’Inde) ; elle pourrait, en revanche, se révéler guère prometteuse dans le cas des colonies de peuplement, comme l’Algérie ou l’Afrique du Sud (il suffit de se rappeler le traumatisme de la guerre d’Algérie ou la sanglante répression de la résistance non-violente à Sharpeville en 1960). D’autre part, la nécessité de la violence révolutionnaire se nourrit aussi d’une philosophie matérialiste de l’histoire, qui ne vise pas seulement le renversement des relations objectives, mais encore la réhabilitation du sujet. En ce sens, la critique de Fanon prend aussi une dimension socio-ontologique. Si la violence jusque-là absorbée conduisait à une autodestruction individuelle ou collective des colonisés, ou s’enlisait dans le règne imaginaire de la magie, des zombies et des actes rituels, soit dans l’anhistoricité, elle devrait atteindre, au cours de la formation de la conscience nationale, un point où la violence atmosphérique et l’usage concret de la violence révolutionnaire opèrent un revirement et s’en aillent détruire non plus le colonisé, mais le colonialisme. « Le colonisé découvre le réel et le transforme dans le mouvement de sa praxis, dans l’exercice de la violence, dans son projet de libération », écrit Fanon. Une fois les effets altérants du colonialisme définis comme « conséquence de l’oppression sociale que l’histoire peut faire disparaître »., l’œuvre historique de la libération, et l’amorce de son écriture propre, peuvent enfin débuter. Le premier pas vers la libération est la destruction du monde colonial, le dynamitage de l’ordre établi, le débordement de la zone allouée aux colonisés : « La décolonisation qui se propose de changer l’ordre du monde, est, on le voit, un programme de désordre absolu » . L’appel à la nation demeure, chez Fanon, une phase nécessaire de la libération. Certes, la référence à la nation à faire advenir ne renvoie encore à aucun programme politique concret, mais elle stimule le potentiel de subversion des colonisés, en offrant un cadre conceptuel qui dépasse déjà, au moins en imagination, l’ordre colonial. « C’est, là encore, entretenir le rêve, permettre à l’imagination de gambader hors de l’ordre colonial » . Quant au niveau individuel, celui du sujet, seul le déchainement des expériences violentes accumulées et vécues intimement par les colonisés rendra possible une désintoxication, une purification cathartique, la reconquête d’une humanité jusque-là désavouée, bref, une entière réappropriation de soi."

    "La violence de l’opprimé est une violence en réponse à celle qui prétend nier son être, elle est la modalité même de la praxis de la libération. Elle transforme fondamentalement l’être, lui donne son propre rythme, scandé par un homme nouveau, par une langue et une humanité nouvelles. La décolonisation ne saurait être, ainsi, que simple destruction ; elle se révèle tout autant « création », tirant sa légitimité non d’une quelconque puissance surnaturelle, mais de la marche à l’humanité elle-même : « la “chose” colonisée devient homme dans le processus même par lequel elle se libère »."

    "L’émancipation, dans ce sens, peut se comprendre comme une double négation : négation de la violence découlant des relations objectives, mais aussi négation de la déformation du sujet qui lui était lié. Ainsi la libération de la violence semble-t-elle aller de pair avec une violence procédant de la sortie de l’état de sujétion ; or, cette dernière est capable de se retourner contre le propre corps, les propres affects et les propres habitudes de l’opprimé, bref contre son propre devenir, et peut par conséquent s’avérer autodestructive et dissociative pour le sujet."
    -Jeanette Ehrmann & Felix Trautmann, « La libération de la violence. Force et fureur de l'émancipation selon La Boétie et Fanon », Hypothèses, 2013/1 (16), p. 273-288. DOI : 10.3917/hyp.121.0273. URL : https://www.cairn.info/revue-hypotheses-2013-1-page-273.htm




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