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    Maxime Prével, « L’usine à la campagne. Socio-anthropologie du productivisme agricole »

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    Maxime Prével, « L’usine à la campagne. Socio-anthropologie du productivisme agricole » Empty Maxime Prével, « L’usine à la campagne. Socio-anthropologie du productivisme agricole »

    Message par Johnathan R. Razorback Lun 18 Oct - 16:56

    "Mais pourquoi les agriculteurs productivistes cherchent-ils à découvrir les joies de l’apesanteur ? Probablement parce qu’ils souhaitent acquérir ainsi une position sociale manifestant pleinement l’hégémonie qu’ils entendent exercer sur la nature. Un exploitant agricole moderne ne saurait en effet avoir les pieds dans la boue comme un vulgaire « plouc » ou un « cul-terreux » ; il devrait pouvoir travailler comme un citadin en costume et souliers vernis. Finalement, si la terre a aussi peu de valeur pour un agriculteur productiviste, il faut sans doute en chercher la raison dans l’inconscient culturel de la modernité. Dès le 17e siècle, Descartes proposait ainsi de « se rendre comme maître et possesseur de la nature » et Bacon de la « traiter comme une femme publique, de la mater et de pénétrer ses secrets ». Ce programme viril affiche la domination que l’agriculture techno-scientifique cherche à imposer aux processus naturels. Désormais, on ne saurait se contenter de tirer parti des plantes et des animaux à l’aide de modes de faire-valoir soumis au hasard des conditions climatiques, il faut éradiquer l’aléa pour mieux asseoir le pouvoir de l’homme sur le monde naturel. La volonté de contrôle issue de la rationalité occidentale cherche à s’imposer systématiquement pour construire un mode d’exploitation scientifique de la nature. Cette dernière n’est plus une figure maternelle et bienveillante ou le refuge des dieux, elle devient un substrat désenchanté dont la dignité est directement liée à son artificialisation. Si elle se comporte comme une prostituée docile et qu’elle accepte de se soumettre aux investigations des scientifiques et aux modifications imposées par les techniciens, elle peut prétendre bénéficier du prestige associé aux entreprises techno-scientifiques. C’est pourquoi un organisme génétiquement modifié a beaucoup plus de valeur qu’une plante naturelle suspecte de chercher à échapper à la volonté humaine…

    Ces imaginaires techno-scientifiques consubstantiels à l’idéologie productiviste tendent à installer les agriculteurs dans une position démiurgique caractéristique des tendances les plus extrêmes de la post-modernité. Finalement, le machisme traditionnel revisité par les fantasmes techno-scientifiques semble ainsi construire, chez certains, une équivalence symbolique entre la virilité et la réussite de l’agriculteur « moderne » – par opposition au supposé renoncement à la puissance et donc à la virilité chez les agrobiologistes –, donnant un fondement réel à la toute-puissance imaginaire qui habite l’idéologie productiviste."

    "Quatre dimensions caractéristiques de l’agriculture productiviste sont apparues au cours du travail de synthèse : la démesure économique, la vulnérabilité symbolique, l’hétéronomie politique et le progressisme imaginaire.

    La démesure économique désigne la volonté d’accroître encore et toujours la production qui constitue la principale caractéristique du productivisme. Pourquoi les agriculteurs et leur encadrement s’accordent-ils manifestement sur cette conception du métier ? Il semble que le productivisme tire essentiellement sa légitimité de la survalorisation du travail caractéristique du monde contemporain. Le labeur fonctionne en effet comme une valeur absolue aspirant à éradiquer l’oisiveté, l’œuvre, l’action 1 ou toute autre pratique non-conforme à l’esprit du productivisme. Dès lors, le travail comme fin en soi – on ne travaille plus pour vivre mais l’on vit pour travailler – suscite une passion ambivalente. Le plaisir résultant de l’exercice d’un métier qui s’apparente encore souvent à une vocation côtoie ainsi la souffrance liée à l’impératif condamnant l’agriculteur aux travaux forcés. Compensation symbolique à la passion du Christ émanant d’un inconscient culturel chrétien, symptôme de l’insignifiance de l’existence, recherche du prestige lié au surtravail ou goût pour la compétition du rendement, l’addiction laborieuse se module selon différentes logiques socioculturelles mais fonctionne bien comme le fondement de la démesure économique caractéristique du productivisme. De plus, la valorisation absolue du travail implique une rationalisation du temps et un amour de l’argent conformes à l’esprit du capitalisme. Puisqu’il faut consacrer sa vie au labeur dans l’espoir de mourir riche, chaque instant doit rendre gorge d’une utilité quelconque sous peine de ressentir la culpabilité d’avoir dérogé à l’obligation du travail. « On ne sait pas rien faire » nous a ainsi déclaré un agriculteur déstabilisé par une demi-journée d’oisiveté qu’il s’était accordée du fait de la canicule. Depuis que le monde a entrepris de se réduire à la sphère économique, l’homme machinal 2 semble donc condamné à accroître encore et toujours sa production. Comme s’il cherchait à compenser par sa frénésie productiviste l’inhumanité d’un monde infini abandonné par les dieux…

    Outre la démesure économique, le profil socio-anthropologique des agriculteurs productivistes est aussi caractérisé par leur vulnérabilité symbolique. Ce concept regroupe en fait différents phénomènes qui font peser le sentiment d’une menace sur l’existence des exploitants agricoles. Dans un contexte marqué par un agrandissement continuel des exploitations, la peur de la faillite semble concerner toujours plus les agriculteurs qui observent avec inquiétude l’hémorragie démographique subie par leur profession depuis plusieurs décennies. Puisque le travail de la terre nécessite toujours moins d’agriculteurs, ils craignent manifestement de rejoindre les rangs de ceux qui ont dû abandonner le métier. Dès lors, il n’est pas rare que cette incertitude génère un stress chronique plus ou moins durement ressenti selon le profil psychologique des individus et la situation financière de leur ferme. Le niveau d’endettement, les charges résultant des investissements dans le foncier, le matériel ou les bâtiments d’élevage, l’achat d’intrants coûteux – semences, engrais, pesticides – installent les agriculteurs dans une vulnérabilité chronique. La construction de grandes étables – « les stabulations » en langage productiviste – implique par exemple le remboursement de lourdes traites à la banque et le sentiment pour l’agriculteur d’avoir un couteau sous la gorge. Alors que les conditions de commercialisation des produits agricoles sont instables, comment ne pas ressentir l’angoisse d’être un jour réduit à « coucher sous les ponts » selon les mots de ce cultivateur appartenant pourtant aux agriculteurs les plus aisés ? Par ailleurs, l’utilisation de produits ou de matériels dangereux induit souvent une peur de la maladie ou de l’accident qui vient augmenter la vulnérabilité symbolique. Outre le risque mécanique constitué par une ensileuse, une moissonneuse-batteuse ou un cardan démuni de protection, l’utilisation de produits chimiques – produits vétérinaires, pesticides – provoque souvent une inquiétude plus ou moins diffuse favorisée par l’étiquetage qui expose l’évaluation officielle du risque sanitaire. La crainte de la maladie se nourrit de la conviction que ces produits dangereux peuvent provoquer un empoisonnement immédiat mais surtout un cancer après plusieurs années d’utilisation. Dans le premier cas, le risque est acceptable car l’intoxication sanctionnerait une erreur de manipulation ne pouvant intervenir à l’insu de l’exploitant agricole. Dans le second cas, la pathologie maligne qui pourrait se déclarer sans raison apparente est inacceptable car impossible à imputer à une cause identifiable par l’agriculteur. De plus, le sens commun considérant que les produits chimiques sont cancérigènes, l’angoisse est d’autant plus importante que le cancer est réputé infliger de longues souffrances suivies d’une mort inéluctable. L’idéal productiviste impliquant le recours à la chimie, au matériel lourd, à l’endettement et au marché sans autre alternative, les exploitants agricoles vivent dans une vulnérabilité symbolique chronique. Finalement, leur vie se transforme en survie au fur et à mesure que l’obsession du gîte et du couvert ou la peur de la mort gagnent du terrain. Il semble ainsi que les agriculteurs productivistes expérimentent toujours plus la « lutte pour la vie » chère aux économistes libéraux et aux biologistes darwiniens dans le mouvement social qui voit augmenter conjointement la désymbolisation de la mort et la dégradation des conditions matérielles de l’existence humaine…

    La peur de l’avenir ou du malheur, dont le fatalisme et la disparition du goût de vivre constituent les figures extrêmes, sont sans doute indissociables de l’hétéronomie politique qui caractérise aussi le productivisme agricole. La bourgeoisie enferme en effet les agriculteurs dans la cage d’acier de l’économie capitaliste et de la politique bureaucratique. Toujours plus dépendants du soutien public à l’agriculture et de la parole de leur entourage commercial, ils subissent de plus en plus la domination du pouvoir urbain et perdent ainsi le contrôle de leur exploitation. Un agriculteur étonné par notre visite nous a ainsi déclaré : « Vous venez me voir pour savoir comment je conduis ma ferme ? Allez plutôt voir mon technicien à la coopérative, il vous dira ce que je fais chez moi… » Si dans ce cas la soumission aux recommandations du pouvoir semble totale, il subsiste parfois des bribes d’autonomie pour certains exploitants décidés à résister aux marchands et aux bureaucrates. Toutefois, ces traces d’un inconscient culturel paysan ne suffisent pas à enrayer le développement de l’hétéronomie que subissent les agriculteurs productivistes. Leur liberté devenant plus formelle que réelle, ils sont toujours plus dépendants des entreprises multinationales qui dominent le marché des semences et des pesticides. Ces sociétés cherchent en effet à imposer des brevets sur le vivant et à interdire la pratique des semences fermières pour accroître les revenus qu’elles tirent du commerce agricole. D’ores et déjà, elles vendent des engrais, des pesticides et des semences sélectionnées dont certaines comme le maïs ne peuvent être replantées avec profit par les agriculteurs. Elles cherchent aussi à commercialiser des céréales hybrides qui contraindraient les producteurs à acheter chaque année les semences produites par les firmes. Face à ces pratiques, les agriculteurs productivistes voient leur hétéronomie s’accroître par touches successives. S’ils refusent pour l’instant d’adopter les blés hybrides et les organismes génétiquement modifiés, ils sont déjà dépendants des conseils que leur prodigue leur entourage bureaucratique et commercial. « J’étais devenu son larbin » se souvient un agrobiologiste se remémorant son passé productiviste. Le technicien de la coopérative lui conseillait en effet de modifier son assolement et lui « prescrivait » des produits phytosanitaires avec l’autorité d’un médecin rédigeant une ordonnance. Dans la représentation commune, un bon agriculteur devant « soigner » ses plantes et ses animaux, il est difficile de refuser l’utilisation des pesticides qui permettent de « traiter » les « maladies » qui s’abattent sur les cultures. La présence de « mauvaises herbes » dans les champs favorise la domination par l’appareil d’encadrement car elle constitue une souillure indigne d’un exploitant professionnel. Par ailleurs, le savoir incorporé dans les créations technoscientifiques commercialisées à la campagne (semences, engrais, pesticides) contribue à façonner l’hétéronomie des agriculteurs dans la mesure où ils n’ont pas les moyens de confronter la parole des vendeurs à un savoir-faire paysan issu d’une longue tradition. Même si de nouvelles connaissances empiriques s’élaborent à l’usage, les agriculteurs ne peuvent savoir a priori si les commerciaux mentent lorsqu’ils vantent les mérites d’un nouveau produit. Quant aux modes de faire-valoir traditionnels, ils ne peuvent plus être aisément mobilisés dès lors qu’ils sont oubliés. Ainsi cet exploitant profondément convaincu que le recours à la chimie agricole est obligatoire car « sans pesticides, il n’y a rien qui pousse »…

    13Cette croyance étonnante n’est pas sans interpeller le socio-anthropologue cherchant à expliquer et à comprendre le productivisme agricole. Elle montre qu’il est possible de considérer que l’agriculture a été inventée avec les pesticides au milieu du 20e siècle… À quoi peut-on imputer un tel refoulement de la mémoire paysanne ? Seule la puissance de l’imaginaire du progrès peut expliquer que l’héritage des anciens agriculteurs ait été si profondément oublié. Cette négation de l’histoire provient en effet de l’idéologie de la modernité qui se propose de faire « table rase » du passé. Puisque l’invention des pesticides a fait progresser l’agriculture qui a ainsi rompu les chaînes de l’archaïsme et de l’obscurantisme imputables à la tradition, il vaut mieux oublier cette époque irrationnelle où les techniques agricoles étaient totalement inefficaces parce qu’étrangères aux innovations technoscientifiques. Il importe seulement de prendre conscience du fait que la science, en créant l’agriculture, a permis à l’humanité de sortir de la sous-alimentation chronique qu’elle subissait comme une fatalité naturelle. En fait, la conviction que la culture des plantes est impossible sans pesticides en dit long sur la toute-puissance imaginaire associée à l’idéologie du progrès. Seule la science a le pouvoir de féconder la terre qui constitue un substrat désenchanté, neutre et stérile que l’homme doit conquérir à l’aide d’artifices de plus en plus perfectionnés. Quant à l’agriculteur, il est sommé d’adhérer au processus d’artificialisation du vivant par l’idéologie du progrès qui valorise a priori toute innovation technoscientifique au motif qu’elle est censée permettre une augmentation de la production agricole. Les récoltes traditionnelles sont ainsi considérées comme nulles et non avenues parce qu’incapables de rivaliser avec les rendements obtenus par l’agriculture productiviste. S’ils souhaitent parvenir à produire suffisamment pour nourrir l’humanité, les agriculteurs doivent continuer à appliquer les nouveautés mises au point par les ingénieurs travaillant pour les firmes multinationales. Quant à ceux qui refusent d’aider l’humanité à « progresser », ils sont accusés de provoquer une régression inquiétante pour l’avenir de la profession. La métaphore du « train du progrès » qu’il ne faut manquer sous aucun prétexte constitue ainsi une magnifique illustration de l’imaginaire qui légitime l’industrialisation de l’agriculture. Et lorsque disparaît l’humanisme chrétien qui se proposait d’éradiquer la faim dans le monde, seul subsiste l’impératif du « bougisme » 1 puisque la destination finale n’a plus aucune importance. Peu importe la direction du mouvement pourvu que l’on évite l’enracinement au profit de l’errance ou de la marche en avant. Ainsi, l’idéologie du progrès suscite toujours l’adhésion des agriculteurs productivistes. Même si le souci de la survie éclipse progressivement la volonté de nourrir le monde, le jugement qui attribue de la valeur à l’obtention du rendement maximum résiste à l’épreuve du temps en adoptant différentes configurations idéologiques. L’individualisme ou l’esprit de compétition valorise le record productif au nom de la performance, le fantasme de maîtrise y voit une possession symbolique de la nature, l’obsession sécuritaire propre à la culture rationaliste l’interprète comme une éradication du hasard et l’hygiénisme l’apprécie du fait de la propreté imaginaire des champs obtenue grâce aux pesticides. Tel un caméléon en osmose avec les orientations technoscientifiques de la modernité, le productivisme demeure pour de nombreux agriculteurs le moyen privilégié qui permettra à l’humanité de progresser indéfiniment. Dans cette optique, l’innovation technique est perçue comme un progrès parce qu’elle est créditée a priori du pouvoir d’augmenter les récoltes…"
    -Maxime Prével, « L’usine à la campagne. Socio-anthropologie du productivisme agricole », Ruralia [En ligne], 18/19 | 2006, mis en ligne le 28 août 2007, consulté le 18 octobre 2021. URL : http://journals.openedition.org/ruralia/1481



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