"Quant à Marcuse, la diffusion de ses œuvres fut encore plus rapide : L’Homme unidimensionnel, publié aux États-Unis en 1964, fut traduit en italien en 1967 et en français en 1968, et devint d’un coup le best-seller du mouvement, atteignant d’impressionnants niveaux de vente. Eros et Civilisation, publié aux États-Unis en 1955, parut en Italie en 1964 et en France en 1968."
"L’anti-autoritarisme fut le thème le plus original et le plus propre au mouvement soixante-huitard : il caractérise en particulier les premières phases du mouvement étudiant et le différencie profondément de tant d’autres mouvements qui le précédèrent ou le suivirent. L’anti-autoritarisme fut la première vraie bannière du mouvement de jeunesse, qui lança cette flèche depuis l’Université vers tous les domaines de la société. La jeunesse en révolte mit en question toutes les autorités constituées (de l’Université jusqu’à la police, de la famille à l’Église, de l’entreprise au parti), ouvrant ce qui fut à bien des égards une révolution générale qui s’empara de manière extrêmement vive de tous les aspects d’une société bloquée.
Mais qui, au XXe siècle, avait plus que quiconque entrepris l’analyse et la critique de l’autorité ? Sans aucun doute l’École de Francfort. Les raisons en sont évidentes : cette orientation de la recherche sociale s’était développée dans l’Allemagne du début des années trente (les Nazis avaient pris le pouvoir en 1933.) En conséquence, la grande question de la théorie sociale, pour les tenants de l’École de Francfort, fut de comprendre comment le pouvoir autoritaire pouvait recueillir l’adhésion de larges masses, y compris celle des membres des classes subalternes et défavorisées. Les chercheurs de l’École de Francfort, confrontés au phénomène de l’adhésion de masse aux dictatures autoritaires (notamment celles d’Hitler et Mussolini), éprouvèrent le besoin de trouver des explications que la théorie marxiste classique ne leur fournissait pas. Ils s’orientèrent d’abord vers les recherches en psychologie afin de comprendre les structures internes du caractère autoritaire, comment il plongeait ses racines dans la forme patriarcale de la famille du XIXe siècle."
"Aucun autre courant de la pensée critique ou marxiste n’avait jamais rien fait de semblable."
"Le mouvement de 68 tenta de transformer ces thèmes en pratiques de vie et, ici encore, se positionna d’une manière très différente de celle des autres luttes ou révolutions. C’est qu’en son sein, circulent deux thèses qui le distinguent nettement. Tout d’abord, l’idée qu’il n’y a pas de libération collective sans libération des individus des rapports répressifs dans lesquels ils sont retenus. Ensuite, l’idée que, pour se libérer de ces rapports répressifs, les individus doivent également lutter contre eux-mêmes, c’est-à-dire opérer un travail d’auto-transformation. Les impulsions et les exigences de libération collective et d’égalité ne peuvent être séparées de celles d’une libération individuelle : refus de la répression à l’école et dans la famille, revendication d’une liberté sexuelle."
"Une fois coupée de l’aspect solidariste et communautaire qui était le sien dans les années 68, l’affirmation d’une subjectivité protestataire a aussi ouvert la voie à la diffusion d’une subjectivité narcissique, autocentrée."
-Stephano Petrucciani, « La théorie critique de l'école de Francfort et le mouvement des années 1968 : un rapport complexe », Actuel Marx, 2010/2 (n° 48), p. 138-151. DOI : 10.3917/amx.048.0138. URL : https://www.cairn.info/revue-actuel-marx-2010-2-page-138.htm