"A qui demande: "à quoi sert la philosophie ?", il faut répondre: qui d'autre a intérêt, ne serait-ce qu'à dresser l'image d'un homme libre, à dénoncer toutes les forces qui ont besoin du mythe et du trouble de l'âme pour asseoir leur puissance ? [...]
Distinguer dans l'homme ce qui revient au mythe et ce qui revient à la Nature, et, dans la Nature elle-même, distinguer ce qui est vraiment infini et ce qui ne l'est pas, tel est l'objet pratique et spéculatif du Naturalisme. Le premier philosophe est naturaliste: il discourt sur la nature au lieu de discourir sur les dieux. A charge pour lui de ne pas introduire en philosophie de nouveaux mythes, qui retireraient à la Nature toute sa positivité. Les dieux actifs sont le mythe de la religion, comme le destin le mythe d'une fausse physique, et l'Etre, l'Un, le Tout, le mythe d'une fausse philosophie tout imprégnée de théologie. [...]
Le mythe est toujours l'expression du faux infini et du trouble de l'âme. Une des constantes les plus profondes du Naturalisme est de dénoncer tout ce qui est tristesse, tout ce qui est cause de tristesse, tout ce qui a besoin de la tristesse pour exercer son pouvoir. De Lucrèce à Nietzsche, le même but est poursuivi et atteint. Le Naturalisme fait de la pensée une affirmation, de la sensibilité une affirmation. Il s'attaque aux prestiges du négatif, il destitue le négatif de toute puissance, il dénie à l'esprit du négatif le droit de parler en philosophie. C'est l'esprit du négatif qui faisait du sensible une apparence, c'est encore lui qui réunissait l'intelligible en un Un ou en un Tout. Mais ce Tout, cet Un, n'était qu'un néant de pensée, comme cette apparence un néant de sensation. Le Naturalisme, selon Lucrèce, est la pensée d'une somme infinie dont tous les éléments ne se composent pas à la fois, mais, inversement aussi, la sensation de composés finis qui ne s'additionnent pas comme tels les uns avec les autres. De ces deux manières, le multiple est affirmé. Le multiple en tant que multiple est objet d'affirmation, comme le divers en tant que divers objet de joie. L'infini est la détermination intelligible absolue (perfection) d'une somme qui ne compose pas ses éléments en un tout ; mais le fini lui-même est la détermination sensible absolue (perfection) de tout ce qui est composé. La pure positivité du fini est l'objet des sens ; la positivité du véritable infini, l'objet de la pensée. Aucune opposition entre ces deux points de vue, mais une corrélation."
-Gilles Deleuze, Logique du sens, Appendice II: "Lucrèce et le simulacre", Minuit, 1969, pp.322-324.
Distinguer dans l'homme ce qui revient au mythe et ce qui revient à la Nature, et, dans la Nature elle-même, distinguer ce qui est vraiment infini et ce qui ne l'est pas, tel est l'objet pratique et spéculatif du Naturalisme. Le premier philosophe est naturaliste: il discourt sur la nature au lieu de discourir sur les dieux. A charge pour lui de ne pas introduire en philosophie de nouveaux mythes, qui retireraient à la Nature toute sa positivité. Les dieux actifs sont le mythe de la religion, comme le destin le mythe d'une fausse physique, et l'Etre, l'Un, le Tout, le mythe d'une fausse philosophie tout imprégnée de théologie. [...]
Le mythe est toujours l'expression du faux infini et du trouble de l'âme. Une des constantes les plus profondes du Naturalisme est de dénoncer tout ce qui est tristesse, tout ce qui est cause de tristesse, tout ce qui a besoin de la tristesse pour exercer son pouvoir. De Lucrèce à Nietzsche, le même but est poursuivi et atteint. Le Naturalisme fait de la pensée une affirmation, de la sensibilité une affirmation. Il s'attaque aux prestiges du négatif, il destitue le négatif de toute puissance, il dénie à l'esprit du négatif le droit de parler en philosophie. C'est l'esprit du négatif qui faisait du sensible une apparence, c'est encore lui qui réunissait l'intelligible en un Un ou en un Tout. Mais ce Tout, cet Un, n'était qu'un néant de pensée, comme cette apparence un néant de sensation. Le Naturalisme, selon Lucrèce, est la pensée d'une somme infinie dont tous les éléments ne se composent pas à la fois, mais, inversement aussi, la sensation de composés finis qui ne s'additionnent pas comme tels les uns avec les autres. De ces deux manières, le multiple est affirmé. Le multiple en tant que multiple est objet d'affirmation, comme le divers en tant que divers objet de joie. L'infini est la détermination intelligible absolue (perfection) d'une somme qui ne compose pas ses éléments en un tout ; mais le fini lui-même est la détermination sensible absolue (perfection) de tout ce qui est composé. La pure positivité du fini est l'objet des sens ; la positivité du véritable infini, l'objet de la pensée. Aucune opposition entre ces deux points de vue, mais une corrélation."
-Gilles Deleuze, Logique du sens, Appendice II: "Lucrèce et le simulacre", Minuit, 1969, pp.322-324.