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    Gilles Deleuze, Sur Leibniz

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    Gilles Deleuze, Sur Leibniz Empty Gilles Deleuze, Sur Leibniz

    Message par Johnathan R. Razorback Sam 2 Mar - 11:01


    "On ne peut confronter les activités qu’en fonction de ce qu’elles créent et de leur mode de création. Il faut demander qu’est-ce que crée un menuisier ? Qu’est-ce que créée un musicien ? Qu’est-ce crée un philosophe ? Un philosophe, c’est pour moi quelqu’un qui crée des concepts. Ça implique beaucoup de choses : que le concept soit quelque chose à créer, que le concept soit le terme d’une création.

    Je ne vois aucune possibilité de définir la science si l’on n’indique pas quelque chose qui est créée par et dans la science. Or il se trouve que ce qui est créé par et dans la science, je ne sais pas bien ce que c’est, mais ce ne sont pas des concepts à proprement parler. Le concept de création, à tort ou avec raison, a été beaucoup plus lié à l’art qu’à la science ou à la philosophie. Qu’est-ce que crée un peintre ? Il crée des lignes et des couleurs. Ça implique que les lignes et les couleurs ne sont pas données, elles sont le terme d’une création. Ce qui est donné, à la limite, on pourrait toujours le nommer un flux. C’est les flux qui sont donnés et la création consiste à découper, organiser, connecter des flux, de telle manière que se dessine ou que se fasse une création autour de certaines singularités extraites des flux.

    Un concept, ce n’est pas du tout quelque chose de donné. Bien plus, un concept ce n’est pas la même chose que la pensée : on peut très bien penser sans concept, et même, tous ceux qui ne font pas de philosophie, je crois qu’ils pensent, qu’ils pensent pleinement, mais qu’ils ne pensent pas par concepts – si vous acceptez l’idée que le concept soit le terme d’une activité ou d’une création originale.

    Je dirais que le concept, c’est un système de singularités prélevé sur un flux de pensée. Un philosophe, c’est quelqu’un qui fabrique des concepts. Est-ce que c’est intellectuel ? A mon avis, non. Car un concept en tant que système de singularités prélevé sur un flux de pensée… imaginez le flux de pensée universelle comme une espèce de monologue intérieur, le monologue intérieur de tous ceux qui pensent. La philosophie surgit avec l’acte qui consiste à créer des concepts. Pour moi il y a autant de création dans la fabrication d’un concept que dans la création d’un grand peintre ou d’un grand musicien. On peut concevoir aussi un flux acoustique continu (peut-être que ce n’est qu’une idée mais peu importe si cette idée est fondée) qui traverse le monde et qui comprend le silence même. Un musicien, c’est quelqu’un qui prélève sur ce flux quelque chose : des notes ? Des agrégats de notes ? Non ? Qu’est-ce qu’on appellera le son nouveau d’un musicien ? Vous sentez bien qu’il ne s’agit pas simplement du système de notes. C’est la même chose pour la philosophie, simplement il ne s’agit pas de créer des sons mais des concepts.

    Il n’est pas question de définir la philosophie par une recherche quelconque de la vérité, et pour une raison très simple : c’est que la vérité est toujours subordonnée au système de concepts dont on dispose. Quelle est l’importance des philosophes pour les non-philosophes ? C’est que les non-philosophes ont beau ne pas le savoir, ou faire semblant de s’en désintéresser, qu’ils le veuillent ou pas ils pensent à travers des concepts qui ont des noms propres.

    Je reconnais le nom de Kant non pas à sa vie, mais à un certain type de concepts qui sont signés Kant. Dès lors, être disciple d’un philosophe ça peut très bien se concevoir. Si vous êtes dans la situation de vous dire que tel philosophe a signé les concepts dont vous éprouvez le besoin, à ce moment-là vous êtes kantien, leibnizien ou etc.

    Il est bien forcé que deux grands philosophes ne soient pas d’accord l’un avec l’autre dans la mesure où chacun crée un système de concepts qui lui sert de référence. Donc il n’y a pas que cela à juger. On peut très bien n’être disciple que localement, que sur tel ou tel point – la philosophie, ça se détache. Vous pouvez être disciple d’un philosophe dans la mesure où vous considérez que vous avez une nécessité personnelle de ce type de concepts. Les concepts sont des signatures spirituelles. Mais ça ne veut pas dire que c’est dans la tête parce que les concepts, c’est aussi des modes de vie – et ce n’est pas par choix ou par réflexion, le philosophe ne réfléchit pas davantage que le peintre ou le musicien – ; les activités se définissent par une activité créatrice et non pas par une dimension réflexive.

    Dès lors, qu’est-ce que veut dire : avoir besoin de tel ou tel concept ? D’une certaine manière je me dis que les concepts sont des choses tellement vivantes, c’est vraiment des trucs qui ont quatre pattes, ça bouge, quoi. C’est comme une couleur, c’est comme un son. Les concepts, c’est tellement vivant que ce n’est pas sans rapport avec ce qui pourtant paraît le plus loin du concept, à savoir le cri.

    D’une certaine manière, le philosophe ce n’est pas quelqu’un qui chante, c’est quelqu’un qui crie. Chaque fois que vous avez besoin de crier, je pense que vous n’êtes pas loin d’une espèce d’appel de la philosophie."

    "En effet il y a deux sortes de philosophes, si vous acceptez cette définition comme quoi la philosophie est l’activité qui consiste à créer des concepts, mais il y a comme deux pôles : il y a ceux qui font une création de concepts très sobre; ils créent des concepts au niveau de telle singularité bien distinguée des autres, et finalement moi je rêve d’une espèce de quantification des philosophes où on les quantifierait d’après le nombre de concepts qu’ils ont signés ou inventés."

    "Le flux de pensée, de tous temps, entraîne avec lui un fameux principe qui a un caractère très particulier parce que c’est un des seuls principes dont on peut être sûr, et en même temps on ne voit pas du tout ce qu’il nous apporte. Il est certain, mais il est vide. Ce principe célèbre c’est le principe d’identité. Le principe d’identité a un énoncé classique : A est A. Ça c’est sur. Si je dis le bleu est bleu, ou Dieu est Dieu, je ne dis pas par là que Dieu existe, en un sens je suis dans la certitude. Seulement voilà : est-ce que je pense quelque chose quand je dis A est A, ou est-ce que je ne pense pas ? Essayons tout de même de dire ce qu’entraîne ce principe d’identité. Il se présente sous forme d’une proposition réciproque. A est A, ça veut dire : sujet A, verbe être, A attribut ou prédicat, il y a une réciprocité du sujet et du prédicat. Le bleu est bleu, le triangle est triangle, ce sont des propositions vides et certaines. Est-ce que c’est tout ? Une proposition identique est une proposition telle que l’attribut ou le prédicat est le même que le sujet et se réciproque avec le sujet. Il y a un second cas un tout petit peu plus complexe, à savoir que le principe d’identité peut déterminer des propositions qui ne sont pas simplement des propositions réciproques. Il n’y a plus simplement réciprocité du prédicat avec le sujet et du sujet avec le prédicat. Supposez que je dise : « le triangle a trois côtés », ce n’est pas la même chose que dire « le triangle a trois angles ». « Le triangle a trois angles » est une proposition identique parce que réciproque. « Le triangle a trois côtés » c’est un peu différent, ce n’est pas réciproque. Il n’y a pas identité du sujet et du prédicat. En effet, trois côtés ce n’est pas la même chose que trois angles. Et pourtant il y a une nécessité dite logique. C’est une nécessité logique, à savoir que vous ne pouvez pas concevoir trois angles composant une même figure sans que cette figure ait trois côtés. Il n’y a pas réciprocité mais il y a inclusion. Trois côtés sont inclus dans triangle. Inhérence ou inclusion.

    De même si je dis que la matière est matière, « matière est matière », c’est une proposition identique sous forme d’une proposition réciproque; le sujet est identique au prédicat. Si je dis que « la matière est étendue », c’est encore une proposition identique parce que je ne peux pas penser le concept de matière sans y introduire déjà l’étendue. L’étendue est dans la matière. C’est d’autant moins une proposition réciproque que, inversement, peut-être bien que je peux penser une étendue sans rien qui la remplisse, c’est-à-dire sans matière. Ce n’est donc pas une proposition réciproque, mais c’est une proposition d’inclusion; lorsque je dis « la matière est étendue », c’est une proposition identique par inclusion.

    Je dirais donc que les propositions identiques sont de deux sortes : ce sont les propositions réciproques où le sujet et le prédicat sont un seul et même, et les propositions d’inhérence ou d’inclusion où le prédicat est contenu dans le concept du sujet.

    Si je dis « cette feuille a un recto et un verso » – bon passons, je supprime mon exemple… A est A c’est une forme vide. Si je cherche un énoncé plus intéressant du principe d’identité, je dirais à la manière de Leibniz que le principe d’identité s’énonce ainsi : toute proposition analytique est vraie.

    Qu’est-ce que veut dire analytique ? D’après les exemples que nous venons de voir, une proposition analytique est une proposition telle que soit le prédicat ou l’attribut est identique au sujet, exemple : « le triangle est triangle », proposition réciproque, soit proposition d’inclusion « le triangle a trois côtés », le prédicat est contenu dans le sujet au point que lorsque vous avez conçu le sujet le prédicat y était déjà. Il vous suffit donc d’une analyse pour trouver le prédicat dans le sujet."
    -Gilles Deleuze, Sur Leibniz, Cours Vincennes - St Denis, Cours du 15/04/1980.



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