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    Arlette Jouanna, Montaigne

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    Arlette Jouanna, Montaigne Empty Arlette Jouanna, Montaigne

    Message par Johnathan R. Razorback Jeu 18 Mai - 6:34



    "Printemps 1571, au château de Montaigne, sur les marges occidentales du Périgord, à une cinquantaine de kilomètres de Bordeaux : le propriétaire du lieu, Michel Eyquem, seigneur de Montaigne, décide de vivre désormais dans sa demeure natale. Pour souligner la solennité de cette résolution, il a fait peindre sur un mur du cabinet attenant à sa bibliothèque une phrase latine dont on peut proposer la traduction suivante : « En l’an du Christ 1571, âgé de trente-huit ans, la veille des calendes de mars, jour anniversaire de sa naissance, dégoûté depuis longtemps de la servitude de la Cour et des charges publiques […], Michel de Montaigne a consacré ce domicile, doux refuge qu’il tient de ses pères, à sa liberté, à sa tranquillité et à son loisir1. » Ce qu’il célèbre ainsi, c’est une nouvelle naissance, datée symboliquement de l’anniversaire de la première — il est né le 28 février 1533.

    L’année précédente, Montaigne a cédé sa charge de conseiller au parlement de Bordeaux, dont les contraintes lui pesaient. Tenter sa chance à la cour du roi ? Il l’a quelque peu fréquentée et s’est forgé une conviction : la vie du courtisan ressemble trop à un esclavage.

    opter pour la « retraite » à trente-huit ans a de quoi surprendre. La maladie expliquerait-elle ce choix ? Non : dans ses Essais, Montaigne évoquera à plusieurs reprises la belle santé dont il a longtemps joui. Les atteintes de la « gravelle » (coliques néphrétiques), dont il pâtira à la fin de sa vie, ne se feront sentir que plus tard. L’homme est encore dans la plénitude de l’âge ; l’année suivante, peu après avoir célébré l’anniversaire de ses trente-neuf ans, il exprimera l’espoir de vivre à peu près autant d’années que celles qu’il a déjà parcourues. Il souffre cependant de sa petite taille, qui l’expose à des situations gênantes : quand il se trouve au milieu de ses gens, quiconque ne le connaît pas le prend pour un serviteur et lui demande où est son maître… Il doit compenser ce handicap par la fierté de son maintien.

    [...] Un des portraits que nous possédons donne une idée de son apparence au temps où il décida de vivre dans son château : il y est représenté vêtu d’un riche habit de cérémonie ; le front est précocement dégarni, la moustache fournie, la barbe taillée en pointe, le regard vif et pénétrant, l’expression à la fois résolue et méditative. Cette image un peu figée ne rend pourtant pas justice à l’« état plein de verdeur et de fête » dans lequel il dit avoir passé une bonne partie de sa vie.

    Le choix de la retraite serait-il alors pur appétit de tranquillité, aspiration indolente à une vie solitaire et cloîtrée ? Pas davantage. Le mot « loisir » traduit imparfaitement en français le terme latin otium qui termine la phrase peinte en 1571. L’otium s’oppose au negocium, autrement dit aux obligations imposées par la nécessité de travailler ou d’assumer des tâches contraignantes ; il désigne l’indépendance de quiconque est dégagé des soucis matériels par son statut et peut par conséquent s’adonner à des activités épanouissantes : la culture personnelle, les exercices physiques développant le corps, le commerce amical avec ses pairs, la pratique des charges et des missions propres aux nobles. Loin d’être de l’oisiveté au sens péjoratif de ce terme, c’est au contraire la capacité de se livrer à des occupations honorables.

    À quoi Montaigne comptait-il donc employer ce temps libre qui s’offrait à lui ? Il allait certes en consacrer une partie à la gestion de la seigneurie léguée par son père : tâche absorbante, mais par laquelle il n’entendait pas se laisser accaparer. Les chapitres des Essais rédigés presque aussitôt sa résolution prise indiquent des pistes pour connaître ses motivations profondes. Dans celui qui traite, justement, de l’oisiveté, il se remémore le mouvement qui l’a poussé à se retirer chez lui, « à part ». Il s’y est fixé un objectif, « car l’âme qui n’a point de but établi, elle se perd ». Il se pensait trop âgé pour songer à de grandes actions : dans un autre chapitre, il affirmera que les actes les plus admirables, autrefois ou chez ses contemporains, ont tous été exécutés avant l’âge de trente ans. En revanche, il n’était pas trop tard pour aller chercher la grandeur tout au rebours des idées reçues : dans une vie banale, une condition moyenne, « basse et sans lustre ».

    Pour y parvenir, il s’est lancé dans une aventure intellectuelle totalement inédite : « s’entretenir soi-même et s’arrêter et se rasseoir en soi ». Cette plongée dans le for intérieur lui dévoile un univers extraordinaire, une foule d’opinions, de rêveries, de sensations et de pensées vagabondes, « chimères et monstres fantasques » qu’il va « mettre en rôle », enregistrer tels quels, sans y introduire un ordre arbitraire. Serait-ce, avant la lettre, la découverte de l’inconscient et la tentative de domestiquer, non sans quelque secrète angoisse, les obscures pulsions surgies des profondeurs ? Peut-être. La mention des bizarreries enfantées par son esprit, qui fait « le cheval échappé », est surtout une manière narquoise de devancer les critiques éventuelles. En qualifiant de monstres ses songeries, en ajoutant qu’il les recense pour s’en « faire honte », il suggère la nouveauté inouïe de son entreprise et l’étonnement, voire la réprobation, qu’elle risque de déclencher chez les lecteurs. Il procède à un basculement du regard, de devant vers dedans : « Chacun regarde devant soi ; moi, je regarde dedans moi. » Une telle introspection n’est pas seulement cérébrale ; elle prodigue des jouissances sensorielles inattendues : « Je me considère sans cesse, je me contrerolle, je me goûte », poursuit-il8. Rien de commun avec un chemin de sagesse analogue à celui que préconisaient les philosophes de l’Antiquité, même si Montaigne en prise la haute qualité. Sans s’ingénier comme eux à établir en lui équilibre et harmonie, il se borne à constater — à « contempler », dit-il encore dans le chapitre De l’oisiveté — l’éclatement en facettes multiples d’un « moi » insaisissable. Il ne s’en tient pas là : il lui faut confronter sa propre variété à celle d’autrui, remarquée dans ses conversations avec ses amis ou dans ses lectures ; inventorier les comportements insolites décrits par les historiens des temps passés ou présents ; repérer les facéties de la Fortune et leurs effets sur ceux qu’elles frappent ; bref, répertorier les étrangetés dont les hommes sont capables et noter les réflexions et les sentiments qu’elles lui inspirent.

    Il s’agit bien là, en effet, d’une rupture avec les idéaux mondains ordinaires, d’un retournement qui le fait naître véritablement à lui-même. Tout ce qui s’est passé auparavant n’aura été que la lente libération du conditionnement familial et social imposé par son milieu de notables tout juste agrégés à la noblesse, puis le progressif arrachement aux servitudes d’une carrière de magistrat qu’il n’a pas choisie. Des facteurs décisifs ont contribué à cette émancipation. Des rencontres, tout d’abord : un ami cher trop tôt disparu, Étienne de La Boétie ; les « sauvages » du Nouveau Monde, côtoyés à Rouen ou à Bordeaux ; tous lui ont fait discerner, de manière différente, le vrai visage de la liberté. Des découvertes, ensuite : la traduction de l’œuvre d’un théologien catalan, Raymond Sebond, commencée à la demande de son père qui y voyait le moyen de contrer la progression des protestants, puis l’épreuve de la proximité de la mort l’ont persuadé de la fragilité des certitudes théologiques ou philosophiques et de la nécessité de conquérir son autonomie mentale. Au terme de ces expériences cruciales, Montaigne est enfin Montaigne.

    L’étape suivante de son existence, qui s’étend de 1571 à 1581, il la voue à mettre en œuvre son dessein : « essayer » son jugement, l’exercer et le tester au contact des singularités aperçues en s’étudiant soi-même ou en dialoguant avec les grands esprits de son temps ou d’autrefois, sans cesser pour autant d’assumer ses responsabilités de gentilhomme, de courtiser ses riches voisins et protecteurs, les Foix-Gurson, et de soutenir la cause de la paix dans la tourmente des guerres civiles qui ravagent la France. Il décide de publier le résultat de son exploration de soi dans les premiers Essais, parus en 1580, en deux livres. Puis il parachève son inventaire de la diversité en allant à l’étranger, dans l’espace germanique et italien.

    S’ouvre alors, à partir de 1581, une troisième étape dans sa vie, durant laquelle surviennent des occasions de réaliser le rêve qui a secrètement germé en lui : faire servir à la chose publique sa connaissance des conduites humaines et l’expertise durement acquise auprès des belligérants. Son élection inopinée à la mairie de Bordeaux, suivie de sa réélection, le place pendant quatre ans, jusqu’en 1585, à la tête d’une grande ville où règne un parlement souvent indocile au souverain. Ses entrevues avec Henri III, ses liens avec les chefs ennemis, Henri de Navarre et Henri de Guise, lui font croire à la possibilité de conseiller le roi et de s’entremettre pour la pacification. Cependant, il comprend vite que les malheurs de son époque rendent cette espérance chimérique ; bien pis, ils exposent toute âme droite à la dissimulation, voire à la trahison. Les périls s’accumulent : la peste le jette pendant six mois hors de chez lui, sur les routes de Guyenne ; à la maladie du royaume correspond celle de son corps. Il a malgré tout la satisfaction de faire paraître en 1588 une nouvelle édition des Essais, augmentée d’additions et d’un troisième livre. Il passe ses dernières années à leur rajouter encore des compléments, tout en assistant, impuissant, aux drames qui accablent son pays. Quand il meurt, en 1592, à cinquante-neuf ans, aucune issue favorable ne se profile à l’horizon.

    Comme nous aujourd’hui, il a connu des temps incertains, difficiles, marqués par l’ébranlement des croyances, la perte des repères, la remise en cause des structures politiques, la violence des haines partisanes ; comme nous encore, il percevait mal vers quel avenir les risques omniprésents entraînaient son pays. D’où notre désir de connaître la façon dont il a affronté ces difficultés. Comment garder sa dignité intérieure au milieu des tragédies de l’histoire ? Comment faire prévaloir le rire sur l’angoisse ? Les Essais ne fournissent pas de réponses toutes faites à ces questions ; ils offrent à observer un homme qui tente de voir clair en lui et autour de lui, avec une lucidité et une ironie très savoureuses pour le lecteur."

    "PREMIÈRE PARTIE. UNE LENTE NAISSANCE À SOI-MÊME (1533-1571).

    Au XVIe siècle, chaque individu s’insérait dans un système de solidarités familiales et sociales qui le laissaient rarement isolé et déterminaient son destin. Michel de Montaigne ne fait pas exception à cette règle. Dès sa naissance, le 28 février 1533, il s’inscrit dans un réseau de parentés et de clientèles qui forme déjà un tissu serré autour de lui. Il est l’aîné d’une nombreuse fratrie et comme tel principal dépositaire d’une histoire lignagère transmise par son père, Pierre Eyquem. Tout l’invitait à mettre docilement ses pas dans un chemin bien tracé, à poursuivre l’ascension entamée par ses ancêtres, à faire fructifier ses terres, à persévérer dans la carrière juridique choisie pour lui. Il faut mesurer le poids de cet héritage pour évaluer l’ampleur d’une énigme : comment une pensée aussi novatrice a-t-elle pu germer dans un terreau finalement assez banal ?

    "La famille Eyquem s’est enrichie à Bordeaux, dès la seconde moitié du XVe siècle, grâce au commerce. La capitale de la Guyenne, forte de quelque quarante mille habitants, fondait sa prospérité sur l’exportation des vins et des grains de l’arrière-pays et du pastel, plante tinctoriale cultivée dans le Lauragais et fournissant une teinture bleue. Les liaisons avec les grandes régions manufacturières de Flandre et d’Angleterre, avec les ports bretons et normands et, au sud, avec Bilbao entretenaient une intense activité sur les quais de la Garonne : de l’Europe du Nord venaient le blé, le poisson séché et les draps, de la péninsule Ibérique le fer et la laine, des terres américaines nouvellement découvertes la morue. La vitalité des échanges permettait à des marchands avisés d’accroître rapidement leur fortune, de la consolider en achetant des terres et, pour certains, de caresser l’espoir de voir un jour leur famille accéder à la noblesse.

    Ramon et Grimon Eyquem, bisaïeul et aïeul de Montaigne, furent de ceux-là. Ramon (1402-1478) avait hérité de son oncle maternel, le sieur de Gaujac, une maison rue de la Rousselle, dans le cœur commerçant de la cité, où des odeurs entêtantes de saumure attestaient la présence de nombreux entrepôts de hareng salé ; à l’importation du poisson il joignit l’exportation du vin et du pastel. Son fils Grimon (1450-1518/1519), demeuré seul à la tête de l’entreprise familiale après la mort sans postérité de son frère Pierre, accrut la diversité des affaires paternelles en y ajoutant la ferme des revenus de l’archevêché et la fourniture de têtes de bétail à un emboucheur, chargé de les engraisser, tout en développant la vente des vins ; il aménagea deux grands chais au nord de la ville, hors les remparts, à proximité du couvent des Chartreux. Père et fils se hissèrent au rang de notables : tous deux furent élus jurats, c’est-à-dire magistrats municipaux, le premier en 1472, le second en 1485 et en 1503. Ils firent des mariages avantageux : Ramon épousa la sœur d’un conseiller au parlement de Bordeaux, Isabeau de Ferraignes ; Grimon choisit la fille d’un marchand prospère, Jeanne Du Four.

    À l’aube des temps modernes, la véritable prééminence sociale provenait de la terre plutôt que de la richesse commerciale. Ramon l’avait bien compris. L’occasion s’offrit à lui, le 10 octobre 1477, d’acquérir deux belles seigneuries attenantes, Montaigne et Belbeys ; il s’était substitué à un premier acheteur qui, le moment venu, n’avait pu en régler le prix, soit 900 francs bordelais. Ces terres dépendaient de la baronnie de Montravel, propriété de l’archevêque de Bordeaux, auquel elles devaient l’hommage. L’ensemble, situé au nord-est de Castillon-la-Bataille, était considérable : plus de 300 hectares de vignobles, de champs, de prairies et de forêts. La seigneurie de Montaigne, entre la Dordogne et son affluent la Lidoire, était la plus vaste ; au centre, non loin du village de Saint-Michel-de-Montaigne, se dressait un modeste château, plutôt une maison forte, juchée sur une légère éminence.

    L’achat de terres nobles pouvait être un premier pas vers l’accès à la noblesse. Avant les grandes enquêtes décidées par Colbert sous Louis XIV, qui définiront strictement l’appartenance au second ordre, être noble, c’était surtout être collectivement reconnu comme tel. Il fallait pour cela mener un genre de vie compatible avec la liberté nobiliaire : ne pas se livrer à un travail avilissant, porter l’épée pour servir le roi en cas de besoin, fréquenter les gentilshommes, s’adonner à la chasse ou aux jeux sportifs aristocratiques. Un marchand enrichi, acquéreur d’une seigneurie, ne pouvait certes espérer faire oublier immédiatement sa roture à ses voisins, d’autant plus qu’il devait payer le franc-fief, impôt dû par tout roturier possesseur d’une terre noble. Cependant, le pouvoir qu’il exerçait sur les paysans lui conférait un prestige certain ; s’il cessait de commercer, s’il vivait sur ses terres, si, enfin, il arrivait à se faire rayer des listes des contribuables du franc-fief et de la taille, il acquérait une réputation accréditée bien souvent par le qualificatif de « noble homme », mentionné par les actes notariés. Si son fils et son petit-fils suivaient son exemple, si, mieux encore, ils choisissaient de servir par les armes et répondaient aux convocations du ban et de l’arrière-ban, qui réquisitionnaient en cas d’urgence les possesseurs de fief, le souvenir de la roture originelle s’estompait ; au bout de la troisième génération, la famille pouvait prétendre à une noblesse « immémoriale », la plus prisée, puisque plus personne dans son entourage ne se rappelait lui avoir connu un ancêtre roturier. Cet anoblissement était dit « taisible », rendu possible parce que la noblesse se prouvait alors essentiellement par des témoignages ; en 1584, le juriste Jean Bacquet l’attestera en ces termes : « Car nous tenons en France que pour vérifier qu’un homme est noble, il suffit que les témoins déposent qu’ils ont connu son aïeul et son père, les ont vu vivre noblement, suivre les armes […]. » En outre, la possession d’une seigneurie pendant trois générations, sanctionnée par trois hommages rendus au suzerain du seigneur, valait présomption de noblesse jusqu’à ce que l’ordonnance de Blois, en 1579, interdise cette voie coutumière d’accès au second ordre.

    Ramon Eyquem mourut un an après avoir acquis Montaigne ; il n’eut pas le temps d’entamer le processus. Grimon, lui, cessa peu à peu, à la fin de sa vie, de faire lui-même du commerce et en abandonna le soin à ses agents ; il arrondit ses possessions terriennes par une habile politique d’acquisitions ; il vécut plus souvent dans sa seigneurie, dont il s’assura, le 17 avril 1509, la maîtrise incontestée en réglant, au prix d’un versement de 120 livres, le litige qui l’opposait aux héritiers du vendeur. Quand, le 14 mai 1510, il en afferma les revenus, il se fit décerner le titre nobiliaire d’écuyer par le notaire complaisant7. À sa mort, il fut enterré à Montaigne.

    Son fils Pierre, né le 29 septembre 1495, franchit le pas décisif : il choisit le métier des armes. En 1515, âgé de vingt ans, il s’engagea comme archer dans la compagnie d’Odet de Foix, vicomte de Lautrec, maréchal de France et sénéchal de Guyenne. Ses frères s’orientèrent vers les deux autres voies qui conféraient la considération sociale, celles de l’Église et de la magistrature ; les deux premiers, Thomas, sieur de Saint-Michel, et Pierre, sieur de Gaujac, furent avocats avant de devenir chanoines ; le dernier, Raymond, seigneur de Bussaguet, fit une belle carrière de conseiller au parlement de Bordeaux et inaugura la série d’alliances qui allaient lier étroitement les Eyquem avec la puissante famille des La Chassaigne en épousant, le 6 février 1546, Adrienne, fille de Geoffroy de La Chassaigne, conseiller puis président au Parlement. Leurs trois sœurs firent de beaux mariages ; l’une d’elles épousa un notaire et secrétaire du roi, dont l’office était anoblissant, une autre un avocat au Parlement.

    Pierre Eyquem participa aux guerres d’Italie pendant longtemps, déclare un passage du livre II des Essais sans préciser combien d’années ; il y rédigea « un papier journal suivant point par point ce qui s’y passa, et pour le public et pour le privé », malheureusement perdu. Mais il n’y gagna aucun avancement. Il se peut même qu’il n’ait rapporté que désillusion de son expérience militaire. Après la victoire éclatante de Marignan en 1515, les troupes royales furent battues à La Bicoque en avril 1522 ; fait prisonnier à Pavie en 1525, François Ier connut une longue captivité à Madrid. Quand la guerre reprit, elle fut marquée par le terrible sac de Rome en 1527, désastre pour le pape alors allié de la France. C’est vraisemblablement dans les derniers mois de cette année que Pierre rentra d’Italie.

    Il allait désormais se consacrer à fonder une famille et à gérer sa fortune. Le 12 décembre 1528, la signature de son contrat de mariage avec Antoinette (ou Antonine) de Louppes de Villeneuve resserra des liens déjà étroits entre deux lignées pareillement sur le chemin de la noblesse. Les Louppes de Villeneuve étaient originaires d’Aragon ; d’abord installés à Saragosse, ils avaient quitté cette ville à la fin du XVe siècle pour s’établir dans le sud-ouest de la France. La future épouse était la nièce d’Antoine de Louppes de Villeneuve, un marchand bordelais en relation d’affaires avec Grimon Eyquem et dont le fils et le petit-fils devaient s’illustrer comme présidents au parlement de Bordeaux ; quant au père d’Antoinette, Pierre, spécialisé dans le commerce du pastel, il s’était, lui, fixé à Toulouse où sa descendance s’enracinera, accédant à la magistrature municipale (le capitoulat) et à la noblesse."

    "Le pacte matrimonial de Pierre et d’Antoinette prévoyait une dot de 4 000 livres, dont 2 000 devraient être placées « en terres ou rentes » et seraient doublées en cas de prédécès de Pierre. Le 15 janvier 1529, le père de l’épouse s’acquitta du versement de la dot. Antoinette fut sans doute une maîtresse de maison attentive et scrupuleuse. Toutefois, son testament, écrit en 1597 au soir de sa longue vie (elle mourut en 1601, âgée de quatre-vingt-huit ans), révèle une femme quelque peu aigrie. Elle y note que la clause du contrat de mariage selon laquelle la moitié de la dot devait être employée en acquisition de biens immeubles pour lui tenir lieu de patrimoine n’a pas été respectée, à son « grand préjudice et dommage ». Elle fait valoir qu’elle a « travaillé l’espace de quarante ans en la maison de Montaigne avec [son] mari en manière que par [son] travail, soin et ménagerie ladite maison a été grandement avaluée, bonifiée et augmentée », ce dont son fils Michel a bénéficié « par [son] octroi et permission » : cette insistance semble sous-entendre que son dévouement n’a pas été reconnu à sa juste valeur. Les biographes ont remarqué le silence des Essais sur Antoinette de Louppes. Indice d’une incompatibilité d’humeur entre le fils et la mère ? C’est possible."

    "En août 1548 une violente révolte contre la décision royale de supprimer les immunités de la Guyenne à l’égard de la gabelle, impôt sur le sel, secoua la ville ; les émeutiers assassinèrent le lieutenant du roi, Tristan de Moneins, événement tragique auquel Montaigne dit avoir assisté. Une féroce répression s’ensuivit ; les jurats furent suspendus, et parmi eux Pierre Eyquem, qui fit partie ensuite de la délégation envoyée à Paris, dûment porteuse de bons vins bordelais, pour négocier le pardon du souverain. Celui-ci l’accorda en 1550 ; la ville récupéra ses privilèges, mais le nombre des jurats passa de douze à six, leur mandat étant fixé à deux ans. Pierre fut élu maire de Bordeaux le 1er août 1554, lourde responsabilité dont son fils put observer combien elle altéra la santé paternelle."

    "En décembre 1554, il obtint de son suzerain, l’archevêque de Bordeaux, l’autorisation de fortifier le château ; l’année suivante, il le pourvut de tours et d’un mur d’enceinte, lui donnant ainsi l’allure militaire indispensable à sa réputation de noble d’épée, réputation qu’il prit également soin d’entretenir en répondant aux convocations du ban et de l’arrière-ban dans la sénéchaussée de Périgueux."

    "Le reste des biens du père fondateur, moins prestigieux, fut distribué aux autres héritiers. Sa femme lui avait en effet donné huit enfants, cinq garçons et trois filles. Quand il mourut, le 18 juin 1568, seuls quatre de ses fils étaient majeurs (âgés de plus de vingt-cinq ans). Michel de Montaigne, héritier universel, paracheva le règlement de la succession paternelle avec ses cadets Thomas, Pierre et Arnaud, le 22 août 1568, et avec sa mère le 31 du même mois. À Thomas, né le 17 mai 1534, échut la seigneurie de Beauregard, sise en la paroisse de Mérignac ; Pierre, né le 10 novembre 1535, obtint le fief de La Brousse, situé en la juridiction de Montravel ; Arnaud, né le 14 septembre 1541, reçut tous les biens et possessions en l’île de Macau, dans l’estuaire de la Gironde. Des sommes d’argent compensèrent l’inégalité de valeur entre ces différents biens. L’aînée des filles, Jeanne, née le 17 octobre 1536, avait été dotée de 4 000 livres lors de son mariage, célébré le 5 mai 1555, avec le conseiller au Parlement Richard de Lestonnac. Pierre Eyquem avait prévu des dots de 3 000 livres pour chacune des deux filles mineures, Léonor et Marie, nées respectivement le 30 août 1552 et le 19 février 1555, qui épouseront, l’une Thibaud de Camain, seigneur de La Tour-Carnet, lieutenant criminel au siège de Brives puis conseiller au parlement de Bordeaux, l’autre Bernard de Cazalis, écuyer, seigneur de Freyche28. Quant au benjamin, Bertrand, né le 20 août 1560, vingt-sept ans après l’auteur des Essais, alors que sa mère avait quarante-six ou quarante-sept ans, il aura la seigneurie de Mattecoulon, à quelques kilomètres au nord du château de Montaigne. On peut apprécier, au vu de cette répartition, la prospérité d’une famille dont tous les fils reçurent une terre et toutes les filles une dot confortable. Deux des frères — Pierre, seigneur de La Brousse, et Bertrand, seigneur de Mattecoulon — s’orienteront vers le métier des armes."

    "Pierre Eyquem avait créé une substitution prévoyant que si son aîné n’avait pas d’héritier mâle, la seigneurie irait à un fils cadet ; même si Michel aurait en ce cas la liberté de choisir parmi ses frères, il lui serait malaisé de ne pas désigner le premier d’entre eux, Thomas. Perspective difficile à accepter : Montaigne paraît s’être mal entendu avec son frère puîné, tenté par le protestantisme et peut-être réellement converti. Au surplus, il s’était profondément identifié à sa terre. Quand il regrette, dans le chapitre De l’affection des pères aux enfants, qu’on « prenne un peu trop à cœur ces substitutions masculines » qui fournissent « une éternité ridicule à nos noms », il pense probablement à la clause testamentaire paternelle, qui risquait, s’il n’avait pas de descendant mâle, de transmettre la possession de la seigneurie à son frère. Renoncer au nom Eyquem pour s’approprier celui de Montaigne fut une manière de proclamer l’identité entre son nom, sa terre et la maison qu’il croyait pouvoir perpétuer, une identité affichée contre les éventuelles convoitises fraternelles.

    À quel moment a-t-il pris conscience qu’il avait peu de chances d’avoir un fils ? Sa première fille, Thoinette, née le 28 juin 1570, mourut deux mois plus tard ; la seconde, Léonor, née le 9 septembre 1571, survécut, mais les quatre suivantes, nées respectivement en 1573, 1574, 1577 et 1583, décédèrent toutes en bas âge. Il semble alors s’être résigné à l’inéluctable et admettre que la seigneurie de Montaigne pourrait passer à une branche cadette, ruinant ainsi son espoir de voir ses descendants conserver le monopole du nom et de la terre. Son frère Thomas arborait le nom de Montaigne : une série d’actes datés des années 1572-1574 sont passés par « Thomas de Montaigne, seigneur d’Arsac ». Leur cousin germain Geoffroy, fils de leur oncle Raymond Eyquem de Bussaguet, s’en parait aussi ; dans l’acte de partage de la succession de Pierre de Gaujac, frère de Pierre Eyquem, en date du 11 janvier 1575, figurent conjointement « Messire Michel de Montaigne, seigneur dudit lieu », et « Monsieur Geoffroy de Montaigne, seigneur de Bussaguet ». Ce dernier, à qui Michel prêta 2 000 livres pour acheter une charge de conseiller au parlement de Bordeaux en 1571, signa dès 1581 « Montaigne » les arrêts et les rapports auxquels il participa. Cette situation a sans doute nourri l’amertume avec laquelle l’auteur des Essais constate la fragilité du lien entre le nom et la personne qu’il désigne.

    Et puis Montaigne se ressaisit et tenta un ultime effort pour garder à la fois la seigneurie et le nom dans sa descendance, même indirecte. Il se décida tardivement à fonder lui-même une substitution, qui — le fait n’a pas été assez souligné — dérogeait ouvertement à celle de Pierre Eyquem. Dans le contrat de mariage de Léonor, en date du 26 mai 1590, il indiqua que la seigneurie irait au fils puîné de sa fille, « à la charge de porter par lui et ses hoirs descendants de lui le nom et armes de Montaigne » ; si Léonor n’avait que des filles, la terre serait transmise au second fils de sa fille aînée, aux mêmes conditions, et ainsi de suite « au mâle le plus proche de ladite demoiselle de la race de Montaigne ». Par cette clause de substitution, Montaigne restaurait le monopole de la possession du nom et de la seigneurie dans sa « race », entendons sa descendance. Est-ce pour cette raison que, dans un acte du 21 mai 1593, son cousin Geoffroy est appelé simplement « Me Geoffroy Decquien [d’Eyquem], dit Montaigne Bussaguet », comme si le patronyme Montaigne n’était pour lui qu’un nom d’usage sans valeur légale ? Il fallut à Geoffroy solliciter un arrêt du Parlement, en 1595, pour que soit confirmé son droit à porter ce nom.

    Quant à Thomas, le frère puîné de Michel, il ne pouvait que se sentir lésé par la substitution créée par le contrat de mariage de Léonor, qui le privait du bénéfice de celle qu’avait instaurée leur père ; le 21 novembre 1607, il déposa une requête au parlement de Bordeaux contre Léonor et sa mère et invoqua le testament paternel pour réclamer la seigneurie. Son fils, Pierre-Mathias, réitéra cette requête le 5 avril 1610, en vain toutefois, car il décéda sans postérité. Au vu de ces querelles familiales, on peut concevoir l’importance symbolique que revêtait pour une maison la conservation de la terre qui lui donnait son nom et son prestige social.

    Ainsi, en choisissant de porter le seul nom de Montaigne, le fils aîné de Pierre Eyquem n’avait sans doute pas le sentiment de renier ses ancêtres."

    "Le petit garçon bénéficia d’un enseignement particulièrement novateur. Quel lecteur des Essais ne s’est pris à rêver en découvrant le séduisant tableau que trace leur auteur de sa première éducation ? Éveil matinal au son d’un instrument de musique ; apprentissage du latin comme une langue vivante, parlée par un précepteur allemand spécialement affecté à son service (parfois identifié avec le médecin Horstanus) et jargonnée par ses parents et ses domestiques, si bien qu’à six ans l’enfant n’entendait « non plus de français ou de périgourdin que d’arabesque [d’arabe] » ; initiation au grec « par forme d’ébat et d’exercice ». Son père, écrit-il, avait ramené d’Italie ces méthodes d’enseignement ; elles s’inspiraient surtout des idées diffusées par Érasme dans son célèbre De pueris instituendis, relayées par le traité très influent de Jacques Sadolet, le savant évêque de Carpentras."

    "Ce qui surprend en revanche, dans la narration de Montaigne, c’est l’absence totale de mention de ses frères et sœurs, au point qu’on pourrait avoir l’impression qu’il était enfant unique. Cependant, Thomas et Pierre, nés respectivement un et deux ans après lui, ont sûrement été plongés dans le même bain de latinité. Leur petite sœur Jeanne, de trois ans plus jeune que son aîné, en a sans doute profité, car elle devint bonne latiniste et helléniste : un chroniqueur rapporte qu’un collègue parlementaire de son mari vint proposer à celui-ci, en grec pour n’être pas compris d’elle, une partie de débauche : elle le réprimanda vertement dans cette langue.

    Alors pourquoi ce silence de Montaigne sur ses frères ? Il est probable que sa mémoire a déformé les faits. S’il se présente comme le seul objet de la sollicitude paternelle, c’est parce que le plan éducatif a été conçu spécialement pour lui, en tant que futur chef de nom et d’armes de la maison ; le sentiment d’en être le principal destinataire a évacué dans son esprit le souvenir de la fratrie. Le poids d’une telle responsabilité a pu lui paraître difficile à porter ; aussi n’en retient-il pas que les résultats bénéfiques. Sous les protestations de gratitude à l’égard du père perce un désaveu à peine caché : ce corps si « tendre et sensible » qui est le sien, ne serait-il pas la conséquence d’une éducation trop molle ? Et tant d’efforts n’eurent-ils pas un résultat décevant, puisque, quand il fut soumis aux méthodes scolaires du collège, fréquenté dès l’âge de six ans, son latin « s’abâtardit incontinent » ?

    Pierre Eyquem choisit en effet de l’envoyer au collège de Guyenne, fondé à Bordeaux en 1533 par le corps municipal. Là encore, Montaigne oublie de signaler que ses deux frères cadets y allèrent également. Les jurats avaient appelé en 1534 un principal remarquable, André de Gouvéa, d’origine portugaise, qui avait fait ses preuves dans la direction du collège Sainte-Barbe à Paris. Gouvéa s’entoura de régents de talent : son frère Antoine, le pédagogue et grammairien Mathurin Cordier, l’érudit espagnol Jean Gelida. Il compléta l’équipe enseignante en recrutant des humanistes réputés, dont plusieurs furent en même temps des « précepteurs domestiques » pour Montaigne, c’est-à-dire des répétiteurs qui avaient une chambre où logeaient plusieurs élèves et auxquels les Essais rendront hommage : Nicolas Grouchy, auteur d’un savant traité sur les Comices des Romains ; Guillaume Guérente, commentateur d’Aristote ; l’Écossais George Buchanan, historien et poète, qui dédia en 1544 l’un de ses Carmina aux trois petits Montaigne ; Marc-Antoine Muret, « que la France et l’Italie reconnaissent pour le meilleur orateur du temps ». Le principalat d’André de Gouvéa à Bordeaux dura jusqu’en mars 1547, date à laquelle il partit avec un certain nombre de ses régents pour l’université de Coïmbre ; il fut remplacé par Jean Gélida.

    Montaigne entra au collège de Guyenne en 1539, l’année où y furent engagés Buchanan et le grand pédagogue Élie Vinet, qui deviendrait plus tard le principal du collège. Sa connaissance du latin lui permit de sauter une ou plusieurs classes. Il garda un souvenir mitigé de cette période scolaire ; non sans exagération, il dit en être sorti à treize ans sans aucun fruit qu’il pût mettre en compte. Le chapitre des Essais sur l’institution des enfants fait de l’éducation dispensée à domicile par un précepteur particulier une formation bien préférable pour un « enfant de maison ». Montaigne regrette que son père, par souci de bien faire, ait rompu avec son premier projet et se soit laissé « enfin emporter à l’opinion commune » en l’envoyant dans un collège où les méthodes donnaient encore une large part à la mémoire et où la discipline était contraignante. Il a laissé un tableau peu attrayant des collèges en général, selon lui véritables « geôles de jeunesse captive ». Tel n’était certainement pas le cas de celui de Guyenne, dont les maîtres partageaient une même ouverture d’esprit et une même culture érasmienne, ce qui leur valut d’ailleurs d’être soupçonnés de sympathie pour la Réforme protestante. Marc-Antoine Muret fut inquiété à plusieurs reprises et même brûlé en effigie à Toulouse avant de renouer avec l’orthodoxie et de trouver refuge à Rome, où il gagna une réputation européenne d’orateur ; d’autres se convertirent, tels Mathurin Cordier, parti pour Genève vraisemblablement peu avant la scolarisation de Montaigne, Nicolas Grouchy, mort à La Rochelle en 1572, et George Buchanan, devenu par la suite un ardent propagandiste de la Réforme en Écosse. Toutefois, malgré la valeur de l’enseignement dispensé au collège de Guyenne, « c’était toujours collège ». Montaigne aurait même pu, soutient-il, y prendre les livres en horreur si l’un de ses précepteurs (lequel ?) n’avait eu l’intelligence de le laisser se plonger à la dérobée dans les Métamorphoses d’Ovide, l’Énéide de Virgile et les comédies de Plaute et de Térence, dans des versions non expurgées, semble-t-il, qu’il savourait grâce à sa parfaite connaissance du latin."

    "Peut-être est-ce à cette période qu’apparurent deux atteintes, « légères toutefois et préambulaires », d’un mal — la syphilis ? — dû à ce qu’il appelle « les erreurs de [sa] jeunesse » ; non qu’il ait beaucoup goûté les amours vénales, mais il était de ceux « en qui le corps peut beaucoup » et il dut s’appliquer à tempérer l’ardeur amoureuse qui l’avait saisi, confesse-t-il, à un âge très tendre.

    La passion pour la liberté qu’il commençait à ressentir était néanmoins bridée par le manque de ressources personnelles. Montaigne déclare avoir vécu pendant près de vingt ans sans « autres moyens que fortuits, et dépendant de l’ordonnance et secours d’autrui » ; or il avait des goûts dispendieux : « J’aimais à me parer […] et me seyait bien. » Si la bourse de ses amis s’ouvrait volontiers pour lui, le souci de les rembourser lui pesait. « Je ne fus jamais mieux », soutient-il pourtant. Voire… Des commentateurs n’ont pas manqué de déceler quelque acrimonie dans le huitième chapitre du livre II, où il se plaint que les lois permettent aux pères de conserver la pleine possession de leurs biens sans en ouvrir l’accès à leurs jeunes fils, alors que ceux-ci sont désireux de « paraître et de jouir du monde ». Pour sa part, il dut attendre d’avoir trente-deux ans pour recevoir de Pierre Eyquem, à son mariage, le quart des revenus de tous les domaines (sans y comprendre le château) et trente-cinq ans pour avoir la pleine possession de la seigneurie."

    "En 1554 fut érigée à Périgueux une cour des aides, institution qui jugeait le contentieux fiscal en dernier ressort. Cette innovation suscita des résistances tant de la part du parlement de Bordeaux que des cours des aides de Paris et de Montpellier ; les édiles de Périgueux en obtinrent cependant la confirmation en s’engageant à verser au roi 50 000 écus pour la finance des nouveaux offices créés et à y placer des hommes de valeur. Une quinzaine de charges furent ainsi mises sur le marché. Pierre Eyquem de Gaujac, oncle de Montaigne, en acquit une, vraisemblablement dans l’intention de la transmettre à son neveu : il la lui résigna en effet en 1555 ou 1556. L’installation officielle de la jeune cour eut lieu le 29 novembre 1554. Sa longévité fut courte : un édit de mai 1557 l’abolit et décida sa translation au parlement de Bordeaux. La mesure, comme on le verra, rencontra l’hostilité des parlementaires. Intégrés d’abord dans une chambre des requêtes mal acceptée et que le roi dut supprimer, les anciens officiers de Périgueux se virent finalement répartis en novembre 1561 entre les deux chambres des enquêtes de la cour bordelaise. Montaigne siégea dans la première ; il allait y avoir comme collègue Étienne de La Boétie, avec lequel il noua une profonde amitié. Il assuma ses tâches de magistrat jusqu’à ce qu’il cède son office en juillet 1570.

    Restait à lui trouver une épouse. Le mariage était une affaire qui se négociait au terme de tractations familiales où le sentiment comptait moins que le souci de consolider une ascension sociale, de renforcer la chaîne des parentèles et d’engendrer une descendance. « On ne se marie pas pour soi, quoi qu’on dise ; on se marie autant ou plus pour sa postérité, pour sa famille », dira Montaigne."

    "Le 22 septembre 1565 fut signé le contrat de mariage entre Michel de Montaigne et Françoise de La Chassaigne, petite-fille du patriarche Geoffroy, second président au parlement de Bordeaux, et fille de Joseph, conseiller dans cette même cour. L’épouse, âgée de vingt ans alors que son mari en avait trente-deux, apportait 7 000 livres de dot, somme considérable, dont 4 000 à payer dans les six mois suivant le mariage et 3 000 quatre ans plus tard ; en attendant que cette dette soit acquittée, Joseph de La Chassaigne devait verser à son gendre des intérêts à 7,5 % par an. L’année suivante, en 1566, l’alliance entre les Eyquem et les La Chassaigne fut encore resserrée par le mariage de Thomas, frère de Montaigne, avec Jacquette d’Arsac, belle-sœur de Louise de La Chassaigne, elle-même tante de Françoise. Ladite Jacquette, par ailleurs, était la belle-fille d’Étienne de La Boétie…"

    "Le plaisir sexuel est à chercher en dehors de ces liens sacrés ; en « chatouillant trop lascivement » une épouse, on risque de la dévergonder."
    -Arlette Jouanna, Montaigne, Gallimard, NRF, 2017, 459 pages.



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    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

    « Rien de grand ne s’est jamais accompli dans le monde sans passion. » -Hegel, La Raison dans l'Histoire.

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    Arlette Jouanna, Montaigne Empty Re: Arlette Jouanna, Montaigne

    Message par Johnathan R. Razorback Sam 29 Juil - 16:44



    " [Ces charges parlementaires] ont constitué le fil directeur de son existence entre 1556 et 1570 ; son expérience de la cour du roi a été intermittente et n’a suscité dans son esprit qu’une tentation obsédante difficilement conjurée. Dans les deux cas, il s’agit de comprendre pourquoi il a ressenti cette période de sa vie comme un assujettissement."

    "En quoi le travail dans une chambre des enquêtes consistait-il ? Les procès jugés provenaient le plus souvent d’appels issus des cours inférieures — tribunaux de sénéchaussées ou bien présidiaux érigés en 1552. Pour chacun de ces procès était nommé un rapporteur qui s’informait de l’objet de la querelle, prenait connaissance des arguments des parties et examinait les pièces justificatives. Ce magistrat faisait ensuite un rapport devant la cour, puis, quand celle-ci avait délibéré, il notait la décision prise, le nom du président qui y apposait sa signature, la liste des conseillers présents et le montant des épices qui lui revenaient. Le jugement ne devenait cependant définitif qu’après l’aval de la grand-chambre ; il n’était alors plus susceptible d’appel, le Parlement étant une cour souveraine qui jugeait en dernier ressort.

    Des historiens ont retrouvé quarante-sept arrêts du parlement de Bordeaux dont Montaigne a été le rapporteur, échelonnés entre le 17 décembre 1562 et le 14 août 1567, dont dix ont été rédigés de sa main. Son nom apparaît aussi fréquemment parmi les conseillers qui ont simplement délibéré sur une affaire. Ces traces de son activité suffisent à récuser l’image trop longtemps reçue d’un magistrat nonchalant qui aurait montré peu de zèle pour sa tâche ; Montaigne a été un conseiller régulier, remplissant avec sérieux ses obligations. Il possédait dans sa bibliothèque un répertoire des coutumes de Guyenne, indispensable pour juger dans une province où la domination du droit écrit n’invalidait nullement le droit coutumier, auquel d’ailleurs il a avoué son attachement.

    Il est parfois difficile de se faire une idée de la nature exacte des litiges sur lesquels il a eu à faire un rapport, notamment quand le jugement se bornait à infirmer l’appel sans autre précision. Le plus souvent, il s’agissait de transactions commerciales, de droits seigneuriaux ou de contrats de métayage et de fermage contestés, d’héritages controversés, de rentes non acquittées ; un cas porte même sur un bénéfice ecclésiastique disputé. Les épices perçues par Montaigne en tant que rapporteur étaient très variables ; elles s’échelonnaient ordinairement entre 4 et 8 écus, avec un exemple exceptionnel de 20 écus à propos d’une dissension entre deux religieux. Ces sommes pouvaient être augmentées d’une taxe supplémentaire quand il assumait le rôle de commissaire, chargé de recueillir « les dires desdites parties ».

    Si répétitif que fût ce travail, il a sans doute contribué à façonner la réflexion de Montaigne. L’écoute des versions contradictoires des justiciables ne pouvait que lui faire mesurer la relativité de la vérité et la fragilité de la parole d’autrui ; plusieurs fois, dans les Essais, il se plaira à exposer les versants antagonistes d’un même argument. « Il n’y a raison qui n’en ait une contraire », écrira-t-il dans la phrase qui ouvre le chapitre 15 du deuxième livre ; il fera du reste peindre cette maxime, empruntée au philosophe grec Sextus Empiricus, sur l’une des solives de sa « librairie »."

    "En tant que conseiller au parlement, Montaigne eut à participer à diverses activités incombant à la cour. Au début de 1565, il prépara avec des collègues l’accueil à réserver au roi Charles IX et à sa mère Catherine de Médicis, qui devaient s’arrêter à Bordeaux au printemps avant d’aller à Bayonne retrouver leur sœur et fille Élisabeth, reine d’Espagne, accompagnée du duc d’Albe ; le 24 janvier, il proposa d’ordonner les harangues qui seraient adressées au roi autour du thème du bon gouvernement, idéal souvent évoqué lors des entrées royales ; il insista notamment sur la nécessité de réformer la justice15. Selon l’édit royal du 2 mai 1565, il fut désigné, avec huit autres conseillers, pour faire partie de l’une des deux chambres extraordinaires créées à Saintes et à Périgueux, vraisemblablement dans le but de mettre en place la paix après la première guerre civile."

    "Pourquoi, au terme de ces longues années consacrées à la magistrature, Montaigne s’en est-il dit « dégoûté » ? Il a déclaré à plusieurs reprises sa vive conscience de la faillibilité de la justice humaine. À cet égard, son passage à la tournelle a dû être décisif. Il y a fait allusion tardivement, dans le troisième livre des Essais : il avoue qu’il lui est arrivé alors de « manquer à la justice ». Entendons qu’il a été de ceux qui n’ont pu se résoudre, au moment du vote, à se ranger du côté des partisans d’une condamnation à mort. Dans un fragment rajouté après 1588, il a explicité ses raisons : « L’horreur du premier meurtre [celui perpétré par l’accusé] m’en a fait craindre un second, et la haine de la première cruauté m’a fait haïr toute imitation. » La justice à laquelle il a ainsi « manqué », c’est évidemment celle des lois de son temps et de son pays, irrémédiablement distincte de la justice transcendante que les juges ne parvenaient même plus à percevoir. « La droiture et la justice, si l’homme en connaissait qui eût corps et véritable essence, il ne l’attacherait pas à la condition des coutumes de cette contrée ou de celle-là. »

    Montaigne a vécu plus intensément qu’un autre le grand effondrement des certitudes anciennes, issues de l’harmonieuse construction théologique parachevée au XIIIe siècle par Thomas d’Aquin : elles portaient à croire en la possibilité pour les hommes de connaître l’ordre juste que l’on pensait inscrit par Dieu dans tout l’univers et d’en reproduire un reflet fidèle dans la cité terrestre. À Florence, cette croyance avait déjà été ébranlée par Machiavel, qui raillait l’illusion consistant à chercher dans le ciel des modèles pour le gouvernement humain. En France, ce fut le traumatisme des affrontements religieux qui détruisit cette utopie. Le 3 janvier 1562, à la veille du déclenchement de la première guerre civile, le chancelier Michel de L’Hospital, que Montaigne admirait, avait osé cette phrase étonnante : « Il ne faut considérer seulement si la loi est juste en soi, mais si elle est convenable au temps et aux hommes pour lesquels elle est faite. » La justice d’une loi se mesure donc à son adaptation aux situations présentes et non à l’aune d’une valeur suréminente et intemporelle, tout comme l’excellence d’un soulier provient de son ajustement au pied qu’il chausse et non de sa conformité à des normes théoriques. Montaigne se souvient peut-être de cette affirmation du chancelier quand il écrit : « La justice en soi, naturelle et universelle, est autrement réglée que cette autre justice, spéciale, nationale, contrainte au besoin de nos polices [gouvernements]. » Être l’agent d’une justice imparfaite, dont il a dénoncé vigoureusement la variabilité selon les pays et les peuples, ne pouvait que finir par le rebuter.

    Son malaise s’accrut sans doute au spectacle des querelles qui divisaient ses collègues. La Réforme avait fait de notables progrès en Guyenne ; quelques-uns des parlementaires exprimaient leur sympathie pour les idées nouvelles ; la plupart au contraire s’effrayaient du péril encouru par l’orthodoxie et voulaient la défendre vigoureusement. Des clans s’étaient formés, rendant l’administration de la justice encore plus partisane."

    "Dès 1546, le protestantisme s’était solidement implanté à Agen, à Clairac, à Sainte-Foy et à Bergerac, ces deux dernières villes étant situées dans un rayon de 50 kilomètres autour du château de Montaigne. En 1557, une église calviniste fut créée à Bordeaux ; à Noël 1560, la reine de Navarre, Jeanne d’Albret, fille de Marguerite et mère du futur Henri IV, officialisa sa conversion à la Réforme et entreprit de faire du calvinisme la religion officielle du Béarn. En 1559 se tint à Paris le premier synode national des réformés.

    Un certain nombre de nobles en Guyenne furent attirés par ceux qu’on appelait les « mal sentants de la foi ». L’éloquence enflammée des prédicateurs protestants captivait beaucoup d’auditeurs et les poussait à réfléchir aux fondements de leur croyance. Blaise de Monluc, capitaine gascon resté ferme dans la défense du catholicisme, en a laissé le témoignage dans ses Commentaires : « Il n’était pas fils de bonne mère qui n’en voulait goûter. » Montaigne confessera bien plus tard avoir lui-même ressenti la force d’attraction de la Réforme, moins peut-être à cause de sa séduction que par goût juvénile du risque, du défi que représentait la rupture avec la religion établie : « Si rien eût dû tenter ma jeunesse, l’ambition du hasard et difficulté qui suivaient cette récente entreprise [la Réforme] y eût eu bonne part. »

    La fracture religieuse atteignit sa propre famille. Son frère Thomas de Beauregard s’est laissé tenter par les idées nouvelles ; La Boétie mourant lui en aurait fait le reproche, si l’on se fie au récit que Montaigne a fait des derniers instants de son ami. Plus certaine est l’adhésion au protestantisme de sa sœur Jeanne de Lestonnac. Celle-ci ne put cependant empêcher deux de ses enfants de devenir des catholiques ardents : sa fille Jeanne entra dans les ordres après son veuvage, fonda en 1605 les Religieuses de Marie-Notre-Dame, congrégation vouée à l’éducation des filles, et sera canonisée le 15 mai 1949 ; son fils Roger entra dans la Compagnie de Jésus en 1589. Les familles religieusement déchirées n’étaient pas rares ; en Guyenne, de grandes lignées nobiliaires en offrent l’exemple, tels les Duras, les Caumont, les La Force, les Lomagne. Ce n’est pas l’un des moindres paradoxes de cette époque troublée que l’existence de catholiques engagés au service d’un prince protestant : Bertrand de Mattecoulon, frère de Montaigne, catholique, combattra à Coutras, le 20 octobre 1587, dans l’armée d’Henri de Navarre."

    "Très vite, toutefois, la peur des troubles sociaux combattit chez beaucoup de gentilshommes l’attirance qu’ils avaient pu éprouver pour la Réforme. En Guyenne, ils furent alarmés par la tournure antinobiliaire que prenaient les revendications des paysans. Ceux-ci se laissaient volontiers persuader par certains prédicateurs que s’ouvraient pour eux des temps nouveaux où ils n’auraient à payer ni la dîme à l’Église, ni le cens au seigneur, ni l’impôt au souverain. Des soulèvements se produisirent contre des seigneurs abusifs : le 23 novembre 1561, le baron de Fumel fut sauvagement assassiné par ses tenanciers. À la contestation religieuse se mêlaient d’inquiétantes aspirations subversives ; si l’on en croit Monluc, les gentilshommes venus menacer les séditieux du châtiment que préparait contre eux le jeune roi Charles IX s’entendaient répondre : « Quel roi ? Nous sommes les rois. Celui-là que vous dites est un petit reyot de merde ; nous lui donnerons des verges, et lui donnerons métier pour lui apprendre de gagner sa vie comme les autres. » Cette même année 1561 fut marquée par une terrible vague d’iconoclasme : les réformés, prenant au pied de la lettre les textes bibliques de l’Exode et du Deutéronome prescrivant de ne faire « aucune image taillée » de Dieu pour éviter la tentation de l’idolâtrie, se ruaient dans les églises et détruisaient les crucifix et les statues des saints."

    "Ces grands nobles, comme beaucoup de gros propriétaires, effrayés par la perspective — au demeurant plus fantasmée que réelle — d’un renversement total des hiérarchies, se crurent abandonnés par le gouvernement royal. Par l’édit de janvier 1562, Catherine de Médicis, avec l’avis du chancelier Michel de L’Hospital, essaya en effet d’éteindre le feu qui couvait en légalisant partiellement le culte protestant et donc en renonçant, au moins temporairement, à l’ancien idéal de l’unité de foi. Pari audacieux mais prématuré : il provoqua une forte réaction de rejet de la part des catholiques et déclencha finalement la guerre civile au lieu de l’empêcher. L’incompréhension s’accrut chez les catholiques de Guyenne quand, malgré les victoires de Monluc sur les protestants à Targon et à Vergt, les 15 juillet et 9 octobre 1562, l’édit d’Amboise qui mit un terme à cette première guerre, en mars 1563, opéra un retour à la politique de tolérance civile, certes moins généreuse qu’en 1562, suffisante pourtant à attiser le ressentiment des défenseurs intransigeants de l’orthodoxie.

    Face à cette apparente capitulation du pouvoir royal, restait la solution de l’autodéfense contre les réformés, perçus comme de dangereux agitateurs. Un « syndicat » catholique se forma dès la fin de l’année 1561, à l’initiative de l’avocat Jean Lange, et fit des adeptes au Parlement bordelais, dont les présidents Christophe de Roffignac et Geoffroy de La Chassaigne, le grand-père, on s’en souvient, de la future épouse de Montaigne. L’effroi causé, dans la nuit du 26 au 27 juin 1562, par la tentative des huguenots de s’emparer du château Trompette, cette forteresse qui protégeait Bordeaux et son port, accrut la détermination des magistrats les plus radicaux ; sous leur influence, la cour décida, le 17 juillet 1562, d’imposer à tous ses membres une profession publique de foi catholique. Le Conseil royal cassa le syndicat en janvier 1562 ; cependant la fièvre d’association défensive réapparut vers la fin de la première guerre, alimentée cette fois par des grands nobles."

    "Il s’est très tôt prononcé en faveur de la défense de la religion traditionnelle contre les innovations protestantes. Des biographes ont beaucoup spéculé sur le sens de la profession de foi catholique qu’il fit le 12 juin 1562 devant le parlement de Paris. La raison de sa présence dans cette enceinte à cette date est mal connue. Les magistrats parisiens venaient tout juste de décider, le 6 juin, d’exiger de chacun d’entre eux une profession publique de catholicisme ; si Montaigne se soumit à cette formalité quand il fut introduit devant eux, c’est vraisemblablement par égard pour la prestigieuse cour qui le recevait et non, comme cela a été avancé, par militantisme religieux.

    Les indices que l’on peut glaner sur sa conduite pendant les trois premières guerres de Religion qui se sont déroulées au cours de ses années de magistrature montrent surtout son horreur des désordres. En décembre 1567, peu après le début du deuxième conflit, alors qu’il résidait chez lui, il adressa une lettre alarmante à son ami le conseiller Jean Belot, qui s’empressa de la communiquer au Parlement. Vingt-cinq cavaliers armés avaient été aperçus aux environs de Castillon, sans doute envoyés par les huguenots qui venaient de prendre Orléans ; ils cherchaient à rejoindre Henri de Navarre à Montauban ; il était donc urgent de renforcer la garde des villes voisines44. L’inquiétude manifestée par Montaigne dans cette missive traduit sa peur de voir se rallumer la guerre civile ; il craignait assurément pour la sécurité de son château, menacé par la proximité du passage de ces troupes.

    Le troisième conflit l’atteignit dans sa propre famille. En octobre 1568, la ville de Blaye, qui contrôlait le trafic sur l’estuaire de la Gironde au nord de Bordeaux, fut prise par les protestants. Cette présence ennemie à l’aval du port mettait en danger l’approvisionnement des Bordelais ; bientôt se fit sentir une pénurie de denrées de première nécessité. Les parlementaires décidèrent alors, en novembre 1569, de dépêcher une délégation vers le roi pour demander des secours ; mais les envoyés furent capturés par la garnison de Blaye, qui exigea de fortes rançons pour les libérer. Parmi les otages figurait Joseph de La Chassaigne, le beau-père de Montaigne. Des négociations commencèrent ; La Chassaigne dut s’engager à verser une lourde rançon de 5 000 livres et à livrer deux de ses enfants en garantie du paiement de cette somme.

    Un épisode surprenant a marqué ces tractations. À la Saint-Jean de 1570, selon le rapport indigné que vint faire au Parlement un des jurats de Bordeaux, un groupe de personnes aida le protestant Pierre Casaux à s’échapper clandestinement de la ville, alors que tous les réformés étaient tenus en principe de rester consignés dans leurs maisons. Dans ce groupe avaient été repérés au moins un des frères de Montaigne, Pierre de La Brousse — peut-être deux, si celui qui est désigné sous le nom de « capitaine Arsac » est Thomas de Beauregard —, son beau-frère Richard de Lestonnac et son oncle Pierre, chanoine de Saint-André. Le but de l’opération était de faciliter la libération des otages en favorisant l’évasion d’un notable protestant. L’événement met en relief le pragmatisme du « clan Montaigne », qui faisait passer la solidarité familiale avant les exigences catholiques. On ne connaît pas la position personnelle de Montaigne en la circonstance ; il est toutefois plausible qu’il approuvait ses proches et partageait leur réalisme."

    "Le 26 novembre 1561, les registres secrets révèlent que « maître Michel Eyquem de Montaigne, conseiller du roi en la cour [de parlement], s’en allant en cour [du roi] pour autres affaires », fut chargé de porter au monarque des lettres rédigées par le président Roffignac. Car la situation s’aggravait en Guyenne ; des protestants avaient attaqué un couvent à Marmande ; cinq ou six mille d’entre eux marchaient sur La Réole. Ces lettres lui furent confiées parce qu’il devait déjà aller à la Cour « pour autres affaires » : il avait d’abord à remettre des missives au roi et à la reine de Navarre, à Nérac, puis des messages à Catherine de Médicis et au chancelier de L’Hospital, afin d’alerter ces différents destinataires sur les risques d’une guerre imminente. C’était un long voyage à cheval en perspective. On apprend que Roffignac fut invité à écrire ses lettres au plus vite, car « ledit de Montaigne voulait partir la nuit ». L’auteur des Essais s’est souvent ouvert du plaisir qu’il éprouvait à chevaucher : « Je ne démonte pas volontiers quand je suis à cheval, car c’est l’assiette en laquelle je me trouve le mieux, et sain et malade. » Il rappelle aussi qu’il a excellé dans l’art de faire le courrier à cheval, « propre à gens de [sa] taille, ferme et courte54 ». Aurait-il été choisi pour ses qualités de cavalier, capable de galoper toute une nuit ?"

    "Il se rendit dans la capitale en juin 1568 pour veiller à l’impression de sa traduction de la Théologie naturelle de Raymond Sebond, dont la dédicace à son père date du 18 de ce mois ; il y retourna au cours de l’été de 1570 pour faire éditer les Œuvres de son ami Étienne de La Boétie."

    "Sans doute désirait-il se parer de la sprezzatura louée par Baldassare Castiglione dans Le Livre du Courtisan, ouvrage qu’il a lu assez tôt, semble-t-il : cette aisance décontractée, qui devait paraître naturelle et effacer toute trace d’affectation, convenait bien selon lui à « la gaieté et liberté française »."

    "Il a profité également des bonnes fortunes d’une Cour peuplée de beautés renommées. La passion amoureuse lui aurait servi de dérivatif après le deuil de la mort de La Boétie, survenue le 18 août 1563 : « Ayant besoin d’une véhémente diversion pour m’en distraire, je me fis, par art, amoureux, et par étude, à quoi l’âge m’aidait. L’amour me soulagea et retira du mal qui m’était causé par l’amitié. » À la Cour, le « doux commerce […] des belles et honnêtes femmes » se bornait souvent à devenir le « serviteur » d’une dame dévotement courtisée ; ce service se prêtait parfois à un érotisme contrôlé, si l’on en croit cette singulière confidence : « Je ne prends pour miracle, comme fait la reine de Navarre en l’un des contes de son Heptaméron (qui est un gentil livre pour son étoffe), ni pour chose d’extrême difficulté, de passer des nuits entières, en toute commodité et liberté, avec une maîtresse de longtemps désirée, maintenant la foi qu’on lui aura engagée de se contenter des baisers et simples attouchements. » Toujours est-il que Montaigne n’était pas homme à s’en tenir là ; son corps, reconnaît-il, exigeait d’autres satisfactions. Il évoquera plus tard avec nostalgie ses expériences d’amant, dans lesquelles il s’engageait sans s’asservir, respectant loyalement la « convention libre » établie avec chacune de ses partenaires. Au prix de quelques mésaventures, suggérées plaisamment à demi-mot ; pour avoir consenti qu’une dame aimée cachât leur liaison en feignant d’accorder ses faveurs à un autre, il se vit finalement expulsé du cœur de sa belle par l’amant de façade, qui avait bien su profiter de la situation… Autre risque propre à la quête amoureuse : à la différence du sexe féminin, que Montaigne imagine toujours prêt à s’ouvrir, le sexe masculin, sujet à des pannes intempestives, peut se montrer indocile, « refusant avec tant de fierté et d’obstination nos sollicitations et mentales et manuelles ». Dans un plaidoyer étincelant de verve burlesque, il entreprend alors de se faire l’avocat de ce membre séditieux, pourvoyeur pourtant de jouissances savoureuses."

    "On ne saurait trop insister sur le projet qu’il a d’abord formé de placer le Discours [de la servitude volontaire] au cœur de ses Essais, comme si son propre texte ne prenait sens qu’à la lumière de celui de son ami, comme si tout ce qu’il écrivait lui-même n’en était que l’ornement illustratif, tels des « grotesques », ces motifs fantasques dont les peintres entouraient leurs tableaux pour les rehausser. Il renonça plus tard à ce dessein, quand les protestants publièrent l’ouvrage, d’abord partiellement en 1574, puis intégralement en 1577 ; il estima qu’ils en avaient fait par là un dangereux pamphlet au service de la rébellion et qu’il valait mieux ne pas encourager leur néfaste entreprise."

    "Montaigne a varié sur l’âge auquel son auteur l’aurait écrit : avant d’avoir atteint sa dix-huitième année, commence-t-il par déclarer. Dans une addition postérieure à 1588, il rectifie : à seize ans, sans doute pour minimiser la valeur contestataire de ce qu’il présente comme un exercice de jeunesse. La Boétie étant né à Sarlat le 1er novembre 1530, la date de rédaction se situerait donc entre 1546 et 1548, contemporaine par conséquent de la révolte contre la gabelle, qui commença en Périgord dès 1545. Un remaniement ultérieur de ce texte, vers 1552-1554, est probable, puisqu’un passage fait allusion à la Franciade préparée par Ronsard ; de sorte que le tout premier état du manuscrit, celui peut-être dont Montaigne a eu une copie entre les mains, demeure inconnaissable : difficulté supplémentaire pour qui cherche à comprendre ce que l’œuvre de La Boétie a représenté pour le philosophe.

    Si l’on essaie d’aborder le Discours, tel qu’il nous est parvenu, en faisant abstraction des connotations révolutionnaires qu’on lui a trop souvent attribuées, on ne peut manquer d’être saisi par la force de l’appel à l’étonnement qui y résonne d’emblée. Il y a de quoi « s’ébahir » en constatant que, dans une monarchie, « tant d’hommes, tant de bourgs, tant de villes, tant de nations » se soumettent à un roi, donc à un seul homme. Et cet ébahissement génère aussitôt une série de questions passionnées : « Mais ô bon Dieu, que peut être cela ? Comment dirons-nous que cela s’appelle ? Quel malheur est celui-là ? Quel vice ? Ou plutôt quel malheureux vice — voir un nombre infini de personnes, non pas obéir, mais servir […] souffrir les pilleries, les paillardises, les cruautés, non pas d’une armée, non pas d’un camp barbare contre lequel il faudrait dépendre [dépenser] son sang et sa vie devant, mais d’un seul […]. »

    Clairement, cette véhémence vise à secouer le lecteur, à ouvrir ses yeux, à l’inciter à observer de plus près une situation qui a fini par lui paraître naturelle, dans l’ordre des choses. Pour mieux provoquer sa stupéfaction, La Boétie force le trait. La monarchie française, à la fin du règne de François Ier ou au début de celui d’Henri II, n’a rien d’une tyrannie ; le souverain ne gouverne pas seul et prend l’avis de son Conseil ; ses ordonnances ne deviennent applicables que si les cours souveraines, notamment les parlements, les enregistrent après avoir vérifié si elles sont conformes à la justice et aux traditions anciennes du royaume. Il est vrai que François Ier a manifesté d’inquiétants accès d’autoritarisme, qui l’ont parfois amené à passer outre aux remontrances du parlement de Paris et à exiger un enregistrement forcé ; au point qu’en 1527 le président Charles Guillart décelait chez le monarque une propension alarmante à faire un usage ordinaire du pouvoir absolu, alors qu’un tel pouvoir devait rester un remède d’exception à n’utiliser que sous la menace d’un péril imminent. Quant à Henri II, il a fait sentir le poids redoutable de sa colère au parlement de Bordeaux lors de la répression du soulèvement contre la gabelle, en 1548. La Boétie appartenait au milieu des magistrats de cette cour, par sa fonction de conseiller et par sa parenté, puisque son oncle maternel, Jean de Calvimont, était président au Parlement bordelais depuis 1526. Il ne pouvait que partager les appréhensions de ses collègues.

    Autrement dit, ce que dénonce le Discours, c’est une monarchie qui aurait effectivement dégénéré en tyrannie : tableau bien propre à émouvoir les membres des cours souveraines, qui croyaient sincèrement apercevoir les germes dangereux d’une telle évolution dans les pratiques abusives de François Ier et d’Henri II."

    "Que fait découvrir cette réflexion ? Une réalité inattendue : ce qui assoit le pouvoir du souverain, c’est le consentement de ses sujets. La servitude est volontaire. Il y a là un renversement complet du fondement de la légitimité monarchique : celle-ci ne vient pas d’en haut, du droit divin, comme le répètent à satiété juristes et théologiens ; elle naît d’en bas, de l’assentiment des gouvernés."

    "En provoquant l’étonnement du lecteur, l’auteur lui pose indirectement cette question : et toi, pourquoi te soumets-tu ? La plupart du temps, en effet, les hommes consentent à obéir pour de mauvais motifs. Par habitude, tout d’abord : l’accoutumance finit par abêtir et empêcher de sentir le poids de l’asservissement. Par lâcheté ensuite, paresse intellectuelle ou peur : La Boétie se fait peut-être ici l’écho de penseurs italiens comme Matteo Villani, Coluccio Salutati ou même Savonarole, qui dénonçaient la servilité de leurs concitoyens. Par intérêt enfin, ou par ambition : servir le tyran peut procurer bien des avantages. Tous ces mobiles sont déshonorants ; malheureusement, ils fournissent la clé de la plus grande partie des comportements humains.

    Seuls « quelques-uns, mieux nés que les autres », échappent à cet abrutissement commun ; ils ont le goût inné de la liberté ; même si elle disparaissait du monde, ils seraient capables de l’imaginer et de la sentir dans leur esprit. La liberté, qu’est-ce à dire ? Pour La Boétie, elle consiste à être « sujet à la raison, et serf de personne » ; en d’autres termes à dépendre de son propre jugement et non de celui d’autrui. Il laisse entrevoir comment atteindre cet objectif : vivre selon des lois sur lesquelles tous s’accorderaient, qui seraient donc l’émanation d’un consensus et non de la volonté d’un seul. Non qu’il préconise de changer de régime politique ; il ne livre dans son traité aucune solution toute faite au dilemme. Ce qu’il suggère aux « bien nés », c’est de s’approprier en quelque sorte les lois de leur pays en leur accordant une adhésion lucidement assumée et toujours en alerte, dont le modèle est probablement, pour ce magistrat, la vigilance sourcilleuse des parlements, qui prétendaient être la conscience du roi et voulaient, par leurs remontrances, lui faire entendre « la voix de la raison » en vérifiant la justice de ses lois. De cette façon leur obéissance sera libre : elle résultera de la soumission réfléchie à leur discernement personnel et non de la subordination aveugle à un homme. Il s’agit d’opérer, plutôt qu’une transformation politique, une mutation intérieure pour passer de la condition d’esclave à celle de citoyen autonome. Idéal assigné, il est vrai, à une élite, qui constituerait, par les liens de parfaite amitié noués entre ses membres, le meilleur rempart contre la tyrannie. Il est malgré tout possible que La Boétie, si méprisant qu’il soit pour le « gros populas », ait rêvé de faire partager plus largement cet idéal, puisque, pensait-il, toute âme possède en elle « quelque naturelle semence de raison ».

    On voit bien quelle portée cette leçon était susceptible de revêtir aux yeux de Montaigne. Elle lui apprenait qu’il pouvait garder son indépendance tout en consentant aux conditionnements familiaux et sociaux qui pesaient sur lui, voire aux coutumes et aux lois du royaume : il suffisait d’instaurer à leur égard une distance critique et de les passer au crible d’une appréciation raisonnée."

    "La Boétie, de deux ans et demi plus âgé, jouissait déjà d’une grande considération. Nanti d’une licence en droit civil obtenue à l’université d’Orléans, il avait été reçu le 17 mai 1554 au parlement de Bordeaux dans la charge laissée vacante par Guillaume de Lur-Longa, auquel il dédia le Discours de la servitude volontaire. Son père, Antoine (mort en 1540 ou 1541), issu d’une famille de notables sarladais, n’avait pourtant exercé que les fonctions relativement modestes de syndic des états de Périgord en 1524 et, l’année suivante, de lieutenant particulier du sénéchal de cette province. C’est l’oncle maternel de La Boétie, le président Jean de Calvimont, homme influent, plusieurs fois diplomate officieux du roi François Ier, qui favorisa sa carrière parlementaire. La même année 1554, le jeune magistrat épousa Marguerite de Carle, de quinze ans son aînée, veuve de Jean d’Arsac, fille et sœur de présidents au Parlement ; un autre frère de Marguerite, Lancelot de Carle, était un poète et un humaniste célèbre et devint évêque de Riez. Cette parenté illustre, jointe à sa propre réputation de lettré, explique que La Boétie se soit vu confier des missions importantes : à la fin de 1560, il fut envoyé auprès de la Cour royale pour demander plus de régularité dans le versement des gages des parlementaires bordelais et fit partie de la délégation de conseillers qui prêta serment de fidélité, en janvier 1561, au jeune roi Charles IX ; à l’automne de 1561, il accompagna le lieutenant général Charles de Coucy, seigneur de Burie, afin de pacifier les troubles survenus en Agenais. Aux premiers temps de la relation d’amitié qui l’attacha à Montaigne, il a dû jouer le rôle d’un affectueux mentor à l’égard d’un jeune collègue moins expérimenté ; les trois poèmes latins qu’il lui a dédiés mêlent à la célébration émue de leur « alliance » quelques conseils de sagesse, mettant notamment en garde contre le vagabondage amoureux."

    "Ce à quoi échappe l’alliance qui l’unit à La Boétie : elle n’a pas de motivation mondaine, elle est littéralement sans cause. Impossible, de prime abord, d’en rendre raison. En 1580, dans la première édition des Essais, Montaigne se borne à constater cette incapacité : « Si l’on me presse de dire pourquoi je l’aimais, je sens que cela ne se peut exprimer. » Puis, quand il y revient plus tard, après 1588, pour tenter malgré tout de formuler une explication, il commence par proposer : « parce que c’était lui », épaississant ainsi le mystère. Enfin, dans une dernière rédaction, aboutissement de la longue maturation du souvenir, il complète sa phrase et ajoute, d’une encre différente : « parce que c’était moi », ce qui achève de rejeter la source de l’amitié dans l’indicible et suggère la circularité totale d’une union parfaite.

    Cette circularité est synonyme de liberté. Elle ne crée pas des obligés, ou plutôt elle détruit la notion même d’obligation : « Si, en l’amitié de quoi je parle, l’un pouvait donner à l’autre, ce serait celui qui recevrait le bienfait qui obligerait son compagnon. Car cherchant l’un et l’autre, plus que toute autre chose, de s’entre-bienfaire, celui qui en prête la matière et l’occasion est celui-là qui fait le libéral, donnant ce contentement à son ami d’effectuer en son endroit ce qu’il désire le plus. » Tout est commun entre des amis de cette sorte ; le don, au sens social du terme, n’a pas de sens pour eux ; leur accord, à la différence des liens imposés par les conventions, résulte d’une « liberté volontaire ».

    Ils sont en outre libres de cet asservissement subtil généré par l’élan incontrôlé du désir sexuel. Des commentateurs ont parfois spéculé sur la nature éventuellement homosexuelle de leur attachement, dans lequel le plus amoureux serait La Boétie, qui aurait souffert de sa laideur physique et de la nature volage de son amant. Montaigne a pourtant tenu à souligner combien l’inclination qui le portait vers son ami était exempte de la chaleur « âpre et poignante » de la concupiscence, dont les intermittences engendrent la frustration. Certes, constate-t-il, la pédérastie, cette « licence grecque » tolérée chez les Anciens entre un adulte et un jeune garçon, pouvait avoir des avantages si l’aîné initiait en même temps l’adolescent à la sagesse. Elle est, précise-t-il, « justement abhorrée par nos mœurs » ; elle introduit « une disparité d’âges et différence d’offices entre les amants » nécessairement créatrice d’inégalité. Rien de commun avec ce qu’il a vécu avec La Boétie, qui n’était que légèrement plus âgé que lui ; ils jouissaient dans leur union d’une parfaite égalité.

    Cette expérience unique a ainsi fait naître dans l’esprit de Montaigne le paradigme rêvé d’une république des égaux. Il utilise parfois le mot de « compagnon » pour désigner l’ami."
    -Arlette Jouanna, Montaigne, Gallimard, NRF, 2017, 459 pages.




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    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

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