"La philosophie n’est soumise qu’au vrai. Or, quel est le vrai de l’homme ? Le plaisir, qui peut se trouver aussi bien « sans vertu, et dans le crime même ». La nature produit tout, et par là excuse tout. Le libre arbitre n’est qu’une illusion ; le remords, qu’une sottise. La nature nous tient, et nous absout : « Nous sommes dans ses mains, comme une pendule dans celles d’un horloger ; elle nous a pétris comme elle a voulu, ou plutôt comme elle a pu ; enfin nous ne sommes pas plus criminels, en suivant l’impression des mouvements primitifs qui nous gouvernent, que le Nil ne l’est de ses inondations, et la mer de ses ravages. » L’originalité de La Mettrie paraît ici bien grande (elle effraiera jusqu’à Diderot et d’Holbach), au point qu’on ne peut guère le rapprocher que de Sade, qui l'avait lu et qui s’en réclamait. Ce rapprochement, même justifié, ne doit pourtant pas égarer. L’originalité de La Mettrie est d’autant plus grande que, opposant (comme Sade) la nature à la société, il refuse (au contraire de Sade) de donner tort à l’une ou à l’autre, et maintient ainsi ouverte la contradiction qui les oppose : « La nature aurait-elle tort d’être ainsi faite, et la raison de parler son langage, d’appuyer ses penchants et de favoriser tous ses goûts ? La société d’un autre côté aurait-elle tort à son tour de ne pas se mouler sur la nature ? Il est ridicule de demander l’un, et tout à fait extravagant de proposer l’autre. » La raison ne peut pas plus faire une société que les préjugés sociaux ne peuvent faire une philosophie. Il faut donc les deux, raison et société (on pourrait presque dire : science et idéologie), et c’est par quoi La Mettrie, à la différence de Sade, n’est pas plus immoraliste qu’anti social : la philosophie, loin de « rompre les chaînes de la société », ce qu’elle ne peut, nous apprend plutôt que « ce qui est absolument vrai n’étouffe pas ce qui est relativement juste », et qu’en conséquence l’athée peut être aussi vertueux qu’un croyant, ou plutôt davantage. La plupart des commentateurs s’accordent d’ailleurs à qualifier la position de La Mettrie d'amoralisme, plutôt que d’immoralisme. Encore est-ce un amoralisme purement théorique : il conteste la vérité de la morale, et partant son absoluité, mais non son utilité sociale ou sa valeur relative."
"Qu’est-ce que la vie ? Un effet de l’organisation. Qu’est-ce que l’organisation ? Un effet de la matière. S’il y a de la vie dans la nature, tout n’y vit pas, ni la nature elle-même. La vie est une exception dans la nature, comme la pensée dans la vie. La Mettrie défend Épicure, ici, contre « le sophisme de Bayle », pour lequel « ceux qui nient que l’âme soit distincte de la matière doivent croire tout l’univers animé, ou plein d’âmes », puisque, continuait Bayle, « ce qui pense dans un corps doit penser dans un autre ». Non pas, répond La Mettrie : « Ce n’est point la nature des principes solides des corps qui en fait toute la variété, mais la diverse configuration de leurs atomes. [...] Si les corps des autres règnes n’ont ni sentiments ni pensées, c’est qu’ils ne sont pas organisés pour cela, comme les hommes et les animaux : semblables à une eau qui tantôt croupit, tantôt coule, tantôt monte, descend ou s’élance en jet d’eau, suivant les causes physiques et inévitables qui agissent sur elle. ». Ni animisme, donc, ni vitalisme : l’organisation suffit à tout, et « il n’y a dans tout l’univers qu’une seule substance diversement modifiée ». Le naturalisme de La Mettrie est un matérialisme : cette substance unique, c’est la matière, et c’est le tout du réel (l’immatérialité n’est qu’« un grand mot vide de sens »). La nature est une, malgré sa diversité (c’est ce que La Mettrie appelle l’« uniforme variété de la nature») ; mais cette unité est celle d’une substance, et non d’un sujet. Spinozisme ? Ce serait trop dire, sans doute, même si La Mettrie le dit parfois. Notre auteur, qui ne connaît guère Spinoza que de seconde main (surtout par Boureau-Deslandes, Bayle et Condillac), refuse en effet que la nature, comme le voulait Spinoza, soit chose pensante."
"Le modèle de l’art intervient ici, non pour justifier un quelconque artisan (tel le grand horloger de Voltaire), mais au contraire pour donner l’idée d’un processus « par tâtonnements », comme dit La Mettrie, c’est-à-dire par essais et erreurs, ou plus exactement (puisque la nature ne pense pas) par essais, élimination des échecs et donc sélection objective des réussites. La nature est cause de tout, mais c’est une « cause aveugle ». Autant qu’à un artiste maladroit, ou davantage, elle ressemble à un enfant qui joue."
"Le mot de matérialisme est utilisé par La Mettrie lui-même, pour désigner son système."
"La philosophie de la nature de La Mettrie n’est pas une philosophie dogmatique. Ce qu’est la nature, dans son fond, nous ne le savons pas, ni ne pouvons le savoir. La Mettrie penche certes vers les explications matérialistes et mécanistes, telles qu’il pouvait les trouver dans ce qu’on appelait alors, de manière très vague, le « spinozisme » et l’« épicurisme ». Comme Épicure, en effet, comme Spinoza, et comme leurs disciples modernes, il pense que la nature est sans morale, sans vie, sans finalité. Mais il ne se laisse enfermer dans aucun système. Le pur hasard atomistique peut parfois lui sembler trop court, pour expliquer la nature, comme la nécessité spinoziste peut parfois lui sembler trop religieuse, trop métaphysique ou trop abstraite. Cela ne l’empêche pas d’utiliser l’une et l’autre de ces deux pensées, mais de manière toujours critique et libre. C’est que l’essentiel est ailleurs : l’essentiel est de ne pas laisser la religion nous enfermer dans l’illusion, l’angoisse ou la culpabilité. La nature n’est pas Dieu, et c’est la nature que le philosophe doit suivre. La Mettrie aimait trop le plaisir et la vérité pour accepter que des dogmes incertains et menaçants prétendent s’immiscer entre le réel et lui, et limiter en quoi que ce soit son appétit de jouir et de penser."
-André Comte-Sponville, "« Ni hasard, ni Dieu » la nature selon la Mettrie", in Olivier Bloch, Philosophies de la nature, Paris, Éditions de la Sorbonne, 2000, 528 pages, pp.37-49.