"Dans les années 1970, Jean Lacroix, pourtant philosophe chrétien mais d’une grande honnêteté intellectuelle, avait rendu compte avec enthousiasme de [Marxisme et théorie de la personnalité de Lucien Sève]." (note 2 p.12)
"L’ouvrage courageux et informé de L. Sève [...] La philosophie française contemporaine et sa genèse de 1789 à nos jours (Éditions sociales, 1962), d’une grande précision historique, [...] lui valut des ennuis dans sa carrière d’enseignant." (note 6 p.13)
"Quant à Marx enfin, son interdiction ou sa minoration a été telle que son œuvre ne fut mise à l’écrit du programme de l’agrégation de philosophie qu’en 2015, sous la gauche, soit un siècle et demi après sa mort. Autre symptôme : un centre de recherche universitaire lié au CNRS localisé à Poitiers qui était consacré à « Hegel et Marx » (en alternance), fut dissous ou plutôt transformé en se consacrant désormais à « Hegel et l’idéalisme allemand », en 1997 sous Chirac." (p.14)
"Cette situation eut un impact considérable sur les nominations à l’Université, spécialement après la chute du système soviétique et la vague libérale qui envahit la société mais aussi les esprits. Il fut difficile, voire impossible, de s’y faire nommer jusqu’à la toute dernière période si l’on se réclamait expressément de Marx dans ses publications ou, tout simplement, du matérialisme. Ce fut mon cas du fait que ma thèse, portant pourtant sur Nietzsche, en faisait une « lecture matérialiste » (cela en est le sous-titre) et malgré la qualité que le jury lui reconnut, alors que la tendance dominante en France est d’en faire un nouveau métaphysicien ! Du coup, et alors que je pouvais postuler pour un poste à l’Université de Nantes un peu plus tard, un ami qui y enseignait m’avertit qu’on ne voulait pas de moi « ni philosophiquement ni politiquement » : tel quel ! Et je pourrais citer bien d’autres cas parmi des intellectuels de grande valeur." (p.14)
"Il faut aussi souligner le poids clairement religieux qui pèse sur des publications comme Etudes (animée par des jésuites et soutenue financièrement par l’Etat), ou encore Communio créée par Jean-Luc Marion dont l’implication catholique en philosophie est carrément militante, même si c’est sur le fond d’une grande érudition." (p.16)
" [L'idéalisme] consiste essentiellement en une conception du monde, qui remonte à l’Antiquité et à Platon, mais qui a pris d’autres formes ensuite et qui fait reposer la réalité sur un univers intelligible, non sensible et non matériel, auquel seule l’intelligence a accès, qu’elle peut seule se représenter, en l’occurrence concevoir (car une représentation est toujours concrète) et dont le reste de la réalité, en l’occurrence le monde sensible, dépend." (p.21)
"Cet idéalisme, qu’on qualifiera d’objectif par opposition à d’autres qui suivront et qui devront être dits subjectifs parce qu’ils centrent la réalité du monde sur le sujet humain, est aussi un dualisme : il distingue le monde intelligible et le monde sensible, il les oppose et donne la priorité au premier sur le second tant au point de vue théorique que pratique [...]
[L'idéalisme platonicien] engage une conception qui est liée à l’idéalisme en général et qui sera présente dans toutes ses formes, quel que soit ce qui les sépare de l’idéalisme platonicien : il s’agit du spiritualisme. Chez Platon, donc, l’homme possède une âme, liée au corps, certes, mais celui-ci n’en est que le « tombeau », à savoir ce dans quoi elle est enfermée et qui rabaisse l’homme. Et s’il est vrai que cette âme est en elle même composite, porteuse en particulier de désirs qui lui confèrent curieusement une dimension charnelle entraînant des défauts dans la vie concrète, elle est bien capable de s’en émanciper et d’accéder au monde des Idées, ce qui la rend immortelle." (p.23)
"Le scepticisme ont récusé vivement cette ambition [de connaissance], mais sans guère de validité, d’écho ni de postérité intéressante [!]." (p.33)
"La philosophie se résout aujourd’hui dans les sciences qui s’emparent de tous les aspects du réel qui nous est donné ou, nuance importante, dans une philosophie qui en tirerait son contenu, à condition de le traduire dans un espace de réflexion spécifique." (p.36)
" [La connaissance morale] ne saurait être [...] une connaissance de type scientifique." (p.37)
"Il y a bien un réalisme de la matière qui sépare Descartes de l’idéalisme subjectif tel qu’on en trouvera des exemples ensuite. La matière existe en soi, hors du sujet pensant. Et il se complète heureusement d’un réalisme cognitif des sciences de la nature qui en fait l’immense intérêt, au point qu’on lui est même redevable d’avoir fait l’hypothèse de l’évolution, même si c’est avec prudence [au début de la 5ème partie du Discours de la méthode]." (p.45)
" [Kant] reconnaît pleinement la réalité de la science physique dont la possibilité ou la légitimité est donnée par sa réalité même, mais qu’il faut expliquer. Par contre, la réalité scientifique de la métaphysique n’est pas d’emblée admise comme cela était le cas chez ses grands prédécesseurs et le statut de science lui sera d’ailleurs refusé à la suite de sa réflexion critique." (p.48)
"La philosophie [...] distinguée ici des sciences réelles, se veut à nouveau science, mais science originale puisque science de la science, ce qu’il nomme une Critique, en l’occurrence un examen critique de la raison pure pour autant que la connaissance scientifique, y compris la connaissance empirique telle qu’on l’entend habituellement, engage des principes a priori, donc purs, nécessaires et universels, qui lui garantissent sa certitude et lui assurent sa validité. Mais il a conscience qu’il ne peut d’emblée développer tous ces principes en une « doctrine » réelle et c’est pourquoi il considère cette « Critique » comme une propédeutique à celle-ci, voire un « organon » permettant de la constituer en système à venir. Cependant, bien que réflexion critique, elle n’en reste pas moins « une science » mais « qui se borne à rendre compte de la raison pure, de ses sources et de ses limites » : c’est ce qu’il appelle la « philosophie transcendantale » (même si la Critique n’en propose que l’Idée) qui « s’occupe moins des objets [...] que de nos concepts a priori des objets ». Dit autrement : cette philosophie transcendantale va exposer les conditions de possibilité a priori de la connaissance scientifique, à l’opposé donc d’une démarche comme celle de Hume (à qui il rend hommage cependant) lequel, en empiriste, fonde la connaissance scientifique sur la seule expérience a posteriori." (p.49)
"À aucun moment, [chez Kant], le façonnement biologique et historique ou culturel [des facultés de sensibilité et d'entendement] n’est envisagé et, donc, la relativité possible de leur identité ou de leur contenu." (p.53)
"C’est l’existence de cette sensibilité a priori qui est ici en jeu : c’est elle qui informe les objets de l’expérience offerts à notre intuition sensible sous diverses formes, à travers nos sens, à savoir qui leur donne une forme spatio-temporelle et donc en fait ce que Kant appelle les phénomènes susceptibles d’être connus par la science sous l’égide de l’entendement, de ses concepts et de ses principes. La sensibilité subjective, mais universelle, a donc un rôle constituant vis-à-vis de l’expérience et de la réalité sensible qui nous est présente, mais elle ne peut l’avoir que par rapport à une réalité en soi, existant hors de nous ou indépendamment de nous, sans quoi le monde deviendrait une fantasmagorie subjective ou un rêve conscient. Les phénomènes sont donc ce qui nous apparaît de cette réalité en soi –que Kant appelle les noumènes– à intérieur des formes de notre sensibilité, qui à la fois, donc, la manifestent, c’est en quoi ils sont bien réels, et qui nous la cachent définitivement, c’est en quoi elle est inconnaissable pour l’homme puisqu’une connaissance scientifique suppose l’application des concepts et principes de l’entendement à une matière donnée à l’intuition sensible." (p.54)
"Il y a bien une réalité phénoménale du monde, en un sens objective et que la science peut connaître : cela définit le réalisme empirique de Kant, à l’opposé de tout scepticisme ou de tout relativisme concret qui condamnerait la connaissance scientifique avec la nécessité et l’universalité de ses résultats. Mais cette réalité est ontologiquement relative à l’homme car subordonnée à ses formes sensibles a priori, ce qui fait de cette conception du monde un idéalisme transcendantal et donc, en ce sens, un idéalisme subjectiviste." (p.55)
"Cela ouvre toute grande la porte à une autre réalité possible non sensible, pensable et non connaissable, qui va permettre l’admission d’Idées franchement métaphysiques, cette fois, et qui se révèlent alors clairement religieuses, même si Kant leur donnera ensuite un statut non directement religieux parce que détaché de toute révélation. Il s’agit des idées de liberté, d’âme et, enfin, de Dieu." (p.55)
"Le mot « chose », pour désigner tel ou tel objet, n’est [pour Berkeley] qu’un mot précisément, qu’un « nom » qui rassemble sous une unité imaginaire un ensemble de qualités sensibles que nous percevons, coordonnées par nous et qui ne renvoient à rien hors de nous. Nous avons alors affaire ici à un nominalisme qui, lui aussi, évacue l’objectivité du réel et de ce qui le compose." (p.64)
"Admission d’un esprit substantiel, coupé du corps humain, donc, et différent de la substance pensante de Descartes dont le raisonnement de l’entendement, après le doute, affirmait clairement l’existence avec une certitude absolue. Ce n’est pas le cas ici et l’admission de l’esprit n’est pas d’une grande clarté ni d’une grande rigueur ; il est bien le lieu des perceptions, donc des idées ou des sensations et il est par conséquent présupposé par elles comme sa source active, qui implique donc aussi la liberté ou la volonté. Mais quand il s’agit d’aller au-delà de cette présupposition un peu évanescente, on est en présence non du résultat d’une auto-réflexion rationnelle et démonstrative (malgré certaines notations qui parlent d’une idée de soi réflexive), mais d’une expérience subjective de soi comme sujet spirituel, mi-intellectuelle, mi-affective qui n’emporte pas l’adhésion, qui peut être confrontée à d’autres affirmations d’un même esprit substantiel, prétendant elles aussi à la vérité, et qui se situe cependant dans l’optique d’un spiritualisme clairement religieux, assumé comme tel. La preuve s’en trouve dans la quatrième thèse ou dimension de cette conception, dont elle a besoin : l’existence de Dieu. En effet, il faut bien garantir que les « idées-choses » des différents hommes s’accordent et permettent une communication intersubjective au sein d’un même « monde », lui-même subjectif faute d’un monde extérieur qui en garantirait l’existence. Or c’est Dieu qui va assurer ce rôle de garantie ! Car ces idées nous viennent de lui et la « véracité » de celui-ci nous en garantit la vérité." (p.65)
"Faute d’une réalité extérieure indépendante de l’esprit, Berkeley nous enlève le critère essentiel de la vérité qu’est l’accord de nos idées avec cette réalité ! Seul le matérialisme peut nous offrir cette garantie en présupposant et en admettant désormais avec la théorie de l’évolution de Darwin, à nouveau, la réalité d’une matière extérieure au sujet pensant." (p.67)
" [Selon Hume] nous ne pouvons savoir si ces impressions viennent de « l’objet », de notre « esprit » ou de « l’auteur de notre être » ! [...] Il précise, enfonçant le clou : « L’idée d’une substance […] n’est rien qu’une collection d’idées simples unies par l’imagination, auxquelles on a donné un nom particulier qui nous permet de rappeler cette collection soit à nous-mêmes, soit aux autres. » Et il ajoute qu’on ne saurait rapporter ces idées-qualités à « un quelque chose d’inconnu » qui subsisterait donc hors de nous." (p.74)
"Claude Bernard, dans son Introduction à la médecine expérimentale, affirmant que la recherche scientifique doit « saisir dans les circonstances qui accompagnent la production d’un phénomène celle qui constitue réellement son déterminisme et qui doit être appelée sa cause prochaine ». Et il est même capable d’assumer sans retenue ce propos: « Il faut admettre comme un axiome expérimental que dans les êtres vivants aussi bien que dans les corps bruts les conditions d’existence de tout phénomène sont déterminées d’une manière absolue […]. La négation de cette proposition ne serait rien d’autre que la négation de la science même. » « Production », « déterminisme absolu » : nous sommes là aux antipodes de la conception humienne de la science et de la causalité, au point de l’invalider totalement." (p.77)
"De même qu’on ne peut concevoir une substance distincte de ses qualités sensibles et qui en serait le support, on ne peut penser un esprit substantiel, immatériel donc, spécifique, simple et identique à soi dans le temps, différent des impressions de réflexion que nous en avons et dont il serait la cause en même temps que le support." (p.79)
"Pour répondre directement à certaines objections de Hume ne voyant pas comment des perceptions pourraient être localisées dans la « substance » dite spirituelle, on est en train, précisément, de les localiser, sous la forme de fonctions intellectuelles spécifiques dans certaines parties de cette « matière ou substance cérébrale » ou dans certaines composantes de celle-ci." (p.80)
"J’ajouterai un propos simple mais essentiel et que j’ai déjà suggéré, qui renvoie à la théorie de l’évolution de Darwin : dès lors que l’on sait (car on le sait) que l’homme est issu des transformations de la nature matérielle, il s’ensuit deux conséquences simples mais essentielles : 1 Il y a eu une nature avant l’homme et donc l’objectivité de la matière, son existence hors de l’homme, est absolument garantie, contrairement à ce que dit Hume." (p.80)
"La mise au pas de l’enseignement philosophique, après l’éclaircie idéologique et intellectuelle qui a caractérisé les Lumières et la Révolution française sur le plan culturel, a commencé dès le règne de Napoléon avec sa création des Ecoles centrales et l’objectif de lutter contre le courant influent des Idéologues marqué par le républicanisme. On va le voir d’une manière un peu détaillée, avec ses changements successifs dans la forme (mais pas vraiment dans le contenu) et en ayant conscience que la philosophie, tout au long du 19e siècle, en France en particulier, était avant tout celle des professeurs de philosophie, à la fois penseurs officiels et fonctionnaires de l’État, souvent engagés politiquement en sa faveur, récompensés comme tels, et dont l’orientation idéologique était donc clairement au service des pouvoirs successifs, donc de la bourgeoisie dominante, à travers un spiritualisme aux nombreux visages, mais constant. La philosophie se voit attribuer d’emblée une fonction politique conservatrice vis-à-vis de l’ordre social à travers la religion, base en profondeur du spiritualisme lui-même. Sans entrer dans une chronologie pointue qui voit se succéder des formes diverses de la classe de philosophie comme de son enseignement à l’Université, sous le Consulat, la Restauration, la Monarchie de Juillet jusqu’à la République de Jules Ferry, on voit Victor Cousin déclarer en 1845 [...] : « A l’heure où nous parlons, il ne s’enseigne dans aucune classe de philosophie d’aucun collège du royaume aucune proposition qui directement ou indirectement puisse porter atteinte à la religion catholique » ; et il ajoute que « si un professeur de philosophie de l’Université s’écartait un seul instant du respect profond et sincère qu’il doit à la religion catholique, il serait énergiquement rappelé » ! [...]
Et plus tard encore, en 1863, on voit Victor Duruy, ministre de l’Éducation « Messieurs, il est une doctrine avec laquelle l’Université ne peut pas vivre : c’est le matérialisme. Il en est une autre sans laquelle l’Université ne saurait exister : c’est le spiritualisme. » Ou encore, juste après : « Dès mon entrée au ministère, je préparai la restauration d’un véritable enseignement de la philosophie, c’est-à-dire du spiritualisme. » Philosophie égale spiritualisme, voilà où nous en sommes parvenus, et ce alors que la doctrine scientifique de Darwin, dont a déjà signalé la conséquence matérialiste, commence à être connue ! Et l’on ne s’étonnera pas que, du coup, la place de l’enseignement de la morale soit intimement liée à celui de la religion ou encore de la théodicée : la morale ne se conçoit que dans une dépendance vis-à-vis du message religieux, elle perd l’autonomie que Kant lui avait au moins accordée, et elle entraîne de facto l’idée que nous avons des devoirs envers Dieu (sans compter ceux à l’égard de la famille et de la patrie) qui doivent être édictés en classe." (pp.107-108)
" [Dans son Discours à la Chambre du 20 décembre 1880, Jules Ferry] entend que l’enseignement de la morale, dont la société telle qu’elle est a besoin, soit favorisé dans ce cadre métaphysique et implicitement religieux [...] : « Quant à moi, j’estime que tous les réconforts, tous les appuis qui peuvent fortifier l’enseignement moral –qu’ils viennent des croyances idéalistes, spiritualistes, théologiques mêmes – tous ces appuis sont bons. » Et il précisera devant les sénateurs : « L’Université est fidèle à l’idéal et elle ne fait aucune concession à d’autres doctrines avec lesquelles vous essayerez vainement de la solidariser. Elle est idéaliste, l’Université ! »" (p.110)
" [Le livre de Lachelier] sur l’induction vise à établir que le déterminisme, que la science désormais révèle dans la nature, n’a pas cette certitude qu’on lui attribue et qu’un pareil déterminisme, pensé comme absolu à son époque, est lié à un réalisme matérialiste qu’il révoque vigoureusement, comme il révoque le positivisme scientiste en général qui l’accompagne. [...] [Au profit d'] Une défense du panthéisme qui non seulement affirme l’unité de l’être, mais surtout soutient que cet être « est au fond spirituel, raison, liberté même » et que, même s’il est « d’abord sans conscience », il est « destiné à s’apparaître à la fin à lui-même sous la forme de la pensée »" (p.112)
"Dans une lettre à un correspondant italien Guido De Ruggiero (on est en 1916) il est capable d’avouer, avec cynisme peut-on dire, qu’il se félicite que « l’esprit positif » et « l’esprit démocratique » soient en recul en France… comme en Italie, et que « l’élite intellectuelle (soit) en train d’en revenir » !" (p.114)
"Métaphore non seulement ahurissante mais ridicule : la conscience est [pour Bergson] « accrochée » au cerveau « comme un vêtement l’est au « clou qui le supporte », sans plus, et il n’y a donc pas plus de solidarité entre la conscience et la matière cérébrale qu’il n’y en a entre le clou et le vêtement." (p.123)
"[Dans Matière et mémoire] le monde (ou l’univers) est constitué d’images présentes à la conscience mais qui ne sont pas le reflet d’une réalité extérieure, sinon on serait en présence d’une conception réaliste qui n’est pas la sienne. Elles ne sont pas non plus subjectives, sinon on retomberait dans un subjectivisme à la Berkeley qu’il refuse, quoiqu’avec des nuances. Elles sont, tout simplement, et le cerveau humain est une image particulière dans un ensemble d’images. D’où le raisonnement sophistique suivant, sous la forme d’une interrogation bien naïve pointant une aporie purement spéculative : comment une image particulière appartenant à cet ensemble pourrait-elle se représenter ou penser l’ensemble de ces images ? Ou encore : comment la partie pourrait-elle se représenter le tout qui la déborde de toutes parts ? La conscience du monde transcende donc le monde, un monde qui n’a pas d’existence matérielle objective. Le paradoxe, sinon la malhonnêteté, consiste dans sa manière de présenter le statut de l’image en prétendant s’appuyer sur le « sens commun », qui n’est pourtant pas un fondement valable pour une réflexion philosophique sérieuse, laquelle consiste à s’opposer à l’opinion courante depuis son origine. Je le cite : l’image a « une certaine existence qui est plus que ce que l’idéaliste appelle une représentation, mais moins que ce que le réaliste appelle une chose »– une existence située donc à mi-chemin entre la « chose » et la « représentation », à tel point qu’il la fait exister en soi, y compris en tant qu’image perceptive dotée de qualités sensibles !" (p.124)
" [Qu'Heidegger] nie la morale peut s’entendre vu sa dénégation de l’Homme dont elle se soucie prioritairement, mais qu’il nie ou déprécie toute valorisation me paraît incompréhensible, surtout si l’on a conscience qu’il a lu en profondeur Nietzsche pour lequel l’homme est « un animal valorisant ». Il faut le citer pour le croire : « C’est justement le fait de caractériser quelque chose comme ″valeur″ qui dépouille de sa dignité ce qui est ainsi valorisé. » Il est vrai, mais cela n’éclaircit pas sa pensée, qu’il y voit une « subjectivation », mais surtout il ajoute ce propos qui révèle l’arrière-fond de sa « dévalorisation de la valeur » (ce qui constitue bien une contradiction interne !) et qui doit scandaliser quand on songe aux réalités sociales et humaines autant qu’aux choix de vie auxquels les jugements de valeur peuvent et doivent s’appliquer : « La pensée sur le mode des valeurs est […] le plus grand blasphème qui se puisse penser contre l’Être » ose-t-il affirmer. On est alors ici en présence d’un nihilisme axiologique au nom d’une survalorisation de la question de l’Être érigé curieusement en valeur absolue et par rapport auquel les choses particulières qui le constituent et sont en lui ne doivent pas être jugées ; il faut dire seulement que, du fait de cette appartenance ontologique, elles sont, quelles qu’elles soient." (pp.137-138)
" [Husserl] soulève une objection curieuse et en réalité contradictoire en se référant à Darwin : sa théorie de l’évolution naturelle ayant démontré que l’esprit humain, dans sa capacité de connaître, en est un produit qui caractérise cette espèce particulière qu’est l’espèce humaine, il s’ensuit, selon Husserl, que cette « connaissance » pourrait être autre et changer dans l’avenir au sein de cette même évolution, ce qui selon lui en relativise immédiatement la portée, avec cette conséquence catégorique qu’elle est « incapable d’atteindre la nature des choses mêmes, les choses en soi ». On est là en plein solipsisme de la « connaissance » et qui, surtout, repose sur une contradiction interne absolue dont il ne paraît pas avoir conscience : il s’appuie sur une science reconnue par lui comme telle, avec sa conséquence incontestable pour le statut ontologique de l’esprit humain dont elle explique l’existence, pour invalider ou relativiser ensuite l’idée même de connaissance scientifique dont cet esprit est capable… ce qui détruit son argument : la science ne peut pas elle-même détruire sa nature ou sa possibilité de science sans se contredire !" (pp.143-144)
" Michel Henry [...] Converti lui aussi à la phénoménologie, homme de droite convaincu, qui fut publiquement hostile à Mai 68 et à ses idéaux." (p.158)
" [Sartre] aura commis l’erreur fondamentale et idéaliste de prendre l’apparence d’un phénomène tel qu’il se donne à la conscience pour son essence réelle." (note 258 p.167)
"Sartre, à partir des années 1950, va se tourner vers le marxisme et l’option communiste en écrivant une Critique de la raison dialectique et changer du coup sa philosophie de l’homme, acceptant d’y intégrer le déterminisme qu’il aura longtemps refusé. Cela ira jusqu’à influencer considérablement son étude sur Flaubert, L’idiot de la famille où il tente d’expliquer (et non seulement de décrire) le parcours existentiel et littéraire de Flaubert sur la double base d’un déterminisme du milieu familial et du milieu social, en recourant donc, fût-ce à sa manière, à la psychanalyse et au marxisme. Et cela l’amènera à tourner le dos à son anthropologie philosophique antérieure, au point de déclarer dans une interview au Monde : « L’homme ne se fait pas, il est fait »." (p.168)
"Les sciences, quand on les totalise réflexivement, ont bien un sens philosophique qui leur est immanent, mais implicite, et que c’est à la philosophie de l’expliciter dans son langage à elle, conceptuel ou catégoriel, comme on voudra ici, à un niveau, qui est bien réflexif et non « positif », où de la signification nous est apportée. C’est en ce sens que l’idée d’une philosophie scientifique (en non pas d’une « science philosophique » de premier degré) est parfaitement légitime et indispensable, quitte à ce qu’elle bouge dans ses conclusions avec les progrès des sciences : totalisation, réflexion, analyse conceptuelle ou catégoriale, extraction du sens, sont donc les éléments et moyens constitutifs de cette philosophie scientifique, seconde par rapport à la science et fondée sur elle, pensant le monde et l’homme à partir d’elle." (p.174)
-Yvon Quiniou, Critique de l'idéalisme philosophique. Approche théorique et politique, Paris, L'Harmattan, 2021, 182 pages.