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    Raymond Aron, Œuvre

    Johnathan R. Razorback
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    Date d'inscription : 12/08/2013
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    Message par Johnathan R. Razorback Mer 16 Nov - 13:47

    "L'Introduction à la philosophie de l'histoire, manifeste antipositiviste et existentialiste qui scandalisa le scientisme d'une Sorbonne tout entière voué à Kant et Durkheim." (p.Cool

    "Aujourd'hui, l'histoire du XXème siècle est achevée: chacun sait qu'elle débuta dans l'enthousiasme aberrant de la mobilisation générale de 1914 pour s'achever dans le triomphe ambigu de 1989, avec la chute du mur de Berlin et l'effondrement de l'Union soviétique." (p.9)

    "Tout à l'euphorie provoquée par la chute pacifique de l'empire soviétique, la dernière décennie du XXème siècle a été placée en Occident, et notamment en Europe, sous le signe des utopies concernant la fin de l'histoire, de la violence, des cycles économiques, du travail. Au moment même où l'histoire accélérait et où une nouvelle grande transformation bouleversait la démocratie, le capitalisme et système géopolitique, les citoyens des démocraties se sont endormis. Jusqu'au réveil brutal du début des années 2000, avec l'enchaînement des frappes terroristes du 11 septembre 2001, du krach boursier et de la cascade de scandales financiers." (p.9-10)

    "Raymond Aron vit le jour dans une famille d'origine juive, issue de Lorraine, totalement intégrée, profondément patriote et républicaine. Il s'affirma rapidement comme un parfait produit du système scolaire et universitaire de la IIIème République, qui le conduisit du lycée Condorcet à l'École normale supérieure puis à l'agrégation de philosophie." (p.12)

    "Mobilisé dans un poste météorologique situé dans l'axe de la percée allemande des Ardennes, Aron subit de plein fouet le choc de la défaite et de la débâcle, tout en réunissant à sauver ses hommes de la capture. Ayant eu connaissance par sa femme de l'appel du 18 juin, il choisit de rejoindre le général de Gaulle à Londres, embarquant le 24 juin 1940, avec une division polonaise. Révoqué de l'Université en application du statut des Juifs, il vit ses livres détruits après avoir été inscrits sur la liste Otto." (p.13)

    "La pensée d'Aron s'inscrit dans la tradition française du libéralisme politique, illustrée par Montesquieu, Condorcet, Constant, Tocqueville, Élie Halévy, puis prolongée par François Furet." (p.14)

    "Alain érigeait en principes philosophiques les modes de fonctionnement d'une République radicale au demeurant décadente ; sa critique des institutions contribuait par ailleurs à alimenter l'antiparlementarisme et la crise du régime qu'il offrait en modèle ; surtout, son pacifisme représentait un contresens historique absolu face à la montée des menaces totalitaires." (p.21)
    -Nicolas Baverez, préface à Raymond Aron, Penser la liberté, penser la démocratie, Gallimard, coll. Quarto, 2005, 1815 pages.


    _________________
    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

    « Rien de grand ne s’est jamais accompli dans le monde sans passion. » -Hegel, La Raison dans l'Histoire.

    « Mais parfois le plus clair regard aime aussi l’ombre. » -Friedrich Hölderlin, "Pain et Vin".

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    Message par Johnathan R. Razorback Mer 16 Nov - 16:05

    "Deux préjugés nous empêchent de comprendre une révolution populaire de droite. C'est d'abord la confusion du prolétariat et du peuple. Le mot peuple a conservé pour des oreilles françaises une sonorité romantique, il nous rappelle les grandes espérances de 1848, les rêves généreux de Michelet ou de Hugo. Encore aujourd'hui, un écrivain que nous aimons, M. Guéhenno, parle de peuple plutôt que de prolétariat et il entend par là les pauvres, tous ceux qui travaillent et qui souffrent. Si nous convenons de désigner sous le nom de prolétariat les ouvriers d'usine (et en particulier des grandes entreprises), il est clair que dans tous les pays d'Europe, le prolétariat constitue une minorité. Cette minorité est certes plus active, plus compacte que les autres groupes de la population. Elle s'est organisée plus tôt et mieux que le reste de la population. C'est le groupe homogène le plus nombreux: il n'en reste pas moins qu'isolé dans la lutte, il n'aurait pas le droit de parler au nom du peuple (à moins qu'on n'accepte l'idéologie marxiste selon laquelle le prolétariat représente aujourd'hui les masses parce qu'il a une mission historique à remplir).
    Mais à supposer même qu'on fasse admettre cette distinction, on se heurte à un autre préjugé. En France, il prendrait la forme suivante: tous ceux qui sont du mauvais côté de la barricade, tous les "petits" seraient à gauche, contre les puissants et avec le prolétariat. Un tel jugement est faux même pour la France: l'aventure de Napoléon III, celle de Boulanger suffisent à le démontrer. Il est encore plus faux en Allemagne où l'idéologie de droite (que les Français appellent de droite) est aussi spontanée et profonde que l'idéologie de gauche dans de nombreux milieux français. L'Allemagne moderne a pris conscience d'elle-même dans des guerres de libération. Là-bas il faut être national
    ." (p.35-36)

    "Le chiffre des revenus ne suffit à indiquer ni les opinions politiques des individus, ni les frontières des classes, ni l'attitude à l'égard de la société et de la vie. L'ouvrier agricole de la Prusse orientale, encore soumis à son seigneur féodal, n'a rien de commun, à égalité de salaire, avec le manœuvre de la Ruhr." (p.36-37)

    "La masse des jeunes allait aux partis extrêmes, prête souvent à passer de l'un à l'autre, parce qu'elle était toujours à la fois contre les vainqueurs étrangers, contre les vieilles générations qui avaient connu l'avant-guerre, perdu la guerre et la prospérité, et pour une communauté nouvelle." (p.37)

    "Il est certain que l'employé, à égalité de revenus, ne vit pas comme l'ouvrier, qu'il ne répartit pas d'une façon identique ses dépenses, qu'il n'a jamais l'impression d'appartenir à la même classe que l'ouvrier, même lorsqu'il travaille dans la même entreprise. La barrière résiste: on parlera de préjugés de classe, de prétentions à la culture, d'aspirations à l'existence bourgeoise, de refus du réel. Ne cherchons pas à juger, contentons-nous d'observer: la plupart des employés -et avec eux beaucoup d'intellectuels sans travail, beaucoup de petits bourgeois- détestaient le marxisme qui leur annonçait leur ruine, leur proclamait la fatalité de leur écrasement et ne leur montrait de voie de salut que dans une action commune avec le prolétariat, action dont ils ne voulaient pas parce qu'ils n'acceptaient pas la condition de prolétaire.
    Et il faudrait répéter des réflexions du même ordre, vagues, incertaines tant qu'on voudra, mais vérifiées par l'expérience, à propos des petits commerçants, des représentants de commerce, de beaucoup d'artisans. Les protestations contre les grands magasins, la haute banque, la finance juive, le capitalisme monopolisateur, la rationalisation excessive, tous ces refus de l'économie actuelle exprimaient la révolte de ceux qui s'en prenaient à telle ou telle forme du capitalisme, non au capitalisme en tant que tel. Au contraire, le prolétaire formé par le marxisme avait pris l'habitude de combattre le capitalisme en lui-même, et non tel ou tel de ses représentants. Le boutiquier voit dans le patron juif du grand magasin ou dans le financier international la cause personnelle de ses malheurs. Il haïssait le méchant capitaliste, haine plus redoutable encore que la haine souvent impersonnelle du marxiste
    ." (p.38-39)

    "Pourquoi les paysans en Allemagne ont-ils été au national-socialisme plutôt qu'au socialisme ou au communisme ? D'abord parce que la propagande hitlérienne était infiniment plus adroite et plus puissante. Mais aussi et surtout parce que les orateurs nazis promettaient et pouvaient promettre la suppression du joug de l'intérêt, sans la faire dépendre d'un bouleversement social. Les socialistes, au contraire, ne le pouvaient pas: puisqu'ils participaient au pouvoir, une telle démagogie leur était interdite. Les communistes promettaient la libération, mais pour après la révolution. Or, la question des dettes à cette époque était décisive dans les campagnes, peut-être au même degré que la revalorisation des produits agricoles. Pendant les années de prospérité en effet, les paysans avaient contracté des emprunts considérables pour améliorer leur production et la crise avait précipité la chute des cours au point que les prix de vente couvraient souvent à peine les frais." (p.39)

    "La crise, en créant une classe nouvelle, celle des chômeurs, accentuait encore la désunion ouvrière." (p.40)

    "Aux élections de 1928, les hitlériens n'obtenaient pas un million de suffrages, en 1930, ils en obtenaient plus de six. Entre ces deux dates, la politique française n'a commis aucun acte de nature à expliquer ce revirement. C'est la crise qui a rendu les masses accessibles à la propagande hitlérienne. Et de cette crise (même de l'intensité particulière de la crise allemande), la politique allemande est aussi responsable que les réparations." (p.42)

    "Les masses étaient soulevées par une foi collective de nature religieuse." (p.43)

    "Le national-socialisme se fondait d'abord sur la critique du libéralisme et du marxisme." (p.44)

    "Cette idéologie est celle qui convient à des masses qui veulent que leur sort soit transformé, sans que soit bouleversée la structure économique." (p.45)

    "Les jeunes gens, surtout les militants (mais aussi les ralliés de la onzième heure et même ceux qui sont venus au secours de la victoire) ont en grand nombre trouvé un emploi dans l'administration du parti ou dans quelqu'une des nombreuses administrations nouvelles. Dans la lutte des générations, l'accession aux places joue un rôle décisif. Sur ce point au moins, la prise du pouvoir n'a pas été inutile." (p.48)

    "On a transformé aussi des chômeurs, surtout les jeunes, en travailleurs des camps du travail. [...] Mais qui ne sait aussi que la vie des camps de travail ressemble fort à ce que nous appelons "vie des camps". Le service du travail est lui aussi synthèse d'intentions économiques, sociales et militaires." (p.49)

    "Comment a-t-on réussi à faire reprendre l'économie, à obtenir une diminution de près de 50% du nombre des chômeurs ? [...] Il est impossible de mettre en douter l'amélioration de la situation, mais encore une fois on peut se demander si le réarmement n'en est pas le facteur essentiel." (p.49)

    "Si on entend par socialisme un régime où les différences de classe sont supprimées ou du moins réduites, aucun régime n'est aussi peu socialiste que le national-socialisme. Non seulement on y proclame la nécessité de donner libre jeu à l'initiative individuelle, non seulement on maintient et renforce l'autorité de l'employeur qui devient "führer", mais encore on ne touche pas à la répartition des profits. Les salaires des ouvriers ont, depuis 1933, plutôt baissé. En dépit de l'augmentation du nombre des travailleurs, le chiffre des revenus ouvriers avait, en 1933, à peine augmenté. Stables en valeur nominale, les salaires ont baissé en 1934 et 35, étant donné la hausse des prix. Il y a bien une loi (4 décembre 1934) qui réserve à l'Etat les bénéfices au-dessus d'un certain pourcentage (6%), mais il est si facile de la tourner, les grandes entreprises industrielles n'ont jamais été si prospère que depuis le nouveau régime. Autorité, propriété, bénéfices, tout reste aux capitalistes. Où est le socialisme ?" (p.51)

    "La propagande communiste secrète, en dépit des persécutions, en dépit d'une répression impitoyable, dure toujours. Cependant, n'imaginons pas les ouvriers soumis par la terreur à un régime qu'ils détestent. Ils n'ont pas tant à regretter, ils ne sont pas tous sensibles à la perte de la liberté." (p.52)

    "Hitler reste le maître, mais il a besoin de la Reichswehr." (p.52)

    "Comment ne pas observer cette préparation intense, systématique: accumulation de stocks, effort pour se suffire à soi-même en ce qui concerne l'approvisionnement, les matières premières, etc. Et surtout, à quoi tend cette exaltation nationale, à quoi cette concentration du pouvoir et de l'économie, à quoi cette politique financière et économique ?" (p.53)
    -Raymond Aron, Une Révolution antiprolétarienne. Idéologie et réalité du National-socialisme, in Inventaires. La crise sociale et les idéologies nationales, Paris, Alcan, 1936. Repris dans Raymond Aron, Penser la liberté, penser la démocratie, Gallimard, coll. Quarto, 2005, 1815 pages.

    "1. La constitution de nouvelles élites dirigeantes est le fait fondamental des régimes totalitaires (allemand et italien). -Élites violentes, composées de demi-intellectuels ou d'aventuriers, cyniques, efficaces, spontanément machiavéliques. Institution et diplomatie sont au service de la volonté de puissance de ces élites: autorité tyrannique à l'intérieur, expansion sans limites à l'extérieur." (p.57)

    "5. Les régimes totalitaires sont authentiquement révolutionnaires, les démocraties essentiellement conservatrices. -Ceux-là, qui se donnent pour défenseurs de la culture contre le bolchevisme, ont institué en Europe un état de guerre permanent ; derrière la façade bureaucratique, ils ont détruit les fondements moraux et sociaux de l'ordre ancien. Rien n'est donc plus étrange, à cet égard, que la sympathie que leur ont si longtemps manifestée les conservateurs de France et d'Angleterre.

    6. Les succès techniques des régimes totalitaires dans l'ordre économique, politique, militaire, sont indiscutables, de même que sont indiscutables les vertus passives de leurs fidèles. Les démocraties ne peuvent se justifier en se bornant à invoquer des valeurs que leurs adversaires méprisent, elles doivent se montrer capables des vertus dont les régimes totalitaires revendiquent le monopole. Malheureusement, les mouvements antifascistes, jusqu'à présent, ont aggravé les défauts, politiques et moraux, des démocraties, défauts qui fournissent les meilleurs arguments en faveur des tyrannies." (p.58)

    "Plus les "bourgeoisies" des pays démocratiques, par crainte de la révolution sociale, laissent aux élites des pays totalitaires des succès qui renforcent l'autorité de celles-ci, plus ces élites refoulent les élites anciennes qui opposaient la dernière résistance aux aventures de politique étrangère. Le meilleur argument du chancelier Hitler dans ses démêlés avec la Reischwehr ou le grand capitalisme, c'est précisément que toutes ses initiatives, si invraisemblables ou audacieuses qu'elles eussent pu paraître au point de départ, ont finalement réussi." (p.61-62)

    "Le pouvoir a été donné à Mussolini et à Hitler par une combinaison des anciennes classes dirigeantes et l'élite nouvelle. Il est très vrai qu'au point de départ les anciennes classes dirigeantes s'imaginaient simplement qu'elles utiliseraient les nouvelles élites pendant le temps nécessaire pour liquider les troubles sociaux." (p.62)

    "Dans l'ordre politique, c'est pour l'Allemagne un phénomène nouveau, et je crois important, que des chefs recrutés dans les milieux populaires puissent prendre le pas sur les représentants des vieilles classes dirigeantes. La suppression du sens de l'autorité légitime, du respect pour la vieille aristocratie, la transformation des rapports humains qui, dans certaines parties de l'Allemagne, pouvaient être encore de nature féodale, tout cela équivaut à une révolution, qui entraînera de lointaines conséquences. Ce que n'avait pu faire un demi-siècle de social-démocratie, je pense que six ans de régime national-socialiste ont réussi à le faire, c'est-à-dire à éliminer le respect pour les prestiges traditionnels." (p.62)

    "On a conservé les entrepreneurs, mais on a supprimé ce qui est la justification de l'entrepreneur capitaliste, à savoir l'initiative. Dans l'Allemagne actuelle, dominée par le système du plan, les propriétaires des moyens de production sont la plupart du temps encore les anciens propriétaires, mais ils ont perdu presque toute initiative, toute faculté de décider et de choisir. Si l'entrepreneur est devenu l'équivalent d'un fonctionnaire, la substitution d'un authentique fonctionnaire à un chef d'entreprise devient aisée." (p.63)

    "Tous le monde sait que les grands succès de Mussolini sont postérieurs de six mois à l'avortement des mouvements ouvriers ; tous le monde sait également que, dans l'Allemagne antérieure à l'hitlérisme, il y avait moins de 5 millions de voix communistes sur plus de 33 millions d'électeurs. Donc, il ne semble pas que les conditions d'une révolution communiste eussent été réalisées ni en Italie, ni en Allemagne. Mais l'opposition au régime communiste est un admirable procédé de propagande, à l'intérieur et à l'extérieur." (p.63)

    "Il ne faut pas croire que les difficultés financières soient telles qu'elles menacent les fondements du système. Rien n'est plus absurde que d'en attendre l'écroulement d'un régime économique, quel qu'il soit, en particulier du régime national-socialiste." (p.65)

    "Face à des régimes qui déclarent que la force est la seule raison, face à des régimes qui affirment qu'ils sont héroïques et que les démocraties sont lâches, il me paraît dérisoire de parler perpétuellement de pacifisme, ce qui revient à enfoncer davantage dans l'esprit des dirigeants fascistes l'opinion qu'effectivement les démocraties sont décadentes.
    Quand on parle à des gens qui font profession de mépriser la paix, il faut dire que, si l'on aime la paix, ce n'est pas par lâcheté. Il est ridicule d'opposer à des régimes fondés sur le travail des régimes fondés sur le loisir. Il est grotesque de croire qu'on résiste aux canons par le beurre ou à l'effort par le repos.
    Quand les régimes totalitaires les menacent, les régimes démocratiques doivent répondre qu'ils sont capables d'être aussi héroïques qu'eux et aussi travailleurs ; et voilà ce qui signifie dans ma pensée, être capable des mêmes vertus
    ." (p.67)

    "Les peuples mêmes qui vivent en démocratie, au moins en France, ne croient plus trop à la valeur du régime sous lequel ils vivent. Une large partie de l'opinion de ce pays souhaite un autre régime." (p.67-68)

    "La condition nécessaire pour que les régimes démocratiques puissent vivre, c'est de reconstituer une élite dirigeante qui ne soit ni cynique ni lâche, qui ait du courage politique sans tomber dans le machiavélisme pur et simple. Il faut donc une élite dirigeante qui ait confiance en elle-même et qui ait le sens de sa propre mission." (p.70)

    "Avec la meilleure foi du monde, les masses appellent de leurs vœux des mesures exactement contraires à leurs intérêts véritables." (p.70)

    "Pour sauver un héritage, il faut être capable de le conquérir à nouveau." (p.71)

    "Sorel suggère que la volonté de résoudre les problèmes sociaux par la discussion est une preuve de bassesse, de pacifisme bourgeois. A ses yeux, le socialiste démocrate, qui va au Parlement dans l'espoir d'arranger les choses légalement, est un être méprisable, alors que celui qui se bat et affirme qu'il n'y a pas d'accord possible, est un être admirable." (p.76)

    "Dans l'ordre de l'histoire, si on entend survivre, il faut consentir aux moyens efficaces, et on ne résiste aux armes que par les armes." (p.77)

    "Je n'hésiterai pas à vous dire à nouveau des choses pénibles et des choses attristantes, parce que je les crois vraies." (p.82)

    "Pour le régime parlementaire, tel qu'il fonctionne depuis vingt ans, je ne pense pas qu'on puisse soulever l'enthousiasme de personne." (p.85)

    "Si le capitalisme est le régime qui fonctionne par la liberté des prix sur le marché, il n'y a rien de moins capitaliste que le régime allemand." (p.89)
    -Raymond Aron, Etats démocratiques et Etats totalitaires, communication présentée devant la Société française de philosophie, le 17 juin 1939 ; publiée dans le Bulletin de la Société française de philosophie, 40e année, n°2, avril-mai 1946. Repris dans Raymond Aron, Penser la liberté, penser la démocratie, Gallimard, coll. Quarto, 2005, 1815 pages.

    "Si le machiavélisme consiste à gouverner par la terreur et par la ruse, aucune époque ne fut plus machiavélique que la nôtre." (p.115)

    "Les élites violentes qui ont accompli les révolutions du XXe siècle conçoivent spontanément la politique sur le mode machiavélique." (p.116)

    "Pareto [...] fut un des maîtres du fascisme." (p.116)

    "De ce pessimisme dérive une philosophie de l'histoire sans espérance. Tous les disciples de Machiavel tiennent la nature humaine pour éternellement semblable à elle-même, incapable d'amélioration." (p.117)

    "Machiavel est sévère pour les tyrans qui se soucient de leur seule gloire et abusent de leur puissance, il réserve le mérite suprême au législateur qui met son autorité au service de la prospérité permanente du pays." (p.118)

    "[Hilter] savait que notre élite était décadente et que les foules, aveuglées par un pacifisme mal compris, refuseraient toute initiative qui paraîtrait belliqueuse." (p.122)

    "Sorel, petit bourgeois étranger au métier des armes aussi bien qu'à l'authentique vie ouvrière, rêve d'une violence qui serait aussi peu sanglante que possible. A la manière de tous les romantiques, il idéalise la violence, il la veut "sans haine et sans esprit de vengeance", il l'imagine sur le modèle des combats chevaleresques. Il souhaite conférer aux conflits sociaux "un caractère de pure lutte, semblable à celui des armées en campagne"." (p.127)

    "Le nietzschéisme vulgarisé […] avai[t] préparé le terrain [au nazisme]." (p.129)

    "Lorsque les peuples libres manifestent dans la défense de leur liberté autant de discipline, autant de courage, autant de volonté que les masses fanatisées au service de leurs tyrans, ils dissipent les mythologies romantiques, ils raniment l'espérance de tous ceux qui se refusent à croire que les peuples soient obligés de choisir entre la civilisation et la puissance, entre l'humanité et la grandeur temporelle. Athènes et Sparte, Carthage et Rome, ces images d'Épinal de l'histoire universelle ne préfigurent pas le destin de la culture occidentale. Il reste place dans l'avenir pour des démocraties régénérées, militantes, viriles, qui croient en elles-mêmes et qui croient en leur mission." (p.138)

    "Le souvenir de la Révolution française, avec ses épisodes spectaculaires, ses gloires éclatantes, ses luttes titanesques, n'a cessé d'enrichir l'idée révolutionnaire. Dans la philosophie, la révolte du peuple contre l'ordre ancien a été interprétée parfois comme l'acte de suprême vertu, la décision par laquelle l'individu risque sa vie pour choisir son existence, pour se créer une existence conforme à sa volonté. La tradition révolutionnaire est une tradition héroïque: "Vivre libre ou mourir en combattant".
    C'est aussi une tradition d'optimisme, de confiance en l'homme, en sa capacité de reconstruire la société conformément à son idéal. Tout ce qui arrive en l'histoire, en dernière analyse, est l'œuvre de l'homme et doit être inspiré par lui. Dans tous les écrits de Marx, on retrouve la conviction que les lois économiques du régime capitaliste n'ont pas un caractère fatal, qu'elles sont les lois d'une société qui a échappé à l'autorité du moderne apprenti sorcier: lorsque l'homme ressaisira ses "aliénations", il substituera un ordre humain à l'ordre inhumain dans lequel les créateurs sont esclaves de leurs créations. La destination de l'homme est d'organiser son univers souverainement, selon ses lois propres. […]
    La continuité subsistait entre l'héritage révolutionnaire et la tâche à accomplir: même inspiration humanitaire, mêmes mots d'ordre, justice, égalité, liberté.
    Ce qui s'ajoute à cet héritage, c'est la foi dans les forces productives accumulées par l'humanité et dans les vertus de l'organisation. Il y a désormais assez de richesses pour tous, il importe seulement d'organiser la création et la répartition de ces richesses: telle est la conviction fondamentale, qui se retrouve dans toutes les écoles et qui inspire les visions optimistes du monde postrévolutionnaire: prospérité générale et bonheur du plus grand nombre. Mais quelle que soit la part faite à l'Etat dans cette reconstruction sociale, la libération des personnes marquait toujours le but dernier.
    Ainsi l'idée moderne de révolution pouvait passer tour à tour pour une figure du mythe prométhéen et pour une transposition humaniste du mythe religieux, du royaume millénaire
    ." (p.141)

    "Le vrai caractère de la tâche révolutionnaire de notre époque […] est sans doute, de progresser sur la voie de la justice sociale, de remédier par l'organisation aux maux de la civilisation mécanique, mais elle est aussi de sauver ce que l'on doit sauver des valeurs qu'avait proclamées de la civilisation libérale, du respect des personnes et des libertés. Entre ces deux nécessités, organisation des choses et libération des personnes, il n'y a pas solidarité certaine, et le risque existe toujours que les techniques d'administration s'étendent au domaine moral et ne dégénèrent en tyrannie. Les révolutions de notre époque, qui ne décevront pas les espérances des hommes, seront tout à la fois destructrices et conservatrices, elles devront renouveler les élites et les institutions, pour maintenir certaines idées et sauver les traditions spirituelles." (p.143)

    "La rationalisation de la civilisation urbaine a provoqué dans tous les pays une réaction plus ou moins vive, une sorte de révolte irrationnelle. Le goût des sports, du camping, le scoutisme et les mouvements de jeunesse, sont les témoignages d'aspirations analogues. Pour qui a vécu pendant six jours devant sa table, sans autre instrument que sa plume, sans autre perspective que celle d'un autre bureaucrate, la fuite vers les champs ou les forêts, le septième jour, devient une sorte de besoin, tout à la fois physique et moral. Le corps appelle un contact vrai avec la nature, ou la possibilité de déployer ses forces refoulées, il a soif d'une activité que ne restreignent pas les règlements, que ne condamne pas à la monotonie la régularité des fonctions imparties à chacun dans une organisation collective. Et l'âme se retrempe dans une atmosphère d'où la fantaisie n'est pas exclue, ou l'être entier peut s'engager, où les relations humaines ne sont pas subordonnées aux rigueurs de la hiérarchie. L'individu s'évade de l'ordre rationnel dans lequel se cristallise l'existence collective, pour se retrouver lui-même, personne parmi des personnes, unique, irremplaçable.
    Certes, il serait absurde de verser dans un romantisme bon marché et de s'indigner contre l'anonymat auquel nous sommes si souvent condamnés. L'apprentissage de l'anonymat est l'expérience amère par laquelle passe l'enfant ou le jeune homme avant d'arriver à la maturité. Chacun, dans sa famille et dans une large mesure à l'école, est connu, accepté, aimé pour lui-même, en tant qu'il est cet être singulier. La conscience que les autres ont de lui correspond plus ou moins à celle qu'il a de lui-même. A la caserne, dans sa profession, il devient une unité ou un rouage. On le juge à ses actes et à ses œuvres, non d'après les qualités incomparables, attachées à sa personne. Dès lors, il découvre la solitude dans la mesure même où il vit dans la société d'autrui, des autres hommes qui, comme lui, ne révèlent que la partie d'eux-mêmes intéressée au travail accompli. Figurant ou acteur, nous vivons parmi d'autres figurants, d'autres acteurs. Au rôle, qu'une raison impersonnelle écrit à tout instant pour nous, sans nous consulter, bon gré mal gré, nous devons nous plier.
    Le désir d'une communauté affective naît donc spontanément, d'autant plus fort que l'individu trouve moins la satisfaction de ses exigences affectives dans la vie familiale, qu'il entretient, dans sa profession, des relations plus abstraites avec ses semblables, et qu'il exerce une activité plus rationalisée. Il était donc, à n'en pas douter, plus fort en Allemagne, où toutes les conditions favorables à cette révolte de la sensibilité se trouvaient réunies, que dans les autres pays occidentaux.
    Par elle-même, cette réaction à la solitude personnelle et au dessèchement social n'a rien de commun avec le fanatisme hitlérien. Elle s'était manifestée dès avant la guerre de 1914, dans le "mouvement de jeunesse", elle s'exprimait de multiples manières avant l'avènement du national-socialisme. Mais celui-ci, qui devait achever la rationalisation bureaucratique, a su mobiliser la jeunesse, en se donnant pour le représentant de cette révolte irrationnelle.
    Beaucoup des articles de la foi hitlérienne, surtout ceux qui ont effectivement agi sur les foules, peuvent s'interpréter en fonction de ces besoins sentimentaux. La communauté que l'on propose comme idéal n'est que la projection mythique d'une société construite selon les relations humaines, directement contraires aux relations abstraites de l'ordre bureaucratique. On imagine entre le Führer et ses fidèles la même solidarité vivante qui peut unir un chef à ses camarades d'équipe. Même l'autorité inconditionnelle et l'obéissance totale ne suppriment pas, dans l'imagination des croyants, la chaleur affective des relations entre personnes.
    A ces hommes résolus à agir, lutter, marcher ensemble, on désigne un ennemi, principe de tout le mal, sur lequel s'épancheront les réserves de haine et de ressentiment, toujours disponibles dans les masses malheureuses, on présente un prophète sur lequel on concentrera les trésors de confiance et de ferveur que recèle le cœur des hommes, on propose un petit nombre de principes sociaux simples, répondant aux revendications immédiates et aux aspirations profondes des collectivités, primat de l'intérêt général, travail et justice pour tous, etc. Ainsi naît une religion politique
    ." (pp.157-158)

    "Carl Schmitt, un des théoriciens officiels du national-socialisme." (p.168)

    "Dans les années qui précédèrent l'avènement du national-socialisme, l'Allemagne vécut une période d'intense activité intellectuelle. Jamais les méthodes nietzschéennes d'analyse et de critique ne furent maniées avec plus de virtuosité. Jamais les hommes n'avaient aperçu, avec plus de lucidité, les pièges de l'intérêt ou de l'amour-propre, la force de leurs désirs, la fragilité des impératifs intérieurs. Jamais cette prise de conscience n'avait approché d'aussi près un scepticisme anarchique. […]
    Ceux qui avaient exploré les replis de l'âme ne sont certainement pas ceux qui ont ensuite enseigné aux hommes à écarter doutes et scrupules et à vouloir frénétiquement ce que voudrait le Führer. Mais ils avaient recueilli, vulgarisé, les résultats de cette exploration. Comme Nietzsche, ils démasquaient leurs adversaires ; derrière les valeurs démocratiques, ils dénonçaient la lâcheté des peuples vieillis ; derrière les valeurs supérieures, l'hypocrisie de bien-pensants qui s'abusent eux-mêmes ou veulent abuser les autres, derrière la religion même, les instincts. A un homme qui avait pris conscience de ses impulsions et qui en supportait impatiemment l'inhibition, ils promettaient la pleine expansion de ses appétits. Ils niaient violemment les valeurs déjà ébranlées par l'analyse et la critique. La force pure, nue, devenait une sorte d'idéal, si tous les prétendus idéaux n'en étaient qu'un travestissement ou un camouflage.
    Mais un monde livré au hasard des forces naturelles, à la brutalité des passions humaines, au bon plaisir de la violence, n'a plus de but ni de sens
    ." (p.171)
    -Raymond Aron, L'Homme contre les tyrans, Gallimard, 1946. Repris dans Raymond Aron, Penser la liberté, penser la démocratie, Gallimard, coll. Quarto, 2005, 1815 pages.



    Dernière édition par Johnathan R. Razorback le Dim 24 Nov - 18:05, édité 16 fois


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    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

    « Rien de grand ne s’est jamais accompli dans le monde sans passion. » -Hegel, La Raison dans l'Histoire.

    « Mais parfois le plus clair regard aime aussi l’ombre. » -Friedrich Hölderlin, "Pain et Vin".

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    Raymond Aron, Œuvre  Empty Re: Raymond Aron, Œuvre

    Message par Johnathan R. Razorback Mer 7 Déc - 17:16

    "Pour un livre de plus [...] sur des évènements encore trop proche pour que l'interprétation atteigne à la sérénité de la science [...] ?" (p.11)

    "Pendant des semaines, l'opinion parisienne, comme saisie par la démarche idéologique, semblait unanime dans le culte de cette "admirable jeunesse" et de cette révolution qui n'en était pas une." (p.11)

    "Comment le pays retrouverait-il son équilibre après l'ébranlement des organisations et des hiérarchies ? Comment l'économie parviendra-t-elle a digérer les hausses de salaires et les réductions d'horaires ? La forme que le Général de Gaulle donnera à l'idée de participation s'inspirera-t-elle des conceptions de M. Capitant ? Si ces conceptions l'emportent, le chef de l'Etat accomplira un nouvel exploit historique. Ayant donné l'indépendance à l'Algérie grâce aux voix des partisans de l'Algérie française, il consacrerait la ruine de l'entreprise privée en s'appuyant sur la majorité conservatrice des électeurs." (p.11-12)

    "Faisant le pari que l'économie surmontera le choc des semaines de mai-juin, pari raisonnable tant les appareils de production manifestent de souplesse et de résistance lorsque les événements les mettent au défi." (p.12)

    "L'Université constitue un corps autonome dans la nation. Les bruits du dehors y parviennent étouffés. L'autonomie revendiquée et déjà à demi obtenue risque d'ajouter encore à la réclusion de la corporation universitaire, derrière les portes fermées et des fenêtres bouchées. La défaite du P.S.U. aux élections n'entraîne pas, dans les facultés, la victoire des "conservateurs" ou des "traditionnels", d'autant plus que la révolution a, semble-t-il, révélé à tant de conservateurs les passions révolutionnaires qui sommeillaient leur âme, que la voie du retour au passé ou de la restauration leur demeure, au moins pour quelque temps, interdite." (p.12)

    "Ce petit livre, entretiens dans la première partie, recueil d'articles publiés dans le Figaro dans la seconde, appartient à la littérature de combat, comme la Tragédie Algérienne. Livre d'humeur, il n'a pas la prétention de dire la vérité ou le sens de l'événement, il a pour objectif de le démystifier, de le désacraliser. Il me suffit d'ouvrir le livre publié par la même maison d(édition dans une autre collection pour me définir à moi-même mon but, pour prendre conscience de l'irréductible opposition des tempéraments.
    Claude Lefort, auquel j'étais lié, depuis des années, par une amitié que je crois sincère des deux parts, décrit avec bonheur (au deux sens du terme) l'assassinat de l'Université libérale par le mouvement du 22 mars
    ." (p.12-13)

    "Disloquer le bloc social de l'Université sans savoir quel bloc reconstruire ou afin de disloquer la société tout entière, c'est nihilisme d'esthète ou mieux c'est l'irruption de barbares, inconscients de leur barbarie." (p.13)

    "La révolution devant laquelle se pâment d'ex-marxistes, depuis longtemps révoltés contre le stalinisme ou le soviétisme, aurait pu but de supprimer le clivage entre dirigeants et dirigés, hiérarchies et masses. L'effondrement de la hiérarchie universitaire leur semble annonciatrice et symbolique de l'effondrement de toutes les hiérarchies puisque, dans l'Université, étudiants et enseignants se distinguent à la fois par l'âge et par le savoir et que, de ce fait même, la hiérarchie prend un caractère inévitable et rationnel.
    Pourquoi des hommes cultivés et intelligents ne peuvent-ils pas résister à ce qui me paraît délire
    ?" (p.14)

    "Les ouvriers ne savaient pas ce que signifiaient l'usine aux ouvriers (en dehors du pouvoir du parti communiste) et, au bout de cinq semaines, les orateurs de la Sorbonne et de Censier ne savaient pas encore ce que signifierait le Pouvoir étudiant." (p.15)

    "Les jeunes ouvriers, si les troubles de mai aggravent le chômage, constitueront des troupes de choc au service d'une révolution tout aussi incapable qu'en mai dernier de ne laisser d'autre alternative que celle des staliniens repentis et des colonels malgré eux." (p.15)

    "Je n'exclue pas plus la libéralisation progressive, partielle des régimes soviétiques que le perfectionnement, à la fois rationnel et humain, des organisations, dans l'Université et les entreprises, en France et dans tous les pays de capitalisme libéral. Ce qu'Edgar Morin et Claude Lefort redoutent, c'est une réforme qui favoriserait l'intégration d'une Université moins anachronique dans la société industrielle que des bourgeois, jeunes ou moins jeunes, baptisent aujourd'hui société de consommation. Ce qu'ils craignent, je l'espère, parce que toutes les autres éventualités me paraissent pires. [...] L'état de nature, durant les quelque jours du carnaval révolutionnaire, ne manque pas de charme. Il devient rapidement plus insupportable que n'importe quel ordre." (p.15)

    "Ce livre ne répond pas aux questions les plus graves." (p.15)

    "D'innombrables familles ont été déchirées, dans les milieux de la bourgeoisie: les pères et les fils se rencontrent et, bien loin de se comprendre, ils découvrent qu'ils ne parlent pas la même langue." (p.15-16)

    "L'amour a perdu de son mystère et de sa poésie avec la liberté des mœurs." (p.16)

    "La société de consommation devient le monstre à combattre pour ceux-là mêmes qui en possèdent les bienfaits.
    Certes, le métier n'offre pas à des millions d'individus une raison de vivre ; ni la production ni la consommation ne donnent un sens à l'existence
    ." (p.16)

    "Aujourd'hui, au début de juillet 1968." (p.17)

    "En 1957, quand j'ai écrit La Tragédie Algérienne, quand j'ai évoqué l'indépendance de l'Algérie, aboutissement probable et d'ailleurs, sous certaines conditions, presque souhaitable de la guerre d'Algérie, j'ai été attaqué, même par un hebdomadaire de gauche: pas de chance, quoi que je fasse, je subis les assauts des professionnels de la gauche. Selon cet hebdomadaire, j'exprimais le défaitisme capitaliste." (p.25)

    "Je ne connais pas d'épisode de l'histoire de France qui me donne au même degré le sentiment de l'irrationnel, je vais avec vous essayer d'expliquer cet irrationnel, mais, sur le moment, celui-ci me mettait hors de moi, en raison de la disproportion entre les griefs légitimes contre le régime gaulliste que je n'aime pas, entre des revendications universitaires que je considère comme légitimes et cette sorte de décomposition soudaine de la société française." (p.27)

    "Je n'ai jamais, autant que possible, exclu l'espérance si je puis dire ; on ne peut vivre des périodes pareilles sans s'abandonner, de temps à autre, à l'illusion ou au rêve que le pire n'est pas toujours certain." (p.29)

    "Un des phénomènes qui m'a le plus frappé, c'est le marathon de palabres. Les étudiants parisiens, français ont parlé, parlé, pendant près de cinq semaines. [...] Ils y ont trouvé une joie extrême, ce qui me suggère une idée que confirment toutes les études sociologiques: les étudiants français, en particulier à Paris, constituent une foule solitaire. Nombre d'entre eux souffrent de la solitude, de l'absence de vie communautaire. Pas seulement de l'absence de contacts avec les professeurs lointains -ce qui est souvent vrais- mais aussi d'absence de contacts avec leurs camarades. Et certaines études montrent que des étudiants, venus de la province, ont fait des années d'études à la Sorbonne sans vraiment appartenir à aucun groupe, sans avoir un cercle d'amis. Cette espèce de fraternité juvénile dans une communauté semi-délinquante, c'est la surcompensation de la solitude dans laquelle vivent ordinairement les étudiants français." (p.31)

    "Dans une période où tout le monde déraisonne, il faut bien que quelqu'un ait le courage de rappeler les évidences impopulaires." (p.32)

    "Bien entendu, si un phénomène de cet ordre à pu se produire, il a nécessairement des causes profondes. Mais ces causes profondes appartiennent à l'ordre affectif, à l'ordre émotionnel. Au lieu de prendre au sérieux ce que les acteurs disent, il faut comprendre ce qu'ils ressentent." (p.32)

    "Le carnaval n'a rien à voir avec la construction d'une société nouvelle." (p.33)

    "La conjoncture politique était dominée par une alliance limitée et non écrite entre le Parti communiste et le gouvernement. [...] Le Parti communiste préfère la politique extérieure du Général de Gaulle à celle que mènerait un gouvernement du Centre ou de la gauche modérée." (p.33-34)

    "Le Parti communiste français, en fonction de la conjoncture mondiale et de sa propre analyse de la conjoncture française, avait choisi depuis plusieurs années une tactique à moyen terme ou à long terme. D'abord, reconstituer, à la faveur du mode de scrutin uninominal à deux tours, l'unité de la gauche rompue durant la période de la guerre froide, qui serait peut-être rompue de nouveau si l'on revenait au scrutin proportionnel. Utiliser cette unité de la gauche pour sortir du ghetto et se faire reconnaître par l'ensemble de la nation comme un parti français, susceptible de jouer un rôle dans la vie politique. Cette tactique, ou cette stratégie, excluait à court terme toute tentative révolutionnaire considérée par les dirigeants du Parti communiste comme aventuriste." (p.34)

    "Puisque le Parti communiste conservait le contrôle des masses ouvrières et n'avait pas d'intentions insurrectionnelles, il s'agissait d'un psychodrame." (p.35)

    "Personne n'a pensé à l'avance les conséquences socio-biologiques des foules estudiantines, les foules de centaines de milliers de garçons et de filles parvenus à la maturité et continuant à vivre une existence d'enfant ou de demi-enfant." (p.53)

    "La vulnérabilité de la société française tient à la faiblesse des corps intermédiaires [...] une des faiblesses les plus spécifiques est la non syndicalisation de la masse des ouvriers qui laisse le champ libre aux minorités en période de crise. Dans les universités le phénomène est comparable: les professeurs non gauchistes sont en majorité non syndiqués. [...] Cette déficience générale des corps intermédiaires a permis, dans l'université et dans la classe ouvrière, à des syndicats minoritaires de jouer un rôle spectaculaire." (p.39)

    "[Les parents] trouvaient le spectacle piquant, partagés entre l'admiration pour leurs enfants (le culte de la jeunesse est une manière pour les adultes de se donner l'illusion qu'ils n'ont pas vieilli) et la crainte des conséquences sociales. [...] Quand on est arrivé à la quasi-grève générale l'opinion s'est retournée ; après les accords de Grenelle et leur refus par les ouvriers, tous les responsables de l'économie française ont mesuré la catastrophe économique." (p.41)

    "Il n'y a pas d'autre fondement moral à l'Université que la tolérance réciproque des enseignants et la discipline volontaire des étudiants. Il n'y a plus d'enseignement supérieur si les étudiants utilisent l'université comme foyer d'agitation politique." (p.44)

    "A l'intérieur des nations, les idéologies structurées et traditionnelles comme le soviétisme ou le libéralisme, sont en déclin, mais la contrepartie de cet affaiblissement, c'est un rajeunissement d'idéologies pré-marxistes du type proudhonien et libertaire et, d'autre part, une espèce de culte de la violence. Au cours de ces dernières années dans la littérature, dans la philosophie, dans le cinéma, fleurissait une philosophie de l'absurde sous une nouvelle forme, philosophie de l'absurde qui, au lieu de déboucher, soit sur le pro-soviétisme du Sartre des années 50, soit sur le moralisme du Camus des années 50, débouchait sur le guévarisme, la guérilla expression de l'attitude virile et de l'attitude révolutionnaire." (p.46)

    "Les vrais révolutionnaires de la période de mai juraient par la démocratie directe, en un certain sens plus anti-soviétiques qu'anti-capitalistes. Cependant ils se réclament du marxisme, ce qui est un paradoxe car on voit mal comment une société planifiée pourrait être moins bureaucratique qu'une société de capitalisme semi-libéral." (p.47)

    "J'entends par révolution universitaire la tentative d'un certain nombre d'étudiants, encouragés et suivis par des enseignants, non pas seulement de discuter ensemble des réformes souhaitables, mais de mettre en place, selon une technique proprement insurrectionnelle, des organismes nouveaux de gestion. [...] Les étudiants et une fraction des professeurs ont, par des procédés non légaux, prétendu mettre en place une nouvelle organisation de fait à laquelle certains d'entre eux sont attachés, et dont ils espèrent obtenir la consécration par les pouvoirs publics." (p.51-52)

    "L'université de Paris, par ses défauts monstrueux, représente une caricature de notre système. 130 000 étudiants, même si nombre d'entre eux n'étudient pas réellement, concentrés dans une grande ville, dépassent la densité tolérable. Je rappellerai, après d'autres, les travaux des biologistes ; nous savons que les rats et beaucoup d'autres animaux, à partir d'une densité excessive dans un espace donné, manifestent tous les signes de dérèglement que nous rattachons, dans le domaine humain, à la névrose. Les étudiants français, en particulier ceux de Paris, souffrent d'une névrose de surpopulation, concentration d'un trop grand nombre dans un espace trop étroit." (p.54)

    "Au fur et à mesure qu'augmentait le nombre des étudiants, s'aggravait l'angoisse du manque de débouchés. L'université recevait de plus en plus d'étudiants tout en refusant de songer aux emplois qu'ils pourraient trouver. [...] La formation donné ne répond pas aux exigences de l'économie." (p.55)

    "Tous les observateurs des révolutions, Tocqueville, Pareto et les autres, savaient que l'élément le plus révolutionnaire n'est pas l'élément situé tout à fait en bas de la hiérarchie mais l'élément intermédiaire, celui qui s'est élevé déjà assez haut pour voir l'espace qu'il doit encore franchir avant d'arriver au sommet." (p.59-60)

    "L'auto-enseignement par les étudiants en groupe dont chacun ne sait presque rien ne me paraît pas une méthode pédagogique d'un mérite incontestable." (p.61)

    "Les universités, dans tous les pays du monde, inclinent à la conservation. Conservatrices parce qu'elles sont pour fonction de transmettre à la fois des connaissances et un type d'homme, un idéal." (p.62)

    "La notion même des privilèges des professeurs ne va pas sans équivoque. Si le professeur a une compétence par rapport à ses étudiants, il ne doit pas abandonner une autorité qui équivaut à l'exercice d'une fonction nécessaire. Un journaliste de l'Humanité écrivait récemment: la relation d'enseignement est par essence inégalitaire." (p.65)

    "Les étudiants qui siégeaient aux A. G. appartenaient aux minorités activistes. Toutes ces assemblées présentaient un caractère illégal. Les professeurs ou les doyens qui reconnaissaient la légalité de ces assemblées violaient la loi et, par conséquent, se conduisaient en révolutionnaires." (p.66)

    "Le pouvoir étudiant, pouvoir de ceux qui s'instruisent gratuitement sur ceux qui gagnent leur vie en enseignant, consacrerait l'autorité de ceux qui ne savent et qui avouent leur ignorance puisqu'ils viennent apprendre.
    En revanche, si le but du pouvoir étudiant est de politiser l'Université et d'utiliser la politisation de l'Université afin de bouleverser la société, tout devient clair: il s'agit d'une machine de guerre pour détruire l'Université en tant que lieu d'enseignement et, à la faveur de cette destruction, s'attaquer à l'ordre social tout entier. Il reste à savoir si un Etat, même libéral, poussera le libéralisme jusqu'à tolérer, de la part de ses fonctionnaires, une telle entreprise.
    ." (p.67)

    "Chacun de nous est probablement partial à sa façon, mais aussi longtemps que tous se réclamaient de l'éthique de l'université libérale, presque tous se croyaient obligés de résister à la tentation de la partialité. Le jour où les enseignants souscriront à la doctrine de la politisation, toute limite à la partialité s'effacera, et l'Université sera morte. [...] Les universités des pays socialistes, dans l'Europe de l'Est, sont en voie de dépolitisation: dépolitisation radicale pour tous les enseignements de sciences naturelles, physique, mathématique, biologie. Le stalinisme appartient au passé, Einstein ou la génétique n'ont plus rien à voir avec le matérialisme dialectique, personne n'oserait plus condamner la théorie de la relativité sous prétexte d'idéalisme ou la génétique en la qualifiant de science bourgeoise. [...] Or, en France, nous observons une tendance inverse. [...] Cette dégradation morale équivaut à une catastrophe nationale." (p.68-69)

    "La relation d'enseignement n'a guère de sens dès lors que l'on postule l'égalité du savoir." (p.70)

    "Je crains que les étudiants soient déçus par l'exercice du pouvoir conquis, qu'ils découvrent la frustration, la perte de temps par la participation aux assemblées. [...] On a trop souvent confondu la gestion ou la cogestion des facultés avec la revendication positive d'un meilleur contact entre les étudiants et les professeurs." (p.72)

    "Que le fils du P.D.G. fasse gratuitement ses études en faculté, répond, paraît-il, aux exigences de la démocratie. Je professe une conception différente de la démocratie. Peut-on revenir sur le principe de la gratuité ? Je l'espère sans le croire [...] Pour partie, les relations tendues entre étudiants et enseignants sont imputables au fait que les professeurs d'enseignement supérieur procèdent à la sélection par l'intermédiaire des examens annuels. [...] La sélection à l'entrée de l'université soustrait les enseignants du supérieur à l'obligation de la sélection par l'échec aux examens." (p.72-73)

    "Le problème [...] c'est, d'une façon ou d'une autre, de ramener le nombre des étudiants au volume des ressources disponibles. De toutes les solutions concevables la pire est de maintenir la disproportion entre le nombre des étudiants que l'on accepte et le volume des ressources en locaux, enseignants et crédits que la nation est disposée à consacrer à l'enseignement supérieur. Tant que cette disproportion ne sera pas éliminée, l'Université française demeurera entre la vie et la mort." (p.75)

    "[Bourdieu] a eu le mérite scientifique d'analyser avec plus de finesse les mécanismes socio-scolaires mais, simultanément, il a pris grand soin de s'exprimer de manière telle que des faits, en eux-mêmes incontestables, n'excluent pas une interprétation politico-idéologique. [...] Il a non affirmé mais suggéré qu'une autre pédagogie permettrait d'éliminer les inégalités scolaires, imputables aux inégalités sociales, suggéré également que les réformateurs devraient se donner pour objectif prioritaire la réduction des handicaps sociaux -ce qui constitue une opinion parfaitement légitime mais non une vérité scientifique.
    Enfin, il a toujours laissé le choix à ses lecteurs entre deux interprétation de sa critique universitaire: souhaite-t-il que tous puissent accéder à la culture savante ou juge-t-il sévèrement cette culture elle-même, au moins sous la forme que lui donnent les universitaires traditionnels et les enseignants "charismatiques" (parmi lesquels il figure, à coup sûr, avec un éclat exceptionnel) ?
    " (p.79-80)

    "Vous savez mon goût excessif des parallèles historiques ; chacune des crises révolutionnaires françaises du XIXème siècle a été suivie, après la phase des barricades ou des illusions lyriques, par un retour en force du parti de l'ordre." (p.85)

    "La révolution de mai, dans l'Université, se dressait contre l'Université elle-même plus que contre le Général de Gaulle. La généralisation de la grève, elle encore, visait la société plus que le Général de Gaulle personnellement, bien que ce dernier ait été aussi mis en cause. En bref, Le mouvement de mai demeurait si indéterminé dans ses objectifs, dans ses idéologies, dans ses ambitions, que beaucoup de Français, après coup, pouvaient, à tort ou à raison, considérer que la Bastille à détruire ne se confondait ni avec un homme ni avec des institutions mais avec une essence métaphysique baptisée société de consommation." (p.86)

    "La complexité de la coopération nécessaire au fonctionnement d'une société moderne facilitent aux minorités l'action paralysante. Mais, d'un autre côté, la plupart des hommes simples ont conscience que leur condition d'existence dépend de cette coopération de tous. Dans une période d'excitation révolutionnaire, ils rêvent de changer le monde, mais une fois cette période passée, ils savent bien que pour partir en vacances, pour recevoir une paye à la fin de la semaine, pour acheter une automobile, pour que leurs enfants puissent faire des études, il faut que ce système de production continue à fonctionner, système qui exige évidemment une hiérarchie techno-bureaucratique dont il n'est pas impossible de modifier le style mais qu'aucune révolution n'éliminera." (p.89)

    "Il ne faudrait pas éliminer de notre analyse, comme beaucoup de commentateurs ont tendance à le faire, la situation économique dans laquelle se trouvait la France. [...] Le gouvernement gaulliste de M. Pompidou, depuis la crise inflationniste de 1962-63 avait adopté une politique qui ne mérite pas d'être appelée déflationniste mais qui visait au ralentissement à la fois de la hausse des prix et de l'expansion, afin de rendre compétitive l'économie française. La politique choisie en 62-63, qui devait agir lentement, qui s'accompagnait du contrôle des prix, a prolongé le ralentissement de la croissance, à un moment où le gouvernement souhaitait les mutations en profondeurs des structures (concentration). [...] Dans le pays tout entier s'était répandue une crainte du chômage que la France ne connaissait plus depuis 1945. [...] Le nombre supposé de chômeurs se situait entre 400.000 et 500.000. [...] Tels sont donc les faits majeurs de la conjoncture économique dans laquelle a explosé la crise de mai: compression du mouvement des salaires, accentuation des inégalités, poches de chômage, crainte du chômage, crainte ressentie par les jeunes mais aussi dans certains milieux bourgeois." (p.90-92)

    "Ce qu'il y a peut-être de plus original dans la révolution de mai, c'est la part qu'y a prise une certaine bourgeoisie.
    Dans l'Université, les éléments les plus actifs furent souvent des révolutionnaires venus du XVIème arrondissement, ou des assistants ou maîtres-assistants, petite bourgeoisie d'une grande bourgeoisie, plutôt que prolétariat d'une bourgeoisie ; dans les entreprises industrielles, souvent des cadres se sont sentis dans une position fausse entre des ouvriers qui revendiquaient une augmentation de salaires et une direction qui ne les associait pas à la gestion. Là, j'aperçois une revendication chargée de signification authentique, qui n'a rien à voir avec la commune estudiantine et qui constitue, si je puis dire, le contenu moderne de la révolte apparemment libertaire. [...] Au cours du mois de mai, les événements ont favorisé la confusion entre l'anarcho-syndicalisme ou l'autogestion, utopie du XIXème siècle et l'assouplissement des organisations, exigence conjointe de la rationalité et de l'humanisation de la société industrielle. Cette révolution a donc été à la fois anachronique et futuriste: anachronique dans le rêve de la commune, de "l'usine aux travailleurs", ou du Pouvoir étudiant, futuriste en dépit d'un langage utopique dans la mesure où elle se dresse contre la sclérose des structures organisationnelles, contre un autoritarisme qui ne se veut pas fondé sur le savoir ou la compétence mais sur un droit inconditionnel, injustifié.
    " (p.94)

    "Tout gouvernement, dans un pays démocratique doit chercher une conciliation entre les exigences de la rationalité et les revendications des groupes particuliers, frappés par les conséquences de celle-ci." (p.96)

    "Les interprètes résistent mal à la tentation de discerner la raison derrière l'irrationnel, une volonté maîtrisant le chaos." (p.98)

    "Je ne crois pas [...] à l'interprétation des troubles de mai par une conspiration." (p.98)

    "En tant qu'observateur, je souhaite la social-démocratisation du Parti communiste, car la France n'aura de régime stabilisé et moderne que le jour où le Parti communiste sera devenu un parti socialiste acceptant de représenter les intérêts ouvriers et d'inciter aux réformes, sans lien étroit avec l'Union soviétique, sans volonté d'introduire en France un modèle de société industrielle que la nation refuse." (p.101-102)

    "M. Pompidou abandonne-t-il volontiers à d'autres le soin d'appliquer les idées de M. Capitant sur la participation?" (p.106)

    "Une des conséquences fâcheuses de la crise de mai, c'est que l'éventualité d'un renversement du pouvoir légal par l'émeute revient, une fois de plus, dans le champ des possibilités, dans l'horizon politique des acteurs." (p.107-108)

    "La loi que les enragés mettaient en question, c'est la loi d'airain de l'oligarchie." (p.108)

    "Aucun ordre économique, politique ou social n'est apparu au jour qui se différencie à la fois du modèle soviétique et du modèle occidental." (p.109)

    "Même la démocratie athénienne qui à l'époque de sa grandeur ne comptait qu'une quarantaine de milliers de citoyens, ne pratiquait pas intégralement la démocratie directe. On ne conçoit même pas que la faculté des lettres de Paris, avec quelques dizaines de milliers d'étudiants, ou une entreprise comme Renault, avec quelques dizaines de milliers d'ouvriers, puisse s'organiser dans le style de l'autogestion ou de la démocratie directe." (p.114)

    "Toutes les sociétés connues, à quelque type qu'elles appartiennent, en dehors des phases d'illusion lyrique, se stabilisent dans une stratification et une hiérarchie qu'aucune jusqu'à présent n'est parvenue à supprimer." (p.117)

    "Dans les familles et, en particulier, dans les familles bourgeoises, jamais aucune jeunesse n'a bénéficié d'autant de liberté que celle qui vient de se révolter." (p.121)

    "La philosophie de l'association et de la participation reflète les idées sociales en faveur dans la bourgeoisie catholique du Nord, au début du XXème siècle. De cette philosophie à des institutions, le passage demeure hérissé d'obstacles. [...] Comment soustraire aux entreprises industrielles, dont les marges bénéficiaires sont étroites, une part substantielle de leurs profits, bruts ou nets, sans freiner leur développement ?" (p.125)

    "Le Général de Gaulle qui n'aime ni les parlements ni le dialogue va imposer partout le dialogue et la représentation ; or, s'il est une institution par nature contraire à l'esprit du parlementarisme, c'est bien l'entreprise." (p.126)

    "Reste à savoir si les différentes méthodes envisagées pour soumettre soit le choix soit les décisions du chef d'entreprise à des assemblées représentant des ouvriers ou les cadres, constitueraient un facteur favorable à la qualité du choix, à l'efficacité de la gestion, susciterait un sentiment de participation parmi les employés. Je ne réponds de manière catégorique à aucune de ces questions. J'éprouve des doutes." (p.127)

    "Quel que soit le niveau des salaires, en dépit de tous les avantages sociaux accordés, un certain style d'autorité n'est plus accepté. Et il faut s'en féliciter." (p.128)

    "Demain peut-être, si le Général de Gaulle le veut, et il y trouverait à coup sûr un sombre plaisir, une loi achèvera la ruine de l'entreprise libre que M. Mendès-France, moins ignorant de l'économie, aurait épargnée dans l'intérêt national." (p.130)

    "Si la France doit rester un pays de démocratie libérale, épargné par les explosions et par la guerre civile, il faudra non seulement que le parti hégémonique maîtrise et domine sa victoire, mais qu'il change de style, de manière d'agir." (p.131)

    "Une civilisation sans religion, avec une Eglise qui s'interroge et parfois se renie, privée des valeurs de la patrie et de la tradition, entre peut-être dans la phase ultime qui précède la mort." (p.134)

    "Je continue de voir dans les événements de mai une péripétie triste de l'histoire de France, dont personne n'est sorti grandi et n'a de motif valable de tirer quelque fierté." (p.135)

    "J'ai toujours critiqué volontiers les gouvernements français de telle sorte qu'on ne saurait m'accuser ni de conformisme, ni de servilité à l'égard du Pouvoir, mais la fonction critique devient nihilisme lorsqu'elle dénonce la société globalement sans aucune représentation d'une autre société, lorsqu'elle prêche le culte de la violence pure." (p.136)

    "L'intelligentsia des années 60 avait pour dieu non plus le Sartre de l'après-guerre, mais un mélange de Lévi-Strauss, Foucault, Althusser et Lacan. Ils passaient tous quatre pour structuralistes bien qu'ils le fussent en des sens différents. [...] Au cours de cette période de mai, la scientificité s'est évanouie et, en revanche, le culte de l'action, de la révolution culturelle s'est épanoui sous diverses formes: Sartre et la Raison dialectique, le groupe en fusion, la foule révolutionnaire ont pris leur revanche sur les structures." (p.136)

    "Les Français, en matière politique et sociale, continuent d'aimer les idées abstraites plus que les faits. Ils compensent par des rêves égalitaires et anarchistes la rigidité de leurs organisations." (p.147)

    "Les jeunes bourgeois, élevés par des parents indifférents ou indulgents, libérés de tous les tabous sexuels, patriotiques ou traditionnels, qui obtiennent sans peine et sans mauvaise conscience des biens offerts par la société de consommation dénoncent la civilisation matérielle dont le plus grand nombre, travailleurs ou petits bourgeois, souhaitent à leur tour, obtenir les bienfaits." (p.148)

    "L'ennui, la difficulté de vivre ne sont pas guéris par les ordinateurs ; par la participation aux assemblées universitaires non plus ; par le syndicat d'entreprise non plus." (p.149)
    -Raymond Aron, La Révolution introuvable. Réflexions sur les événements de mai, Paris, Fayard, 1968, 187 pages.


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    Message par Johnathan R. Razorback Lun 2 Oct - 21:02

    "Quel que soit le jugement que l'on porte sur la transition d'une République à une autre en mai-juin 1958, quel que soit le rôle que l'on attribue au général de Gaulle, il n'est guère contestable -et ce cours en porte témoignage- qu'acteurs et observateurs de la IVe République, en 1957-1958, avaient le sentiment d'une crise de régime. Cette crise tenait à la conjonction d'un problème difficile -le destin de l'Algérie, dite à l'époque française- et d'institutions faibles et discréditées. Aux yeux de l'historien d'aujourd'hui, avec l'objectivité que permet le recul, le bilan de la IVe République ne semble pas aussi désastreux qu'il ne passait l'être il y a huit ans. En dépit de l'inflation, la modernisation de l'économie était en bonne voie. L'adaptation à la conjoncture mondiale, la réconciliation avec l'Allemagne de la République fédérale, le pool charbon-acier étaient des faits acquis, le traité de Rome était signé. Il ne restait à la IVe République, "pour épouser son siècle", que deux obstacles à franchir: mettre fin au carrousel des ministères qui, même si les conséquences n'en étaient pas aussi tragiques que le prétendait l'éternel anti-parlementarisme des Français, rendait le "pays légal" ridicule aux yeux de l'étranger ; mettre un terme au conflit algérien et consentir à une décolonisation qu'imposaient tout à la fois l'esprit de l'époque, l'anticolonialisme des deux grands et l'affaiblissement de la France à la suite de la Seconde Guerre mondiale.
    Ces deux obstacles étaient probablement insurmontables. Le général de Gaulle n'aurait jamais donné sa caution à la décolonisation aussi longtemps qu'il n'en aurait pas eu lui-même la responsabilité et le mérite. Il n'était pas un
    elder statesman soucieux d'éclairer la nation, mais un homme politique, impatient d'accéder au seul poste qu'il jugeait digne de lui, celui de guide suprême, "incarnation de la légitimité". En tout état de cause, la République des députés aurait eu peine à se réformer. Les circonstances historiques et sociales auxquelles il est loisible de rattacher la pratique de la IVe République sont multiples. Depuis 1789, la France n'a jamais eu de régime incontesté, jamais de partis peu nombreux et organisés, jamais d'éthique du parlementarisme non écrite et respectée, jamais de stabilité ministérielle en régime parlementaire. Il n'y a pas d'exemple non plus, depuis deux siècles, qu'un régime français ait su se réformer lui-même." (Introduction, pp.1220-1221)

    "La lumière est braquée sur un seul homme qui absorbe, en son sort, le sort d'une nation entière, plus puissant que ne le furent jamais les rois légitimes." (p.1223)

    "La République gaulliste ne laissera pas un héritage aussi lourd. Les principaux problèmes que la France devait résoudre après 1945 sont maintenus résolus. Sauf accident, rien n'annonce le surgissement de problèmes aussi difficiles. Peut-être le plus difficile sera-t-il encore la liquidation de certains éléments du gaullisme: habitudes d'autoritarisme et d'arbitraire que le style du président de la République a transmises à de petits seigneurs, politique extérieure qui préfère l'éclat et les succès de théâtre aux constructions durables et qui ne parvient plus à distinguer tactique et stratégie, jeu et objectif, ou encore qui semble finalement n'avoir d'autre objectif que de s'affirmer elle-même dans un jeu à chaque instant renouvelé." (p.1224)

    "Les citoyens soviétiques sont fiers de leur pays, de la puissance à laquelle il s'est élevé, et ils associent plus ou moins étroitement le régime à leur patrie. L'accoutumance remplace l'enthousiasme ou la peur. Les conditions de vie s'améliorent. […]
    A l'extérieur, [l'Union soviétique] risque de perdre, au profit de la Chine communiste, plus pauvre, plus violente en paroles, plus tyrannique, le monopole de l'idée révolutionnaire. A l'intérieur, [elle] est désormais dirigé par des hommes de la troisième génération, qui n'ont pris aucune part à la conquête du pouvoir et à la guerre civile, produit du régime lui-même et non de la révolte contre le régime antérieur. Ces hommes ne peuvent plus ignorer l'inadaptation des méthodes staliniennes de planification aux nécessités d'une économie complexe. Ils constatent que l'agriculture, après les progrès de la période 1953-1959, n'a pour ainsi plus progressé au cours des cinq dernières années. Peuvent-ils tout à la fois rationaliser l'économie, donner des satisfactions aux consommateurs et rendre à l'Union soviétique le prestige de l'idée révolutionnaire ? C'est à l'époque de la grande purge que se répandit le grand mensonge du régime le plus humain du monde. L'histoire comporte une étrange logique. Le régime soviétique avait besoin du délire stalinien et la terreur pour fasciner. Plus les planificateurs soviétiques reconnaissent les exigences du marché, et moins ils impressionnent les Occidentaux par des taux de croissance (qui, de toute manière, diminuent). Plus les gouvernants soviétiques accordent de libertés aux intellectuels et de sécurité aux simples citoyens, et moins ils peuvent se vanter au-dehors d'accomplissements fictifs. La normalisation à l'intérieur paralyse la propagande à l'extérieur. Ici et là, la réalité prend le meilleur sur la fiction. Les bâtisseurs de l'avenir se résigneront-ils à n'être que ce qu'ils sont, gestionnaires d'une société hiérarchique et administrative, désireux non plus seulement de rattraper l'Occident mais de l'imiter ?
    " (p.1224)

    "La première équivoque est celle qui résulte du fait que le mot politique sert à traduire deux mots anglais qui ont chacun une acception précise. En effet, la politique, en français, traduit à la fois ce que les Anglo-Saxons appellent policy et ce qu'ils appellent politics.
    On appelle policy une conception, un programme d'action ou une action en elle-même d'un individu, d'un groupe ou d'un gouvernement. […] Quand on évoque la politique de Richelieu, on songe à la conception que Richelieu se faisait des intérêts du pays, aux objectifs qu'il voulait atteindre et aux méthodes qu'il employait. En un premier sens, le mot politique désigne donc le programme, la méthode d'action ou l'action elle-même d'un individu ou d'un groupe, concernant un problème ou la totalité des problèmes d'une collectivité.
    En un autre sens, la politique,
    politics en anglais, s'applique au domaine dans lequel rivalisent ou s'opposent les politiques diverses (au sens de policy). La politique-domaine est l'ensemble où sont aux prises individus ou groupes qui ont chacun leur policy, c'est-à-dire leurs objectifs, leurs intérêts, leur philosophie parfois.
    Ces deux sens du mot politique, bien qu'ils soient distincts, sont connexes. Les politiques, définies comme programmes d'action, risquent toujours de se heurter à d'autres politiques. Les programmes d'action ne sont pas nécessairement en accord ; à ce titre, la politique-domaine comporte un élément de conflit, mais elle comporte aussi un élément d'entente. Si les politiques, c'est-à-dire les buts visés par les individus ou groupes à l'intérieur d'une collectivité globale, étaient rigoureusement contradictoires, il y aurait lutte sans coopération possible et la collectivité n'existerait plus. La collectivité politique se définit par la composition de plans d'action partiellement contradictoires et partiellement compatibles.
    " (pp.1229-1230)

    "La troisième équivoque, la plus importante, résulte du fait que l'on désigne par le même mot politique, d'une part, un secteur particulier de l'ensemble social et, d'autre part, l'ensemble social lui-même, observé à un certain point de vue.
    La sociologie de la politique traite de certaines institutions, tels, dans les sociétés modernes, les partis, le Parlement, l'administration. Ces institutions constituent peut-être un système, mais un système partiel par opposition à la famille, à la religion, au travail. Ce secteur de l'ensemble social a une particularité, il détermine le choix de ceux qui gouvernent la collectivité tout entière et le mode d'exercice de l'autorité. Autrement dit, il s'agit d'un secteur partiel, dont les répercussions sur l'ensemble sont immédiatement visibles. On pourrait objecter que le secteur économique exerce aussi une influence sur les autres secteurs de la réalité sociale, ce qui est vrai ; mais les gouvernants d'une société ne gouvernent pas les partis ou les parlements, ils gouvernent la vie économique et ils ont le droit de prendre des décisions relatives à tous les secteurs de l'ensemble social.
    On pourrait encore présenter le lien entre le secteur partiel et l'ensemble social de la manière suivante. Toute coopération entre les hommes implique une autorité ; or le mode d'exercice de l'autorité et le choix des gouvernants sont l'essence de la politique. La politique est la caractéristique majeure de la collectivité tout entière puisqu'elle est la condition de toute coopération entre les hommes
    ." (p.1231)

    "
    (p.1368)

    "
    (p.1370-1372)
    -Raymond Aron, Démocratie et totalitarisme, Éditions Gallimard, 1965 (le cours en Sorbonne date de 1957-1958), repris dans Penser la liberté, penser la démocratie, Gallimard, coll. Quarto, 2005, 1815 pages, pp.1219-1464.



    Dernière édition par Johnathan R. Razorback le Ven 22 Nov - 17:53, édité 9 fois


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    Message par Johnathan R. Razorback Lun 9 Oct - 13:16

    "If I detest ideological fa­naticism, I like little better the indifference which sometimes succeeds it. Those who have dreamed of a radical revolution find it hard to accustom themselves to the loss of their hope. They refuse to distinguish among regimes from the moment none of them is transfigured by the hope of a radiant future. Therefore, skepticism is perhaps for the addict an indispen­sable phase of withdrawal; it is not, however, the cure. The addict is cured only on the day when he is capable of faith without illusion.
    “The man who no longer expects miraculous changes either from a revolution or an economic plan is not obliged to resign himself to the unjustifiable.”
    Let the reader make no mistake. Ten years ago, I thought it necessary to fight ideological fanaticism. Tomorrow it will perhaps be indifference which seems to me to be feared. The fanatic, animated by hate, seems to me terrifying. A self-satisfied mankind fills me with horror.
    " (XV-XVI)
    -Raymond Aron, préface à la version anglaise de L'Opium des intellectuels, The Norton Library, 1962 (1955 pour la première édition française), 324 pages.

    https://books.google.fr/books?id=vmAvDwAAQBAJ&pg=PT261&lpg=PT261&dq=l%27autre+modernit%C3%A9&source=bl&ots=Px0l0vJXp4&sig=ACfU3U1ddl3YaV3LCM7snI0VZjo2mk27VQ&hl=fr&sa=X&ved=2ahUKEwiwiJ6uwcXgAhXHDGMBHYdaACU4eBDoATAIegQIBBAB#v=onepage&q=l'autre%20modernit%C3%A9&f=false



    Dernière édition par Johnathan R. Razorback le Lun 18 Fév - 14:50, édité 1 fois


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    Message par Johnathan R. Razorback Jeu 4 Jan - 18:31

    http://www.persee.fr/doc/rfsp_0035-2950_1955_num_5_1_402591

    "
    -Raymond Aron, Réflexions sur la politique et la science politique française,

    https://books.google.fr/books?id=K84aDAAAQBAJ&pg=PT2454&lpg=PT2454&dq=France+sovi%C3%A9tis%C3%A9e&source=bl&ots=yuRKCSXyBE&sig=IwQSSDyChj9VRV-4N3U4EzyF0_0&hl=fr&sa=X&ved=0ahUKEwiwvJiCw77YAhVIWhQKHekpDkAQ6AEILDAB#v=onepage&q=France%20sovi%C3%A9tis%C3%A9e&f=false

    "La classe ouvrière était déjà acquise aux travaillistes. Deux couches sociales se sont ralliées massivement à la gauche: les jeunes (25% des électeurs votaient pour la première fois) et les classes moyennes. Les moins de trente ans, jeunes hommes et jeunes femmes, avaient été mobilisés sous l'uniforme ou dans les usines, ils avaient été transplantés, ils avaient échappé à leur entourage, ils avaient pénétré dans d'autres milieux. Ce brassage avait secoué les habitudes, dissipé les préjugés traditionnels, répandu la psychologie des masses urbaines, c'est-à-dire facilité la diffusion du socialisme. En même temps, les classes moyennes, fonctionnaires, propriétaires, habitants des petits villes n'opposaient plus au socialisme la même mauvaise humeur ou le même soupçon. Le socialisme avait acquis droit de cité dans la bourgeoisie parce qu'elle s'était ouverte à lui et parce qu'il s'était rapproché d'elle. Si ouvriers et petits bourgeois ensemble reconnaissaient dans le travaillisme leur représentant, l'interprète de leurs vœux, le prestige en régression de la classe dirigeante ne pouvait arrêter un mouvement de masse irrésistible.

    L'arrivée au pouvoir du socialisme ne consacre la victoire ni de la révolution, ni de la seule classe ouvrière. Par son ascension même, par le recrutement de ses députés et de ses électeurs, le Labour Party a été transfiguré bon gré, mal gré, en grand parti national de gauche.

    Jusqu'à présent, le groupe travailliste était avant tout le mandataire au parlement des syndicats ouvriers. Les anciens secrétaires de syndicats ne constituent plus que le tiers du groupe parlementaire."

    "Cette nouvelle élite a été désignée pour accomplir, dans un esprit et selon une doctrine déterminée, une tâche dont la nation entière reconnaît la nécessité. La tâche, c'est la restauration de la fortune nationale et l'avance dans la voie du progrès social. La doctrine, c'est la direction de l'économie par l'Etat, sous l'influence non grands entrepreneurs, mais des délégués de masses populaires.

    L'opinion anglaise sait que la survie de la Grande-Bretagne et de l'empire dépend du rétablissement de la balance des comptes, dont l'équilibre a été rompu par la liquidation des placements à l'étranger. Elle sait que la conquête ou la reconquête des marchés extérieurs exige un immense effort de rationalisation: les enquêtes menées par des techniciens américains ont révélé à quel point le rendement du travail humain est inférieur en Angleterre à ce qu'il est aux Etats-Unis. On sait que la richesse de tous est fonction du produit social et que celui-ci, à son tour, est fonction de la productivité, elle-même enfin, en une large mesure, fonction de l'outillage."

    "La Grande-Bretagne connaît à son tour un phénomène universel: le déclin des autorités traditionnelles."

    " [Le parti socialiste] a pour mission d'introduire dans la société française les éléments de socialisme, direction de l'économie par l'Etat sous l'influence des masses populaires, qu'elle peut assimiler tout en recueillant le libéralisme intellectuel et personnel, que la France ne se résigne pas à sacrifier [...] Le parti socialiste porte les derniers espoirs d'une évolution pacifique et ordonnée dans le cadre de la France."

    "Une société partiellement socialisée laissera aux détenteurs des moyens de production une certaine puissance largement balancée à coup sûr par celle de l'Etat et des partis de masses. Précisément à cause de cette dissociation de l'élite, les libertés ont chance de survivre. Bien plus, les gouvernants seront incités à élever le niveau de vie des salariés autant que le permet le volume de la production. Incitation qui ne joue pas au même degré dans un régime de type soviétique."
    -Raymond Aron, "La chance du socialisme", Les Temps modernes, novembre 1945, in Politique française. Articles 1944-1977, Paris, Éditions de Fallois, 2016.

    https://books.google.fr/books?id=Jwg9DgAAQBAJ&pg=PT37&lpg=PT37&dq=ignorance+%C3%A9conomique&source=bl&ots=CF7gXV0BX7&sig=ACfU3U3vKQu1CPlKyyz9BJqZoT35Il2beQ&hl=fr&sa=X&ved=2ahUKEwiN3LzEr4ThAhWo3eAKHTIOA084KBDoATAAegQIAhAB#v=onepage&q=ignorance%20%C3%A9conomique&f=false

    "J'ai été socialiste aussi longtemps que je n'ai pas fait d'économie politique."
    -Raymond Aron, Le spectateur engagé : Entretiens avec Jean-Louis Missika et Dominique Wolton, Paris, Éditions de Fallois, 2004 (1981 pour la première édition).



    Dernière édition par Johnathan R. Razorback le Dim 12 Sep - 16:55, édité 6 fois


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    Message par Johnathan R. Razorback Jeu 15 Fév - 19:04

    "Postérité hégélienne de Marx dont Lukács passe à juste titre pour le plus illustre représentant." (p.33)
    -Raymond Aron, Histoire et dialectique de la violence, Gallimard, coll. NRF, 1973, 271 pages.

    "Ni les assassinats, ni le terrorisme, ni la compétition économique ne constituent une guerre, au sens que je donne à ce concept." (p.III)

    "La discipline qui se consacre aux relations internationales peut respecter tout autant qu'une autre science sociale l'individualisme méthodologique." (p.XI)

    "Quelle que fût la manière de penser des gouvernants ou du monde des affaires, quelle qu'ait été la responsabilité des conflits d'outre-mer dans l'alignement des Etats européens, la guerre de 1914 prit naissance dans les Balkans, là où se heurtaient les intérêts des Slaves et des Germains, pour employer une expression trop grandiose, plus simplement là où l'Autriche-Hongrie se heurtait aux pays slaves qui entretenaient l'irrédentisme des Slaves de l'empire dualiste. L'Alsace-Lorraine nourrissait l'hostilité franco-allemande plus que la question du Maroc. La Grande-Bretagne redoutait plus la flotte allemande de haute mer que la concurrence des marchandises made in Germany." (p.XIV)

    "Le marché mondial capitaliste d'avant 1914 était dominé par l'empire britannique, avec pour centre Londres et la place de Londres. Dès le dernier quart du XIXe siècle, l'Angleterre avait perdu son rôle de pionnier industriel: dans les secteurs de pointe, électricité et chimie, l'Allemagne wilhelmienne tenait le premier rang. Les exportations allemandes progressaient plus vite que celles de la Grande-Bretagne, mais celles-ci gardaient une supériorité quantitative. De plus, l'expansion allemande continuait de se diriger plus vers l'Europe que vers l'Outre-mer. La répartition des exportations anglaises était inverse." (p.XV)

    « L’égoïsme est naturel à tous les Etats. » (p.XXVII)
    -Raymond Aron, "La société internationale", projet de présentation à la huitième édition, 1983, in Paix et guerre entre les nations, Calmann-Lévy, 2004 (1962 pour la première édition), 794 pages.

    « Les temps de troubles incitent à la méditation. La crise de la cité grecque nous a légué la République de Platon et la Politique d’Aristote. Les conflits religieux qui déchiraient l’Europe du XVIIe siècle firent surgir, avec le Léviathan ou le Traité politique, la théorie de l’Etat neutre, nécessairement absolu selon Hobbes, libéral au moins à l’égard des philosophes selon Spinoza. Au siècle de la Révolution anglaise, Locke a défendu et illustré les libertés civiles. A l’époque où les Français préparaient, sans le savoir, la Révolution, Montesquieu et Rousseau définirent l’essence des deux régimes qui devaient sortir de la décomposition, soudaine ou progressive, des monarchies traditionnelles : gouvernements représentatifs et modérés grâce à l’équilibre des pouvoirs, gouvernements soi-disant démocratiques, invoquant la volonté du peuple mais rejetant toutes limites à leur autorité.
    Au lendemain de la deuxième guerre du siècle, les Etats-Unis, dont le rêve historique avait été de se tenir à l’écart des affaires du Vieux Continent, se trouvèrent responsable de la paix, de la propérité, de l’existence même de la moitié de la planète. Des G.I. tenaient garnison à Tokyo et à Séoul vers l’ouest, à Berlin vers l’est. L’Occident n’avait rien connu de pareil depuis l’Empire romain. Les Etats-Unis étaient la première puissance authentiquement mondiale puisque l’unification de la scène diplomatique était sans précédent. Le continent américain occupait par rapport à la masse eurasiatique une position comparable à celle des Iles britanniques par rapport à l’Europe : les Etats-Unis reprenaient la tradition de l’Etat insulaire en s’efforçant d’élever une barrière à l’expansion de l’Etat terrestre dominant, au centre de l’Allemagne et au milieu de la Corée.
    » (p.13)

    « Quatre niveaux de conceptualisation […] théorie, sociologie, histoire, praxéologie. » (p.16)

    « Dans la formule « relations internationales », la nation équivaut à n’importe quelle collectivité politique, territorialement organisée. Disons, provisoirement, que les relations internationales sont les relations entre unités politiques, ce dernier concept couvrant les cités grecques, l’empire romain ou l’égyptien, aussi bien que les monarchies européennes, les républiques bourgeoises ou les démocraties populaires. » (p.17)

    « Aucune discipline scientifique ne comporte de frontières nettement tracées. Il n’importe guère, en première instance, de savoir où finissent les relations internationales, de préciser à partir de quel moment des rapports interindividuels cessent d’être des relations internationales. […] Le centre des relations internationales, ce sont les relations que nous avons appelées interétatiques, celles qui mettent aux prises les unités en tant que telles. » (p.18)

    « Les relations entre Etats comportent, par essence, l’alternative de la guerre et de la paix. » (p.18)

    « Science de la paix et science de la guerre, la science des relations internationales peut servir de fondements aux arts de la diplomatie et la stratégie, les deux méthodes, complémentaires et opposés, selon lesquelles est mené le commerce entre Etats. » (p.18)

    « La politique, en tant qu’elle concerne l’organisation intérieure des collectivités, a pour fin immanente la soumission des hommes à l’empire de la loi. La politique, dans la mesure où elle concerne les relations entre Etats, semble avoir pour signification –idéal et objectif à la fois- la simple survie des Etats face à la menace virtuelle que crée l’existence des autres Etats. […] Les Etats ne sont pas sortis, dans leurs relations mutuelles, de l’état de nature. Il n’y aurait plus de théorie des relations internationales s’ils en étaient sortis. » (p.19)

    « Les zones à propos desquelles éclatent les conflits armés sont souvent celles où les unités politiques se décomposent. Les Etats qui se savent ou se croient condamnés éveillent les convoitises rivales ou, en une tentative désespéré de salut, provoquent l’explosion qui les consumera. » (p.20)

    "La diplomatie peut être dite l'art de convaincre sans employer la force." (p.36)

    "La guerre est une épreuve de volontés. [...] Toutes les guerres réelles mettent aux prises des collectivités dont chacune s'unit et s'exprime en une volonté. A cet égard, elles sont toutes des guerres psychologiques." (p.37)

    "Peut-être l'alternative suprême, au niveau de la stratégie, est-elle: "gagner ou ne pas perdre". Une stratégie peut viser à vaincre décisivement les forces armées de l'ennemi, afin de dicter ensuite à l'ennemi désarmé les termes de la paix victorieuse. Mais, quand le rapport des forces exclut une telle éventualité, les chefs de guerre peuvent encore se proposer de ne pas perdre, en décourageant la volonté de vaincre de la coalition supérieure.
    Les auteurs allemands (H. Delbrück) ont trouvé l'exemple privilégié d'une telle stratégie dans la guerre de Sept Ans. Frédéric II ne nourrissait pas l'illusion de vaincre les armées austro-russes, mais il comptait tenir assez longtemps pour que ses adversaires fussent moralement usés et que l'alliance se désagrégeât. On sait comment la mort d'un empereur provoqua effectivement un renversement de la politique russe. Le souvenir de cette bonne fortune s'était gravé si profondément dans la mémoire allemande que Goebbels, en apprenant la mort de Roosevelt, crut que le miracle de Frédéric II allait se répéter: l'alliance entre Etats-Unis et Union soviétique n'était-elle pas encore plus contraire à la nature des choses que celle de Saint-Pétersbourg et de Vienne ?
    D'autres exemples, plus proches, illustreront la permanence du problème. Etant donné le rapport des forces, quel objet doit se proposer le stratège ? Telle fut, au fond, à partir de 1915-1916, l'interrogation à propos de laquelle se partagèrent généraux et hommes d'Etat allemands. Les empires devaient-ils se donner pour fin une victoire qui leur permettrait de dicter souverainement les clauses de la paix ? Ou bien, la supériorité de forces étant acquises aux Alliés, les empires centraux devaient-ils renoncer à la victoire et borner leurs ambitions à une paix de compromis, fondée sur la reconnaissance, par les deux camps, de leur incapacité de l'emporter décisivement ?
    Au rebours de ce qu'ont cru la plupart des Français, l'offensive de Verdun, dans le cadre de la stratégie du général von Falkenhayn, visait à user plutôt qu'à défaire l'armée française. Le commandement allemand comptait affaiblir celle-ci au point qu'elle fût incapable, durant le printemps et l'été de 1916, d'aucune entreprise de grande envergure. Sans inquiétude à l'ouest, l'armée allemande pourrait prendre l'offensive à l'est et y remporter des succès qui convaincraient les Alliés de traiter, si même ils ne les y contraignaient pas.
    L'équipe suivante, Hindenburg-Ludendorff, choisit, au contraire, l'autre terme de l'alternative. Jusqu'au printemps de 1918, les armées allemandes tentèrent de forcer la décision. La Russie avait été mise hors de combat en 1917 ; les troupes américaines affluaient en Europe: le rapport des forces, encore favorable au début de 1918, devenait et allait devenir de plus en plus défavorable. Le haut état-major allemand tenta de vaincre avant l'entrée en ligne d'une armée américaine, encore intacte, aux effectifs inépuisables. Historiens et théoriciens (avant tout, H. Delbrück) se sont demandé si cette stratégie d'anéantissement ne constituait pas, dès 1917, une erreur. Les chefs de guerre n'auraient-ils pas dû économiser les moyens, limiter les pertes des armées allemandes afin de tenir le plus longtemps possible dans l'espoir que les Alliés se lasseraient de la lutte et se contenteraient d'une paix négociée ? Renonçant à contraindre, la stratégie aurait tâché, par des succès défensifs, de convaincre l'ennemi de renoncer, lui aussi, à son ambition de vaincre.
    Un autre exemple plus frappant de cette dialectique de la victoire et de la non-défaite est celui du Japon en 1941. Comment l'Empire nippon, engagé depuis des années en une guerre interminable contre la Chine, a-t-il pu se lancer à l'assaut de toutes les positions européennes dans l'Asie du Sud-Est, défier simultanément la Grande-Bretagne et les Etats-Unis, alors qu'il produisait à peine sept millions de tonnes d'acier par an et que les Etats-Unis en produisaient plus de dix fois davantage ? Quel était le calcul des chefs de guerre, responsables de cette extravagante aventure ?
    Le calcul était le suivant: grâce à l'attaque par surprise sur Pearl Harbour, la flotte japonaise disposerait, durant quelques mois, d'une maîtrise des eaux, étendue au moins jusqu'à l'Australie. Armée et aviation pourraient conquérir Philippines, Malaisie, Indonésie et peut-être les avant-postes américains du Pacifique (Guam). Maître d'une zone immense, riche des gisements des principales matières premières, le Japon serait en mesure de s'organiser et de préparer sa défense. Aucun des plus exaltés parmi les généraux ou les amiraux, n'imaginait l'entrée des troupes nippones à Washington et la paix dictée souverainement, après une victoire d'anéantissement sur les Etats-Unis. Les chefs japonais qui prirent la responsabilité de déclencher la guerre comptaient résister assez longtemps à la contre-offensive américaine pour lasser la volonté ennemie de vaincre (qui, d'après eux, devait être faible puisque les Etats-Unis étaient une démocratie).
    Le calcul se révéla doublement faux: les sous-marins et les avions américains détruisirent en quatre années à peu près toute la flotte commerciale du Japon. Celui-ci était déjà radicalement battu avant même que les bombes américaines ne fissent flamber les villes et que Roosevelt ne payât l'entrée en guerre de l'Union soviétique (dont il aurait dû être prêt à payer l'abstention). Le calcul n'était pas moins faux en ce qui concerne la psychologie. Les démocraties cultivent souvent des idéologies pacifistes: elles ne sont pas toujours pacifiques. En tout cas, une fois en colère, les Américains frappent dur: l'attaque sur Pearl Harbour donnait à la flotte japonaise une maîtrise temporaire des eaux asiatiques mais elle rendait hautement improbable la renonciation des Etats-Unis à la victoire. Le succès du calcul militaire, durant la première phase, excluait le succès du calcul psychologique, relatif à la phase ultérieure. Non qu'une stratégie meilleure fût offerte aux chefs nippons: aucune ne promettait raisonnablement la victoire dans une épreuve entre adversaires à ce point inégaux
    ." (p.42-44)

    "L'ennemi d'hier est l'ami d'aujourd'hui. Il n'y a pas de politique raisonnable sans capacité d'oubli." (p.47)

    "Rares sont, dans l'histoire moderne de l'Europe, les circonstances où les chefs ont eu liberté de faire tout ce qui leur paraissait efficace et utile sur le plan strictement militaire." (p.50)

    "L'indifférence militaire, en temps de paix, peut revêtir deux formes: l'une caractéristique, à notre époque, des Etats-Unis, et l'autre de la France. La première consiste à confondre le potentiel d'armements avec la force actuelle, à imaginer que les notes diplomatiques ont la même puissance de conviction, qu'elles soient appuyées par des statistiques de production sidérurgique ou par des flottes de cuirassés, de porte-avions et d'avions. A partir de 1931 et jusqu'à l'été de 1940, les Etats-Unis refusèrent tout à la fois de reconnaître les conquêtes japonaises et de s'opposer par la force à l'entreprise de conquête.
    La deuxième modalité de diplomatie non accordée avec la stratégie, la modalité française, se caractérise par la contradiction entre la guerre que l'on se donne militairement les moyens de mener et la guerre que les accords diplomatiques obligent éventuellement à livrer. Entre 1919 et 1936, l'occupation ou le désarmement de la rive gauche du Rhin permettait à la France d'imposer sa volonté à l'Allemagne, pourvu qu'elle eût une volonté et le courage d'employer la force. Tant que l'armée française tenait les ponts sur le Rhin, elle avait, en cas de conflit, un avantage presque décisif. Elle était en mesure, dès les premiers jours des hostilités, de frapper au coeur l'arsenal industriel du Reich. En cette conjoncture militaire, les alliances de revers avec les pays sortis de la décomposition de l'empire austro-hongrois apportaient moins un appoint à la sécurité française qu'elles ne consacraient l'hégémonie de la France sur le Vieux Continent. L'Allemagne ouverte à l'ouest, ceinturée par des Etats hostiles à l'est et au sud, la France étendait sa puissance jusqu'aux frontières de l'Union soviétique. Mais, pour maintenir cette prééminence, elle avait besoin d'une armée capable de mettre à profit offensivement la démilitarisation de la rive gauche du Rhin et d'interdire à la Reichswehr la réoccupation de cette zone militairement vitale. Au moment crucial, en mars 1936, le ministre de la guerre, comme le haut état-major, demandèrent une mobilisation complète avant de consentir à une réplique militaire. La France n'avait pas d'armée d'intervention et, en creusant la ligne Maginot, elle avait témoigné d'une attitude militairement défensive, qui répondait à l'esprit mais non aux nécessités d'une diplomatie conservatrice: pour maintenir le statut de Versailles et le système des alliances en Europe balkanique et orientale, la France aurait dû être capable d'initiatives militaires afin d'empêcher la violation par l'Allemagne des clauses essentielles du traité de Versailles.
    Une fois la Rhénanie réoccupée par la Reichswehr et celle-ci transformée en une armée de masse, les engagements pris par la France à l'égard de la Tchécoslovaquie, de la Pologne ou de la Roumanie changeait de sens. La France promettait de s'opposer à une agression allemande par une guerre qui ne pouvait être qu'une guerre longue, sur le modèle de celle de 1914-1918. Si cette guerre éclatait, les alliés orientaux représentaient un appoint de forces, mais cet appoint même était précaire puisque ces pays, vulnérables, risquaient d'être recouverts par la vague allemande plus rapidement que ne l'avaient été la Serbie et la Roumanie au cours du précédent conflit. De plus, il était facile de présenter les engagements français comme impliquant le risque d'une guerre non inévitable. Après tout, Hitler ne serait-il pas satisfait le jour où il aurait, selon son idéologie, réuni tous les Allemands en un seul Reich ?
    (ein Volk, ein Reich, ein Führer) ?
    Une diplomatie, qui prétend agir sans armée actuellement en état de combattre, une diplomatie qui dispose d'une armée incapable des missions exigées par les objectifs, ces deux manquements à la rationalité s'expliquent par la psychologie des gouvernants et des peuples autant que par des erreurs intellectuelles. Les Etats-Unis n'ont jamais eu, avant l'âge des bombardiers stratégiques et des engins balistiques, de voisin à redouter. Ils avaient l'espace à conquérir sur les Indiens (les milices suffisaient) et sur la nature (à quoi bon des soldats) ? La politique dite de puissance était une invention des despotismes, un des aspects de la corruption européenne que l'on avait fuie. Le refus de reconnaître les changements territoriaux opérés par la force exprimait simultanément une idéologie confuse du droit, le désir de ne pas livrer de guerre et une obscure confiance dans le triomphe final de la moralité sur la violence. [...]
    La rupture française de l'unité politico-militaire avait, en France aussi, une cause psychologique. Le statut de Versailles était artificiel en ce sens qu'il ne traduisait pas le rapport véritable des forces le jour où la Grande-Bretagne et les Etats-Unis s'y déclaraient hostiles ou s'y montraient indifférents. Si l'Union soviétique et l'Allemagne réarmée s'unissaient pour le détruire, la France, avec ses seuls alliés continentaux, n'avait pas la force de le sauver. Logiquement, cette précarité de l'ordre européen d'après 1918 aurait dû inciter la France à exploiter pleinement, à conserver le plus longtemps possible les avantages qu'elle devait à la victoire (désarmement de l'Allemagne, Rhénanie sans défense). La rationalité commandait une défense active, appuyée par la menace d'actions militaires (à moins d'une franche tentative pour apaiser l'Allemagne de Weimar en lui donnant satisfaction). Mais le sentiment de l'infériorité potentielle agissait alors même qu'il existait encore une hégémonie de fait. L'organisation militaire reflétait le désir de sécurité et de repliement alors que la diplomatie se situait encore dans une constellation hégémonique
    ." (p.52-54)

    "Peu de concepts sont aussi couramment employés et aussi équivoques que ceux de puissance (power, Macht). Les Anglais évoquent la power politics, les Allemands la Macht Politik, avec un accent de critique ou de résignation, d'horreur ou d'admiration. En français, l'expression "politique de puissance" rend un son étrange, comme si elle était traduite d'une langue étrangère. Peu d'auteurs français ont exalté la politique de puissance à la manière de quelques doctrinaires allemands de la MachtPolitik. Peu d'auteurs français ont condamné la politique de puissance à la manière dont quelques moralistes américains ont condamné la power politics.
    Au sens le plus général, la puissance est la capacité de faire, produire ou détruire. Un explosif a une puissance mesurable et, de même, une marée, le vent, un tremblement de terre. La puissance d'une personne ou d'une collectivité n'est pas mesure rigoureusement en raison même de la diversité des buts qu'elle s'assigne et des moyens qu'elle emploie. Le fait que les hommes appliquent leur puissance essentiellement sur leurs semblables donne au concept, en politique, sa signification authentique. La puissance d'un individu est la capacité de faire, mais, avant tout, celle d'influer sur la conduite ou les sentiments des autres individus. J'appelle puissance sur la scène internationale, la capacité d'une unité politique d'imposer sa volonté aux autres unités. En bref, la puissance politique n'est pas un absolu mais une relation humaine.
    Cette distinction suggère plusieurs distinctions: distinction entre
    puissance défensive (ou capacité d'une unité politique de ne pas se laisser imposer la volonté des autres) et puissance offensive (ou capacité d'une unité politique d'imposer aux autres sa volonté) ; distinction entre les ressources ou la force militaire d'une collectivité, qui peuvent être évaluées objectivement, et la puissance, qui, en tant que relation humaine, ne dépend pas seulement des matériaux ou des instruments ; distinction entre la politique de force et la politique de puissance. Toute politique internationale comporte un choc constant des volontés, puisqu'elle est constituée par les relations entre des Etats souverains, qui prétendent se déterminer librement. Tant que ces unités ne sont pas soumises à des lois ou à un arbitre, elles sont, en tant que telles, rivales, puisque chacune est affectée par l'action des autres et en soupçonne inévitablement les intentions. Mais ces volontés aux prises ne déchaînent pas nécessairement une compétition militaire, potentielle ou actuelle. [...]
    Le français, l'anglais, l'allemand distinguent également deux notions,
    la puissance et la force, power and strenght, Macht und Kraft. Il ne me paraît pas contraire à l'esprit des langues de réserver le premier terme au rapport humain, à l'action elle-même, le second aux moyens, muscles de l'individu ou armes de l'Etat.
    Au sens physique, l'homme fort est celui qui, grâce à son poids ou à sa musculature, possède les moyens de résister aux autres ou de les faire plier. Mais la force n'est rien sans l'influx nerveux, l'ingéniosité, la résolution. De même, nous proposons, à propos des collectivités, de distinguer
    les forces, militaires, économiques, morales même, et la puissance qui est la mise en oeuvre de ces forces dans des circonstances et en vue d'objectifs déterminés." (p.58-59)

    "Les unités politiques, les régimes constitutionnels doivent tous leur origine à la violence." (p.61)

    "La mesure de la puissance est, par essence, approximative. [...] A lire les théoriciens, on croirait souvent qu'ils disposent d'une balance infaillible pour peser exactement la puissance des unités politiques. Si cette pesée était possible, les guerres n'auraient pas lieu puisque les résultats en seraient connus d'avance." (p.64)

    "La puissance d'une collectivité dépend de la scène de son action et de sa capacité d'utiliser les ressources, matérielles et humaines, qui lui sont données: milieu, ressources, action collective, tels sont, de toute évidence, quel que soit le siècle et quelles que soient les modalités de la compétition entre unités politiques, les déterminants de la puissance." (p.65)

    "En tous les siècles, les Grands se sont infiltrés, par l'intermédiaire d'agents et d'argent, chez les Petits, corrompant les consciences ou recrutant des fidèles. Longtemps la présence de "partis de l'étranger" était considéré comme l'effet et le symbole de la faiblesse. Étaient "balkanisés" les Etats dont l'orientation de la politique extérieure faisait l'objet de contestation entre des partis dont chacun, réservant ses préférences à un Grand, pouvait être accusé de servir un maître étranger.
    La nouveauté, en notre siècle -nouveauté qu'impliquent nos mœurs démocratiques-, c'est que les masses ne sont pas moins visées que les minorités dirigeantes par les paroles et les porte-parole des Etats offensifs. Chacun des camps, chacun des géants s'efforce de convaincre les gouvernés, de l'autre côté de la ligne de démarcation, qu'ils sont exploités, opprimés, abusés. La guerre des propagandes et des radios marque la permanence du conflit entre les Etats et le recours sans trêve aux moyens de pression. A ce jeu, la puissance n'est pas fonction de la force militaire ou des ressources économiques. Tel régime se prête mieux à l'exportation publicitaire, tel Etat est plus capable de recruter des représentants désintéressés ou dépense plus volontiers de l'argent pour le viol des consciences.
    " (p.70)
    -Raymond Aron, Paix et guerre entre les nations, Calmann-Lévy, 2004 (1962 pour la première édition), 794 pages.



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