"Deux préjugés nous empêchent de comprendre une révolution populaire de droite. C'est d'abord la confusion du prolétariat et du peuple. Le mot peuple a conservé pour des oreilles françaises une sonorité romantique, il nous rappelle les grandes espérances de 1848, les rêves généreux de Michelet ou de Hugo. Encore aujourd'hui, un écrivain que nous aimons, M. Guéhenno, parle de peuple plutôt que de prolétariat et il entend par là les pauvres, tous ceux qui travaillent et qui souffrent. Si nous convenons de désigner sous le nom de prolétariat les ouvriers d'usine (et en particulier des grandes entreprises), il est clair que dans tous les pays d'Europe, le prolétariat constitue une minorité. Cette minorité est certes plus active, plus compacte que les autres groupes de la population. Elle s'est organisée plus tôt et mieux que le reste de la population. C'est le groupe homogène le plus nombreux: il n'en reste pas moins qu'isolé dans la lutte, il n'aurait pas le droit de parler au nom du peuple (à moins qu'on n'accepte l'idéologie marxiste selon laquelle le prolétariat représente aujourd'hui les masses parce qu'il a une mission historique à remplir).
Mais à supposer même qu'on fasse admettre cette distinction, on se heurte à un autre préjugé. En France, il prendrait la forme suivante: tous ceux qui sont du mauvais côté de la barricade, tous les "petits" seraient à gauche, contre les puissants et avec le prolétariat. Un tel jugement est faux même pour la France: l'aventure de Napoléon III, celle de Boulanger suffisent à le démontrer. Il est encore plus faux en Allemagne où l'idéologie de droite (que les Français appellent de droite) est aussi spontanée et profonde que l'idéologie de gauche dans de nombreux milieux français. L'Allemagne moderne a pris conscience d'elle-même dans des guerres de libération. Là-bas il faut être national." (p.35-36)
"Le chiffre des revenus ne suffit à indiquer ni les opinions politiques des individus, ni les frontières des classes, ni l'attitude à l'égard de la société et de la vie. L'ouvrier agricole de la Prusse orientale, encore soumis à son seigneur féodal, n'a rien de commun, à égalité de salaire, avec le manœuvre de la Ruhr." (p.36-37)
"La masse des jeunes allait aux partis extrêmes, prête souvent à passer de l'un à l'autre, parce qu'elle était toujours à la fois contre les vainqueurs étrangers, contre les vieilles générations qui avaient connu l'avant-guerre, perdu la guerre et la prospérité, et pour une communauté nouvelle." (p.37)
"Il est certain que l'employé, à égalité de revenus, ne vit pas comme l'ouvrier, qu'il ne répartit pas d'une façon identique ses dépenses, qu'il n'a jamais l'impression d'appartenir à la même classe que l'ouvrier, même lorsqu'il travaille dans la même entreprise. La barrière résiste: on parlera de préjugés de classe, de prétentions à la culture, d'aspirations à l'existence bourgeoise, de refus du réel. Ne cherchons pas à juger, contentons-nous d'observer: la plupart des employés -et avec eux beaucoup d'intellectuels sans travail, beaucoup de petits bourgeois- détestaient le marxisme qui leur annonçait leur ruine, leur proclamait la fatalité de leur écrasement et ne leur montrait de voie de salut que dans une action commune avec le prolétariat, action dont ils ne voulaient pas parce qu'ils n'acceptaient pas la condition de prolétaire.
Et il faudrait répéter des réflexions du même ordre, vagues, incertaines tant qu'on voudra, mais vérifiées par l'expérience, à propos des petits commerçants, des représentants de commerce, de beaucoup d'artisans. Les protestations contre les grands magasins, la haute banque, la finance juive, le capitalisme monopolisateur, la rationalisation excessive, tous ces refus de l'économie actuelle exprimaient la révolte de ceux qui s'en prenaient à telle ou telle forme du capitalisme, non au capitalisme en tant que tel. Au contraire, le prolétaire formé par le marxisme avait pris l'habitude de combattre le capitalisme en lui-même, et non tel ou tel de ses représentants. Le boutiquier voit dans le patron juif du grand magasin ou dans le financier international la cause personnelle de ses malheurs. Il haïssait le méchant capitaliste, haine plus redoutable encore que la haine souvent impersonnelle du marxiste." (p.38-39)
"Pourquoi les paysans en Allemagne ont-ils été au national-socialisme plutôt qu'au socialisme ou au communisme ? D'abord parce que la propagande hitlérienne était infiniment plus adroite et plus puissante. Mais aussi et surtout parce que les orateurs nazis promettaient et pouvaient promettre la suppression du joug de l'intérêt, sans la faire dépendre d'un bouleversement social. Les socialistes, au contraire, ne le pouvaient pas: puisqu'ils participaient au pouvoir, une telle démagogie leur était interdite. Les communistes promettaient la libération, mais pour après la révolution. Or, la question des dettes à cette époque était décisive dans les campagnes, peut-être au même degré que la revalorisation des produits agricoles. Pendant les années de prospérité en effet, les paysans avaient contracté des emprunts considérables pour améliorer leur production et la crise avait précipité la chute des cours au point que les prix de vente couvraient souvent à peine les frais." (p.39)
"La crise, en créant une classe nouvelle, celle des chômeurs, accentuait encore la désunion ouvrière." (p.40)
"Aux élections de 1928, les hitlériens n'obtenaient pas un million de suffrages, en 1930, ils en obtenaient plus de six. Entre ces deux dates, la politique française n'a commis aucun acte de nature à expliquer ce revirement. C'est la crise qui a rendu les masses accessibles à la propagande hitlérienne. Et de cette crise (même de l'intensité particulière de la crise allemande), la politique allemande est aussi responsable que les réparations." (p.42)
"Les masses étaient soulevées par une foi collective de nature religieuse." (p.43)
"Le national-socialisme se fondait d'abord sur la critique du libéralisme et du marxisme." (p.44)
"Cette idéologie est celle qui convient à des masses qui veulent que leur sort soit transformé, sans que soit bouleversée la structure économique." (p.45)
"Les jeunes gens, surtout les militants (mais aussi les ralliés de la onzième heure et même ceux qui sont venus au secours de la victoire) ont en grand nombre trouvé un emploi dans l'administration du parti ou dans quelqu'une des nombreuses administrations nouvelles. Dans la lutte des générations, l'accession aux places joue un rôle décisif. Sur ce point au moins, la prise du pouvoir n'a pas été inutile." (p.48)
"On a transformé aussi des chômeurs, surtout les jeunes, en travailleurs des camps du travail. [...] Mais qui ne sait aussi que la vie des camps de travail ressemble fort à ce que nous appelons "vie des camps". Le service du travail est lui aussi synthèse d'intentions économiques, sociales et militaires." (p.49)
"Comment a-t-on réussi à faire reprendre l'économie, à obtenir une diminution de près de 50% du nombre des chômeurs ? [...] Il est impossible de mettre en douter l'amélioration de la situation, mais encore une fois on peut se demander si le réarmement n'en est pas le facteur essentiel." (p.49)
"Si on entend par socialisme un régime où les différences de classe sont supprimées ou du moins réduites, aucun régime n'est aussi peu socialiste que le national-socialisme. Non seulement on y proclame la nécessité de donner libre jeu à l'initiative individuelle, non seulement on maintient et renforce l'autorité de l'employeur qui devient "führer", mais encore on ne touche pas à la répartition des profits. Les salaires des ouvriers ont, depuis 1933, plutôt baissé. En dépit de l'augmentation du nombre des travailleurs, le chiffre des revenus ouvriers avait, en 1933, à peine augmenté. Stables en valeur nominale, les salaires ont baissé en 1934 et 35, étant donné la hausse des prix. Il y a bien une loi (4 décembre 1934) qui réserve à l'Etat les bénéfices au-dessus d'un certain pourcentage (6%), mais il est si facile de la tourner, les grandes entreprises industrielles n'ont jamais été si prospère que depuis le nouveau régime. Autorité, propriété, bénéfices, tout reste aux capitalistes. Où est le socialisme ?" (p.51)
"La propagande communiste secrète, en dépit des persécutions, en dépit d'une répression impitoyable, dure toujours. Cependant, n'imaginons pas les ouvriers soumis par la terreur à un régime qu'ils détestent. Ils n'ont pas tant à regretter, ils ne sont pas tous sensibles à la perte de la liberté." (p.52)
"Hitler reste le maître, mais il a besoin de la Reichswehr." (p.52)
"Comment ne pas observer cette préparation intense, systématique: accumulation de stocks, effort pour se suffire à soi-même en ce qui concerne l'approvisionnement, les matières premières, etc. Et surtout, à quoi tend cette exaltation nationale, à quoi cette concentration du pouvoir et de l'économie, à quoi cette politique financière et économique ?" (p.53)
-Raymond Aron, Une Révolution antiprolétarienne. Idéologie et réalité du National-socialisme, in Inventaires. La crise sociale et les idéologies nationales, Paris, Alcan, 1936. Repris dans Raymond Aron, Penser la liberté, penser la démocratie, Gallimard, coll. Quarto, 2005, 1815 pages.
"1. La constitution de nouvelles élites dirigeantes est le fait fondamental des régimes totalitaires (allemand et italien). -Élites violentes, composées de demi-intellectuels ou d'aventuriers, cyniques, efficaces, spontanément machiavéliques. Institution et diplomatie sont au service de la volonté de puissance de ces élites: autorité tyrannique à l'intérieur, expansion sans limites à l'extérieur." (p.57)
"5. Les régimes totalitaires sont authentiquement révolutionnaires, les démocraties essentiellement conservatrices. -Ceux-là, qui se donnent pour défenseurs de la culture contre le bolchevisme, ont institué en Europe un état de guerre permanent ; derrière la façade bureaucratique, ils ont détruit les fondements moraux et sociaux de l'ordre ancien. Rien n'est donc plus étrange, à cet égard, que la sympathie que leur ont si longtemps manifestée les conservateurs de France et d'Angleterre.
6. Les succès techniques des régimes totalitaires dans l'ordre économique, politique, militaire, sont indiscutables, de même que sont indiscutables les vertus passives de leurs fidèles. Les démocraties ne peuvent se justifier en se bornant à invoquer des valeurs que leurs adversaires méprisent, elles doivent se montrer capables des vertus dont les régimes totalitaires revendiquent le monopole. Malheureusement, les mouvements antifascistes, jusqu'à présent, ont aggravé les défauts, politiques et moraux, des démocraties, défauts qui fournissent les meilleurs arguments en faveur des tyrannies." (p.58)
"Plus les "bourgeoisies" des pays démocratiques, par crainte de la révolution sociale, laissent aux élites des pays totalitaires des succès qui renforcent l'autorité de celles-ci, plus ces élites refoulent les élites anciennes qui opposaient la dernière résistance aux aventures de politique étrangère. Le meilleur argument du chancelier Hitler dans ses démêlés avec la Reischwehr ou le grand capitalisme, c'est précisément que toutes ses initiatives, si invraisemblables ou audacieuses qu'elles eussent pu paraître au point de départ, ont finalement réussi." (p.61-62)
"Le pouvoir a été donné à Mussolini et à Hitler par une combinaison des anciennes classes dirigeantes et l'élite nouvelle. Il est très vrai qu'au point de départ les anciennes classes dirigeantes s'imaginaient simplement qu'elles utiliseraient les nouvelles élites pendant le temps nécessaire pour liquider les troubles sociaux." (p.62)
"Dans l'ordre politique, c'est pour l'Allemagne un phénomène nouveau, et je crois important, que des chefs recrutés dans les milieux populaires puissent prendre le pas sur les représentants des vieilles classes dirigeantes. La suppression du sens de l'autorité légitime, du respect pour la vieille aristocratie, la transformation des rapports humains qui, dans certaines parties de l'Allemagne, pouvaient être encore de nature féodale, tout cela équivaut à une révolution, qui entraînera de lointaines conséquences. Ce que n'avait pu faire un demi-siècle de social-démocratie, je pense que six ans de régime national-socialiste ont réussi à le faire, c'est-à-dire à éliminer le respect pour les prestiges traditionnels." (p.62)
"On a conservé les entrepreneurs, mais on a supprimé ce qui est la justification de l'entrepreneur capitaliste, à savoir l'initiative. Dans l'Allemagne actuelle, dominée par le système du plan, les propriétaires des moyens de production sont la plupart du temps encore les anciens propriétaires, mais ils ont perdu presque toute initiative, toute faculté de décider et de choisir. Si l'entrepreneur est devenu l'équivalent d'un fonctionnaire, la substitution d'un authentique fonctionnaire à un chef d'entreprise devient aisée." (p.63)
"Tous le monde sait que les grands succès de Mussolini sont postérieurs de six mois à l'avortement des mouvements ouvriers ; tous le monde sait également que, dans l'Allemagne antérieure à l'hitlérisme, il y avait moins de 5 millions de voix communistes sur plus de 33 millions d'électeurs. Donc, il ne semble pas que les conditions d'une révolution communiste eussent été réalisées ni en Italie, ni en Allemagne. Mais l'opposition au régime communiste est un admirable procédé de propagande, à l'intérieur et à l'extérieur." (p.63)
"Il ne faut pas croire que les difficultés financières soient telles qu'elles menacent les fondements du système. Rien n'est plus absurde que d'en attendre l'écroulement d'un régime économique, quel qu'il soit, en particulier du régime national-socialiste." (p.65)
"Face à des régimes qui déclarent que la force est la seule raison, face à des régimes qui affirment qu'ils sont héroïques et que les démocraties sont lâches, il me paraît dérisoire de parler perpétuellement de pacifisme, ce qui revient à enfoncer davantage dans l'esprit des dirigeants fascistes l'opinion qu'effectivement les démocraties sont décadentes.
Quand on parle à des gens qui font profession de mépriser la paix, il faut dire que, si l'on aime la paix, ce n'est pas par lâcheté. Il est ridicule d'opposer à des régimes fondés sur le travail des régimes fondés sur le loisir. Il est grotesque de croire qu'on résiste aux canons par le beurre ou à l'effort par le repos.
Quand les régimes totalitaires les menacent, les régimes démocratiques doivent répondre qu'ils sont capables d'être aussi héroïques qu'eux et aussi travailleurs ; et voilà ce qui signifie dans ma pensée, être capable des mêmes vertus." (p.67)
"Les peuples mêmes qui vivent en démocratie, au moins en France, ne croient plus trop à la valeur du régime sous lequel ils vivent. Une large partie de l'opinion de ce pays souhaite un autre régime." (p.67-68)
"La condition nécessaire pour que les régimes démocratiques puissent vivre, c'est de reconstituer une élite dirigeante qui ne soit ni cynique ni lâche, qui ait du courage politique sans tomber dans le machiavélisme pur et simple. Il faut donc une élite dirigeante qui ait confiance en elle-même et qui ait le sens de sa propre mission." (p.70)
"Avec la meilleure foi du monde, les masses appellent de leurs vœux des mesures exactement contraires à leurs intérêts véritables." (p.70)
"Pour sauver un héritage, il faut être capable de le conquérir à nouveau." (p.71)
"Sorel suggère que la volonté de résoudre les problèmes sociaux par la discussion est une preuve de bassesse, de pacifisme bourgeois. A ses yeux, le socialiste démocrate, qui va au Parlement dans l'espoir d'arranger les choses légalement, est un être méprisable, alors que celui qui se bat et affirme qu'il n'y a pas d'accord possible, est un être admirable." (p.76)
"Dans l'ordre de l'histoire, si on entend survivre, il faut consentir aux moyens efficaces, et on ne résiste aux armes que par les armes." (p.77)
"Je n'hésiterai pas à vous dire à nouveau des choses pénibles et des choses attristantes, parce que je les crois vraies." (p.82)
"Pour le régime parlementaire, tel qu'il fonctionne depuis vingt ans, je ne pense pas qu'on puisse soulever l'enthousiasme de personne." (p.85)
"Si le capitalisme est le régime qui fonctionne par la liberté des prix sur le marché, il n'y a rien de moins capitaliste que le régime allemand." (p.89)
-Raymond Aron, Etats démocratiques et Etats totalitaires, communication présentée devant la Société française de philosophie, le 17 juin 1939 ; publiée dans le Bulletin de la Société française de philosophie, 40e année, n°2, avril-mai 1946. Repris dans Raymond Aron, Penser la liberté, penser la démocratie, Gallimard, coll. Quarto, 2005, 1815 pages.
"Si le machiavélisme consiste à gouverner par la terreur et par la ruse, aucune époque ne fut plus machiavélique que la nôtre." (p.115)
"Les élites violentes qui ont accompli les révolutions du XXe siècle conçoivent spontanément la politique sur le mode machiavélique." (p.116)
"Pareto [...] fut un des maîtres du fascisme." (p.116)
"De ce pessimisme dérive une philosophie de l'histoire sans espérance. Tous les disciples de Machiavel tiennent la nature humaine pour éternellement semblable à elle-même, incapable d'amélioration." (p.117)
"Machiavel est sévère pour les tyrans qui se soucient de leur seule gloire et abusent de leur puissance, il réserve le mérite suprême au législateur qui met son autorité au service de la prospérité permanente du pays." (p.118)
"[Hilter] savait que notre élite était décadente et que les foules, aveuglées par un pacifisme mal compris, refuseraient toute initiative qui paraîtrait belliqueuse." (p.122)
"Sorel, petit bourgeois étranger au métier des armes aussi bien qu'à l'authentique vie ouvrière, rêve d'une violence qui serait aussi peu sanglante que possible. A la manière de tous les romantiques, il idéalise la violence, il la veut "sans haine et sans esprit de vengeance", il l'imagine sur le modèle des combats chevaleresques. Il souhaite conférer aux conflits sociaux "un caractère de pure lutte, semblable à celui des armées en campagne"." (p.127)
"Le nietzschéisme vulgarisé […] avai[t] préparé le terrain [au nazisme]." (p.129)
"Lorsque les peuples libres manifestent dans la défense de leur liberté autant de discipline, autant de courage, autant de volonté que les masses fanatisées au service de leurs tyrans, ils dissipent les mythologies romantiques, ils raniment l'espérance de tous ceux qui se refusent à croire que les peuples soient obligés de choisir entre la civilisation et la puissance, entre l'humanité et la grandeur temporelle. Athènes et Sparte, Carthage et Rome, ces images d'Épinal de l'histoire universelle ne préfigurent pas le destin de la culture occidentale. Il reste place dans l'avenir pour des démocraties régénérées, militantes, viriles, qui croient en elles-mêmes et qui croient en leur mission." (p.138)
"Le souvenir de la Révolution française, avec ses épisodes spectaculaires, ses gloires éclatantes, ses luttes titanesques, n'a cessé d'enrichir l'idée révolutionnaire. Dans la philosophie, la révolte du peuple contre l'ordre ancien a été interprétée parfois comme l'acte de suprême vertu, la décision par laquelle l'individu risque sa vie pour choisir son existence, pour se créer une existence conforme à sa volonté. La tradition révolutionnaire est une tradition héroïque: "Vivre libre ou mourir en combattant".
C'est aussi une tradition d'optimisme, de confiance en l'homme, en sa capacité de reconstruire la société conformément à son idéal. Tout ce qui arrive en l'histoire, en dernière analyse, est l'œuvre de l'homme et doit être inspiré par lui. Dans tous les écrits de Marx, on retrouve la conviction que les lois économiques du régime capitaliste n'ont pas un caractère fatal, qu'elles sont les lois d'une société qui a échappé à l'autorité du moderne apprenti sorcier: lorsque l'homme ressaisira ses "aliénations", il substituera un ordre humain à l'ordre inhumain dans lequel les créateurs sont esclaves de leurs créations. La destination de l'homme est d'organiser son univers souverainement, selon ses lois propres. […]
La continuité subsistait entre l'héritage révolutionnaire et la tâche à accomplir: même inspiration humanitaire, mêmes mots d'ordre, justice, égalité, liberté.
Ce qui s'ajoute à cet héritage, c'est la foi dans les forces productives accumulées par l'humanité et dans les vertus de l'organisation. Il y a désormais assez de richesses pour tous, il importe seulement d'organiser la création et la répartition de ces richesses: telle est la conviction fondamentale, qui se retrouve dans toutes les écoles et qui inspire les visions optimistes du monde postrévolutionnaire: prospérité générale et bonheur du plus grand nombre. Mais quelle que soit la part faite à l'Etat dans cette reconstruction sociale, la libération des personnes marquait toujours le but dernier.
Ainsi l'idée moderne de révolution pouvait passer tour à tour pour une figure du mythe prométhéen et pour une transposition humaniste du mythe religieux, du royaume millénaire." (p.141)
"Le vrai caractère de la tâche révolutionnaire de notre époque […] est sans doute, de progresser sur la voie de la justice sociale, de remédier par l'organisation aux maux de la civilisation mécanique, mais elle est aussi de sauver ce que l'on doit sauver des valeurs qu'avait proclamées de la civilisation libérale, du respect des personnes et des libertés. Entre ces deux nécessités, organisation des choses et libération des personnes, il n'y a pas solidarité certaine, et le risque existe toujours que les techniques d'administration s'étendent au domaine moral et ne dégénèrent en tyrannie. Les révolutions de notre époque, qui ne décevront pas les espérances des hommes, seront tout à la fois destructrices et conservatrices, elles devront renouveler les élites et les institutions, pour maintenir certaines idées et sauver les traditions spirituelles." (p.143)
"La rationalisation de la civilisation urbaine a provoqué dans tous les pays une réaction plus ou moins vive, une sorte de révolte irrationnelle. Le goût des sports, du camping, le scoutisme et les mouvements de jeunesse, sont les témoignages d'aspirations analogues. Pour qui a vécu pendant six jours devant sa table, sans autre instrument que sa plume, sans autre perspective que celle d'un autre bureaucrate, la fuite vers les champs ou les forêts, le septième jour, devient une sorte de besoin, tout à la fois physique et moral. Le corps appelle un contact vrai avec la nature, ou la possibilité de déployer ses forces refoulées, il a soif d'une activité que ne restreignent pas les règlements, que ne condamne pas à la monotonie la régularité des fonctions imparties à chacun dans une organisation collective. Et l'âme se retrempe dans une atmosphère d'où la fantaisie n'est pas exclue, ou l'être entier peut s'engager, où les relations humaines ne sont pas subordonnées aux rigueurs de la hiérarchie. L'individu s'évade de l'ordre rationnel dans lequel se cristallise l'existence collective, pour se retrouver lui-même, personne parmi des personnes, unique, irremplaçable.
Certes, il serait absurde de verser dans un romantisme bon marché et de s'indigner contre l'anonymat auquel nous sommes si souvent condamnés. L'apprentissage de l'anonymat est l'expérience amère par laquelle passe l'enfant ou le jeune homme avant d'arriver à la maturité. Chacun, dans sa famille et dans une large mesure à l'école, est connu, accepté, aimé pour lui-même, en tant qu'il est cet être singulier. La conscience que les autres ont de lui correspond plus ou moins à celle qu'il a de lui-même. A la caserne, dans sa profession, il devient une unité ou un rouage. On le juge à ses actes et à ses œuvres, non d'après les qualités incomparables, attachées à sa personne. Dès lors, il découvre la solitude dans la mesure même où il vit dans la société d'autrui, des autres hommes qui, comme lui, ne révèlent que la partie d'eux-mêmes intéressée au travail accompli. Figurant ou acteur, nous vivons parmi d'autres figurants, d'autres acteurs. Au rôle, qu'une raison impersonnelle écrit à tout instant pour nous, sans nous consulter, bon gré mal gré, nous devons nous plier.
Le désir d'une communauté affective naît donc spontanément, d'autant plus fort que l'individu trouve moins la satisfaction de ses exigences affectives dans la vie familiale, qu'il entretient, dans sa profession, des relations plus abstraites avec ses semblables, et qu'il exerce une activité plus rationalisée. Il était donc, à n'en pas douter, plus fort en Allemagne, où toutes les conditions favorables à cette révolte de la sensibilité se trouvaient réunies, que dans les autres pays occidentaux.
Par elle-même, cette réaction à la solitude personnelle et au dessèchement social n'a rien de commun avec le fanatisme hitlérien. Elle s'était manifestée dès avant la guerre de 1914, dans le "mouvement de jeunesse", elle s'exprimait de multiples manières avant l'avènement du national-socialisme. Mais celui-ci, qui devait achever la rationalisation bureaucratique, a su mobiliser la jeunesse, en se donnant pour le représentant de cette révolte irrationnelle.
Beaucoup des articles de la foi hitlérienne, surtout ceux qui ont effectivement agi sur les foules, peuvent s'interpréter en fonction de ces besoins sentimentaux. La communauté que l'on propose comme idéal n'est que la projection mythique d'une société construite selon les relations humaines, directement contraires aux relations abstraites de l'ordre bureaucratique. On imagine entre le Führer et ses fidèles la même solidarité vivante qui peut unir un chef à ses camarades d'équipe. Même l'autorité inconditionnelle et l'obéissance totale ne suppriment pas, dans l'imagination des croyants, la chaleur affective des relations entre personnes.
A ces hommes résolus à agir, lutter, marcher ensemble, on désigne un ennemi, principe de tout le mal, sur lequel s'épancheront les réserves de haine et de ressentiment, toujours disponibles dans les masses malheureuses, on présente un prophète sur lequel on concentrera les trésors de confiance et de ferveur que recèle le cœur des hommes, on propose un petit nombre de principes sociaux simples, répondant aux revendications immédiates et aux aspirations profondes des collectivités, primat de l'intérêt général, travail et justice pour tous, etc. Ainsi naît une religion politique." (pp.157-158)
"Carl Schmitt, un des théoriciens officiels du national-socialisme." (p.168)
"Dans les années qui précédèrent l'avènement du national-socialisme, l'Allemagne vécut une période d'intense activité intellectuelle. Jamais les méthodes nietzschéennes d'analyse et de critique ne furent maniées avec plus de virtuosité. Jamais les hommes n'avaient aperçu, avec plus de lucidité, les pièges de l'intérêt ou de l'amour-propre, la force de leurs désirs, la fragilité des impératifs intérieurs. Jamais cette prise de conscience n'avait approché d'aussi près un scepticisme anarchique. […]
Ceux qui avaient exploré les replis de l'âme ne sont certainement pas ceux qui ont ensuite enseigné aux hommes à écarter doutes et scrupules et à vouloir frénétiquement ce que voudrait le Führer. Mais ils avaient recueilli, vulgarisé, les résultats de cette exploration. Comme Nietzsche, ils démasquaient leurs adversaires ; derrière les valeurs démocratiques, ils dénonçaient la lâcheté des peuples vieillis ; derrière les valeurs supérieures, l'hypocrisie de bien-pensants qui s'abusent eux-mêmes ou veulent abuser les autres, derrière la religion même, les instincts. A un homme qui avait pris conscience de ses impulsions et qui en supportait impatiemment l'inhibition, ils promettaient la pleine expansion de ses appétits. Ils niaient violemment les valeurs déjà ébranlées par l'analyse et la critique. La force pure, nue, devenait une sorte d'idéal, si tous les prétendus idéaux n'en étaient qu'un travestissement ou un camouflage.
Mais un monde livré au hasard des forces naturelles, à la brutalité des passions humaines, au bon plaisir de la violence, n'a plus de but ni de sens." (p.171)
-Raymond Aron, L'Homme contre les tyrans, Gallimard, 1946. Repris dans Raymond Aron, Penser la liberté, penser la démocratie, Gallimard, coll. Quarto, 2005, 1815 pages.
Dernière édition par Johnathan R. Razorback le Dim 24 Nov - 18:05, édité 16 fois