"L'originalité d'Aron réside dans le couplage entre la réflexion et l'action, conformément à la condition historique de l'homme qu'il avait fait entrer la philosophie de l'histoire dans l'histoire de la philosophie française." (p.IV)
"Le déterminisme historique est absurde parce qu'il nie la liberté des hommes: l'histoire ne peut avoir de sens ni de fin." (p.VII)
"Le principe de l'autorégulation des marchés [...] est à l'origine de la débâcle de 2008." (p.XIV)
-Nicolas Baverez, Préface à Raymond Aron, Mémoires, Paris, Robert Laffont, coll. Bouquins, 2010 (1983 pour la première édition), 1030 pages.
"Avec le recul du temps, Raymond Aron (1905-1983) apparaît comme le commentateur politique le plus lucide que la France ait connu au XXe siècle." (p.1)
"Il aime passionnément son pays mais cet amour exige que le pays reste fidèle à son propre idéal. En 1951, il réitère son souhait: il faut que l'Indochine devienne indépendante." (p.4)
"Aron a su échapper aux écueils complémentaires du manichéisme et du relativisme." (p.10)
"Aron est d'abord toujours resté marginal par rapport au pouvoir politique. On aurait pu l'imaginer conseiller du prince, puisqu'il entretient des relations personnelles respectueuses avec les présidents de la Ve République, Charles de Gaulle, Georges Pompidou, Valéry Giscard d'Estaing, tout comme il connaît bien divers hommes politiques de la IVe. Il ne sera pourtant jamais le conseiller officiel ou officieux d'un dirigeant du pays: toute servilité à l'égard du pouvoir lui est odieuse et il tient farouchement à son indépendance. Il en va de même des partis politiques. En 1926-1927, alors qu'il est encore étudiant, il s'inscrit au Parti socialiste ; cette affiliation ne survit pas à sa métamorphose en Allemagne. A Londres, à partir de 1940, il aurait pu devenir gaulliste: il est irrité par le culte de la personnalité qui entoure le Général et par l'obligation imposée à ses admirateurs de voir le monde en noir et blanc ; il prend donc ses distances. Il reste sur sa réserve après la Libération, lorsque de Gaulle est chef du gouvernement. Mais, une fois celui-ci éloigné du pouvoir, Aron décide de lui témoigner sa fidélité et il entre au parti que celui-ci a créé, le RPF. Il y militera un peu, de 1948 à 1952. Il s'éloignera en revanche du Général une fois celui-ci revenu aux commandes de l'Etat, et critiquera même sévèrement certains de ses choix." (p.11-12)
"Ayant grandi dans une famille aimante, pourvu de capacités intellectuelles exceptionnelles, il suit la voie royale des jeunes gens dans la République française: il entre à l'École normale supérieure en 1924, il sort le premier du concours d'agrégation de philosophie en 1928. Les premiers coups lui sont portés par l'Histoire. D'abord la crise économique de 1929 ruine sa famille et condamne son père, qui avait déjà renoncer à briguer une brillante carrière, à chercher de petits travaux alimentaires. Il meurt peu après. Aron se promet alors d'accomplir dans la vie tout ce à quoi son père avait rêvé sans pouvoir le réaliser. [...]
S'il soutient une thèse sur la philosophie de l'Histoire, il y introduit sa conscience du présent dramatique, au point de heurter ses professeurs, surpris de voir les événements politiques perturber les salles tranquilles de l'Université." (p.18)
"Dès 1948, il supporte mal sa vie de journaliste professionnel et essaie d'entrer la Sorbonne ; mais les "chers collègues" le rejettent. Par la suite, Aron considérera ces années comme un intermède, sinon comme un gâchis [...] S'ajoute à cela le malheur personnel: en 1950 lui naît une enfant trisomique, quelque fois plus tard meurt de maladie sa deuxième fille, née en 1944. [...]
Aron sortira de cette période, jugée rétrospectivement stérile, par un double geste: il est de nouveau candidat à un post de professeur à la Sorbonne, en 1955, cette fois-ci avec succès, ce qui l'amène à renouer avec le milieu voué à la connaissance plutôt qu'à l'action ; et il publie la même année L'Opium des intellectuels, ouvrage certes polémique mais qui lui permet de reprendre la réflexion de fond, au-delà des controverses éphémères." (p.20)
-Tzvetan Todorov, Avant-propos à Raymond Aron, Mémoires, Paris, Robert Laffont, coll. Bouquins, 2010 (1983 pour la première édition), 1030 pages.
"Mon père avait perdu toute sa fortune, en 1929, à la suite de l'effondrement des cours de la Bourse." (p.32)
"[Ma famille] appartenait à la bourgeoisie moyenne du judaïsme français. Mon grand-père paternel, que je n'ai pas connu, avait créé un commerce de textile en gros à Rambervillers, village de Lorraine, où ses ancêtres étaient installé depuis la fin du XVIIIe siècle, me dit-on. Le commerce qu'il dirigeait avec son frère Paul (le père de Max Aron, le biologiste de Strasbourg) prospéra et se transféra à Nancy. [...]
Mes grands-parents, Juifs de l'Est, témoignaient d'un patriotisme intransigeant. Je ne crois pas qu'ils se soient jamais posé la question, aujourd'hui à la mode: Juifs ou Français d'abord ? Même mon père, autant que je m'en souvienne, bien qu'il ait été bouleversé par l'affaire Dreyfus plus que aucun événement historique, ne bougea pas de ses positions: franc-maçon dans sa jeunesse, sans inquiétude religieuse, sans aucune pratique juive ou presque, il ne différait pas, au moins superficiellement, de ses amis universitaires, d'origine catholique ou incroyants, vaguement de gauche." (p.33)
"Quand je revins d'Angleterre, en 1944, je n'avais pas mis un sou de côté et, sans beaucoup de réflexion, je refusai la chaire de sociologie à l'université de Bordeaux que le doyen m'avait offerte, m'assurant que mes collègues m'accueilleraient unanimement. J'ai regretté, depuis lors, mon refus qui retarda de dix années mon retour à l'université mais j'y vois une expression à la fois de légèreté (je suis donc le fils de mon père) et d'une certaine confiance. Après tout, en dehors de l'université, quel métier s'offrait à moi ? Le journalisme, bien sûr." (p.38)
"J'entrai en classe de philosophie en octobre 1921. L'exaltation patriotique retombait ; la gauche retrouvait ses forces et ses idées. La Chambre bleu horizon supportait le contrecoup des désillusions de la victoire. Mon père revenait à ses opinions antérieures de gauche modérée. Il avait voté, je crois, pour le Front national en 1919, il vota certainement pour le cartel des gauches en 1924. Entre-temps, lecteur et abonné du Progrès civique, l'hebdomadaire qui avait mené la campagne du cartel des gauches pour les élections de 1924, il redevint le dreyfusard de sa jeunesse, jamais rallié à Raymond Poincaré qui avait tant tardé à "libérer sa conscience" ; peu à peu dégagé de la propagande de guerre, et, avec prudence, ouvert aux paroles de réconciliation avec l'ennemi.
L'année scolaire 1921-1922, que je regarde comme décisive pour mon existence, fut historiquement marquée par les derniers soubresauts de la grande crise, guerrière et révolutionnaire. Je n'appris rien sur la politique, l'économie, le bolchevisme et Karl Marx, mais j'entrevis, pour la première fois, l'univers enchanté de la spéculation ou tout simplement, de la pensée. J'avais choisi la section A, moins par goût des langues anciennes que par peur des mathématiques. J'avais été presque traumatisé, en 4e, par un incident que je n'ai pas oublié: je n'avais pas trouvé la solution d'un problème. Le professeur avait écrit à l'encre rouge sur la copie: comment n'avez-vous pas trouvé la solution d'un problème aussi facile ?" (p.42)
"Cette psychologie équivoque, ces débris de la philosophie classique enseignés par un professeur sans génie, suffirent à me révéler ma vocation et les austères jouissances de la réflexion.
Le professeur Aillet prépara toute sa vie une thèse de philosophie du droit qu'il n'acheva jamais (une thèse soutenue sur un sujet voisin le découragea). [...] Aillet réfléchissait devant nous ; il n'était pas cuirassé par un système, il cherchait tout haut, péniblement, la vérité. Sa parole, parfois embarrassée, risquait de décourager ses jeunes auditeurs [...] mais le travail de la pensée, authentique, sans aucune comédie, offert à une vingtaine de garçons de dix-sept ou dix-huit ans, non un spectacle mais une expérience humaine, prit pour quelques-uns d'entre nous une valeur unique, incomparable. Pour la première fois, le professeur ne savait pas, il cherchait ; pas de vérité à transmettre mais un mode de réflexion à suggérer." (p.43-44)
"A la khâgne de Condorcet, je ne me mis pas au nombre de ceux qui briguaient une des premières places de la promotion de l'ENS. Il me suffisait d'entrer dans cette illustre maison. Quatre ans plus tard, à l'agrégation, je partageai avec Jean-Paul Sartre les faveurs des pronostics pour la première place. Quand je fus effectivement premier de la liste (devant Emmanuel Mounier et Daniel Lagache), j'attribuai ce succès, avec une clairvoyance triste, à des mérites scolaires. Dans aucune des dissertations ou des exposés oraux, je ne manifestai d'originalité quelconque. L'agrégation était à l'époque ce qu'elle est demeurée ; les candidats y témoignent de culture philosophique et de talent rhétorique." (p.44)
"Une année de familiarité avec l’œuvre de Kant me guérit, une fois pour toutes, de la vanité (au moins en profondeur)." (p.45)
"L'enseignement, scolaire et universitaire, tel que je l'ai reçu et absorbé, ne me préparait pas à comprendre la politique, l'Europe et le monde. L'idéalisme académique m'inclinait vers la condamnation du traité de Versailles, de l'occupation de la Ruhr, vers le soutien aux revendications allemandes, vers les partis de gauche dont le langage et les aspirations s'accordaient avec la sensibilité entretenue, peut-être créée par le goût de la philosophie." (p.46)
"Mon diplôme d'études supérieures portait sur l'intemporel dans la philosophie de Kant." (p.62)
"Son échec [à Sartre] l'agrégation, en 1928, ne l'affecta en aucune manière [d'autant qu'il l'obtint l'année suivante], pas plus que mon succès ne m'incita à une révision de mes jugements sur lui ou sur moi." (p.63)
"Au bout de quelques semaines, plus encore dix-huit mois plus tard, après le service militaire, le bilan de mes années d'École m'apparut décevant ; à vingt-trois ans en 1928, au printemps de 1930 à vingt-cinq ans, qu'est-ce que j'avais appris ? De quoi étais-je capable ?" (p.64)
"Quant Léon Brunschvicg dominait la Sorbonne, entre les deux guerres, la phénoménologie de Husserl, la pensée de Heidegger avaient "dépassé" ou déplacé les néo-kantismes allemands. Si surprenante que cette proposition puisse sembler aujourd'hui, les philosophes français et allemands ne se connaissaient guère. Le livre de Georges Gurvitch, les Tendances de la philosophie allemande contemporaine, préface par L. Brunschvicg, précéda les fameuses conférences données par Husserl, en France, sous le titre de Méditations cartésiennes. Au reste, Jean Wahl mis à part, les Français ne connaissaient guère la philosophie contemporaine anglo-américaine ; la connaissent-ils davantage aujourd'hui ? Pourquoi cette corporation des professeurs de philosophie fermée sur elle-même, ignorante de l'étranger ?" (p.68)
"Déchaînement de la propagande et de l'antigermanisme (Bergson lui-même n'avait pas échappé à la déraison)." (p.69)
"Le mépris de l'histoire qu'affectait Alain, communiqué à des disciples sans génie, nourrissait une sorte d'obscurantisme.
Lui-même n'était pas dupe de ses boutades, de ses excès, de ses excommunications. Quand je lui confiai, vers 1931 ou 1932, mon intention de réfléchir sur la politique, il me répondit: "Ne prenez pas trop au sérieux mes propos sur la politique. Il y a des hommes que je n'aime pas. J'ai passé mon temps à le leur faire savoir". Il n'ignorait pas qu'il "manquait" la dimension historique en se référant toujours à la nature humaine, constante, immuable en ses traits essentiels. Il refusa Einstein et la relativité, il refusa la psychanalyse. [...]
"Sophiste", ainsi l'a qualifié Marcel Mauss, au cours d'une conversation privée. Sans hostilité, sans passion, sans mépris [...] D. Brogan, avec plus de sévérité, écrivit vers l'année 40 une phrase que je mis en épigraphe d'un article sur Alain dans la France libre: "Le prestige d'un sophiste tel Alain annonce la ruine d'un Etat"." (p.72-73)
"Peut-être Georges Canguilhem fut-il l'intercesseur entre Alain et moi. Une solide amitié nous unissait, différente de celle qui me liait au groupe Nizan-Sartre, mais non moins solide. Lui avait reçu à Henri-IV l'enseignement d'Alain et il en partageait à l'époque les convictions, en particulier le pacifisme. Par lui, je me rapprochais des élèves d'Alain, marqués par leur maître plus que les autres élèves de l'École par les leurs. Nous nous retrouvâmes à Toulouse, en 1939, et il entoura ma femme, seule en mon absence, d'une gentillesse, d'une affection typique de sa nature profonde que dissimula souvent la rudesse de l'inspecteur général. Nous nous retrouvâmes de nouveau à la Sorbonne en 1955 ; parfois il terrifia les étudiants, mais il fut toujours respecté par eux. Docteur en médecine, historien de la pensée médicale et biologique, il a travaillé, enseigné, écrit (tous ses cours étaient rédigé) beaucoup plus que ses publications ne le suggèrent." (p.74)
"Ma critique de Benda, me semble-t-il, se ramenait à l'objection suivante: toutes les causes historiques ne se présentent pas sous une forme aussi schématique que l'affaire Dreyfus: d'un côté un innocent, de l'autre la réputation du grand état-major de l'armée. Les intellectuels ont le droit de s'engager dans des combats douteux." (p.77)
"C'est en 1925 ou 1926 que je m’inscrivis à la SFIO, section du Ve arrondissement. Pourquoi cette adhésion ? Je dois une réponse que mes lecteurs n'accueilleront pas sans sourire: il fallait faire quelque chose pour le peuple ou pour les ouvriers. [...]
Dans le premier numéro des Temps modernes, je dissertai encore sur les chances du socialisme (en un article bien pauvre). [...]
Sur un point -et un point important- ma sensibilité s'accorde avec celle de la "vraie" gauche. Je déteste par-dessus tout ceux qui se croient d'une autre essence. Je me souviens de deux querelles qui furent sur le point de dégénérer en une bagarre de rue: une fois, avec un dirigeant de banque, une autre fois avec un diplomate de style Norpois. Les deux fois, au cours de la guerre d'Algérie: "les Algériens, je prendrai moi-même mon fusil de chasse pour les ramener à l'obéissance", disait l'un ; "les Algériens, vous n'allez pas de les considérer comme des gens comme nous", disait l'ambassadeur en présence de P. H. Spaak." (p.79)
"Quel sujet de thèse choisir, puisque ce choix risquait de commander l'existence entière ?
Pourquoi ai-je d'abord choisi la biologie, ensuite la notion d'individu ? Je ne voulais pas suivre l'exemple de beaucoup de mes camarades, même parmi les plus brillants, Vladimir Jankélévitch par exemple: écrire avec le minimum de péril une thèse d'histoire de la philosophie." (p.81)
"Au printemps 1930, par l'intermédiaire du service des œuvres françaises à l'étranger que dirigeait Jean Marx au Quai d'Orsay, j'obtins un poste d'assistant de français à l'université de Cologne auprès d'un professeur réputé, Léo Spitzer. Les obligations, cours et séminaires, relativement lourdes, ne me laissaient qu'une partie de mon temps, insuffisante pour absorber le savoir qu'exigeait mon projet. L'autre raison, elle seule décisive, tenait à mon choix existentiel, pour employer une expression qui devint à la mode après 1945. [...] La lecture des grandes œuvres, les dialogues sur l'idéalisme ou le réalisme n'intéressaient que l'esprit, non le coeur. La révolte contre Léon Brunschvicg fut pour quelque chose dans mon deuxième choix, définitif celui-là. La morale de Brunschvicg, celle de Socrate telle que lui et Élie Halévy l'interprétaient -avec les exigences d'universalité, de réciprocité-, je l'acceptai sans peine, je l'accepte aujourd'hui encore. Mais prendre pour modèle et pour fondement de l'existence l'attitude du savant dans son laboratoire me laissait insatisfait. Le savant ne pratique la morale du savant que dans son laboratoire (et encore: les sociologues ont démystifié cette représentation, trop flatteuse, du savant). A fortiori, l'homme, en chacun de nous, n'est pas un savant ; la "vraie conversion" appartient aux images d'Épinal. Je cherchai donc un objet de réflexion qui intéressât à la fois le cœur et l'esprit, qui requît la volonté de rigueur scientifique et, en même temps, m'engageât tout entier dans ma recherche. Un jour, sur les bords du Rhin, je décidai de moi-même." (p.83)
"Comment puis-je saisir l'ensemble autrement que d'un point de vue, un entre d'autres innombrables ? D'où suivait une problématique, quasi kantienne: jusqu'à quel point suis-je capable de connaître objectivement l'Histoire -les nations, les partis, les idées dont les conflits remplissent la chronique des siècles- et mon temps ? Une critique de la connaissance historique ou politique devrait répondre à cette interrogation. Cette problématique comportait une autre dimension: le sujet, en quête de la vérité objective, est immergé dans la matière qu'il veut explorer et qui le pénètre, dans la réalité dont, en tant qu'historien ou économiste, il extrait l'objet scientifique. Je devinais peu à peu mes deux tâches: comprendre ou connaître mon époque aussi honnêtement que possible, sans jamais perdre conscience des limites de mon savoir ; me détacher de l'actuel sans pourtant me contenter du rôle de spectateur." (p.84)
"Dans l'année universitaire 1930-1931, je fis un cours sur les contre-révolutionnaires français Joseph de Maistre et Louis de Bonald ; je lus Claudel et Mauriac avec les étudiants, ils partagèrent, pour la plupart, les émotions que soulevaient en moi ces textes. [...]
C'est durant cette année à Cologne que je lus pour la première fois le Capital. A la Sorbonne, j'avais fait un exposé sur le matérialisme historique. C. Bouglé me reprocha probablement avec raison d'avoir édulcoré la pensée de Marx ; j'utilisai Engels et sa notion "en dernière instance". J'avais étudié aussi les Italiens, Mondolfo, les deux Labriola ; je répugnais à attribuer à Marx une explication déterministe de l'histoire humaine totale ; je ne connaissais pas assez, à l'époque, ni les textes de jeunesse ni les Grundrisse pour reconstituer le marxisme de Marx, comme je tentai de le faire au Collège de France en 196-1977." (p.85)
"La pensée marxiste nous aide-t-elle à expliquer la grande crise ? [...] J'espérai y trouver la confirmation du socialisme, phase prochaine et fatale de l'Histoire." (p.86)
"G. Canguilhem fut un héros de la Résistance." (p.90)
"Le but de toute politique, a fortiori de toute guerre, doit être moral ou encore, si l'on préfère, déterminé par les valeurs. Mais ni les moyens ni le but ne se déduisent de considérations morales ou exclusivement morales." (p.91)
"La défaite des nationaux-socialistes aux élections de novembre 1932 (son parti perdit deux millions de voix) qui, selon Léon Blum, enlevait à Hitler tout espoir d'arriver au pouvoir m'inspira des commentaires autrement réservés." (p.94)
"Aberration de la politique économique de Brüning, la déflation, l'équilibre du budget. Dépourvu de culture économique, comment aurais-je saisi ce qui échappait à la plupart des ministres et des dirigeants de l'industrie ? Plus tard, revenu en France, j'en savais assez pour déplorer la déflation Laval sans dévaluation, qui assura la victoire du Front populaire." (p.95)
"Mes lectures, peu délibérées, oscillèrent autour de deux pôles, Husserl et Heidegger d'une part, les sociologues, l'école néo-kantienne de l'Allemagne du Sud-Ouest, H. Rickert, Max Weber d'autre part. Les uns et les autres me donnaient le sentiment d'une extraordinaire richesse auprès de laquelle les auteurs français m'apparurent d'un coup médiocres, presque pauvres. Un demi-siècle plus tard, je suis enclin, pour le moins, à plus de réserve. La richesse conceptuelle de la langue et de la tradition philosophique allemande créent aisément une illusion. Les Sinnhafte Zusammenhânge perdent quelque peu de leur charme en devenant des "ensembles significatifs", des "réseaux de sens" ; j'ai éprouvé à l'époque, pour Karl Mannheim, une admiration qui m'étonne moi-même. [...]
Simone de Beauvoir a raconté comment j'avais parlé de Husserl à Sartre et éveillé en lui une fiévreuse curiosité. Moi aussi, en étudiant la phénoménologie, j'éprouvai une sorte de libération par rapport à ma formation néo-kantienne. A l'époque, j'avais déjà, pour ainsi dire, refoulé mes pulsions métaphysiques ; je fus moins impressionné par la phénoménologie transcendantale ou l'épochè que par la méthode, je dirais presque par le regard du phénoménologue. Je méditais sur l'Histoire et l'immanence des significations à la réalité humaine -réalité qui se prête au déchiffrement. Il me parut qu'il avait manqué à Dilthey une philosophie comme celle de Husserl pour mettre au clair ses intuitions. La saisie des significations dans l'histoire-se-faisant m'amena ou me ramena à Max Weber dont j'estimai peu à peu la grandeur en même temps que je me découvris lié avec lui par une Wahlverwandschafts, une affinité élective.
Pourquoi ai-je été, au contact des Allemands et de Max Weber en particulier, attiré par la sociologie alors que Émile Durkheim m'avait rebuté ? [...]
A la Sorbonne, entre 1924 et 1928, Paul Fauconnet et Célestin Bouglé enseignait la sociologie, l'un disciple orthodoxe de Durkheim, l'autre disciple aussi mais plus libre d'esprit, moins sociologique ; Ces professeurs n'étaient pas doublés d'assistants. Les normaliens, imbus de leur supériorité, ne fréquentaient pas les cours de la Sorbonne. Je devais aller de temps en temps au cours de C. Bouglé [...]
Je lus, bien entendu, les grands livres de Durkheim et de ses disciples, mais l'étincelle ne jaillit pas. A l'École, j'étais transporté tantôt par Kant (à la rigueur par Descartes), tantôt par Proust [...]
Durkheim ne m'avait pas aidé à philosopher à la lumière de la sociologie. Une morale laïque pour faire pièce à la morale en déclin des catholiques -ce fut la mission civique que s'assigna Durkheim- me laissait indifférent, pour ne pas dire davantage. Homme de discipline, de stricte moralité, kantien dans sa vie et ses écrits, il force le respect. Il avait peut-être raison de penser que les révolutions ne transforment pas en profondeur les sociétés et font plus de bruit que de bien. Pendant les années 30, le marxisme et l'Union soviétique me troublaient, le national-socialisme menaçait la France et le judaïsme du monde entier. La sociologie qui ne prenait pas au tragique les révolutions planait au-dessus de notre condition. Max Weber n'avait méconnu ni les systèmes sociaux ni les décisions irréversibles et fatales prises par les hommes du destin. Grâce à sa conscience philosophique, il avait uni le sens de la durée et celui de l'instant, le sociologue et l'homme d'action. Grâce à lui, mon projet, pressenti sur les bords du Rhin, prenait corps.
A ces deux raisons de m'attacher à lui -immanence du sens à la réalité sociale, proximité de la politique- s'en ajoutait une autre: le souci de l'épistémologie propre aux sciences sociales ou humaines. Lui aussi, il venait du néo-kantisme. Il cherchait une vérité universelle, autrement dit une connaissance valable pour tous les hommes qui cherchent une telle vérité. Simultanément, il avait une conscience aiguë de l'équivoque de la réalité humaine, de la multiplicité des questions que l'historien est en droit de poser aux autres hommes, ceux d'aujourd'hui ou d'hier. Pluralité des questions qui explique le renouvellement des interprétations historiques et que Max Weber s'efforce de limiter. D'où la dualité de la Sinnadäquation et de la Causaladäquation (adéquation significative et adéquation causale) il ne suffit pas qu'un rapport soit satisfaisant pour l'esprit, il faut encore en démontrer la vérité. [...]
Mon admiration temporaire pour Mannheim m'entraîna vers une sorte de sociologisme. Après avoir, à la suite de Léon Brunschvicg, confondu le penseur avec un moi transcendantal, je fus impatient d'interpréter les pensées de tel ou tel par les conditions sociales de l'homme." (p.102-107)
"Husserl et Heidegger d'un côté, les survivants de la IIe Internationale, l'École de Francfort, K. Mannheim de l'autre, constituaient les deux pôles de la réflexion philosophico-politique. Après 1945, la pensée française prolongea la phénoménologie, l'Existenzphilosophie et le marxisme hégélianisé qui dominaient la pensée allemande des années 30." (p.109)
"Après le 31 janvier et plus encore après l'incendie du Reichstag, j'éprouvais le sentiment d'une fatalité, d'un mouvement historique, à court terme irrésistible. [...] Le pullulement des uniformes bruns, le terrorisme larvé, la haine déchaînée contre la communauté juive, l'arrogance des vainqueurs, tout cela me répugnait ; vue de près la révolution est rarement édifiante ; en ce cas, il y avait Hitler dont je pressentais le satanisme." (p.113)
"Au cours de ces années d'Allemagne, je fis la connaissance d'écrivains, je me rapprochai de la NRF, de la Rive gauche. Les articles publiés par Europe me mirent en contact avec Jean Guéhenno, intime de mes amis Duval. A Cologne, Léo Spitzer invitait des conférenciers, Georges Duhamel, André Chamson, André Malraux. [...]
C'est aux aux décades de Pontigny bien plus qu'aux conférences de Cologne que j'eus l'occasion de découvrir la haute intelligentsia de l'époque. Paul Desjardins m'avait invité à une décade en 1928, immédiatement après l'agrégation. [...]
S'il n'y avait pas eu Pontigny, comment aurais-je pu passer dix jours avec André Malraux, et nouer avec lui une longue et profonde amitié ?" (p.114-115)
"C'est au cours d'une décade brillante de 1932 que je rencontrai Suzanne Gauchon qui devint la compagne de ma vie." (p.115)
"Suzanne était aussi très liée à Simone Weil, dans la même classe qu'elle pendant les trois dernières années du lycée. J'hésite à rien écrire sur Simone Weil, tant cette femme d'exception est devenue un objet de culte." (p.115)
"J'ai beaucoup admiré, à l'époque, le grand article qu'elle publia sur la condition ouvrière ; et aussi celui sur l'impérialisme romain, même si ce dernier prête à la critique des historiens. Malgré tout, le commerce intellectuel avec Simone me parut presque impossible. Elle ignorait apparemment le doute et, si ses opinions pouvaient changer, elles étaient toujours aussi catégoriques. Elle approuva l'accord de Munich, non en fonction du rapport des forces, mais parce que la résistance à l'hégémonie allemande en Europe ne lui paraissait pas valoir le sacrifice d'une génération. Après l'entrée des troupes allemandes à Prague, elle prit une autre position, aussi ferme: puisque les nazis ne se contentaient pas d'une hégémonie en Europe de type traditionnel, puisqu'ils tendaient à une colonisation comparable à celle que les Européens pratiquaient en Afrique, la résistance s'imposait, quel qu'en fût le prix.
Elle gardait secrète à l'époque sa vie religieuse, sa foi." (p.116)
"Je répondis souvent à ceux qui me reprochaient mes compagnons douteux: [en politique] on choisit ses adversaires, on ne choisit pas ses alliés." (p.119)
"Je travaillai durant cette année 1933-1934 plus que je ne l'ai jamais fait avant ou après, puisque je rédigeai la plus grande partie de la Sociologie allemande contemporaine et de la thèse secondaire consacrée à des philosophes allemands que je regroupai sous le thème de la Critique de la Raison historique." (p.121)
"Je n'ai enseigné qu'une seule année dans un lycée [au Havre]." (p.121)
"Revenus à Paris en octobre 1934, nous vécûmes des années intenses, illuminées par la naissance et les premières années de notre fille Dominique, enrichies par la familiarité des hommes hors du commun, assombries par la décadence de l'économie et de la politique françaises, par l'obsession de la guerre que nous sentions inévitable et à laquelle, malgré tout, nous ne voulions pas nous résigner.
Mon travail, au Centre de documentation sociale de l'École Normale Supérieure, me laissait des loisirs. Célestin Bouglé, directeur de l'ENS, breton d'origine et radical-socialiste du Sud-Ouest dans ses opinions, méritait l'affection de ses collaborateurs et la fidélité que nous, les quelques-uns qui survivent, lui gardons. [...] Plus encore que la plupart des durkheimiens, il manquait de formation économique." (p.122)
"Une année, nous donnâmes, Robert Marjolin et moi, un cours d'initiation à l'économie politique." (p.122-123)
"C. Bouglé avait accueilli le bureau français de l'Institut für Sozialforschung et de sa revue Zeitschrift für Sozialforschung. La revue paraissait en France, chez Alcan, mais les principaux membres de l'École de Francfort vivaient aux Etats-Unis. Je fis la connaissance de Max Horkheimer, de T. Wiesengrund Adorno, de Friedrich Pollock à l'occasion d'un voyage de l'un ou de l'autre. Ils souhaitaient élargir la rubrique des critiques de livres français. Ils me demandèrent de prendre la responsabilité de cette rubrique [...] J'acceptai d'autant plus volontiers que le traitement d'agrégé débutant que je recevais du Centre ne me permettait aucune fantaisie.
Ma collaboration à la Zeitschrift für Sozialforschung n'impliquait de ralliement ni au marxisme ni à l'École. Mes critiques de livres manquaient souvent d'indulgence et ne se conformaient pas aux coutumes universitaires. Je maltraitai, à l'occasion, des mandarins, qui me firent voir comment un jeune doit se conduire. L'historien Henri Hauser, que j'avais discuté sans retenue, écrivit un compte rendu dévastateur de l'Introduction sans avancer d'ailleurs d'argument. Quelques semaines plus tard, dans une réunion du conseil d'administration du Centre de documentation, C. Bouglé lui reprocha de ne pas présenter le livre avant de le réfuter. Un peu confus, H. Hauser se répandit en bonnes paroles à mon égard. Ni Kojève, ni Koyré, ni Weil ne mettaient très haut, philosophiquement, Horkheimer ou Adorno. Je m'inclinais devant le jugement de mes amis que j'admirais." (p.125)
"La France épousa son siècle. Elle cessa d'apparaître l'homme malade de l'Europe ; sous un régime enfin respectable, elle dévoila à l'étranger ses réussites que dissimulaient jusque-là les guerres coloniales et la valse des ministères. Une phase honorable de l'histoire de France, par la magie du verbe et des conférences de presse, devenait un moment de l'histoire universel." (p.135)
"La distance était immense entre ce que j'essayais de penser et d'écrire dans l'Introduction à la philosophie de l'Histoire, et ce qu'enseignait Kojève (ou Hegel). Mais Wilhelm Dilthey, Max Weber appartenaient à la descendance de Hegel, tributaires de problèmes qu'il avait posés et qu'il croyait avoir résolus. Épigone, j'écoutai, interdit et sceptique, la voix du maître, du fondateur." (p.138)
"Les deux adjectifs [Désespéré ou Satanique] que j'ai mis en titre de ce chapitre viennent de Paul Fauconnet qui me les jeta à la figure durant ma soutenance de thèse, à la Salle Liard, le 26 mars 1938. [...] Ce sociologue, disciple inconditionnel d'Émile Durkheim, regardait de loin, presque indifférent à force de sérénité scientifique, la montée d'une catastrophe dont je ne mesurais pas les dimensions -moi à qui les mandarins de l'époque reprochaient une humeur toujours sombre.
Lors de la soutenance de thèse, à la fin de mon intervention, Paul Fauconnet, selon le résumé public par la Revue de Métaphysique et de Morale, s'exprima dans ces termes, salués par des mouvements divers du public: "Je termine par un acte de charité, de foi et d'espérance ; charité en vous redisant mon admiration et ma sympathie ; foi dans les idées que vous condamnez ; espérance que les étudiants ne vous suivront pas".
Pur produit de la Sorbonne et du rationalisme positif ou néo-kantien, j'apparaissais à Fauconnet, et pas à lui seul, comme un négateur, moins un révolutionnaire qu'un nihiliste. [...]
La réaction de Fauconnet, caricaturale dans son expression, ne différait pas fondamentalement de celle des autres membres du jury, et, plus généralement, de celles des maîtres des années 30. Mes trois livres, la Sociologie allemande contemporaine, Essai sur une théorie allemande ; la Philosophie critique de l'Histoire, Introduction à la philosophie de l'Histoire, ont paru le premier en 1935, les deux autres en 1938 alors que plusieurs philosophes allemands, chassés du IIIe Reich ou le fuyant, vivaient à Paris. Les Recherches philosophiques publiaient les articles de ces exilés. Cette invasion pacifique suscita des réactions de rejet. Je profitai et souffris tout à la fois de la conjoncture. Mes livres introduisaient une ou des problématiques, venues de l'autre rive du Rhin. Fauconnet se sentit contesté par ma critique de l'objectivité historique ; tous s'étonnèrent de ne pas retrouver en moi un de leurs étudiants, qu'ils accueillaient à l'avance comme un membre de la famille. Faut-il ajouter que C. Bouglé par amitié, tous les autres, par fidélité à leur morale, ne songèrent pas un instant à me fermer l'accès de l'Alma mater ?" (p.150-151)
"Je ne puis pas ne pas me remémorer le choc ressenti par un durkheimien de stricte observance et d'horizon limité. Il y avait loin de sociologie qui progresserait, comme toute science (telle que les positivistes la pensaient à l'époque), pierre par pierre, accumulant les faits et les relations, corrigeant les erreurs mais intégrant le savoir acquis dans un ensemble plus vaste, à la sociologie telle que Max Weber la pensait, se renouvelant par les questions qu'elle posait à une matière inépuisable, à un monde humain en devenir, qui crée sans cesse des œuvres inédites et suscite par là même des interrogations inédites de l'historien ou du sociologue. En dernière analyse, ce que j'ébranlai d'un seul coup, c'était la philosophie vulgaire du progrès de la science." (p.156)
"Je pensai d'abord que la Philosophie critique de l'Histoire me servirait de thèse principale. Léon Brunschvicg lut le manuscrit (avant les corrections que j'y apportai ensuite) et le jugea sévèrement. [...] Pendant les vacances de 1935, je révisai l'ensemble de la Philosophie critique de l'Histoire, et je pris la décision d'écrire un livre qui servirait de thèse principale, ma version personnelle de la critique de la Raison historique." (p.158)
"Je me mis au travail en octobre ou novembre 1935 et commençai d'écrire l'Introduction à la philosophie de l'Histoire ; le livre fut achevé après les vacances de Pâques 1937." (p.163)
"Henri I. Marrou, dans le compte rendu qu'il écrivit pour Esprit, insista avant tout sur l'antipositivisme, la critique impitoyable des historiens qui nourrissent l'illusion d'atteindre la vérité au sens naïf de reproduire la réalité du passé, wie es geschehen ist (tel qu'il est arrivé), selon l'expression célèbre de L. von Ranke." (p.167)
"Deux lettres me touchèrent et me donnèrent confiance dans ce travail dont j'avais hâté l'achèvement afin d'arriver au but avant la guerre prévisible. L'une de Henri Bergson." (p.181)
"Une autre lettre me vint de Jean Cavaillès que nous respections et admirions tous à l'École. L'étincelle de l'amitié devait jaillir, quelques années plus tard, à Londres, quand le chef du réseau Cahors vécut chez moi pendant quelques semaines. "Je te remercie bien vivement de l'amical envoi de ton livre. Je l'ai lu ces vacances avec une admiration et un intérêt toujours nouveaux. Il y a là une rigueur d'analyse et une domination maîtresse de l'ensemble que l'on retrouve partout avec la même joie intellectuelle -comme aussi ta lucidité à préciser la portée véritable des différentes démarches. Ce souci d'une probité totale est peut-être la chose dont je te sais le plus de gré. Tes nombreuses distinctions (et d'abord la distinction générale entre compréhension et causalité) et ta critique de Weber à propos du déterminisme, de la probabilité sont extrêmement importantes et lumineuses. J'avais retardé cette lettre dans l'espoir de t'en parler en détail mais c'est un jeu inutile si on n'a pas quelque chose de précis à dire: la seule chose pour l'instant est la reconnaissance du lecteur... Quant à la section I, en particulier les paragraphes sur la connaissance de soi et d'autrui, ils sont au centre même de la philosophie et sont ce que j'ai lu de plus beau en français depuis bien des années." (p.181-182)
(relire pp.183-262)
-Raymond Aron, Mémoires, Paris, Robert Laffont, coll. Bouquins, 2010 (1983 pour la première édition), 1030 pages.
"Le déterminisme historique est absurde parce qu'il nie la liberté des hommes: l'histoire ne peut avoir de sens ni de fin." (p.VII)
"Le principe de l'autorégulation des marchés [...] est à l'origine de la débâcle de 2008." (p.XIV)
-Nicolas Baverez, Préface à Raymond Aron, Mémoires, Paris, Robert Laffont, coll. Bouquins, 2010 (1983 pour la première édition), 1030 pages.
"Avec le recul du temps, Raymond Aron (1905-1983) apparaît comme le commentateur politique le plus lucide que la France ait connu au XXe siècle." (p.1)
"Il aime passionnément son pays mais cet amour exige que le pays reste fidèle à son propre idéal. En 1951, il réitère son souhait: il faut que l'Indochine devienne indépendante." (p.4)
"Aron a su échapper aux écueils complémentaires du manichéisme et du relativisme." (p.10)
"Aron est d'abord toujours resté marginal par rapport au pouvoir politique. On aurait pu l'imaginer conseiller du prince, puisqu'il entretient des relations personnelles respectueuses avec les présidents de la Ve République, Charles de Gaulle, Georges Pompidou, Valéry Giscard d'Estaing, tout comme il connaît bien divers hommes politiques de la IVe. Il ne sera pourtant jamais le conseiller officiel ou officieux d'un dirigeant du pays: toute servilité à l'égard du pouvoir lui est odieuse et il tient farouchement à son indépendance. Il en va de même des partis politiques. En 1926-1927, alors qu'il est encore étudiant, il s'inscrit au Parti socialiste ; cette affiliation ne survit pas à sa métamorphose en Allemagne. A Londres, à partir de 1940, il aurait pu devenir gaulliste: il est irrité par le culte de la personnalité qui entoure le Général et par l'obligation imposée à ses admirateurs de voir le monde en noir et blanc ; il prend donc ses distances. Il reste sur sa réserve après la Libération, lorsque de Gaulle est chef du gouvernement. Mais, une fois celui-ci éloigné du pouvoir, Aron décide de lui témoigner sa fidélité et il entre au parti que celui-ci a créé, le RPF. Il y militera un peu, de 1948 à 1952. Il s'éloignera en revanche du Général une fois celui-ci revenu aux commandes de l'Etat, et critiquera même sévèrement certains de ses choix." (p.11-12)
"Ayant grandi dans une famille aimante, pourvu de capacités intellectuelles exceptionnelles, il suit la voie royale des jeunes gens dans la République française: il entre à l'École normale supérieure en 1924, il sort le premier du concours d'agrégation de philosophie en 1928. Les premiers coups lui sont portés par l'Histoire. D'abord la crise économique de 1929 ruine sa famille et condamne son père, qui avait déjà renoncer à briguer une brillante carrière, à chercher de petits travaux alimentaires. Il meurt peu après. Aron se promet alors d'accomplir dans la vie tout ce à quoi son père avait rêvé sans pouvoir le réaliser. [...]
S'il soutient une thèse sur la philosophie de l'Histoire, il y introduit sa conscience du présent dramatique, au point de heurter ses professeurs, surpris de voir les événements politiques perturber les salles tranquilles de l'Université." (p.18)
"Dès 1948, il supporte mal sa vie de journaliste professionnel et essaie d'entrer la Sorbonne ; mais les "chers collègues" le rejettent. Par la suite, Aron considérera ces années comme un intermède, sinon comme un gâchis [...] S'ajoute à cela le malheur personnel: en 1950 lui naît une enfant trisomique, quelque fois plus tard meurt de maladie sa deuxième fille, née en 1944. [...]
Aron sortira de cette période, jugée rétrospectivement stérile, par un double geste: il est de nouveau candidat à un post de professeur à la Sorbonne, en 1955, cette fois-ci avec succès, ce qui l'amène à renouer avec le milieu voué à la connaissance plutôt qu'à l'action ; et il publie la même année L'Opium des intellectuels, ouvrage certes polémique mais qui lui permet de reprendre la réflexion de fond, au-delà des controverses éphémères." (p.20)
-Tzvetan Todorov, Avant-propos à Raymond Aron, Mémoires, Paris, Robert Laffont, coll. Bouquins, 2010 (1983 pour la première édition), 1030 pages.
"Mon père avait perdu toute sa fortune, en 1929, à la suite de l'effondrement des cours de la Bourse." (p.32)
"[Ma famille] appartenait à la bourgeoisie moyenne du judaïsme français. Mon grand-père paternel, que je n'ai pas connu, avait créé un commerce de textile en gros à Rambervillers, village de Lorraine, où ses ancêtres étaient installé depuis la fin du XVIIIe siècle, me dit-on. Le commerce qu'il dirigeait avec son frère Paul (le père de Max Aron, le biologiste de Strasbourg) prospéra et se transféra à Nancy. [...]
Mes grands-parents, Juifs de l'Est, témoignaient d'un patriotisme intransigeant. Je ne crois pas qu'ils se soient jamais posé la question, aujourd'hui à la mode: Juifs ou Français d'abord ? Même mon père, autant que je m'en souvienne, bien qu'il ait été bouleversé par l'affaire Dreyfus plus que aucun événement historique, ne bougea pas de ses positions: franc-maçon dans sa jeunesse, sans inquiétude religieuse, sans aucune pratique juive ou presque, il ne différait pas, au moins superficiellement, de ses amis universitaires, d'origine catholique ou incroyants, vaguement de gauche." (p.33)
"Quand je revins d'Angleterre, en 1944, je n'avais pas mis un sou de côté et, sans beaucoup de réflexion, je refusai la chaire de sociologie à l'université de Bordeaux que le doyen m'avait offerte, m'assurant que mes collègues m'accueilleraient unanimement. J'ai regretté, depuis lors, mon refus qui retarda de dix années mon retour à l'université mais j'y vois une expression à la fois de légèreté (je suis donc le fils de mon père) et d'une certaine confiance. Après tout, en dehors de l'université, quel métier s'offrait à moi ? Le journalisme, bien sûr." (p.38)
"J'entrai en classe de philosophie en octobre 1921. L'exaltation patriotique retombait ; la gauche retrouvait ses forces et ses idées. La Chambre bleu horizon supportait le contrecoup des désillusions de la victoire. Mon père revenait à ses opinions antérieures de gauche modérée. Il avait voté, je crois, pour le Front national en 1919, il vota certainement pour le cartel des gauches en 1924. Entre-temps, lecteur et abonné du Progrès civique, l'hebdomadaire qui avait mené la campagne du cartel des gauches pour les élections de 1924, il redevint le dreyfusard de sa jeunesse, jamais rallié à Raymond Poincaré qui avait tant tardé à "libérer sa conscience" ; peu à peu dégagé de la propagande de guerre, et, avec prudence, ouvert aux paroles de réconciliation avec l'ennemi.
L'année scolaire 1921-1922, que je regarde comme décisive pour mon existence, fut historiquement marquée par les derniers soubresauts de la grande crise, guerrière et révolutionnaire. Je n'appris rien sur la politique, l'économie, le bolchevisme et Karl Marx, mais j'entrevis, pour la première fois, l'univers enchanté de la spéculation ou tout simplement, de la pensée. J'avais choisi la section A, moins par goût des langues anciennes que par peur des mathématiques. J'avais été presque traumatisé, en 4e, par un incident que je n'ai pas oublié: je n'avais pas trouvé la solution d'un problème. Le professeur avait écrit à l'encre rouge sur la copie: comment n'avez-vous pas trouvé la solution d'un problème aussi facile ?" (p.42)
"Cette psychologie équivoque, ces débris de la philosophie classique enseignés par un professeur sans génie, suffirent à me révéler ma vocation et les austères jouissances de la réflexion.
Le professeur Aillet prépara toute sa vie une thèse de philosophie du droit qu'il n'acheva jamais (une thèse soutenue sur un sujet voisin le découragea). [...] Aillet réfléchissait devant nous ; il n'était pas cuirassé par un système, il cherchait tout haut, péniblement, la vérité. Sa parole, parfois embarrassée, risquait de décourager ses jeunes auditeurs [...] mais le travail de la pensée, authentique, sans aucune comédie, offert à une vingtaine de garçons de dix-sept ou dix-huit ans, non un spectacle mais une expérience humaine, prit pour quelques-uns d'entre nous une valeur unique, incomparable. Pour la première fois, le professeur ne savait pas, il cherchait ; pas de vérité à transmettre mais un mode de réflexion à suggérer." (p.43-44)
"A la khâgne de Condorcet, je ne me mis pas au nombre de ceux qui briguaient une des premières places de la promotion de l'ENS. Il me suffisait d'entrer dans cette illustre maison. Quatre ans plus tard, à l'agrégation, je partageai avec Jean-Paul Sartre les faveurs des pronostics pour la première place. Quand je fus effectivement premier de la liste (devant Emmanuel Mounier et Daniel Lagache), j'attribuai ce succès, avec une clairvoyance triste, à des mérites scolaires. Dans aucune des dissertations ou des exposés oraux, je ne manifestai d'originalité quelconque. L'agrégation était à l'époque ce qu'elle est demeurée ; les candidats y témoignent de culture philosophique et de talent rhétorique." (p.44)
"Une année de familiarité avec l’œuvre de Kant me guérit, une fois pour toutes, de la vanité (au moins en profondeur)." (p.45)
"L'enseignement, scolaire et universitaire, tel que je l'ai reçu et absorbé, ne me préparait pas à comprendre la politique, l'Europe et le monde. L'idéalisme académique m'inclinait vers la condamnation du traité de Versailles, de l'occupation de la Ruhr, vers le soutien aux revendications allemandes, vers les partis de gauche dont le langage et les aspirations s'accordaient avec la sensibilité entretenue, peut-être créée par le goût de la philosophie." (p.46)
"Mon diplôme d'études supérieures portait sur l'intemporel dans la philosophie de Kant." (p.62)
"Son échec [à Sartre] l'agrégation, en 1928, ne l'affecta en aucune manière [d'autant qu'il l'obtint l'année suivante], pas plus que mon succès ne m'incita à une révision de mes jugements sur lui ou sur moi." (p.63)
"Au bout de quelques semaines, plus encore dix-huit mois plus tard, après le service militaire, le bilan de mes années d'École m'apparut décevant ; à vingt-trois ans en 1928, au printemps de 1930 à vingt-cinq ans, qu'est-ce que j'avais appris ? De quoi étais-je capable ?" (p.64)
"Quant Léon Brunschvicg dominait la Sorbonne, entre les deux guerres, la phénoménologie de Husserl, la pensée de Heidegger avaient "dépassé" ou déplacé les néo-kantismes allemands. Si surprenante que cette proposition puisse sembler aujourd'hui, les philosophes français et allemands ne se connaissaient guère. Le livre de Georges Gurvitch, les Tendances de la philosophie allemande contemporaine, préface par L. Brunschvicg, précéda les fameuses conférences données par Husserl, en France, sous le titre de Méditations cartésiennes. Au reste, Jean Wahl mis à part, les Français ne connaissaient guère la philosophie contemporaine anglo-américaine ; la connaissent-ils davantage aujourd'hui ? Pourquoi cette corporation des professeurs de philosophie fermée sur elle-même, ignorante de l'étranger ?" (p.68)
"Déchaînement de la propagande et de l'antigermanisme (Bergson lui-même n'avait pas échappé à la déraison)." (p.69)
"Le mépris de l'histoire qu'affectait Alain, communiqué à des disciples sans génie, nourrissait une sorte d'obscurantisme.
Lui-même n'était pas dupe de ses boutades, de ses excès, de ses excommunications. Quand je lui confiai, vers 1931 ou 1932, mon intention de réfléchir sur la politique, il me répondit: "Ne prenez pas trop au sérieux mes propos sur la politique. Il y a des hommes que je n'aime pas. J'ai passé mon temps à le leur faire savoir". Il n'ignorait pas qu'il "manquait" la dimension historique en se référant toujours à la nature humaine, constante, immuable en ses traits essentiels. Il refusa Einstein et la relativité, il refusa la psychanalyse. [...]
"Sophiste", ainsi l'a qualifié Marcel Mauss, au cours d'une conversation privée. Sans hostilité, sans passion, sans mépris [...] D. Brogan, avec plus de sévérité, écrivit vers l'année 40 une phrase que je mis en épigraphe d'un article sur Alain dans la France libre: "Le prestige d'un sophiste tel Alain annonce la ruine d'un Etat"." (p.72-73)
"Peut-être Georges Canguilhem fut-il l'intercesseur entre Alain et moi. Une solide amitié nous unissait, différente de celle qui me liait au groupe Nizan-Sartre, mais non moins solide. Lui avait reçu à Henri-IV l'enseignement d'Alain et il en partageait à l'époque les convictions, en particulier le pacifisme. Par lui, je me rapprochais des élèves d'Alain, marqués par leur maître plus que les autres élèves de l'École par les leurs. Nous nous retrouvâmes à Toulouse, en 1939, et il entoura ma femme, seule en mon absence, d'une gentillesse, d'une affection typique de sa nature profonde que dissimula souvent la rudesse de l'inspecteur général. Nous nous retrouvâmes de nouveau à la Sorbonne en 1955 ; parfois il terrifia les étudiants, mais il fut toujours respecté par eux. Docteur en médecine, historien de la pensée médicale et biologique, il a travaillé, enseigné, écrit (tous ses cours étaient rédigé) beaucoup plus que ses publications ne le suggèrent." (p.74)
"Ma critique de Benda, me semble-t-il, se ramenait à l'objection suivante: toutes les causes historiques ne se présentent pas sous une forme aussi schématique que l'affaire Dreyfus: d'un côté un innocent, de l'autre la réputation du grand état-major de l'armée. Les intellectuels ont le droit de s'engager dans des combats douteux." (p.77)
"C'est en 1925 ou 1926 que je m’inscrivis à la SFIO, section du Ve arrondissement. Pourquoi cette adhésion ? Je dois une réponse que mes lecteurs n'accueilleront pas sans sourire: il fallait faire quelque chose pour le peuple ou pour les ouvriers. [...]
Dans le premier numéro des Temps modernes, je dissertai encore sur les chances du socialisme (en un article bien pauvre). [...]
Sur un point -et un point important- ma sensibilité s'accorde avec celle de la "vraie" gauche. Je déteste par-dessus tout ceux qui se croient d'une autre essence. Je me souviens de deux querelles qui furent sur le point de dégénérer en une bagarre de rue: une fois, avec un dirigeant de banque, une autre fois avec un diplomate de style Norpois. Les deux fois, au cours de la guerre d'Algérie: "les Algériens, je prendrai moi-même mon fusil de chasse pour les ramener à l'obéissance", disait l'un ; "les Algériens, vous n'allez pas de les considérer comme des gens comme nous", disait l'ambassadeur en présence de P. H. Spaak." (p.79)
"Quel sujet de thèse choisir, puisque ce choix risquait de commander l'existence entière ?
Pourquoi ai-je d'abord choisi la biologie, ensuite la notion d'individu ? Je ne voulais pas suivre l'exemple de beaucoup de mes camarades, même parmi les plus brillants, Vladimir Jankélévitch par exemple: écrire avec le minimum de péril une thèse d'histoire de la philosophie." (p.81)
"Au printemps 1930, par l'intermédiaire du service des œuvres françaises à l'étranger que dirigeait Jean Marx au Quai d'Orsay, j'obtins un poste d'assistant de français à l'université de Cologne auprès d'un professeur réputé, Léo Spitzer. Les obligations, cours et séminaires, relativement lourdes, ne me laissaient qu'une partie de mon temps, insuffisante pour absorber le savoir qu'exigeait mon projet. L'autre raison, elle seule décisive, tenait à mon choix existentiel, pour employer une expression qui devint à la mode après 1945. [...] La lecture des grandes œuvres, les dialogues sur l'idéalisme ou le réalisme n'intéressaient que l'esprit, non le coeur. La révolte contre Léon Brunschvicg fut pour quelque chose dans mon deuxième choix, définitif celui-là. La morale de Brunschvicg, celle de Socrate telle que lui et Élie Halévy l'interprétaient -avec les exigences d'universalité, de réciprocité-, je l'acceptai sans peine, je l'accepte aujourd'hui encore. Mais prendre pour modèle et pour fondement de l'existence l'attitude du savant dans son laboratoire me laissait insatisfait. Le savant ne pratique la morale du savant que dans son laboratoire (et encore: les sociologues ont démystifié cette représentation, trop flatteuse, du savant). A fortiori, l'homme, en chacun de nous, n'est pas un savant ; la "vraie conversion" appartient aux images d'Épinal. Je cherchai donc un objet de réflexion qui intéressât à la fois le cœur et l'esprit, qui requît la volonté de rigueur scientifique et, en même temps, m'engageât tout entier dans ma recherche. Un jour, sur les bords du Rhin, je décidai de moi-même." (p.83)
"Comment puis-je saisir l'ensemble autrement que d'un point de vue, un entre d'autres innombrables ? D'où suivait une problématique, quasi kantienne: jusqu'à quel point suis-je capable de connaître objectivement l'Histoire -les nations, les partis, les idées dont les conflits remplissent la chronique des siècles- et mon temps ? Une critique de la connaissance historique ou politique devrait répondre à cette interrogation. Cette problématique comportait une autre dimension: le sujet, en quête de la vérité objective, est immergé dans la matière qu'il veut explorer et qui le pénètre, dans la réalité dont, en tant qu'historien ou économiste, il extrait l'objet scientifique. Je devinais peu à peu mes deux tâches: comprendre ou connaître mon époque aussi honnêtement que possible, sans jamais perdre conscience des limites de mon savoir ; me détacher de l'actuel sans pourtant me contenter du rôle de spectateur." (p.84)
"Dans l'année universitaire 1930-1931, je fis un cours sur les contre-révolutionnaires français Joseph de Maistre et Louis de Bonald ; je lus Claudel et Mauriac avec les étudiants, ils partagèrent, pour la plupart, les émotions que soulevaient en moi ces textes. [...]
C'est durant cette année à Cologne que je lus pour la première fois le Capital. A la Sorbonne, j'avais fait un exposé sur le matérialisme historique. C. Bouglé me reprocha probablement avec raison d'avoir édulcoré la pensée de Marx ; j'utilisai Engels et sa notion "en dernière instance". J'avais étudié aussi les Italiens, Mondolfo, les deux Labriola ; je répugnais à attribuer à Marx une explication déterministe de l'histoire humaine totale ; je ne connaissais pas assez, à l'époque, ni les textes de jeunesse ni les Grundrisse pour reconstituer le marxisme de Marx, comme je tentai de le faire au Collège de France en 196-1977." (p.85)
"La pensée marxiste nous aide-t-elle à expliquer la grande crise ? [...] J'espérai y trouver la confirmation du socialisme, phase prochaine et fatale de l'Histoire." (p.86)
"G. Canguilhem fut un héros de la Résistance." (p.90)
"Le but de toute politique, a fortiori de toute guerre, doit être moral ou encore, si l'on préfère, déterminé par les valeurs. Mais ni les moyens ni le but ne se déduisent de considérations morales ou exclusivement morales." (p.91)
"La défaite des nationaux-socialistes aux élections de novembre 1932 (son parti perdit deux millions de voix) qui, selon Léon Blum, enlevait à Hitler tout espoir d'arriver au pouvoir m'inspira des commentaires autrement réservés." (p.94)
"Aberration de la politique économique de Brüning, la déflation, l'équilibre du budget. Dépourvu de culture économique, comment aurais-je saisi ce qui échappait à la plupart des ministres et des dirigeants de l'industrie ? Plus tard, revenu en France, j'en savais assez pour déplorer la déflation Laval sans dévaluation, qui assura la victoire du Front populaire." (p.95)
"Mes lectures, peu délibérées, oscillèrent autour de deux pôles, Husserl et Heidegger d'une part, les sociologues, l'école néo-kantienne de l'Allemagne du Sud-Ouest, H. Rickert, Max Weber d'autre part. Les uns et les autres me donnaient le sentiment d'une extraordinaire richesse auprès de laquelle les auteurs français m'apparurent d'un coup médiocres, presque pauvres. Un demi-siècle plus tard, je suis enclin, pour le moins, à plus de réserve. La richesse conceptuelle de la langue et de la tradition philosophique allemande créent aisément une illusion. Les Sinnhafte Zusammenhânge perdent quelque peu de leur charme en devenant des "ensembles significatifs", des "réseaux de sens" ; j'ai éprouvé à l'époque, pour Karl Mannheim, une admiration qui m'étonne moi-même. [...]
Simone de Beauvoir a raconté comment j'avais parlé de Husserl à Sartre et éveillé en lui une fiévreuse curiosité. Moi aussi, en étudiant la phénoménologie, j'éprouvai une sorte de libération par rapport à ma formation néo-kantienne. A l'époque, j'avais déjà, pour ainsi dire, refoulé mes pulsions métaphysiques ; je fus moins impressionné par la phénoménologie transcendantale ou l'épochè que par la méthode, je dirais presque par le regard du phénoménologue. Je méditais sur l'Histoire et l'immanence des significations à la réalité humaine -réalité qui se prête au déchiffrement. Il me parut qu'il avait manqué à Dilthey une philosophie comme celle de Husserl pour mettre au clair ses intuitions. La saisie des significations dans l'histoire-se-faisant m'amena ou me ramena à Max Weber dont j'estimai peu à peu la grandeur en même temps que je me découvris lié avec lui par une Wahlverwandschafts, une affinité élective.
Pourquoi ai-je été, au contact des Allemands et de Max Weber en particulier, attiré par la sociologie alors que Émile Durkheim m'avait rebuté ? [...]
A la Sorbonne, entre 1924 et 1928, Paul Fauconnet et Célestin Bouglé enseignait la sociologie, l'un disciple orthodoxe de Durkheim, l'autre disciple aussi mais plus libre d'esprit, moins sociologique ; Ces professeurs n'étaient pas doublés d'assistants. Les normaliens, imbus de leur supériorité, ne fréquentaient pas les cours de la Sorbonne. Je devais aller de temps en temps au cours de C. Bouglé [...]
Je lus, bien entendu, les grands livres de Durkheim et de ses disciples, mais l'étincelle ne jaillit pas. A l'École, j'étais transporté tantôt par Kant (à la rigueur par Descartes), tantôt par Proust [...]
Durkheim ne m'avait pas aidé à philosopher à la lumière de la sociologie. Une morale laïque pour faire pièce à la morale en déclin des catholiques -ce fut la mission civique que s'assigna Durkheim- me laissait indifférent, pour ne pas dire davantage. Homme de discipline, de stricte moralité, kantien dans sa vie et ses écrits, il force le respect. Il avait peut-être raison de penser que les révolutions ne transforment pas en profondeur les sociétés et font plus de bruit que de bien. Pendant les années 30, le marxisme et l'Union soviétique me troublaient, le national-socialisme menaçait la France et le judaïsme du monde entier. La sociologie qui ne prenait pas au tragique les révolutions planait au-dessus de notre condition. Max Weber n'avait méconnu ni les systèmes sociaux ni les décisions irréversibles et fatales prises par les hommes du destin. Grâce à sa conscience philosophique, il avait uni le sens de la durée et celui de l'instant, le sociologue et l'homme d'action. Grâce à lui, mon projet, pressenti sur les bords du Rhin, prenait corps.
A ces deux raisons de m'attacher à lui -immanence du sens à la réalité sociale, proximité de la politique- s'en ajoutait une autre: le souci de l'épistémologie propre aux sciences sociales ou humaines. Lui aussi, il venait du néo-kantisme. Il cherchait une vérité universelle, autrement dit une connaissance valable pour tous les hommes qui cherchent une telle vérité. Simultanément, il avait une conscience aiguë de l'équivoque de la réalité humaine, de la multiplicité des questions que l'historien est en droit de poser aux autres hommes, ceux d'aujourd'hui ou d'hier. Pluralité des questions qui explique le renouvellement des interprétations historiques et que Max Weber s'efforce de limiter. D'où la dualité de la Sinnadäquation et de la Causaladäquation (adéquation significative et adéquation causale) il ne suffit pas qu'un rapport soit satisfaisant pour l'esprit, il faut encore en démontrer la vérité. [...]
Mon admiration temporaire pour Mannheim m'entraîna vers une sorte de sociologisme. Après avoir, à la suite de Léon Brunschvicg, confondu le penseur avec un moi transcendantal, je fus impatient d'interpréter les pensées de tel ou tel par les conditions sociales de l'homme." (p.102-107)
"Husserl et Heidegger d'un côté, les survivants de la IIe Internationale, l'École de Francfort, K. Mannheim de l'autre, constituaient les deux pôles de la réflexion philosophico-politique. Après 1945, la pensée française prolongea la phénoménologie, l'Existenzphilosophie et le marxisme hégélianisé qui dominaient la pensée allemande des années 30." (p.109)
"Après le 31 janvier et plus encore après l'incendie du Reichstag, j'éprouvais le sentiment d'une fatalité, d'un mouvement historique, à court terme irrésistible. [...] Le pullulement des uniformes bruns, le terrorisme larvé, la haine déchaînée contre la communauté juive, l'arrogance des vainqueurs, tout cela me répugnait ; vue de près la révolution est rarement édifiante ; en ce cas, il y avait Hitler dont je pressentais le satanisme." (p.113)
"Au cours de ces années d'Allemagne, je fis la connaissance d'écrivains, je me rapprochai de la NRF, de la Rive gauche. Les articles publiés par Europe me mirent en contact avec Jean Guéhenno, intime de mes amis Duval. A Cologne, Léo Spitzer invitait des conférenciers, Georges Duhamel, André Chamson, André Malraux. [...]
C'est aux aux décades de Pontigny bien plus qu'aux conférences de Cologne que j'eus l'occasion de découvrir la haute intelligentsia de l'époque. Paul Desjardins m'avait invité à une décade en 1928, immédiatement après l'agrégation. [...]
S'il n'y avait pas eu Pontigny, comment aurais-je pu passer dix jours avec André Malraux, et nouer avec lui une longue et profonde amitié ?" (p.114-115)
"C'est au cours d'une décade brillante de 1932 que je rencontrai Suzanne Gauchon qui devint la compagne de ma vie." (p.115)
"Suzanne était aussi très liée à Simone Weil, dans la même classe qu'elle pendant les trois dernières années du lycée. J'hésite à rien écrire sur Simone Weil, tant cette femme d'exception est devenue un objet de culte." (p.115)
"J'ai beaucoup admiré, à l'époque, le grand article qu'elle publia sur la condition ouvrière ; et aussi celui sur l'impérialisme romain, même si ce dernier prête à la critique des historiens. Malgré tout, le commerce intellectuel avec Simone me parut presque impossible. Elle ignorait apparemment le doute et, si ses opinions pouvaient changer, elles étaient toujours aussi catégoriques. Elle approuva l'accord de Munich, non en fonction du rapport des forces, mais parce que la résistance à l'hégémonie allemande en Europe ne lui paraissait pas valoir le sacrifice d'une génération. Après l'entrée des troupes allemandes à Prague, elle prit une autre position, aussi ferme: puisque les nazis ne se contentaient pas d'une hégémonie en Europe de type traditionnel, puisqu'ils tendaient à une colonisation comparable à celle que les Européens pratiquaient en Afrique, la résistance s'imposait, quel qu'en fût le prix.
Elle gardait secrète à l'époque sa vie religieuse, sa foi." (p.116)
"Je répondis souvent à ceux qui me reprochaient mes compagnons douteux: [en politique] on choisit ses adversaires, on ne choisit pas ses alliés." (p.119)
"Je travaillai durant cette année 1933-1934 plus que je ne l'ai jamais fait avant ou après, puisque je rédigeai la plus grande partie de la Sociologie allemande contemporaine et de la thèse secondaire consacrée à des philosophes allemands que je regroupai sous le thème de la Critique de la Raison historique." (p.121)
"Je n'ai enseigné qu'une seule année dans un lycée [au Havre]." (p.121)
"Revenus à Paris en octobre 1934, nous vécûmes des années intenses, illuminées par la naissance et les premières années de notre fille Dominique, enrichies par la familiarité des hommes hors du commun, assombries par la décadence de l'économie et de la politique françaises, par l'obsession de la guerre que nous sentions inévitable et à laquelle, malgré tout, nous ne voulions pas nous résigner.
Mon travail, au Centre de documentation sociale de l'École Normale Supérieure, me laissait des loisirs. Célestin Bouglé, directeur de l'ENS, breton d'origine et radical-socialiste du Sud-Ouest dans ses opinions, méritait l'affection de ses collaborateurs et la fidélité que nous, les quelques-uns qui survivent, lui gardons. [...] Plus encore que la plupart des durkheimiens, il manquait de formation économique." (p.122)
"Une année, nous donnâmes, Robert Marjolin et moi, un cours d'initiation à l'économie politique." (p.122-123)
"C. Bouglé avait accueilli le bureau français de l'Institut für Sozialforschung et de sa revue Zeitschrift für Sozialforschung. La revue paraissait en France, chez Alcan, mais les principaux membres de l'École de Francfort vivaient aux Etats-Unis. Je fis la connaissance de Max Horkheimer, de T. Wiesengrund Adorno, de Friedrich Pollock à l'occasion d'un voyage de l'un ou de l'autre. Ils souhaitaient élargir la rubrique des critiques de livres français. Ils me demandèrent de prendre la responsabilité de cette rubrique [...] J'acceptai d'autant plus volontiers que le traitement d'agrégé débutant que je recevais du Centre ne me permettait aucune fantaisie.
Ma collaboration à la Zeitschrift für Sozialforschung n'impliquait de ralliement ni au marxisme ni à l'École. Mes critiques de livres manquaient souvent d'indulgence et ne se conformaient pas aux coutumes universitaires. Je maltraitai, à l'occasion, des mandarins, qui me firent voir comment un jeune doit se conduire. L'historien Henri Hauser, que j'avais discuté sans retenue, écrivit un compte rendu dévastateur de l'Introduction sans avancer d'ailleurs d'argument. Quelques semaines plus tard, dans une réunion du conseil d'administration du Centre de documentation, C. Bouglé lui reprocha de ne pas présenter le livre avant de le réfuter. Un peu confus, H. Hauser se répandit en bonnes paroles à mon égard. Ni Kojève, ni Koyré, ni Weil ne mettaient très haut, philosophiquement, Horkheimer ou Adorno. Je m'inclinais devant le jugement de mes amis que j'admirais." (p.125)
"La France épousa son siècle. Elle cessa d'apparaître l'homme malade de l'Europe ; sous un régime enfin respectable, elle dévoila à l'étranger ses réussites que dissimulaient jusque-là les guerres coloniales et la valse des ministères. Une phase honorable de l'histoire de France, par la magie du verbe et des conférences de presse, devenait un moment de l'histoire universel." (p.135)
"La distance était immense entre ce que j'essayais de penser et d'écrire dans l'Introduction à la philosophie de l'Histoire, et ce qu'enseignait Kojève (ou Hegel). Mais Wilhelm Dilthey, Max Weber appartenaient à la descendance de Hegel, tributaires de problèmes qu'il avait posés et qu'il croyait avoir résolus. Épigone, j'écoutai, interdit et sceptique, la voix du maître, du fondateur." (p.138)
"Les deux adjectifs [Désespéré ou Satanique] que j'ai mis en titre de ce chapitre viennent de Paul Fauconnet qui me les jeta à la figure durant ma soutenance de thèse, à la Salle Liard, le 26 mars 1938. [...] Ce sociologue, disciple inconditionnel d'Émile Durkheim, regardait de loin, presque indifférent à force de sérénité scientifique, la montée d'une catastrophe dont je ne mesurais pas les dimensions -moi à qui les mandarins de l'époque reprochaient une humeur toujours sombre.
Lors de la soutenance de thèse, à la fin de mon intervention, Paul Fauconnet, selon le résumé public par la Revue de Métaphysique et de Morale, s'exprima dans ces termes, salués par des mouvements divers du public: "Je termine par un acte de charité, de foi et d'espérance ; charité en vous redisant mon admiration et ma sympathie ; foi dans les idées que vous condamnez ; espérance que les étudiants ne vous suivront pas".
Pur produit de la Sorbonne et du rationalisme positif ou néo-kantien, j'apparaissais à Fauconnet, et pas à lui seul, comme un négateur, moins un révolutionnaire qu'un nihiliste. [...]
La réaction de Fauconnet, caricaturale dans son expression, ne différait pas fondamentalement de celle des autres membres du jury, et, plus généralement, de celles des maîtres des années 30. Mes trois livres, la Sociologie allemande contemporaine, Essai sur une théorie allemande ; la Philosophie critique de l'Histoire, Introduction à la philosophie de l'Histoire, ont paru le premier en 1935, les deux autres en 1938 alors que plusieurs philosophes allemands, chassés du IIIe Reich ou le fuyant, vivaient à Paris. Les Recherches philosophiques publiaient les articles de ces exilés. Cette invasion pacifique suscita des réactions de rejet. Je profitai et souffris tout à la fois de la conjoncture. Mes livres introduisaient une ou des problématiques, venues de l'autre rive du Rhin. Fauconnet se sentit contesté par ma critique de l'objectivité historique ; tous s'étonnèrent de ne pas retrouver en moi un de leurs étudiants, qu'ils accueillaient à l'avance comme un membre de la famille. Faut-il ajouter que C. Bouglé par amitié, tous les autres, par fidélité à leur morale, ne songèrent pas un instant à me fermer l'accès de l'Alma mater ?" (p.150-151)
"Je ne puis pas ne pas me remémorer le choc ressenti par un durkheimien de stricte observance et d'horizon limité. Il y avait loin de sociologie qui progresserait, comme toute science (telle que les positivistes la pensaient à l'époque), pierre par pierre, accumulant les faits et les relations, corrigeant les erreurs mais intégrant le savoir acquis dans un ensemble plus vaste, à la sociologie telle que Max Weber la pensait, se renouvelant par les questions qu'elle posait à une matière inépuisable, à un monde humain en devenir, qui crée sans cesse des œuvres inédites et suscite par là même des interrogations inédites de l'historien ou du sociologue. En dernière analyse, ce que j'ébranlai d'un seul coup, c'était la philosophie vulgaire du progrès de la science." (p.156)
"Je pensai d'abord que la Philosophie critique de l'Histoire me servirait de thèse principale. Léon Brunschvicg lut le manuscrit (avant les corrections que j'y apportai ensuite) et le jugea sévèrement. [...] Pendant les vacances de 1935, je révisai l'ensemble de la Philosophie critique de l'Histoire, et je pris la décision d'écrire un livre qui servirait de thèse principale, ma version personnelle de la critique de la Raison historique." (p.158)
"Je me mis au travail en octobre ou novembre 1935 et commençai d'écrire l'Introduction à la philosophie de l'Histoire ; le livre fut achevé après les vacances de Pâques 1937." (p.163)
"Henri I. Marrou, dans le compte rendu qu'il écrivit pour Esprit, insista avant tout sur l'antipositivisme, la critique impitoyable des historiens qui nourrissent l'illusion d'atteindre la vérité au sens naïf de reproduire la réalité du passé, wie es geschehen ist (tel qu'il est arrivé), selon l'expression célèbre de L. von Ranke." (p.167)
"Deux lettres me touchèrent et me donnèrent confiance dans ce travail dont j'avais hâté l'achèvement afin d'arriver au but avant la guerre prévisible. L'une de Henri Bergson." (p.181)
"Une autre lettre me vint de Jean Cavaillès que nous respections et admirions tous à l'École. L'étincelle de l'amitié devait jaillir, quelques années plus tard, à Londres, quand le chef du réseau Cahors vécut chez moi pendant quelques semaines. "Je te remercie bien vivement de l'amical envoi de ton livre. Je l'ai lu ces vacances avec une admiration et un intérêt toujours nouveaux. Il y a là une rigueur d'analyse et une domination maîtresse de l'ensemble que l'on retrouve partout avec la même joie intellectuelle -comme aussi ta lucidité à préciser la portée véritable des différentes démarches. Ce souci d'une probité totale est peut-être la chose dont je te sais le plus de gré. Tes nombreuses distinctions (et d'abord la distinction générale entre compréhension et causalité) et ta critique de Weber à propos du déterminisme, de la probabilité sont extrêmement importantes et lumineuses. J'avais retardé cette lettre dans l'espoir de t'en parler en détail mais c'est un jeu inutile si on n'a pas quelque chose de précis à dire: la seule chose pour l'instant est la reconnaissance du lecteur... Quant à la section I, en particulier les paragraphes sur la connaissance de soi et d'autrui, ils sont au centre même de la philosophie et sont ce que j'ai lu de plus beau en français depuis bien des années." (p.181-182)
(relire pp.183-262)
-Raymond Aron, Mémoires, Paris, Robert Laffont, coll. Bouquins, 2010 (1983 pour la première édition), 1030 pages.