"Depuis le règne de Darius Ier, l'empire perse est divisé en vingt satrapies. Chaque satrape possède de grands domaines et de grands parcs pour ses chasses (les fameux "paradis") ; il a comme le roi un palais, une cour, un harem, une administration. Les cas d'Hécatomnos et de Mausole, en Carie, prouvent que des dynastes locaux peuvent parvenir à se hisser au rang de satrape, mais une telle ascension est exceptionnelle. La plupart des satrapes appartiennent à la plus haute aristocratie perse, voire à la famille royale. Beaucoup de satrapes considèrent leur satrapie comme un patrimoine qu'ils cherchent à transmettre à leur fils. Certains y parviennent: à Daskyleion, en Phrygie hellespontique, la même famille exerce le pouvoir pendant deux siècles. Les relations entre les satrapes et le pouvoir central dépendent des individus et des rapports de forces du moment. Il arrive qu'un roi retire à un satrape son autorité et le fasse exécuter. Plus souvent, cependant, un satrape qui se sent menacé dans son pouvoir, dans ses honneurs ou dans ses intérêts fait sécession et cesse de transmettre au Roi le tribut qu'il a prélevé. Plutôt que d'affronter directement le rebelle, le Roi préfère généralement jouer des rivalités entre satrapes voisins -et de la menace- pour le conduire à la soumission ; il parvient ainsi à restaurer son autorité aux moindres frais. Malgré les sécessions fréquentes, il est très exagéré de parler d'une décomposition de l'empire grec au IVe siècle.
Les satrapes exercent leur autorité sur des pouvoirs locaux de types très variés (peuples, cités, principautés, grands domaines, colonies militaires, communautés à direction sacerdotale comme la Judée), parfois superposés. Les Perses n'ont en général pas cherché à bouleverser les organisations locales qui préexistaient à leurs conquêtes. Les souverains achéménides se portaient même garants des traditions politiques et religieuses des différents peuples. Cette attitude tolérante permettait aussi à la chancellerie royale de contrôler les organes locaux, dont les décisions, même d'ordre religieux, devaient recevoir l'approbation royale.
La principale fonction des satrapes était de lever le tribut. Dès l'époque d'Hérédote, il semble que le tribut qui parvient dans les capitales royales est constitué en presque totalité de métaux précieux (sous forme de monnaies, d'anneaux, mais surtout de lingots). [...] Une partie importante du tribut allait grossir chaque année les trésors royaux de Suse, de Persépolis et d'Ecbatane: les sommes accumulées auraient atteint un montant supérieur à 180 000 talents au moment de la conquête d'Alexandre. [...] En drainant vers son trésor une grande partie des métaux précieux de l'empire, le Roi concentre à son profit les moyens de la puissance, et empêche les cités et les peuples, les dynastes et les satrapes de réunir les ressources nécessaires à une longue révolte. Prélever un tribut (même si on n'en utilise que partiellement le montant) est déjà en soi une méthode de domination." (p.143-144)
"Soucieux de maintenir l'ordre et la prospérité qui assurent la rentrée du tribut, les Perses n'ont cherché à imposer ni leur langue, ni leur religion, ni leur culture. Il est remarquable que la langue administrative officielle de l'empire ne soit pas la langue du peuple dominant, le vieux-perse, mais l'araméen, une langue sémitique parlée en Syrie, et utilisée avant les Perses par l'administration assyrienne. De nombreuses cultures coexistent, non seulement au sein de l'empire, mais dans la même région: cinq langues différentes sont attestées dans les inscriptions de la seule ville de Sardes. Les alliances matrimoniales entre familles d'origine différente, qui ne sont ni interdites ni imposées, sont relativement fréquentes en Babylonie, en Égypte, mais aussi en Anatolie: Memnon de Rhodes, par exemple, a donné sa sœur en mariage au satrape Artabaze, et a épousé la fille de ce dernier. Sceaux et monnaies, notamment en Anatolie, témoignent souvent de synthèses originales entre thèmes grecs et thèmes perses ; dans la sculpture et la peinture des tombes lyciennes, des influences grecques apparaissent parfois à côté de traditions locales ; le Mausolée d'Halicarnasse, construit par des artistes grecs, doit beaucoup à l'idéologie royale achéménide. C'est sous la domination achéménide que la langue et la culture grecques commencent à se diffuser en Anatolie au-delà du territoire des cités grecques, en dehors de toute pression politique.
L'empire perse des successeurs de Xerxès, pacifique et tolérant, mérite mieux que les jugements péremptoires sur son "despotisme" et sur sa "décadence". Reste que l'organisation militaire des Perses n'était pas conçue pour faire face à une invasion de très grande ampleur -littéralement inimaginable pour les Achéménides. Ne se sentant pas menacé, l'empire perse n'entretenait qu'une armée permanente de faible effectif -les Mille- et un certain nombre de troupes installées principalement dans les satrapies orientales. De nombreux nobles iraniens ont reçu des terres dans diverses régions de l'empire pour y entretenir des chevaux et des cavaliers ; en cas de besoin, les satrapes et le roi disposaient d'une cavalerie nombreuse, dont les effectifs, la valeur et l'équipement sont restés inégalés jusqu'au milieu du IVe siècle. En 334, cependant, pour la première fois, les Perses vont devoir affronter une autre cavalerie (macédonienne et thessalienne), moins nombreuse, mais dotée d'un armement plus offensif et aguerrie par vingt-six années de campagnes militaires. En outre, les souverains achéménides n'ont jamais tenté de constituer une infanterie bien entraînée. La raison de cette attitude a priori surprenante est probablement politique: les rois ne voulaient pas dépendre du bon vouloir de telles troupes. Le Roi faisait appel à deux types de fantassins: des contingents locaux levés pour l'occasion dans diverses parties de l'empire -mal équipés, mal entraînés, peu solidaires et d'une valeur notoirement médiocre- et surtout des mercenaires grecs. Le recours à des mercenaires avait de nombreux avantages: le Roi, grâce à sa fabuleuse richesse, pouvait recruter les troupes dont il avait besoin quand il le désirait et renvoyer ces hoplites en Grèce lorsqu'il le jugeait opportun. En 334, Darius III, semble-t-il, disposait de plus de 50 000 mercenaires grecs: son armée comprenait plus de Grecs que celle d'Alexandre. Ces soldats de métier étaient cependant moins aguerris que les Macédoniens de la phalange, habitués à combattre ensemble depuis vingt-six ans." (p.145-147)
"En 335, le corps expéditionnaire de Parménion, qui ne recevait aucun renfort, a dû abandonner la plupart des cités de la côte anatolienne devant la contre-offensive perse vigoureusement menée par la condotierre grec Memnon de Rhodes, si bien qu'au printemps 334 les Macédoniens ne disposent plus que d'une tête de pont en Asie, à Abydos. Cette position suffit cependant aux Macédoniens pour contrôler les deux rives des Dardanelles, si bien que l'armée d'Alexandre peut passer en Asie sans rencontrer d'opposition.
Alexandre, qui sait pertinemment que les Grecs, encouragés par la cour achéménide, risquent de se révolter en son absence, laisse à Antipater, qu'il charge de contrôler son empire européen, 12 000 fantassins (principalement macédoniens) et 1500 cavaliers. L'armée qu'il conduit en Asie comprend, selon Diodore [XVII, 3, 4], un peu plus de 30 000 fantassins (dont 12 000 Macédoniens, 7000 alliés grecs de la ligue de Corinthe et 5000 mercenaires) et 4500 cavaliers. Le trésor macédonien étant presque vide, Alexandre ne peut espérer entretenir ces troupes qu'aux dépens du pays conquis.
Les cités grecques de la région hellespontique, qui estiment l'avenir incertain, ne manifestent aucun enthousiasme en faveur d'Alexandre. Si Memnon de Rhodes était parvenu à imposer la stratégie de la terre brûlée qu'il proposait, Alexandre se serait retrouvé dans une situation très délicate, car il pouvait difficilement faire venir son ravitaillement d'Europe alors que les Perses disposaient de la supériorité sur mer. Les satrapes d'Anatolie, cependant, répugnent à l'idée de laisser dévaster les territoires sous leur contrôle avec leurs grands domaines et leurs "paradis". Leur point de vue prévaut, si bien qu'une armée hâtivement rassemblée, composée de mercenaires grecs, de cavaliers perses d'Anatolie et de contingents levés localement, affronte Alexandre près du fleuve Granique ; la cavalerie perse est bousculée, de nombreux fantassins sont massacrés ou faits prisonniers. Cette première grande victoire (mai-juin 334) permet à Alexandre de s'emparer des deux capitales satrapiques de Daskyleion et de Sardes (et de leurs richesses) et de "libérer" les cités grecques de la côté anatolienne. Les oligarchies appuyées par les Perses sont renversées au profit de régimes démocratiques ou prétendus tels ; les cités grecques sont dispensées du versement du tribut (auquel restent soumis les autres territoires conquis), mais les Macédoniens leur demandent habituellement une "contribution" à la guerre [...]
Sur mer, cependant, la flotte de Memnon garde une nette supériorité. La flotte d'Alexandre est composée principalement de vaisseaux fournis par les alliés de la ligue de Corinthe: le roi de Macédoine, qui n'est pas sûr de la loyauté des équipages grecs, préfère licencier sa flotte à Milet, dès l'été 334, plutôt que de prendre le risque d'une défaite navale qui ruinerait son prestige en Asie et en Grèce. Ce faisant, il prend le risque d'être coupé de ses bases européennes ; son armée ne peut attendre son salut que de nouvelles victoires sur terre.
Après avoir été longtemps retardé par le siège d'Halicarnasse, Alexandre poursuit méthodiquement la conquête des côtes de Carie, de Lycie et de Pamphylie, puis s'enfonce au cœur de l'Anatolie et passe ses quartiers d'hiver à Gordion, l'ancienne capitale du roi Midas de Phrygie. Selon une antique tradition, celui qui parviendrait à dénouer le nœud gorgien (qui liait à son joug le char de Gordios, père de Midas) serait le maître de l'Asie ; Alexandre tire son épée et tranche le nœud [Arrien II, 6].
Tandis qu Memnon poursuit sa contre-offensive en mer Égée (reprenant en particulier Chios et Lesbos) et qu'après sa mort au printemps 333 son neveu Phanabaze continue son action, Alexandre se dirige à nouveau vers la Méditerranée et conduit son armée en Cilicie. Sa stratégie semble fixée (même s'il se garde évidemment de proclamer ses intentions): s'emparer des ports de la Méditerranée orientale, afin de couper la flotte perse de ses bases, en d'autres termes conquérir la mer par voie de terre. Alexandre se voit cependant retardé par une longue fièvre, due, selon la tradition, à un bain dans l'eau glacée du Cydnos ; le roi et son armée sont retenus à Tarse une grande partie de l'été 333.
Dès l'hiver 334-333, il est clair pour la cour achéménide que l'invasion d'Alexandre est beaucoup plus grave que les incursions d'Agésilas ou de Parménion en Anatolie occidentale. Tout le monde admet qu'il est indispensable d'envoyer une armée contre le Macédonien, afin de bloquer son avance. Le condottiere grec Charimède propose au Roi de prendre la tête d'une armée de 100 000 hommes, dont un tiers de mercenaires grecs ; Darius, en restant à Suse, éviterait de risquer son royaume sur un coup de dès. Darius est d'abord convaincu mais, comme certains de ses conseillers émettent des doutes sur la loyauté de Charidème, il préfère finalement prendre lui-même la tête des opérations [...] Darius rassemble une immense armée à Babylone pendant l'été 333 puis attend Alexandre en Syrie du Nord dans la vaste plaine de Sochi où il aurait pu tirer pleinement profit de sa supériorité numérique. Cependant, ayant appris que l'armée d'Alexandre s'est engagée dans les défilés côtiers qui conduisent de Cilicie en Syrie, il conçoit le projet audacieux de surprendre Alexandre sur ses arrières en empruntant, de Syrie en Cilicie, les défilés de l'Amanus. La situation est extrêmement grave pour Alexandre qui est coupé de la Cilicie et de toutes les bases qu'il contrôle en Anatolie. Toute retraite étant impossible, l'armée macédonienne risque l'anéantissement total en cas de défaite. [...]
Alexandre fait rebrousser chemin à son armée pour affronter Darius. La bataille a lieu non loin d'Issos, sur les bords du fleuve Pinaros, en novembre 333. Le terrain accidenté ne permet pas à la cavalerie perse placée aux ailes de réaliser la manœuvre d'encerclement prévue ; Alexandre bouscule et disperse la partie de l'infanterie asiatique située à droite de la garde royale, qu'il attaque ensuite de flanc. Directement menacé, Darius prend la fuite, non par lâcheté, mais pour éviter que tout le royaume ne devienne la propriété d'Alexandre en même temps que la personne du roi. Alexandre s'empare du camp de Darius, et notamment des femmes de la famille du Grand Roi (sa mère, son épouse Stateira et ses filles) qu'il traite avec beaucoup d'égards.
Vainqueur, Alexandre peut rétablir ses communications avec les places qu'il contrôle en Anatolie, et peut entreprendre la conquête des côtes de la Phénicie et de la Palestine. Si la plupart des cités et des peuples se rallient immédiatement à lui, Tyr et Gaza lui résistent avec acharnement: il n'en vient à bout, après de longs mois, que grâce à ses machines de siège. Maître des ports de Phénicie, de leurs arsenaux et de leurs navires, Alexandre peut constituer une puissante flotte phénico-macédonienne: en 332, l'amiral macédonien Amphotéros n'a pas de mal à triompher de ce qui reste de la flotte perse en mer Egée, et à reprendre le contrôle de Chios et des cités de Lesbos. Désormais, Alexandre bénéficie aussi de la supériorité sur mer. La même année, Antigone le Borgne, satrape macédonien installé par Alexandre en Grande-Phrygie, parvient à bloquer une contre-offensive perse en Anatolie centrale. La conquête macédonienne des parties méditerranéennes de l'empire achéménide est désormais solide." (p.147-151)
"En 332, le satrape perse d'Égypte, Mazacès, qui craint une révolte de la population et qui n'a pas assez de troupes pour s'opposer à l'armée macédonienne, se rend à Alexandre sans combat ; le conquérant est accueilli en libérateur par les Égyptiens. Il célèbre des sacrifices en l'honneur d'Apis et des autres dieux de l'Égypte, et s'attire ainsi la bienveillance de l'influent clergé égyptien ; il est vraisemblable qu'il se fait aussi couronner pharaon à Memphis. Devinant -avant Ptolémée- qu'un satrape macédonien d'Égypte serait tenté de faire sécession, Alexandre divise soigneusement le pouvoir dans la vallée du Nil: laissant l'autorité administrative à des indigènes étroitement contrôlés, il place à la tête des garnisons gréco-macédoniennes des phrourarques dépendent directement de lui, et confie les finances à un Grec de Naucratis, Cléomène.
Les deux épisodes les plus célèbres du bref séjour d'Alexandre en Égypte pendant l'hiver 332-331 sont la fondation d'Alexandrie, dont le grand port devait servir de lien entre la vallée du Nil et une Méditerranée orientale devenue macédonienne, et la consultation de l'oracle d'Ammon dans l'oasis de Siwa." (p.151)
"Au printemps 331, Alexandre quitte l'Égypte, traversa la Palestine, la Phénicie et la Syrie et se dirige vers l'Euphrate pour affronter à nouveau Darius, qui a concentré une grande armée à Babylone. [...]
Alexandre fait camper son armée dans les collines de la rive gauche du haut Tigre, où le climat est plus doux et le ravitaillement plus facile. C'est Darius qui doit déplacer ses troupes et les installer à Gaugamèles, à l'extrémité septentrionale de la grande plaine assyrienne. [...] La bataille se termine par une écrasante victoire macédonienne." (p.153)
"Babylone ouvre ses portes à Alexandre et l'accueille comme un libérateur ; comme en Égypte, Alexandre prend soin d'honorer les dieux du pays et de se concilier le clergé. Il nomme comme satrape de Babylonie le Perse Mazaios, qui s'est rallié à lui après avoir combattu avec Darius à Gaugamèles: cette promotion est de nature à susciter d'autres ralliements au sein de l'aristocratie perse. L'armée fait un séjour très agréable à Babylone: selon Quinte-Curce [...] les Babyloniennes n'étaient pas farouches, et beaucoup de banquets se terminaient en orgies. Suse n'offre pas non plus de résistance, et les 50 000 talents du trésor royal de cette capitale achéménide tombent entre les mains d'Alexandre: c'est la fin de ses difficultés financières.
En revanche, la marche vers Persépolis est difficile: Alexandre se heurte à l'opposition du peuple montagnard des Uxiens, puis du satrape Ariobarzanès. Il triomphe de ces obstacles, mais après avoir subi d'assez lourdes pertes. Jusqu'alors, Alexandre n'avait guère rencontré de résistance des populations ; quelques peuples l'avaient accueilli avec enthousiasme, la plupart avaient accepté avec indifférence le passage de la domination perse à la domination macédonienne. En pénétrant sur le plateau iranien, il comprend qu'il arrive vraiment en pays ennemis. Ne pouvant espérer alors se rallier les habitants du pays, il décide de les frapper de terreur et livre la ville de Persépolis au pillage de ses troupes.
Après s'être emparé de la citadelle royale et de ses trésors, Alexandre passe l'hiver à Persépolis. Il sait que Darius s'est réfugié dans la capitale de la Médie, Ecbatane, mais s'abstient pendant plusieurs mois de le poursuivre. La neige qui recouvre les montagnes du Zagros n'est certes pas favorable aux opérations militaires, mais une autre raison explique probablement le long séjour du roi de Macédoine à Persépolis: il ne tient pas à s'éloigner plus encore de la Méditerranée, alors que Sparte s'est lancée dans une guerre contre la Macédoine et menace l'hégémonie macédonienne en Grèce. [...]
Tant qu'Alexandre ignore l'issue de la guerre, il multiplie les gestes à l'égard des Grecs, et sa propagande insiste sur le fait qu'il mène en Asie une guerre panhellénique. [...]
Au début de 330, Alexandre veut apparaître comme le destructeur des Achéménides. L'assassinat de Darius quelques mois plus tard va permettre au Macédonien de changer totalement de propagande, et de se présenter comme le successeur des Achéménides. [...]
Tandis que Bessos, satrape de Bactriane et de Sogdiane, prend le titre de Grand Roi, Alexandre célèbre les funérailles royales de Darius et proclame qu'il continue la guerre pour le venger. Ceux des dignitaires perses dont les intérêts se situent dans les satrapies conquises par Alexandre ont maintenant une raison honorable pour se rallier au conquérant." (p.153-156)
"En haute Asie [...] l'armée d'Alexandre est harcelée par des bandes armées difficiles à poursuivre, qui se reconstituent sans cesse. Beaucoup de ralliements apparents sont suivis de rébellions. Alexandre se voit livrer Bessos et lui fait infliger le supplice des régicides (dont la description varie selon les auteurs), mais la guérilla continue: la division même des adversaires rend leur soumission plus malaisée.
Pendant près de quatre ans, Alexandre mène avec détermination une politique de pacification impitoyable, marquée par de nombreux massacres, qui finit par frapper de terreur les populations. Pour tenir le pays, Alexandre fonde dans les hautes satrapies un certain nombre de colonies qui portent son nom [...] Il est probable que des paysans locaux plus ou moins asservis doivent travailler la terre pour ces nouveaux colons. Face aux nomades, ces colonies remplacent dans une certaine mesure les forteresses perses qu'Alexandre a démantelées.
Alexandre s'efforce aussi de gagner à sa cause les aristocrates des satrapies orientales, qui lui étaient d'abord extrêmement hostiles. Par une série de générosités calculées, il parvient à persuader beaucoup d'entre eux qu'il n'est pas venu les priver de leurs possessions, mais qu'il souhaite les associer à la direction de son empire. En 327, le mariage d'Alexandre avec la belle Roxane, la fille du seigneur sogdien Oxyartès, dont la forteresse lui a longtemps résisté, constitue la manifestation la plus éclatante de cette attitude: le "coup de foudre" d'Alexandre a une dimension politique.
Les Macédoniens subissent de lourdes pertes dans les satrapies orientales ; ils sont las de combats incessants dont ils ne voient pas les résultats, et aspirent de plus en plus à rentrer en Macédoine chargés de butin. Les égards que manifeste Alexandre à l'égard des Iraniens, dont beaucoup de Macédoniens ne comprennent pas la nécessité politique, les irritent plus encore contre leur roi. Alexandre est bien informé de l'état d'esprit de ses troupes: il fait notamment ouvrir le courrier de ses soldats et place des courtisanes auprès des chefs dont il se méfie le plus pour qu'elles recueillent leurs confidences dans les moments d'abandon. Il peut ainsi prendre des dispositions pour éviter que l'opposition ne s'organise.
Avant même de pénétrer en haute Asie, Alexandre décide de se débarrasser de la famille de Parménion. Le vieux compagnon de Philippe a manifesté à plusieurs reprises sa répugnance à continuer, toujours plus loin, la conquête de l'Orient ; pendant l'été 330, Alexandre le soupçonne, à tort ou à raison, de s'attarder délibérément à Ecbatane au lieu de le rejoindre près des portes Caspiennes. Un jeune homme vient informer Philotas, fils de Parménion et chef de la cavalerie macédonienne, d'une prétendue conspiration contre Alexandre. Philotas ne prend pas la dénonciation au sérieux, et le dénonciateur dénonce Philotas pour n'avoir pas transmis sa dénonciation: il s'est tu, parce qu'il était complice. Après une parodie d'enquête judiciaire devant l'Assemblée de l'armée macédonienne, au cours de laquelle Alexandre reproche à l'accusé d'ignorer le dialecte macédonien [...] Philotas, sous la torture, "avoue" qu'il est coupable ainsi que son père. Tandis que les Macédoniens lapident Philotas (l'Assemblée joue le rôle de bourreau collectif), Alexandre envoie des sbires à Ecbatane pour assassiner Parménion avant qu'il n'apprenne l'exécution de son fils.
L'élimination de Parménion et de Philotas débarasse Alexandre d'un clan puissant, qui devait à Philippe sa position centrale dans l'expédition d'Asie. A partir de 330, tous les commandements militaires sont confiés à des amis d'Alexandre. [...]
A la fin d'un banquet bien arrosé, Cleitos, le frère de la nourrice d'Alexandre, qui vient d'être promu à un commandement important, ne supporte plus d'entendre le roi exalter sa propre personne en rabaissant les Macédoniens [...] et lance de violents reproches au souverain macédonien. Les autres convives parviennent à faire sortir Cleitos, mais celui-ci revient dans la salle de banquet pour narguer Alexandre, et le roi le transperce de son épée. Une fois dégrisé, Alexandre se montre profondément affligé du meurtre de son ami." (p.156-158)
"Les Macédoniens répugnaient de plus en plus à combattre loin de leur patrie tandis que beaucoup d'Iraniens se ralliaient au nouveau maître de l'Asie. Alexandre tira une conclusion logique de cette double évolution en recrutant, dès 328-327, 30 000 jeunes Iraniens qu'il fit armer et entraîner comme des hoplites macédoniens et auxquels il fit apprendre le grec." (p.159)
"La réputation d'Alexandre l'ayant précédé en Inde, un certain nombre d'Indiens, et notamment le roi Taxile, lui offrent leur alliance avant même qu'il ne pénètre dans la vallée de l'Indus. Alexandre, en revanche, doit affronter le roi le plus puissant de la région, Pôros, qui cherche à dominer tout le Pendjab. L'armée de ce souverain indien effrayait particulièrement les Macédoniens, parce qu'elle comprenait deux cents éléphants. Par d'habiles manoeuvres, Alexandre réussit à tromper son adversaire, à traverser l'Hydaspe (affluent de l'Indus) et à prendre par surprise l'armée de Pôros. Après un rude combat, Alexandre parvient à vaincre Pôros qui est gravement blessé. Adoptant les usages indiens, Alexandre traite le vaincu en roi et lui laisse son royaume ; il lui promet même son aide pour lutter contre des voisins installés plus à l'est, les Nanda de la vallée du Gange." (p.160)
"Les Macédoniens, arrivés au bord de l'Hyphase, l'affluent le plus oriental de l'Indus, refusent de poursuivre l'expédition vers l'est [...] Alexandre est obligé de céder, mais trouve un subterfuge qui lui permet de sauver la face: il offre un sacrifice pour la traversée de l'Hyphase, les présages ne sont pas favorables, et il s'incline devant la volonté des dieux. Il dresse douze autels aux dieux de l'Olympe pour marquer le point extrême de son expédition, puis infléchit vers le sud la marche de son armée." (p.160-161)
"A la fin de 325, Alexandre, qui a fait sa jonction avec Cratère, prend ses quartiers d'hiver en Carmanie, au sud-est de la Perside. Il reprend ainsi contact avec les capitales perses, avec la Mésopotamie et avec le monde méditerranéen.
Ce retour d'Alexandre ne fait pas la joie de tous. Pendant qu'il combattait dans les satrapies orientales, puis en Inde, beaucoup de satrapes et de dignitaires (perses ou macédoniens) ont profité de son éloignement pour usurper certaines prérogatives royales et pour opprimer les populations. Selon son habitude, Alexandre frappe vite et fort. La première qu'il reçoit une délégation venue se plaindre d'exactions, il fait mettre à mort les coupables -deux des chefs macédoniens de l'armée de Médie, Cléandre et Sitaclès. [...] Pour éviter une révolte concertée des satrapes, Alexandre ordonne immédiatement la dissolution des contingents militaires sous leurs ordres.
Le résultat de cette mesure, c'est que de très nombreux mercenaires se trouvent démobilisés et prêts à toutes les aventures. La plupart d'entre eux sont grecs ; ils rentrent en Grèce (en partie grâce à l'aide de l'Athénien Léosthène) et s'installent en grand nombre au cap Ténare (sur le territoire de Sparte, à l'extrémité méridionale du Péloponnèse).
Le retour imminent d'Alexandre effraie aussi Harpale, le trésorier du roi, dont l'étalage de luxe atteste les dissipations. Harpale quitte, semble-t-il, Babylone à la fin de l'automne 325 (avec 5000 talents) pour s'installer quelques mois à Tarse, en Cicilie. En bon intendant infidèle, Harpale s'est ménagé une position de repli par des générosités à l'égard des Athéniens, notamment par l'envoi de grandes quantités de blé: pour prix de ses bienfaits, il a reçu la citoyenneté athénienne. L'arrivée prévisible d'Harpale en Grèce peut fournir les moyens financiers d'une révolte éventuelle. [...]
Alexandre a su calmer le mécontentement des populations soumises aux exactions des satrapes, il a su opérer une "grand purge" parmi les satrapes sans provoquer de soulèvement militaire, mais ces mesures, qui ont prévenu une grave crise en Asie, ont aussi créé des conditions très favorables à une révolte antimacédonienne en Grèce. Pour limiter les troubles, ou du moins pour les transférer à l'intérieur des cités, Alexandre ordonne aux cités grecques de réintégrer tous les bannis et de leur restituer leurs terres. Cet édit est solennellement publié à Suse en février ou mars 324, et Alexandre charge un haut dignitaire de sa cour, Nicanor, de proclamer l'ordre royal à Olympie à l'occasion des jeux Olympiques (qui ont lieu du 31 juillet au 4 août 324). Le but de la mesure est double: à court terme, le roi veut disperser les mercenaires dangereusement rassemblés au Ténare en encourageant chacun d'eux à rentrer dans sa cité. A long terme, il veut obtenir que les exilés rentrés chez eux constituent une faction entièrement dévouée à son pouvoir. L'ordre relatif au retour des bannis est particulièrement dur pour Athènes, puisque des clérouquies athéniennes occupent l'île de Samos: si les Samiens expulsés rentrent dans leur île, les Athéniens perdent Samos.
Il est évident que le rescrit de Suse est une violation des règles de la ligue de Corinthe et du principe même de l'autonomie des cités. Au même moment probablement et par l'intermédiaire du même Nicanor, Alexandre demande à toutes les cités d'instaurer un culte en son honneur." (p.161-163)
"Tandis que les mesures prises par Alexandre à l'égard des cités suscitent une grande émotion et encouragent certains Grecs -les Étoliens, les Athéniens Léosthène et Hypéride- à préparer une révolte qui éclatera après la mort du roi, lors de la guerre Lamiaque, celui-ci prend en Orient des décisions tout aussi spectaculaires. Au printemps 324, à Suse, Alexandre épouse deux princesses achéménides (une fille d'Artaxerxès III Ochos et une fille de Darius III): il reprend à son compte des traditions polygames communes aux Argéades et aux souverains perses. Ce qui est plus remarquable, c'est qu'Alexandre célèbre en même temps le mariage de quatre-vingts hauts dignitaires de son armée avec des jeunes filles de l'aristocratie perse. [...] La plupart des compagnons d'Alexandre cèdent à regret à l'insistance du roi: à l'exception notable de Séleucos, la plupart d'entre eux répudieront leurs épouses iraniennes après la mort d'Alexandre.
Les 10 000 soldats macédoniens qui ont pris des compagnes asiatiques voient officiellement reconnus leurs "mariages" et reçoivent un cadeau de noces. S'ils veulent rentrer en Macédoine, cependant, ils doivent laisser en Asie leurs épouses et leurs enfants: Alexandre s'engage à assurer leur entretien. Il est clair que le roi songe à intégrer dans son armée les fils de ces unions mixtes.
Les 30 000 "épigones", jeunes Iraniens recrutés et entraînés avant l'expédition en Inde, sont présentés à Alexandre et défilent fièrement devant lui. Un nombre croissant de Perses et de Mèdes est intégré dans la cavalerie et dans l'infanterie." (p.164-165)
"A la fin du printemps 324, Alexandre charge l'un de ses compagnons les plus proches, Cratère, de ramener les vétérans en Macédoine. Cratère doit remplacer Antipater comme stratège d'Europe, et Antipater reçoit l'ordre de venir en Asie avec de jeunes recrues. Le vieux compagnon de Philippe, qui connaît le sort de Parménion, paraît décidé à rester en Macédoine. A la limite, la situation pourrait conduire à une guerre civile entre le roi macédonien de Babylone et le stratège macédonien de Pella. [...]
Même si Alexandre renonce à renverser tout de suite Antipater par la force, il est évident qu'il va s'attacher à le discréditer et à l'isoler afin de l'abattre ensuite plus facilement. Une partie de bras de fer est d'ores et déjà engagée entre les deux Macédoniens, dont l'un des enjeux les plus immédiats est le contrôle de la Grèce. L'un des effets, sinon l'un des buts, du rescrit relatif au retour des bannis est d'affaiblir Antipater en obligeant ses amis dans les cités à partager le pouvoir avec leurs adversaires rentrés d'exil." (p.166)
"La mort interrompt le jeune souverain en pleine activité: préparatifs d'une expédition maritime en Arabie qui aurait dû commencer dès juin 323. [...] Le 13 juin 323, après quelques jours de fièvre, Alexandre à trente-deux ans et huit mois." (p.136)
"L'influence de la situation internationale [sur la guerre civile] est parfois indirecte ; une faction peut tenter un coup d’État en espérant bénéficier après coup d'un soutien extérieur ; le pari peut se révéler juste ou non." (p.252)
"Il convient de souligner que l'une des grandes préoccupations des théoriciens politiques -de Platon et d'Aristote notamment- est de prévenir la stasis." (p.254)
-Pierre Carlier, Le IVe siècle grec, jusqu'à la mort d'Alexandre, Nouvelle histoire de l'Antiquité, Éditions du Seuil, tome III, coll. Points, 1995, 353 pages.